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Reflets : Pourriez-vous, dans un premier temps, nous décrire ce qu’est l’Observatoire sur les profilages (OSP)?

Marie-Ève : L’Observatoire sur les profilages (OSP) est un espace de veille et de documentation de différentes formes de profilage, plus particulièrement les profilages social, racial et politique. L’OSP permet d’alimenter les débats et les réflexions sur ces enjeux sociaux en vue de soutenir une amélioration des pratiques et des politiques. Il cherche à produire des données nouvelles et des analyses afin de fournir des connaissances scientifiques, judiciaires et médiatiques récentes sur le phénomène des profilages. L’OSP est fondé sur un partenariat entre le milieu de la recherche, des groupes communautaires actifs dans la défense des droits et des acteurs institutionnels, et il est financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH). Pour le moment, il compte sur la participation et l’engagement de sept chercheures et chercheurs de différentes disciplines (droit, travail social, sociologie et sciences politiques) de trois universités distinctes, soit l’Université de Montréal, l’Université du Québec à Montréal et l’Université d’Ottawa. Nos partenaires institutionnels et actifs dans la défense des droits de la personne sont la Commission des droits de la personne et de la jeunesse du Québec, le Centre de recherche-action sur les relations raciales (CRARR), la Ligue des droits et libertés du Québec, le Barreau du Québec et le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM). L’OSP est principalement basé à Montréal et au Québec, mais a des projets et des partenaires dans d’autres régions du Canada.

L’OSP a plusieurs axes d’intervention. D’abord, il a développé une bibliographie en ligne sur les profilages, qui regroupe une sélection très intéressante et à jour de documents et d’articles provenant des milieux universitaire et communautaire, et ayant une portée internationale. Ensuite, l’OSP produit et collige des données et des connaissances sur les formes de profilage (au moyen de témoignages qu’il recueille ou dans le cadre de projets de recherche), tout en cherchant à valoriser les travaux réalisés par ses membres, qui créent de telles données. L’OSP organise aussi des événements tels que des forums et des conférences, et intervient sur différentes tribunes pour sensibiliser la population aux situations de profilage et les dénoncer.

Reflets : Qu’est-ce qui vous a décidé à mettre sur pied cet organisme?

Marie-Ève : L’OSP est le fruit de collaborations qui se sont établies au fil du temps entre les éventuels membres de l’OSP, qui ont travaillé ensemble dans différents contextes et en réaction à différentes situations de profilage et qui ont été réunis grâce au leadership de sa directrice, la professeure Céline Bellot. En ce qui me concerne, je me suis d’abord intéressée au profilage social, ou plutôt à la pénalisation des personnes en situation d’itinérance, dans le cadre de l’adoption de programmes de lutte aux incivilités, puisqu’à l’époque, le terme « profilage social » n’était pas encore « né » ou utilisé. Ma recherche doctorale a donc porté sur l’adoption d’une politique de lutte aux incivilités dans la ville de Montréal et ses conséquences sur les droits des personnes en situation d’itinérance, et sur les principaux discours utilisés par les services policiers et les actrices et acteurs du système pénal pour légitimer le recours à des mesures répressives dans la résolution des conflits liés à l’itinérance (par exemple, le discours selon lequel il existe un consensus dans la population sur la nécessité d’utiliser la force auprès des personnes itinérantes).

C’est dans ce contexte que j’ai rencontré Céline Bellot. Elle venait d’entreprendre sa première étude sur la judiciarisation de l’itinérance et l’émission de constats d’infraction aux personnes en situation d’itinérance à Montréal. Après la soutenance de ma thèse, nous avons décidé de travailler ensemble à la fois sur Montréal, mais également d’étendre notre étude à d’autres villes québécoises et canadiennes (Halifax, Québec, Gatineau, Ottawa, Toronto, Winnipeg et Vancouver). À Montréal, nous avons produit une série de recherches afin de documenter l’émission systématique de constats d’infraction, le recours à l’emprisonnement pour non-paiement d’amendes et le parcours judiciaire emprunté par les personnes en situation d’itinérance, ou plutôt leurs dossiers, puisque celles-ci n’étaient ni vues ni représentées devant les tribunaux. Ces études ont permis à d’autres, plus tard, de nommer et de constater l’existence du profilage social.

