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Introduction
Le décès d’une personne chère, la perte de biens matériels et une perte intangible comme la perte d’autonomie peuvent tous susciter des manifestations du deuil. Le deuil, une réponse normale à la suite d’une perte, se manifeste sous forme de « perturbations du fonctionnement cognitif, émotionnel, physique, social […] et spirituel (crise de sens) » (p. 3). Il est attendu qu’un deuil normal soit culturellement adapté et ne dure que quelques mois après la perte. Toutefois, dans leur livre Quand le deuil se complique : Variétés des manifestations et modes de gestion des complications du deuil, Jacques Cherblanc et Danielle Maltais regroupent différentes études portant sur les diverses circonstances dans lesquelles le deuil devient compliqué et prolongé. Les objectifs de l’ouvrage sont de favoriser une prise de conscience des différentes manifestations et conséquences du deuil compliqué et prolongé pour mieux comprendre la souffrance des personnes qui les vivent, ainsi que sensibiliser différents professionnels afin qu’ils soient en mesure de développer des interventions adaptées aux besoins des gens endeuillés.
L’introduction du livre sert à préciser et comparer les différentes formes du deuil, soit le deuil normal, le deuil traumatique, le deuil compliqué, le trouble du deuil prolongé (diagnostic inclus dans la 11e Classification internationale des maladies), et le trouble du deuil complexe et persistant (diagnostic inclus dans la 5e édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux).
L’ouvrage collectif est ensuite divisé en trois parties et neuf chapitres. Ce résumé vise à faire un survol des chapitres de cet ouvrage en soulignant les différentes complications du deuil qui peuvent surgir à la suite d’évènements tragiques sur le plan individuel ou collectif. Pour conclure, une réflexion critique des limites du livre et ses apports pour le champ de l’intervention sociale seront présentés.
Partie 1 – les complications du deuil en contexte de catastrophe
Chapitre 1 – Les complications du deuil chez les victimes de catastrophes : facteurs de risque et de protection
Dans ce premier chapitre, Maltais, Cherblanc, M. Fortin et Pouliot présentent les résultats d’une recension des écrits identifiant différents facteurs de risque quant au développement de complications liées au deuil chez les personnes ayant été exposées à une catastrophe, par exemple, un tremblement de terre, une inondation ou un attentat.
Une analyse des 39 articles recensés a fait émerger quatre catégories de facteurs contribuant au risque de développer un deuil compliqué à la suite d’une catastrophe : les facteurs d’ordre sociodémographique (ex. être une femme, avoir 60 ans et plus), les facteurs associés à la santé mentale (ex. antécédents de trouble d’humeur, problème de sommeil), les facteurs associés aux liens avec la personne décédée (ex. lien affectif étroit avec le défunt), et les facteurs associés au contexte de la perte (ex. mort violente et inattendue). De même, les auteur(e)s ont pu identifier trois catégories de facteurs de protection contre les complications du deuil : les facteurs d’ordre personnel (ex. donner un sens à la perte), les facteurs d’ordre social (ex. avoir accès à du soutien en santé mentale), et les facteurs d’ordre contextuel (ex. visiter l’endroit où la catastrophe a eu lieu). À la lumière de ces ensembles de facteurs de risque et de protection, il est possible de faire un triage après une catastrophe pour assurer que les individus les plus vulnérables au deuil compliqué reçoivent du soutien en premier.
Chapitre 2 – État de santé physique et psychologique d’adultes présentant un deuil compliqué trois ans après leur exposition à un déraillement de train
Les chapitres 2, 3 et 4 sont issus des résultats provenant de deux études mixtes. Ces études ont été réalisées trois ans après l’accident ferroviaire à Lac-Mégantic ayant eu lieu le 6 juillet 2013.
Au deuxième chapitre, Maltais, Cherblanc, Pouliot, G. Fortin, M. Fortin, Généreux, Roy et Bergeron-Leclerc examinent l’état de santé physique et psychologique de 268 adultes ayant déclaré avoir perdu un proche durant l’accident ferroviaire à Lac-Mégantic. Plus particulièrement, les participantes et participants de l’étude ont été catégorisés selon la présence ou l’absence d’un deuil compliqué à l’aide de l’Inventory of Complicated Grief (ICG). Parmi les 268 participantes et participants, 71 d’entre eux (26,5 %) vivent avec un deuil compliqué. Le groupe de participantes et participants vivant un deuil compliqué comportait surtout des gens ayant perdu un membre de famille immédiate ou élargie lors du déraillement.
