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Pour Élisabeth Kaine (1955-2022) et Luc Bouthillier (1954-2022)

Ce numéro thématique veut poser un regard critique sur la notion de patrimoine, plus particulièrement le patrimoine ancré dans le territoire, à partir de contextes, enjeux et points de vue autochtones. Dans l’ouvrage The right to protect sites: Indigenous heritage management in the era of native title, les chercheuses Pamela McGrath et Emma Lee rappellent que l’idée même de patrimoine culturel autochtone pose problème : alors que la gestion du patrimoine est une industrie qui se plie aux caprices d’intérêts multiples, soulignent-elles, les cultures autochtones appartiennent aux Autochtones eux-mêmes, et elles sont partagées et transmises quelles que soient les motivations politiques ou économiques des divers acteurs en présence (McGrath et Lee 2016). La notion de patrimoine, renchérissent-elles, n’est pas un concept autochtone, émanant d’une loi coutumière et de responsabilités dictées par celle-ci. Bien que la mise en patrimoine de sites d’importance par les Peuples autochtones peut parfois s’avérer stratégique en vue de leur protection, elle comporte également le risque de réduire leur autonomie sur ces mêmes sites qu’ils désirent honorer et mettre en valeur pour les générations futures.

Loin d’être neutres et apolitiques, l’idée de patrimoine et les cadres législatifs qui en prévoient la protection sont en effet le théâtre de rapports inégaux et de conflits multiformes entre les peuples autochtones et les états coloniaux, comme en témoignent les divers affrontements ou oppositions ayant pour objet la protection ou la restitution de sites et paysages patrimoniaux. Dans ses écrits sur le patrimoine, la chercheuse australienne Laurajane Smith (2006, 2010) définit d’ailleurs son objet d’étude non pas comme une chose en soit, mais plutôt comme un processus culturel, une ressource politique, en vertu de laquelle se négocient l’identité, l’histoire, le pouvoir et les relations sociales. L’anthropologue Katharina Schramm (2011) abonde dans le même sens lorsqu’elle fait valoir que la manière dont la mémoire est spatialisée et rendue accessible au grand public est un processus profondément politique, s’appuyant sur l’enchevêtrement complexe de mécanismes de remémoration, d’oubli et de production de contre-mémoires. Consacrant la mémoire des uns, souvent au détriment de celle des autres, les sites érigés en patrimoine constituent donc des espaces de résistance et d’engagement, offrant la possibilité d’orienter le regard que porte la société sur les paysages qui l’entourent.

Les possibilités que peuvent représenter diverses initiatives patrimoniales constituent donc, encore aujourd’hui, un nombre important d’embûches et de défis sur les plans politique, juridique et culturel. La vision dominante en matière de gestion patrimoniale continue de s’appuyer trop souvent sur cette idée voulant que l’élément préservé appartienne à une époque révolue, une perspective qui tend à réduire l’horizon historique des peuples autochtones. En raison des empiètements de la propriété privée, des activités extractives et autres processus coloniaux menant à la délocalisation des communautés, la proximité géographique de ces dernières avec leur patrimoine territorial se trouve menacée, concourant une fois de plus à leur invisibilité. Ces divers mécanismes d’effacement seraient notamment responsables, selon Cameron, de ce qu’elle désigne comme « the politics of postcolonial ghost stories » (2008 : 384), réduisant les artefacts et les récits autochtones à des figures spectrales et diffuses, hantant les paysages nationaux. Enfin, les divers mécanismes favorables à la protection des patrimoines autochtones territoriaux, tels que le consentement libre, préalable et éclairé (CLPE) prévu par la Déclaration des Nations Unies sur les droits des Peuples autochtones (DNUDPA) ou l’obligation de consultation stipulée par la Constitution canadienne, ne semblent pas, à ce jour, avoir remporté leur pari, alors que de nombreuses communautés luttent toujours pour limiter l’atteinte à l’intégrité de leurs sites patrimoniaux (Gagnon, Jérôme et Uzel 2023).

