Corps de l’article

Les années 1960 marquent un tournant pour les femmes autochtones, qui, dans la foulée des mouvements féministes et des critiques postcoloniales, lancent des actions militantes de mobilisation pour dénoncer les inégalités auxquelles elles font face. Ces mouvements sociaux, soutenus par des réflexions intellectuelles autochtones et non autochtones, notamment les critiques postcoloniales et décoloniales (Smith 2012), se présentent en parallèle de l’émergence d’une foule d’oeuvres d’artistes autochtones contemporains, particulièrement des femmes, qui participent à la résurgence des systèmes de pensée autochtones et des ontologies qui leur sont propres[1]. L’effervescence, remarquée surtout depuis une quinzaine d’années au Québec (Côté, Cyr et Tirel 2017 ; De Lacroix 2017), s’inscrit comme un acte de résistance des femmes autochtones[2] dans différents milieux artistiques. Leurs aspirations et leurs conceptions du monde s’expriment dans différents projets et moyens créatifs : littérature, théâtre, arts visuels, etc.

Comme l’a souligné le sociologue et critique d’art huron-wendat Guy Sioui Durand, « [o]n assiste à une affirmation autochtone par l’art […] principalement portée par des femmes artistes autant dans les communautés (réserves) qu’en milieux urbains » (2016 : 4). Il ajoute assez justement que l’incorporation des technologies médiatiques dans l’art autochtone complexifie les oeuvres et le travail des artistes. Prendre ainsi pour objet les médias et leurs combinaisons, leurs remédiations (Bolter et Grusin 1999 ; Lalonde 2010) offre une piste de réflexion pertinente pour analyser les modes de résistance des artistes et leurs créations artistiques. Je propose de réaliser cette analyse à la lumière des études émergentes sur les épistémologies autochtones et les recherches en arts médiatiques qui engagent des réflexions sur le corps en relation avec les technologies médiatiques à partir de nouvelles postures en art.

Dans mes recherches[3], je documente les dynamiques d’affirmation des femmes artistes autochtones et leurs appropriations des technologies médiatiques comme stratégie artistique. Il ne s’agit pas d’aborder les dichotomies entre tradition et modernité, incompatibles avec les réflexions sur les pratiques créatives autochtones (Doxtator 1992 ; Sioui Durand 2018), mais d’explorer les continuités des pratiques à l’ère numérique. Dans cet article, je souhaite présenter une brève analyse du récit de pratique de Caroline Monnet et sa relation aux outils médiatiques qu’elle emploie. C’est à partir de l’oeuvre History Shall Speak for Itself (photo 1) − sur laquelle Caroline Monnet, d’origines anishinabe[4] et française (carolinemonnet.ca), m’a suggéré de me pencher[5] − que j’analyse les pratiques médiatiques, un certain discours à propos des représentations des femmes autochtones qui a marqué l’industrie cinématographique, mais aussi les modalités de présentation des médias dans ses pratiques créatives. Mes interrogations portent sur les pratiques médiatiques en art développées par les groupes « subalternes ». Il s’agit d’une analyse préliminaire de la collecte de données menée entre janvier 2019 et mars 2021, dans le cadre de ma recherche doctorale[6]. Dans cette installation photographique, Monnet propose une réflexion sur les représentations des femmes autochtones dans les médias entre le passé et aujourd’hui (2018). Elle affirme une souveraineté visuelle des femmes autochtones dans l’espace public et ouvre un dialogue défiant les idées reçues de l’histoire coloniale au pays (Burelle 2014), alors que l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées est en cours au pays (ENFFADA 2019).

Photo 1

History shall speak for itself, installation, 2018

History shall speak for itself, installation, 2018

De gauche à droite (haut) : Caroline Monnet, Swaneige Bers, Catherine Boivin, Émilie Monnet ; (bas) : Alanis O’Bomsawin, Dominique Pétin

© Caroline Monnet

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Ancrage aux épistémologies autochtones et cadre conceptuel

Les recherches actuelles sur les relations entre le corps et les médias, où les oeuvres d’art et performances sont médiées, sont foisonnantes et invitent à repenser les notions de représentation et de performativité. Choinière (2019) écrit que les technologies médiatiques ont remis en question les notions d’incarnation (embodiement), en parlant des stratégies du corps médié en art avec les technologies. Les épistémologies autochtones traitent justement du corps en relation en termes de « normativité ancrée » (Coulthard 2018), mais cette pratique s’inscrit en continuité des pratiques ancestrales du corps et des rapports au monde et au territoire. Il me semble que l’on est moins dans une remise en question des notions d’embodiement que dans une affirmation de celles-ci :

J’entends par là les modalités des pratiques autochtones qui sont connectées au territoire, ainsi que les savoirs empiriques anciens qui, au fil du temps, influencent et structurent nos engagements éthiques avec le monde qui nous entoure et nos relations avec les humains et les autres non-humains.