Des différences significatives ont été observées quant à la santé physique et psychologique des participantes et participants avec un deuil compliqué et ceux sans deuil compliqué. Notamment, 59,2 % des participantes et participants avec un deuil compliqué ont rapporté une détérioration de leur santé physique comparativement à 21,9 % des participantes et participants sans deuil compliqué. De même, la manifestation de symptômes de stress post-traumatique, de détresse psychologique, et de trouble de l’humeur ou d’anxiété était plus accrue chez les personnes avec un deuil compliqué que chez les autres.
Chapitre 3 – Les caractéristiques des jeunes adultes présentant un deuil compliqué à la suite de la tragédie de Lac-Mégantic
Dans ce chapitre, Pouliot, Maltais, M. Fortin, G. Fortin, Cherblanc, Petit et Bergeron-Leclerc discutent des différences entre les jeunes adultes éprouvant un deuil compliqué ou non, trois ans après le déraillement à Lac-Mégantic. Pour ce faire, un échantillon de 44 jeunes adultes, âgés de 16 à 25 ans, ayant perdu un proche lors de l’accident ferroviaire, a été divisé selon la présence ou l'absence d'un deuil compliqué en fonction de leur score sur l’ICG. Quatorze (30,1 %) d’entre eux ont obtenu un score sur l’ICG indiquant la présence d’un deuil compliqué. Il existait peu de différence quant aux caractéristiques sociodémographiques des deux groupes, sauf qu’un plus grand nombre de jeunes adultes vivant un deuil compliqué habitaient à l’extérieur de Lac-Mégantic. En effet, les auteures et auteurs estiment qu’il y a possiblement un manque de soutien psychosocial pour les jeunes résidant hors de Lac-Mégantic.
Similairement aux résultats présentés au chapitre 2, les jeunes adultes avec un deuil compliqué ont éprouvé plus de symptômes de stress post-traumatique et de détresse psychologique comparativement aux participantes et participants sans deuil compliqué.
Les auteures et auteurs notent que malgré la variété de réactions de deuil à la suite d’une catastrophe naturelle ou technologique, l’exposition à ce genre d’évènement rend les gens plus enclins à développer un deuil compliqué.
Chapitre 4 – La perte de son domicile peut-elle engendrer un deuil complexe persistant? Réflexion critique à partir d’une étude de cas
Dans ce chapitre, Cherblanc, Maltais, Bergeron-Leclerc et Pouliot présentent une étude de cas dans laquelle Nicole, une sexagénaire vit un deuil compliqué après que son domicile a dû être détruit en raison d’une infiltration d’hydrocarbure provoquée par le déraillement à Lac-Mégantic. À cet égard, les auteur(e)s tentent de démontrer qu’une personne peut développer un trouble de deuil complexe et persistant (TDCP), même si le deuil est provoqué par une perte non humaine, comme la perte de son domicile.
Lors d’une entrevue semi-dirigée, trois ans après la catastrophe, Nicole a expliqué comment la destruction de sa maison a eu un impact important sur sa vie. Même si Nicole et son conjoint louaient cette maison au centre-ville de Lac-Mégantic, la perte de son domicile représentait aussi une perte de ses habitudes, de ses repères et de son réseau social.
L’analyse de ce cas démontre que la détresse que vit Nicole est similaire aux attributs du deuil complexe et persistant, notamment l’amertume, la difficulté à accepter la perte, ainsi que des ruptures sociales et identitaires significatives. Néanmoins, Nicole ne satisfait pas tous les critères de diagnostic du TDCP puisque son deuil n’est pas attribuable à la mort d’une personne.
Pour justifier la signifiance du deuil de Nicole, les auteures et auteurs se réfèrent au travail de Bachelard (1961) décrivant la maison comme une partie intime de notre être, une source importante de stabilité et de protection, ainsi qu’un lieu de rassemblement.
Chapitre 5 – Du séisme à la perte d’un proche durant l’enfance en Haïti : un cas de deuil post-traumatique
Toujours sous le thème de deuil vécu à la suite d’une catastrophe, Ngo Nkana et Bendahman, explorent le cas de Ben, un jeune haïtien de 13 ans qui a été gravement perturbé par le tremblement de terre ayant eu lieu dans son pays en 2010, cinq ans avant l’étude. La tante de Ben est décédée pendant cette catastrophe naturelle.
De prime abord, une distinction est faite entre les notions de deuil post-traumatique et de deuil traumatogène. Le deuil post-traumatique surgit lorsque la source du traumatisme est externe à l’individu endeuillé, alors que le deuil traumatogène se produit lorsque la source du traumatisme est d’origine interne. À cet égard, le deuil de Ben consiste en un deuil post-traumatique puisqu’il est causé par la mort tragique et inattendue de sa tante lors de l’effondrement de sa maison provoqué par le séisme, pendant lequel la vie de Ben était aussi menacée.