Ce projet sur la judiciarisation de l’itinérance a été pensé et mené grâce à une alliance avec le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM) dans le cadre de l’Opération Droits Devant, dont l’objectif était de défendre les droits des personnes itinérantes, notamment leur droit de cité. Cette alliance reposait donc sur une coalition entre la recherche et les milieux de pratique, qui nous a permis de faire des gains importants non seulement sur le plan juridique, mais également sur le plan politique, et qui a posé les premiers jalons de l’approche collaborative de l’OSP.

Dans le cadre de l’Opération Droits Devant, nous sommes aussi allées chercher des appuis d’autres acteurs institutionnels, dont le Barreau du Québec, ainsi que d’autres partenaires actifs dans la défense des droits, dont la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec (CDPDJ). En 2008, la CDPDJ a nommé pour la première fois la problématique du profilage social (en faisant référence à la notion de profilage racial, qui était reconnu depuis des années) lors de la Commission parlementaire sur l’itinérance de l’Assemblée nationale du Québec. Ce faisant, la CDPDJ s’appuyait sur les résultats de nos études qui démontraient l’existence de pratiques discriminatoires envers les personnes en situation d’itinérance, dans la façon dont les espaces publics étaient surveillés et dans la façon dont cellesci étaient traitées dans le système judiciaire. À partir de ce moment-là, le vocabulaire a changé. Cela a été confirmé en 2009 lorsque la CDPDJ a émis un avis juridique sur la question.

En 2010, donnant suite à cet avis, une avocate engagée de Montréal, Natasha Binsse-Masse, qui est malheureusement décédée aujourd’hui, mais qui anime toujours nos travaux, a eu l’idée d’organiser un premier forum communautaire qui permettrait de faire le pont entre différents types de profilage et réunirait les milieux de pratique et universitaire. Cet événement a été le premier à rassembler des partenaires et des chercheures et chercheurs en matière de profilage social, racial et politique. Il faut cependant noter que le profilage politique n’est pas encore reconnu officiellement. Tout le monde en parle au sein de l’OSP. Deux de nos membres, Pascale Dufour et Francis Dupuis-Déri, écrivent sur ce phénomène, mais celui-ci n’a pas encore été reconnu en droit, par exemple, ou par des organismes comme la CDPDJ.

À partir de 2010, plusieurs chercheures et chercheurs qui sont aujourd’hui membres de l’OSP ont commencé à mener, séparément ou ensemble, des travaux qui faisaient le pont entre les différents types de profilage. Par exemple, en 2011, j’ai obtenu un financement du CRSH pour réaliser une étude sur les conditions de mise en liberté et de probation à caractère géographique qui sont imposées à différents groupes de personnes, dont les personnes en situation d’itinérance, les travailleurs et travailleuses du sexe et les usagères et usagers de drogue, mais aussi les manifestantes et manifestants, qui utilisent les espaces publics à des fins différentes, mais qui sont tous victimes de répression et de pratiques discriminatoires. Ce projet faisait donc le pont entre le profilage social et le profilage politique. D’autres membres ont également effectué ces ponts-là dans leurs travaux.

Finalement, en 2013, on avait tous les ingrédients : les profilages, les chercheures et chercheurs, les actrices et acteurs institutionnels et les groupes de défense des droits! Céline Bellot a obtenu un financement de trois ans pour réunir toutes ces personnes au sein de l’OSP, ce qui nous a permis de mettre en commun nos différents travaux, de faire des liens directs entre les différents profilages et de discuter des présupposés derrière le profilage en général comme phénomène social et juridique.

L’OSP réfléchit aujourd’hui à des questions. Sur quels fondements repose cette pratique? Qu’est-ce qu’elle traduit? Quelles sont les mesures policières et judiciaires qui rendent le profilage possible? Qu’est-ce que le profilage — et l’ampleur que prend ce phénomène — révèle sur notre société, sur notre utilisation des espaces publics, etc.? L’idée était et est toujours d’avoir une réflexion plus globale sur les causes, les présupposés et les dynamiques de profilage dans les espaces publics. Nos travaux actuels reposent sur ces questions.