En dépit de son caractère exogène et des nombreux débats que nous venons d’évoquer, l’idée de patrimoine nous apparaît pertinente pour penser l’interaction entre le territoire, la mémoire, la transmission et la capacité d’autodétermination des peuples autochtones. Comme nous l’avons analysé ailleurs (Gagnon, Desbiens et Kanapé 2021), diverses initiatives démontrent que le recours au patrimoine peut devenir un outil d’affirmation politique par la valorisation culturelle, appuyant l’expression des expériences, des ontologies et des particularités socioculturelles de groupes identifiés – à tort – comme étant des groupes « sous-nationaux » (Smith 2006). Par le biais d’une mise en valeur de certains sites culturels ou paysages d’importance, plusieurs communautés autochtones travaillent à accroître leur visibilité afin d’assurer la transmission de leurs savoirs et de leur histoire aux générations futures. Par ailleurs, les plus récentes réformes en matière de patrimoines autochtones laissent présager de nouvelles avenues de protection de ces aires culturelles et de médiation entre les communautés, les gouvernements et les industries dont les activités d’exploitation constituent assurément l’une des plus importantes menaces à l’intégrité des sites : pensons notamment aux aires protégées et de conservation autochtones (APCA) ou encore aux catégories instituées dans les années 2000 par l’UNESCO pour élargir les catégories de désignation des sites du patrimoine mondial (Titchen 1996 ; Memmot et Long 2002 ; McGrath et Lee 2016).

Prenant pour objet ce que nous désignons en français comme le « patrimoine autochtone territorial » (Indigenous place-based heritage), ce numéro s’intéresse donc aux enjeux et aux perspectives actuelles en matière de protection, de contrôle et de mise en valeur des sites et paysages culturels autochtones, plus spécifiquement au Québec. Comparé au reste du Canada et à d’autres pays, force est de constater que la mise en valeur des sites patrimoniaux autochtones accuse un certain retard dans la province, que ce soit, par exemple, par l’entremise de désignations officielles, d’un rehaussement de leur visibilité grâce à des infrastructures adaptées ou encore de la valorisation de leurs dénominations. En effet, les noms de lieux, tout comme les langues autochtones plus largement, sont une manifestation tangible de ce patrimoine territorial (Manikuakanishtiku et al. 2022). Nous espérons que les nouvelles clefs de compréhension du patrimoine territorial autochtone présentées dans les textes qui suivent peuvent contribuer aux processus de décolonisation, en cours et à venir. Considérant la mise au jour des « géographies autochtones du passé » (Harris 2003 ; Delehanty Pearkes 2022) en continuité avec le présent comme une occasion de résistance, de visibilité, de réappropriation et d’autodétermination, quels sont les gestes et les actions susceptibles d’assurer la valorisation, le respect et la protection de ces ancrages spatio-temporels ? Enfin, dans quelle mesure l’existence et l’exercice des droits ancestraux peuvent-ils garantir la protection des sites sacrés et culturellement significatifs pour les Autochtones à l’échelle du Québec ? Que ce soit en géographie, archéologie, anthropologie, histoire, ethnologie, droit ou autres disciplines liées au patrimoine, beaucoup de recherches restent à faire pour documenter les sites culturels autochtones et garantir leur intégrité.

Les articles rassemblés ici éclairent différentes facettes de ces questionnements et témoignent aussi d’une évolution quant à la définition du patrimoine territorial autochtone et sa distinction du patrimoine euro-descendant au Québec. Pour débuter, Marie Saint-Arnaud, Sara Teitelbaum et PeggySmith abordent le droit au consentement libre, préalable et éclairé (CLPE) en lien avec l’industrie forestière sur le Nitassinan de Pessamit. Les autrices explorent, entre autres, le cadre juridique et réglementaire, les ententes ainsi que les mécanismes de participation existants afin d’évaluer la portée et les limites du consentement pour l’autodétermination des Pessamiulnuat face à la protection de leurs sites patrimoniaux, et par extension du caribou forestier, un animal hautement emblématique pour la culture innue. À l’instar d’autres activités industrielles comme les mines et la production d’hydroélectricité, la foresterie s’inscrit dans un cadre qui intègre mal, voire occulte, la dimension culturelle et patrimoniale du territoire, et encore plus dans les terres non conventionnées.