Coulthard 2018 : 34

Les pratiques créatives autochtones, dans le cas qui m’intéresse, les médiations multimodales – techniques et technologies qui « médient » – doivent prendre en compte une certaine connexion des corps des Autochtones à un territoire, aux savoirs des anciens et à des systèmes de relations avec d’autres êtres. Comme le mentionne Laugrand (2013) : « un mode d’être au monde qui passe d’abord par le corps ». Ainsi, le corps servirait, ou non, de principal vecteur dans les médiations techniques.

Steven Loft (2014)[7], commissaire en art d’origine kanien’kehá:ka (mohawk) et chercheur, a proposé le concept de médiacosmologie, c’est-à-dire une « continuité technique, scientifique, relationnelle, rituelle et communicationnelle entre les formes et les connaissances traditionnelles et le monde virtuel » (Nepton Hotte et Jérôme 2021 : 222). En ce sens, son concept embrasse les épistémologies autochtones pour penser une écologie des médias, ou mieux, une cosmologie médiatique. Loft traite donc d’ontologie – à savoir des manières de voir le monde – et des relations entre corps, les médias et les communautés. Comme les femmes autochtones ont des rôles sociaux particuliers, je considère que la proposition de Loft doit être informée d’une relation au « genre » (Rennes 2016). Les outils médiatiques ont joué un rôle dans la colonisation au Canada, particulièrement des femmes autochtones et des personnes de genre fluide (non-binaires), par la construction de stéréotypes et de représentations « objectifiées » (Anderson 2000 ; Burgess 1995 ; ENFFADA 2019). Je tente donc d’articuler ce cadre à travers ma réflexion sur l’oeuvre et la pratique de l’artiste, dans un esprit à la fois de décolonisation des recherches, mais aussi anticolonial, « inspiré par la question du territoire et autour d’elle » et « pris comme système de rapports et d’obligations réciproques » (Coulthard 2014 : 33).

Considérations terminologiques et méthodologiques

Mes recherches s’inscrivent dans un processus de décolonisation des idées et des connaissances par une participation des Autochtones aux processus de recherche (Kovach 2009, 2010 ; Simpson 2011, 2017 ; Smith 2012). C’est aussi pourquoi je privilégie des méthodes qualitatives et une lecture attentive des textes écrits par des universitaires autochtones – dans cet article et mes recherches actuelles – qui embrassent ces démarches de recherche (Denzin, Lincoln, et Smith 2008 ; Kovach 2009). Le terme ashetateu en innu-aimun (langue innue) me semble intéressant car il signifie : « on suit les traces de quelqu’un en sens inverse pour voir d’où il vient »[8]. C’est ce que j’ai souhaité réaliser en retraçant les pas de l’artiste spécifiquement autour des questions des outils médiatiques, en combinant récit et oeuvre pour le corpus (Beaud 2010 ; Bertaux 2016 ; Blais 2006). Le récit de pratique met en valeur les témoignages oraux (Vincent 2013), les histoires personnelles, de type tipatshimun[9] – terme en langue innue qui réfère à toute une catégorie de récits personnels vécus et racontés (Jérôme, Veilleux, et Delâge 2014 ; Makoons Geniusz 2009 ; Simpson 2011). Les récits de pratiques, la manière de raconter et de livrer (Vizenor 1994) présentent un mode d’autodétermination, d’expression culturelle et artistique qui, à mon avis, valorise leur identité, leurs visions du monde et contribuent à leur autonomisation (empowerment).