Pour mieux saisir la situation de Ben, la chercheuse et le chercheur lui ont demandé de dessiner des images de sa maison et sa famille avant, pendant et après le tremblement de terre, ainsi qu’une image de sa famille dans l’avenir. Il a également rempli un questionnaire sur le deuil. L’ensemble de ces données démontre que cinq ans après le séisme, Ben demeure malheureux, vit avec beaucoup d’angoisse et de terreurs nocturnes, et démontre un manque d’espoir pour l’avenir.
Pour amoindrir les complications du deuil post-traumatique chez l’enfant, les auteurs suggèrent que les adultes soient honnêtes avec l’enfant par rapport à la mort, et qu’ils s’assurent qu’un soutien psychoaffectif soit à sa disposition à court et long terme.
Partie 2 – le deuil chez les enfants et les enseignants
Chapitre 6 – Les complications du deuil chez l’enfant
Ce chapitre vise à démystifier la croyance erronée selon laquelle les enfants ne peuvent pas vivre un deuil de façon aussi intense que les adultes. Romano explique qu’un enfant peut comprendre que la mort est une forme de perte, même s’il n’a pas suffisamment de ressources psychiques pour saisir le sens de cette perte et les conséquences qui y sont liées. Il est important que l’enfant ait accès à un environnement protecteur et bienveillant pour qu’il puisse s’adapter à l’absence définitive du défunt, afin de réduire la possibilité de développer un deuil compliqué.
Romano décrit de façon détaillée quatre types de deuil qui peuvent se manifester chez l’enfant, soit un deuil différé, un deuil inhibé, un deuil chronique ou un deuil anticipé. Malgré ces différents types de deuil compliqué, l’auteure note qu’il faut une prise en charge de l’enfant endeuillé, ainsi que de ses proches pour prévenir les complications du deuil. Un enfant vivant un deuil après la mort d’un adulte significatif a besoin du soutien de son entourage afin de se sentir validé et en sécurité.
Chapitre 7 – Deuil compliqué ou deuil en pointillés? Trois cas d’enseignantes confrontées à la mort à l’école
Dans ce chapitre, Fawer Caputo présente trois cas d’enseignantes au primaire, dont les manifestations d’un deuil passé ont été réactivées face au décès d’un élève ou du parent d’un élève.
À partir d’une recension des écrits, Fawer Caputo constate que le deuil a généralement quatre phases : la phase de choc ou de sidération à l’annonce du décès, la phase du comportement de recherche, la phase de dépression, et la phase de réorganisation ou d’acceptation. Un deuil risque d’être compliqué si la personne n’arrive pas à traverser la phase dépressive. Les manifestations de ce deuil compliqué peuvent être chroniques, inhibées ou différées. Les trois cas présentés dans ce chapitre aident à illustrer ces phénomènes.
À la suite de la nouvelle dévastatrice de la mort d’un de ses élèves, Marie se souvient d’un évènement tragique de son adolescence, où elle n’avait pas reçu de soutien pour son deuil. Par conséquent, Marie tente de tout faire pour protéger ses élèves contre la souffrance psychologique qu’elle avait ressentie auparavant, mais ses efforts passent inaperçus et elle finit par s’épuiser. Evelyne, quant à elle, accueille dans sa classe une jeune qui vient de perdre sa mère. Elle remarque que l’élève semble être en déni et veut l’aider à s’ouvrir sur le deuil, craignant des conséquences similaires à celles qu’elle a vécu lorsqu’un deuil inhibé s’est manifesté sous forme de maladie dans sa propre vie. Émeline, une enseignante confrontée au décès d’une de ses élèves, a ressenti une détresse plus intense et prolongée que lorsque sa grand-mère est décédée quelques mois auparavant.
Fawer Caputo conclut qu’il faut parler de deuil en pointillé plutôt que de deuil compliqué dans ces trois cas. Le deuil en pointillé est un concept mis au point par Berthod (2014, 2018) pour désigner un deuil suivant un évènement tragique récent qui « fait émerger de nouvelles manifestations émotionnelles [chez une personne ayant été confrontée par une perte dans le passé], … sans qu’on puisse toujours distinguer ce qui appartenait aux [pertes] actuelles et aux [pertes] anciennes » (p. 170).