Présent à l’échelle de la province, et bien au-delà, cet enjeu constitue la toile de fond du texte de Patrice Bellefleur, Éric Kanapé, Louis Bélanger et Jean-Michel Beaudoin. Pour la nation innue, l’idée de patrimoine peut se traduire par le concept d’innu-aitun, qui signifie « la pratique de toutes les activités reliées à la culture, aux valeurs et au mode de vie et qui sont associées à leur occupation et à leur utilisation du Nitassinan, le territoire traditionnel des Innus, ainsi qu’à leur lien particulier avec la terre » (Lacasse 2004 : 42, cité par les auteurs dans ce numéro). L’étude démontre que la pratique, le maintien et la transmission du patrimoine innu sont associés à des espaces géographiques qui façonnent et soutiennent innu-aitun. L’identification et la désignation de ces espaces à travers une démarche de planification territoriale culturellement appropriée rehausse la capacité de gouvernance et d’autodétermination des Pessamiulnuat. Ajoutons que, au lieu d’être à la remorque des consultations, la planification territoriale autochtone doit s’inscrire en amont des demandes d’exploitation : issues de toute une panoplie d’acteurs et de promoteurs, ces demandes exercent une grande pression sur les sites et ressources culturelles du Nitassinan des Pessamiulnuat, et ce même si leur territoire demeure non cédé. Au bout du compte, c’est le droit de maintenir le lien aux lieux de pratique qui est ici en jeu : fragiliser l’accès aux espaces géographiques valorisés, ou les transformer de façon irrémédiable, c’est interrompre la chaîne de transmission des savoirs et de la mémoire aux générations futures. Telle coupure peut être vue comme perpétuant le génocide culturel mis en marche par le colonialisme d’implantation et reconduit par les activités extractives (Wolfe 2006).

L’article de Trycia Bazinet pousse la réflexion sur cette difficulté de maintenir une relation significative avec les sites patrimoniaux autochtones, dont les sépultures et lieux de mémoire, face à l’accaparement colonial, qui s’incarne notamment dans la propriété privée. L’autrice examine les pratiques contemporaines des Abitibiwinnik (Anicinape) pour maintenir les savoirs et l’histoire orale reliés à la pointe Apitipik sur le Lac Abitibi. Contrairement à l’idée que le site historique serait abandonné, la relation avec la pointe est activement maintenue et ce malgré l’absence d’infrastructures bâties. L’étude permet de constater que la conservation du patrimoine est effective grâce aux efforts de divers membres de la communauté de transmettre les récits, ontologies et cérémonies propres aux lieux. Bazinet souligne ainsi la dimension « intangible » des patrimoines autochtones enchâssés dans des lieux physiques, une dimension qui peine encore, à ce jour, à être reconnue à sa juste valeur. Comme l’auteure le souligne, certaines politiques patrimoniales tendent à reconduire les principes de la terra nullius, disqualifiant de ce fait les territoires dont l’utilisation semble inexistante, car invisible. Elle rappelle de surcroît que ce qui est perçu comme un abandon est somme toute le fruit d’un ensemble de ruptures induites par les écoles résidentielles, la sédentarisation forcée et les processus d’accaparement foncier.

Cet aspect simultanément tangible et intangible des patrimoines autochtones territoriaux est également abordé par Caroline Desbiens et Thomas Siméon. Leur étude de la rivière Péribonka souligne les défis que pose la mise en valeur de sites patrimoniaux altérés par les activités industrielles et extractives, dans ce cas-ci la construction de barrages et autres infrastructures hydroélectriques. Les auteurs soulignent que, malgré les inondations, détournements, relocalisations et pertes d’accès à divers sites culturels et spirituels sur la Péribonka, beaucoup de membres de la communauté conservent un sens aigu de la nature de leur patrimoine dans cet environnement et veulent maintenir sa transmission. Bien que ces sites soient désormais inaccessibles, cela ne les soustrait pas de la vision territoriale des porteurs de culture. Le paysage, même transformé, demeure un point de rencontre entre mémoire et culture, ce qui lui confère en certains sites une valeur sacrée : cette géographie sacrée contribue à nourrir la dimension intangible du paysage puisque le sacré n’est ni plus ni moins que la distribution de sens, réminiscence, valeurs et affects à travers l’espace géographique (Ivakhiv 2006 : 169). Ainsi, Desbiens et Siméon soulignent l’importance de maintenir le patrimoine intangible des lieux transformés. Pour que les ontologies autochtones participent pleinement à la définition des outils et politiques patrimoniales, ils font valoir que le passé colonial doit être pleinement pris en compte dans la gestion des patrimoines autochtones. Les sites usurpés, altérés ou industrialisés offrent peut-être les meilleures avenues de décolonisation du patrimoine : parce qu’ils appellent un regard critique sur la mémoire et sur le paysage, leur potentiel de conscientisation face aux héritages du colonialisme est bien réel.