L’OSP existe depuis trois ans. Chaque année, nous avons tenu plusieurs événements, tels que des forums communautaires et des conférences scientifiques. Les membres de l’OSP mènent leurs propres travaux de recherche, mais l’OSP en tant que collectif a aussi ses propres projets. Je pense par exemple à la Commission populaire sur le profilage politique, financée en partie par l’OSP, dans laquelle plusieurs membres de l’OSP ont été impliqués et qui devrait faire l’objet d’un livre sous peu. En matière de profilage social, le RAPSIM a continué d’effectuer de la collecte de données, et nous avons soutenu les travaux du Programme de contestation des contraventions (PCC), dirigé par la professeure Suzanne Bouclin à l’Université d’Ottawa.

Lors de la première demande de financement, nous avions identifié les trois types de profilage, mais rapidement nous avons convenu que nous ne devions pas en restreindre le sens, d’où l’utilisation du nom générique « Observatoire sur les profilages ». Nous souhaitons maintenant inclure les formes de profilage basées sur le genre, le sexe, la citoyenneté et leurs croisements possibles.

Reflets : Donc, si nous comprenons bien, l’OSP est un espace de rencontre et de concertation pour discuter des enjeux liés aux profilages. Est-ce que le milieu commence de manière plus systématique à vous contacter pour votre apport?

Marie-Ève : Oui. Par exemple, en 2013, j’ai donné plusieurs formations à Gatineau à la demande de groupes communautaires actifs dans la défense des droits des personnes en situation d’itinérance afin de les informer de nos travaux et de les appuyer dans leurs démarches et réflexions. Céline Bellot et moi avons été récemment contactées par un organisme qui travaille avec les personnes autochtones en situation d’itinérance et qui cherche à documenter l’état des relations entre les policiers et les personnes en situation d’itinérance dans une petite ville du Québec. Ce projet nous permet d’explorer les liens possibles entre le profilage social et le profilage racial, en plus de soutenir le milieu communautaire dans cette région. D’autres groupes nous interpellent ponctuellement afin de soutenir leur travail scientifique ou politique. Cette année, l’OSP a financé en partie les travaux de recherche d’un groupe de jeunes de Montréal-Nord, qui s’étaient mobilisés afin de documenter l’expérience du profilage racial chez les jeunes dans cette ville. Il est clair que ce qui nous anime, outre le fait de contribuer à une veille documentaire et de réunir des gens intéressés par la question des profilages, c’est la défense des droits. Tous les partenaires adhèrent à cette vision, à cette conception de la recherche, étroitement liée à la pratique et à l’intervention engagées dans la défense des droits. Cette philosophie n’est pas nécessairement partagée par tous dans nos milieux respectifs, par exemple le milieu universitaire, mais nous la partageons et c’est ce qui nous unit et donne une cohésion au groupe.

Reflets : Vous cherchez donc à avoir une approche ascendante ou bottom-up, issue des besoins énoncés directement par les actrices et acteurs du terrain et la population?

Marie-Ève : Oui, tout à fait. Nous sommes alimentés par les questions qui sont importantes pour le milieu, que ce soit des réseaux comme le Réseau solidarité itinérance du Québec ou le RAPSIM, ou différents groupes ou partenaires locaux. Il y a aussi des croisements entre nos différents projets. Par exemple, cet automne, je suis allée à Québec présenter des données lors d’un forum sur le profilage, organisé par la Ligue des droits et libertés et intitulé « Cinq ans après », soit cinq ans après la collecte des premières données sur le profilage social à Québec. Que s’est-il passé depuis? Des présentations sur les enjeux locaux ont été faites par plusieurs personnes, dont certaines de nos anciennes étudiantes, formées par l’OSP. Le travail de formation des étudiantes et étudiants est au coeur de notre mission. L’OSP compte sur un groupe d’étudiantes et d’étudiants très actifs qui alimentent énormément les travaux des chercheures et chercheurs, mais qui développent également les leurs au sein de l’OSP. Ces étudiantes et étudiants assistent aux réunions des membres de l’OSP, participent à l’élaboration des orientations, écrivent des articles pour notre bulletin semestriel et alimentent la plateforme Web. C’est ainsi qu’à Québec en novembre dernier, Dominique Bernier, qui complète présentement un doctorat sous ma supervision et qui est professeure à l’UQAM, a présenté ses travaux sur le traitement des usagères et usagers de drogue et d’alcool au sein du système de justice pénale. Ainsi, l’OSP « fait des petits », prend des chemins différents (ici, l’arène judiciaire et la santé), tout en conservant ce fil important qu’est la défense des droits et en mettant l’accent sur les conflits sociaux notamment dans les espaces publics.