History Shall speak for itself : présentation de l’installation photographique

L’oeuvre History Shall Speak for Itself a été conçue en 2018. C’est l’institution qui gère la vitrine du TIFF Bell Lightbox de Toronto, haut lieu du festival de films de la Ville Reine, qui a proposé cet espace d’exposition à Caroline Monnet. Par une pratique de remédiation (Bolter et Grusin 1999), Caroline Monnet entremêle les photographies d’archives numériques de l’Office national du film du Canada (ONF), en noir et blanc, provenant des documentaires ethnographiques passés avec une photographie numérique contemporaine géante qu’elle a réalisée avec d’autres femmes autochtones artistes. Dans l’oeuvre, s’agencent représentations passées et présentes qui passent par le corps des artistes costumées élégamment, dans une performance captée par la photographie.

Sur ce site, on peut lire qu’elle présente un collage chronologique de représentations des femmes autochtones en cinéma et en plus :

L’image contemporaine, en revanche, présente un groupe de femmes qui regardent directement l’objectif, vêtues de tenues autochtones influencées par l’esthétique européenne et posées sur un fond blanc austère, comme pour un shooting de mode. Les modèles sont la documentariste Alanis Obomsawin, l’actrice québécoise Dominique Pétin, la costumière Swaneige Bertrand, l’étudiante en cinéma Catherine Boivin, ainsi que l’artiste et sa soeur. Monnet réunit physiquement ces deux modes de représentation très différents en entrelaçant des bandes d’images afin de souligner l’idée de superposition des informations tout en suggérant une sorte de chronologie. Elles rappellent les bandes de films analogiques qui ont été coupées et recollées pour former un film. Dans son ensemble, la murale de Monnet met en évidence le sentiment émergent de pouvoir et d’autodétermination qui amène les femmes autochtones au premier plan des discussions de la société canadienne. En présentant cette image dans un espace public aussi important et à une échelle plus grande que nature, Monnet invite les spectateurs à se demander qui sont ces femmes et pourquoi elles exigent d’être vues et entendues, faisant écho à un droit qui a trop longtemps été effacé.

carolinemonnet.ca/History-shall-speak-for-itself

Oeuvre de résistance politique marquée par des agencements de formes, de matières, d’objets, de représentations des femmes autochtones, de médias, dans un territoire de diffusion en milieu urbain, History Shall Speak for Itself interroge l’autoreprésentation performée et les stéréotypes sur les femmes autochtones, leur présence actuelle dans l’espace public, mais surtout dans les médias. Enfin, le titre de l’oeuvre retient mon attention. En réalité, l’histoire ne parle pas d’elle-même. L’histoire est racontée, écrite par ceux qui en ont le pouvoir, avec leur point de vue. Décoloniser l’histoire engage justement à la revisiter et la raconter selon les points de vue de ceux qui n’ont pas eu de voix au chapitre (Smith 2012), à partir des marges, notamment celles des femmes autochtones et des artistes autochtones.

Sur les traces de Caroline Monnet : ashetateu

J’ai rencontré Caroline Monnet par l’entremise de sa soeur Émilie, avec qui j’ai travaillé à Femmes autochtones du Québec entre 2005 et 2007. Elle m’a accueillie dans son atelier montréalais du Mile-End au début d’avril 2019. Dans l’espace aéré et lumineux, cette journée-là, elle travaillait avec Sébastien Aubin et une employée, assise face à son portable près des grandes fenêtres à carreaux. Après une brève conversation, nous nous sommes assises dans un grand divan à l’avant de la pièce pour échanger, boire un café et parler de sa pratique. Elle m’a expliqué être une artiste multidisciplinaire, engagée dans une pratique contemporaine en arts visuels et en cinéma. Née en 1985 et ayant grandi en Outaouais, en milieu rural, Monnet a eu accès aux outils analogiques, puis numériques alors qu’elle fréquentait l’Université d’Ottawa, en milieu urbain, et ensuite une université européenne, où elle a étudié en sociologie.

Elle a travaillé à Radio-Canada, au Manitoba, et dans une maison de production (2007). Peu intéressée par la pratique du journalisme, elle a commencé à explorer la vidéo expérimentale. Parmi les médias utilisés, elle dira avoir d’abord exploré la vidéo en mini DV, des petites cassettes d’enregistrement vidéo. Elle a ainsi amorcé une carrière en art après avoir rencontré des artistes à la galerie Urban Shaman (www.urbanshaman.org).