Mais ce potentiel réside bien entendu dans la capacité d’autodétermination des premiers peuples face à l’histoire et à la mémoire de leurs territoires ancestraux, mais aussi face à la gestion du patrimoine lorsque ceux-ci interagissent avec les institutions, échelles territoriales et cadres législatifs imposés par l’État. Deux contributions abordent de front cette question, soit celles de Paul Wattez et d’Arielle Frenette. Dans son article, Paul Wattez pose un regard critique sur le principe de « protection » tel qu’il s’inscrit dans les dynamiques de patrimonialisation des cultures autochtones. À travers une revue de littérature et divers exemples de mise en patrimoine, entre autres chez les Haïdas de la Colombie-Britannique, Wattez fait état de l’« obstacle ontologique » (Clammer, Poirier, et Schwimmer 2004, cité par Wattez dans ce numéro) propre aux idées et pratiques dominantes de « protection » et de « préservation », dans les musées tout comme dans les sites ancestraux. Il souligne le caractère vivant des objets et sites culturels pour les peuples autochtones qui, au lieu de figer des fragments de leur patrimoine pour une contemplation ancrée dans une mise à distance, souhaitent plutôt maintenir les relations, usages et intentions liées à ces patrimoines. L’analyse des ontologies permet de mettre en lumière deux expériences différentes du patrimoine et de la préservation : « l’une consacre une distanciation avec l’action de faire en privilégiant l’action de penser, d’analyser, alors que l’autre consacre l’action de faire » (Wattez, dans ce numéro). La tension qui se joue entre ces approches dans le domaine patrimonial est assurément ancrée dans les rapports politiques. Comme Desbiens et Siméon, Wattez fait valoir que « pour les Autochtones, le chemin vers la gouvernance patrimoniale n’échappe pas, en ce sens, aux complexités des dynamiques issues de la généalogie coloniale » (Wattez, dans ce numéro).

L’article d’Arielle Frenette offre un autre exemple de cette généalogie, mais fait toutefois ressortir la capacité probante d’autodétermination territoriale à partir de leviers patrimoniaux, cette fois chez les Cris et Inuit du Nunavik. Malgré la signature de la Convention de la Baie James et du Nord Québécois en 1975, les deux communautés ont vécu un sentiment d’impuissance face au projet de développement hydroélectrique de la rivière Nastapoka et à la délimitation des frontières du Parc national Tursujuq, créé en 2013. Loin d’être unanime face à la création du parc, la population s’est toutefois mobilisée pour en modifier les limites afin d’inclure la rivière Nastapoka, et ainsi la protéger des volontés d’Hydro-Québec d’y aménager une centrale hydroélectrique. À son embouchure, une série de chutes se jettent dans la Baie d’Hudson. Il y a environ deux cents ans, ce paysage fut le théâtre d’une cérémonie de la paix entre les Cris et les Inuit. En 2011, cette cérémonie a été reprise et filmée, une action symbolique visant à patrimonialiser le paysage des chutes, et la rivière dans son entièreté. Comme le souligne Frenette : « Le patrimoine s’est imposé ici comme un outil efficace pour influencer les projets d’aménagement, dans un contexte où les processus consultatifs ont eu un effet limité » (Frenette, dans ce numéro). L’exemple de la rivière Nastapoka démontre que la patrimonialisation du paysage peut constituer une forme de résistance capable de « renverser les décisions aménagistes de l’État colonial » (ibid.). Un élément clé a permis cette reprise d’autonomie, c’est celui de l’histoire orale. En effet, sa réactivation in situ aux chutes de la Nastapoka se veut une preuve d’occupation à la fois historique et contemporaine.