Reflets : Pour l’avenir, quels sont vos objectifs? Souhaitez-vous vous ouvrir à plus de sujets?

Marie-Ève : Oui. Plus de sujets, certainement. Par exemple, nous avons organisé un colloque en février dernier en élargissant les thèmes pour inclure notamment l’immigration, le genre et la santé mentale. Il y a aussi un élargissement géographique : hors de Montréal et d’Ottawa, hors du Canada même, puisque deux conférenciers sont venus décrire le contexte actuel aux États-Unis. Il y a également élargissement des lieux et des actrices et acteurs du profilage. Nous avons beaucoup documenté le profilage dans les pratiques policières ou encore dans des textes législatifs par exemple. Mais, nous pensons moins au système judiciaire. J’ai tenté de développer cet aspect de savoir comment le système judiciaire contribue à certaines pratiques discriminatoires. Les travaux de Dominique Bernier sur les programmes de traitement de toxicomanie sont abordés également sous cet angle. Évidemment, le profilage n’est pas simplement le fait du policier ou du judiciaire; il pourrait provenir des services de la protection de la jeunesse, des écoles, etc. Donc, nous avons encore beaucoup de travail à accomplir.

Pour la suite, nous déposerons une demande de financement au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) afin de nous lancer dans un plus grand partenariat avec des organisations de plusieurs secteurs et de l’extérieur du Québec. Nous avons déjà établi des liens avec la francophonie, notamment la France et la Belgique. Nous avons aussi des partenaires anglophones. Nous souhaitons rester flexibles et à l’écoute des besoins du milieu. Par exemple, lorsque nous avons commencé à étudier la judiciarisation de l’itinérance, le problème social n’était pas construit autour du profilage. Aujourd’hui, il l’est, mais encore une fois, le problème pourrait éventuellement être construit différemment, selon le contexte.

Reflets : Quelle a été la réaction, par exemple, de la police et des institutions politiques à la création de l’OSP?

Marie-Ève : Je me souviens que la première fois que nous avons parlé de l’OSP, c’était lors d’une conférence de presse avec le RAPSIM, où celui-ci présentait le bilan d’un sondage effectué auprès de ses membres pour connaître l’évolution des relations entre les forces policières et les personnes en situation d’itinérance. Nous avions donc fait une conférence de presse avec le bâtonnier du Québec et le président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse pour discuter des résultats, et nous en avions profité pour parler de la création de l’OSP. Cette annonce avait fait l’objet d’un article dans Le Devoir. Le journaliste, Brian Myles, était allé voir la police et d’autres parties intéressées pour connaître leur réaction. Officiellement, ils disaient tous bien accueillir l’initiative. Je ne crois pas que la création de l’OSP les ait inquiétés outre mesure, même si certains de nos travaux ont parfois pu les déranger dans le passé. On a créé l’OSP pour nous, avant tout. Ça nous a permis en tant que milieu d’avoir un lieu d’échange et de mobilisation, c’était plutôt cela notre objectif. Nous voulions avoir une plateforme visible et reconnue, susceptible d’accueillir d’autres personnes intéressées par le sujet éventuellement et de poursuivre nos projets avec le milieu. Il y a vraiment des projets intéressants qui sont en cours. Nous voulions commencer petit, mais nous sommes maintenant prêts à nous ouvrir vers de plus grands horizons.