J’ai rencontré des artistes comme Kevin Lee Burton [avec qui elle collabore aujourd’hui via le collectif ITWE, investi dans les technologies numériques], un artiste vidéo. J’ai toujours été intéressée par la vidéo. Il y avait une bourse pour les femmes, pour une première oeuvre, c’était ouvert à toutes les minorités visibles, en 2008. Je l’ai eue.

Entrevue avec Caroline Monnet, 8 avril 2019

Elle qualifie ainsi son travail d’« hybride », composé d’éléments hétérogènes par lesquels elle souhaite « explorer les frontières » selon ses concepts, ses idées ou ses inspirations, par des mises en relation de sens entre différents éléments et matériaux.

Le premier élément que je remarque concerne l’importance des relations avec la communauté, peut-être parce que, selon moi, j’y ai accès aussi comme membre de la Nation de Mashteuiatsh. Il s’agit à mon avis de systèmes de relations, de kinship, c’est-à-dire des liens avec la famille élargie et les responsabilités de chaque personne, traits communs à plusieurs Nations autochtones (Kermoal et Altamirano-Jiménez 2016). Si j’ai rencontré Caroline Monnet par personne interposée, soit par la soeur de l’artiste avec qui je travaillais pour les communautés, elle a aussi de son côté rencontré d’autres artistes autochtones de Winnipeg qui l’ont encouragée. Elle collabore également depuis plusieurs années au collectif ITWE, fondé par son partenaire de vie et collègue Sébastien Aubin[10], membre de la Nation crie Opaskwayak au Manitoba.

Photo 2

Renaissance, photographie numérique, 2018

Renaissance, photographie numérique, 2018

De gauche à droite (haut) : Caroline Monnet, Swaneige Bers, Catherine Boivin, Émilie Monnet ; (bas) : Alanis O’Bomsawin, Dominique Pétin

© Caroline Monnet

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D’abord intéressée par le cinéma, elle a élargi sa pratique dès 2014, en s’engageant en arts visuels, art vidéo et performatif, engageant son corps en mouvement dans des institutions artistiques, des lieux de diffusion des arts.

Je voulais sortir du contexte traditionnel du cinéma, qui est d’être assis, passif, devant un écran, donc j’ai commencé à faire de l’installation vidéo, travailler plus en galerie, puis j’ai exploré plus la peinture, la sérigraphie et puis, depuis 2014, la sculpture.

Entrevue avec Caroline Monnet, 8 avril 2019

Caroline Monnet parle de mouvement, de posture et de lieux, opposant le fait d’être assise et passive, devant un écran, au fait de travailler dans un espace d’exposition. Le professeur adjoint Willie Ermine, de la First Nations University of Canada en Saskatchewan, précise que « dans l’esprit autochtone, l’immanence implique une présence qui donne du sens à l’existence et constitue la pierre d’assise des épistémologies autochtones » (1995 : 103). Monnet, dans sa pratique, souhaite occuper un espace en mouvement. L’immense installation photographique réactive, selon moi, une dynamique d’ancrage au monde, incorporée ou encore incarnée, où le corps semble le vecteur principal de médiation au monde.

Sororité performative et renversement des représentations

Pour réaliser l’oeuvre, Caroline Monnet a fait appel à sa soeur et à ses amies dans le milieu des arts, engageant une sororité d’artistes autochtones, dans l’esprit de kinship, ou de la parenté élargie. La collaboration a été réalisée à la manière de la performance, une sorte de pow-wow anticolonial contemporain, où le corps est médium, où l’on porte « notre identité ». Mais de quelle identité s’agit-il ? En entrevue, Caroline Monnet explique que la préparation de la photographie Renaissance a pris plusieurs jours d’organisation avec le groupe. Elle voulait renverser les images passées des femmes autochtones.

Je voulais vraiment faire le décalage de cela, montrer des femmes qui regardent directement dans la caméra, qui sont actives, qui demandent d’être vues, qui demandent d’être écoutées, qui sont fières, exubérantes, élégantes.

Entrevue avec Caroline Monnet, 8 avril 2019

Être fière et élégante, visible, c’est renverser les idées reçues sur les femmes autochtones. Encore aujourd’hui, les femmes autochtones sont victimes des stéréotypes, qui façonnent et alimentent une image péjorative, comme nous a démontré le triste sort réservé à Joyce Echaquan, décédée sous une pluie d’insultes nourries de préjugés à l’hôpital de Joliette (Browne et al. 2022).