Les spécificités propres aux cultures orales en matière d’identification et de traitement du patrimoine sont également analysées par Carole Delamour et Thomas Siméon dans leur article. Alors que les politiques patrimoniales sont conçues selon une vision communautaire et politique des biens culturels, les auteurs font ressortir la dimension familiale – et par extension territoriale – du patrimoine des Pekuakamiulnuatsh puisqu’il est constitué dans le cadre d’un nomadisme qui se vit par groupements familiaux. L’article prend appui sur le récit relaté par Thomas d’une saison de trappe au printemps 1980 sur le territoire ancestral des Siméon, à la fourche des rivières Péribonka et Manouane. Ce séjour a donné lieu à une rencontre avec atik ͧ, un caribou, et fut le point de départ de la confection d’un teuehikan (tambour ilnu) par le père de Thomas, Gérard Siméon, finalisé vingt ans plus tard. Entrelaçant leurs voix, Delamour et Siméon restaurent l’histoire du teuehikan et de sa « mise au monde » initiée par le don de l’animal, par le très grand respect maintenu envers lui, et par le fil de la transmission familiale, tissé sur plusieurs années et à travers chaque pratique nécessaire à la confection du tambour. Celui-ci est aujourd’hui conservé au Musée canadien de l’histoire à Gatineau. Bien qu’il soit désormais un objet parmi d’autres au sein d’une collection muséale, l’article détaille le vaste système des relations auxquelles il demeure rattaché : « L’animal qui a disparu ne cesse pas d’être (Ingold 2000 : 142), mais existe sous une autre forme et demeure susceptible de continuer à agir dans la réalité des humains » (Delamour et Siméon, dans ce numéro). En explorant les relations ancestrales, humaines et non humaines qui participent au patrimoine, l’article jette un autre regard sur les notions de propriété et de droit qui s’exercent à travers les politiques patrimoniales, et ce à tous les niveaux de gouvernance où elles s’appliquent.

Ce système de relations qui doit être pris en compte dans la gestion du patrimoine est abordé sous l’angle de la « responsabilité » dans l’entrevue réalisée par Justine Gagnon avec Valérie Courtois. Ilnu de Mashteuiatsh, Courtois détient un diplôme en Sciences de la foresterie de l’Université de Moncton et oeuvre depuis de nombreuses années dans le domaine de la gestion et planification écosystémiques. Elle est directrice de l’Initiative de leadership autochtone (Indigenous leadership initiative – ILI) qui, depuis 2013, soutient le travail des gardiens et gardiennes de territoire à travers le Canada, notamment dans la mise en place et la gestion d’aires protégées (Gardiens pour la terre 2023). Pour ILI, et le mouvement des gardiens et gardiennes plus globalement, la conservation et le développement d’une gouvernance territoriale culturellement adaptée sont les piliers nécessaires à une gestion saine et durable des systèmes socioécologiques. Comme le souligne Courtois, la reprise d’identité cultuelle des premiers peuples à travers une gouvernance holistique est aussi une avenue de lutte aux changements climatiques. En vertu de leurs cultures millénaires qui ont coévolué avec des écosystèmes complexes, les peuples autochtones détiennent des savoirs uniques pour assurer la pérennité des lieux qu’ils considèrent avant tout comme des espaces intimes de culture et de transmission, plutôt que comme des environnements abstraits. Alors que la création et la gestion des aires protégées s’appuie de manière importante sur les sciences dites « naturelles », les gardiens et gardiennes autochtones mobilisent également leurs savoirs « culturels » afin d’honorer leur responsabilité de veiller sur les terres et les eaux. Dans cette approche, la restauration des relations culturelles des gardiens et gardiennes envers leurs territoires d’appartenance oriente les pratiques et politiques de conservation. Valérie Courtois mentionne à quel point les plans d’aménagement territorial et forestier varient d’une province à l’autre, soulignant le manque à gagner au Québec pour maintenir l’intégrité des aires culturelles et, dans les sites exploités ou endommagés, rétablir les processus et la santé des écosystèmes. En ce sens, ses propos rejoignent l’ensemble des articles présentés dans ce numéro thématique en faisant valoir que la richesse culturelle et patrimoniale des territoires doit être considérée à sa juste valeur dans les modalités d’aménagement. In fine, cette richesse est garante de la santé et du bien-être non seulement des communautés autochtones, mais de l’ensemble de la population.