Partie 3 – deuil périnatal et deuil de l’enfant à naître
Chapitre 8 – Le deuil périnatal : un cas clinique
Dans ce chapitre, Sani et Bacqué se penchent sur le deuil périnatal, soit le « décès de l’enfant dès l’annonce de la grossesse jusqu’aux premiers mois de la vie » (p. 175). Les auteures soutiennent que la souffrance associée avec le deuil périnatal est similaire au deuil suivant la mort d’un conjoint ou d’un parent. Malheureusement, le manque de reconnaissance sociale du deuil périnatal fait en sorte que ces personnes endeuillées souffrent isolées.
Pour illustrer les complications associées au deuil périnatal, les auteures présentent le cas clinique de Cloé. Cette dame a dû donner naissance prématurément à son fils Léo. Malheureusement, Léo est décédé un mois suivant sa naissance. Cloé est gravement marquée par le décès de son fils. Pendant plus de six mois, elle présente des symptômes caractéristiques d’un deuil compliqué, comme la difficulté de donner un sens à la perte et l’évitement de toute situation qui lui rappelle le décès de Léo.
Sani et Bacqué proposent quelques stratégies dans le chapitre afin d’aider les personnes affectées par un deuil périnatal; elles soulignent entre autres l’importance de normaliser les manifestations du deuil et de rompre leur isolement.
Chapitre 9 – Infertilité et deuils répétés : le vécu de personnes infertiles face à leurs difficultés à concevoir
Le deuil associé à l’infertilité, tout comme le deuil périnatal, n’est pas bien compris socialement, ce qui entraîne un manque de soutien pour les personnes endeuillées en raison de leur difficulté à concevoir. Dans ce chapitre, Fortin et Pouliot présentent une mise en contexte de l’infertilité et des conséquences reliées, avant de partager des résultats d’une recherche qualitative dans laquelle cinq femmes et quatre hommes ont discuté des impacts de l’infertilité.
L’infertilité est comprise comme « l’absence de conception après avoir eu des relations sexuelles sans utiliser de moyen de contraception » (p. 196), pendant au moins un an si la femme a moins de 35 ans, ou au moins six mois si elle a plus de 35 ans. L’infertilité a de nombreuses répercussions physiques, psychologiques et financières chez les femmes et les hommes qui n’arrivent pas à procréer naturellement ; la dynamique de couple peut également être affectée.
Le processus de deuil associé à l’infertilité se caractérise par une série de deuils répétés en raison de diverses pertes tangibles et intangibles. Les participantes et participants de l’étude présentée dans ce chapitre expliquent d’ailleurs qu’ils ont dû faire le deuil de plusieurs projets de vie à cause de l’infertilité. Les participantes et participants rapportent avoir été déçus, frustrés et abasourdis de ne pas concevoir un enfant de façon naturelle. De plus, les neuf participantes et participants ont mentionné que leur premier traitement de fertilité était un échec, ce qui a provoqué une résurgence de colère et de frustration. En fait, des deuils successifs se manifestaient avec chaque traitement de fertilité échoué.
Ce qui rend le deuil des personnes infertiles particulièrement éprouvant est que les pertes associées ne sont pas nécessairement irrémédiables : avec chaque traitement de fertilité, elles retrouvent un brin d’espoir que leur projet de conception puisse se réaliser.
Réflexion critique et conclusion
Cet ouvrage permet aux lectrices et aux lecteurs de prendre conscience de la diversité et de la complexité du deuil et des complications qui lui sont associées. Compte tenu de la nature psychosociale de ces complications, les travailleuses et travailleurs sociaux possèdent des compétences pour offrir du soutien aux personnes endeuillées. Pourtant, le deuil est un sujet peu abordé dans la formation en travail social. Certes, ce livre peut servir de point de départ pertinent pour celles et ceux qui cherchent à approfondir leurs connaissances sur le deuil, ses manifestations, et les complications qui peuvent surgir lorsque le deuil demeure intense et persistant.
Bien que le livre aborde le deuil relié aux pertes dans différents contextes, tels que l’accident ferroviaire à Lac-Mégantic et l’infertilité, il serait intéressant d’explorer les complications du deuil dans d’autres situations peu reconnues. Par exemple, le deuil associé à une perte de fonctionnalité et d’autonomie en raison d’une maladie ou un handicap, ainsi que la perte d’une relation après un divorce, la mort d’un animal d’assistance, et le suicide de sa bien-aimée ou de son bien-aimé.
En somme, ce livre illustre bien que vivre un deuil après une perte est une expérience humaine universelle. Sachant que nous allons tous vivre un processus de deuil à un moment donné, la lecture de ce texte est un doux rappel que nous devrions tous être compatissant les uns envers les autres. De fait, peu importe la magnitude d’une perte ou l’âge de la personne endeuillée, tout le monde mérite du soutien pendant une épreuve difficile.