C’est ce que met de l’avant la dernière contribution à ce numéro, sous la plume d’Élisabeth Kaine et de Denise Lavoie. Elles détaillent comment la Chaire UNESCO en transmission culturelle chez les Premiers Peuples comme dynamique de mieux-être et d’empowerment a conçu un modèle de gestion collaborative de la recherche « par et pour les Autochtones », basé sur la valorisation de leurs systèmes de connaissances, leurs compétences, leur crédibilité et leur capacité de gérer la recherche. La notion d’empowerment est comprise comme étant « le développement de la capacité des individus à faire des choix de vie stratégiques dans un contexte où cette capacité leur était auparavant refusée » (Kabeer 2001 : 19, citée par Kaine et Lavoie dans ce numéro). En ce qui a trait aux dynamiques de la recherche universitaire, les autrices soutiennent que « le processus d’empowerment est inévitablement lié à un contexte d’inégalité dans la distribution du pouvoir et à un état initial de manque de pouvoir » (Kaine et Lavoie, dans ce numéro). Cet enjeu de pouvoir, plus spécifiquement ici dans la gestion des patrimoines autochtones territoriaux, s’inscrit en filigrane des neuf contributions qui composent ce numéro. Le droit de protéger les espaces de culture et de transmission, reconnu par la DNUDPA, ne peut pas s’actualiser à moins d’une reprise des savoirs et de la capacité de gouvernance territoriale des premiers peuples. Suivant cet objectif, les approches critiques et collaboratives dans le domaine du patrimoine peuvent soutenir les pratiques émergentes des gardiens des sites culturels. Comme l’exprime Marie Raphaël dans le texte de Kaine et Lavoie : « Je crois que la recherche devrait participer à lier ce qui fut déchiré, éclaté. » Ces propos illustrent de manière éloquente l’état de nombreux patrimoines territoriaux autochtones au Canada. Les contributions rassemblées dans le présent volume contribuent à cet effort d’unir toujours plus étroitement patrimoine naturel et culturel dans la gouvernance : elles renouent le sens et la valeur du territoire à partir des ontologies autochtones afin d’impulser une nouvelle direction à l’aménagement territorial au Québec. Pour les chercheurs, aménagistes et décideurs, il y a beaucoup à « désapprendre » (Lucien St-Onge, cité par Kaine et Lavoie dans ce numéro) pour cheminer vers une gestion intégrée. Ultimement, dans les perspectives autochtones, le sens du territoire est de maintenir la vie et la santé des individus et des communautés : son intégrité est garante de la transmission des savoirs nécessaires à cette fin.

En terminant, nous dédions ce numéro thématique à deux penseurs, et personnes d’action, qui nous ont quitté prématurément à quelques mois d’intervalle en 2022. Professeur en foresterie, Luc Bouthillier avait une passion et une compréhension holistique – politique, économique, sociale, environnementale – des enjeux forestiers (Perron 2022). Toute sa carrière, il a contribué à mettre de l’avant les perspectives autochtones de la forêt en tant que milieu de vie, et à les prendre en compte dans les plans d’aménagement. De son côté, Élisabeth Kaine a fait carrière à l’Université du Québec à Chicoutimi où elle a, entre autres, cofondé et dirigé La Boîte Rouge Vif, qui oeuvre à la préservation et à la transmission des patrimoines culturels autochtones dans une démarche collaborative (Paul 2023). Visionnaire et déterminée, Élisabeth Kaine a voulu faire entendre la voix des Premières Nations dans les institutions universitaires autant que muséales. Elle continue de le faire dans le texte, co-signé avec Denise Lavoie, qu’elle publie à titre posthume dans le présent numéro. La majorité des chercheurs qui contribuent à ce numéro ont collaboré de près ou de loin avec Luc et Élisabeth et ont reçu leurs enseignements. En leur dédiant conjointement ce numéro, nous voulons nous inscrire dans le chemin qu’il et elle ont tracé, et aussi souligner qu’il s’agit d’un chemin unique plutôt que de deux voies séparées. De la forêt au musée et partout en territoire, Luc Bouthillier et Élisabeth Kaine ont contribué à préserver les relations inaliénables qui existent entre les sites et savoirs culturels des premiers peuples. Leur projet est loin d’être achevé et nous les remercions de nous avoir légué une si riche boîte à outils pour le poursuivre.