Parmi ces stéréotypes, on compte ceux de la « princesse indienne » et de la « squaw » qui véhiculent l’idée selon laquelle « Les Femmes autochtones (et, par association, la terre) sont faciles, disponibles et volontaires pour l’homme blanc » (Anderson 2000 : 99). Monnet répond à ces stéréotypes, armée de sa caméra. Elle brouille les frontières des images et affirme une présence de femmes qui ne correspond pas aux idées préconçues en ajoutant :

J’ai eu envie de placer des femmes autochtones sur cette vitrine-là, puis de les montrer aussi d’un côté plus fashion, d’un côté plus léché, que les gens se demandent c’est qui ces femmes-là, puis soient attirés, mais il fallait quand même qu’il y ait une composante cinéma. […] tout le travail qui a été fait du point de vue du costume, la photographie du costume.

Entrevue avec Caroline Monnet, 8 avril 2019

Elles ont dévalisé le costumier de l’artiste dénée Swaneige ‘Bers’ Bertrand qui a assumé la conception des costumes. La photographie et sa mise en scène prennent des allures de cérémonie traditionnelle, où les préparations sont essentielles et réactivent des façons d’être dans le monde. En réactivant des pratiques de fabrication de vêtements, dans lesquelles les tissus sont assortis à de la fourrure, de la matière brute, ou à la « mode du pays », elles s’engagent dans une performance de résistance à la colonisation qui rappelle les photographies de performance de danse ou de potlach. La mise en scène, les habits et les mondanités faisaient partie des pratiques de l’artiste tsimshian Benjamin Alfred Aldane (Strathman 2020). Lamy (2012) a déjà documenté des pratiques photographiques impliquant une composante de performance où les codes de la photographie ne suffisent pas dans le sens où on est plutôt face à de la performance photographique, avec une mise en scène, des changements de costumes, etc. Sauf, que dans le cas de Monnet, l’oeuvre n’est pas réalisée devant un public. Mais elle conserve, à mon avis, un caractère performatif au sens large de par la mise en scène théâtrale. Les longues jupes, les tissus soyeux blancs et les couleurs vives, les couronnes et les collerettes du xviie siècle, ainsi que le divan blanc immaculé se marient aux fourrures brutes et aux objets traditionnels, comme un bâton de crosse, des mitaines arborant des perlages, des mocassins. Elle brouille les représentations des femmes autochtones avec les vêtements et présente des identités plurielles, à la fois actuelles et en résistance.

Mais il s’agit aussi d’entrer en relation avec les soeurs du passé, celles que l’on représente comme inactives, celles qui n’avaient pas de voix au chapitre de leurs représentations. En entrevue avec un journaliste, elle explique :

Nous pouvons être les femmes que nous sommes aujourd’hui grâce aux générations de femmes qui nous ont précédées. Ces ancêtres et ces femmes sont ancrés en nous et continueront à façonner les générations futures.

Fraser 2019

La sororité transcende les relations spatiotemporelles à travers un dialogue de représentation, par une réaffirmation de leurs présences et réminiscences dans un territoire artistique contemporain, présences qui s’inscrivent, comme le disent bien Laugrand et Crépeau (2015), dans une « continuité transformatrice » des pratiques autochtones.

Comme l’écrit l’artiste en arts médiatiques Cheryl L’Hirondelle (Métis, Saulteux) : « Pour les peuples autochtones, la circularité de la pensée et des concepts de l’espace-temps et la continuité sont intrinsèques à la façon dont nous voyons le monde et nous nous comportons à son égard ». (2014 : 178) Caroline Monnet semble bien au fait des conceptions spatiotemporelles anishinabeg et les intègre à son récit de pratique avec simplicité, lorsqu’elle cite en exemple sa dernière exposition au Musée des beaux-arts de Montréal, intitulée Ninga Mineh (2019).

Il y a quelque chose de très futuriste dans l’application des motifs. Mais l’essence même part d’une tradition qui est très, très vieille. Donc c’est comme une façon de relier un peu le concept d’espace-temps dans la culture anishinabe.

Entrevue avec Caroline Monnet, 8 avril 2019

Sans préciser d’où viennent ses connaissances et qui les lui transmet, Caroline Monnet dit faire beaucoup de recherche pour la création de ses concepts et de ses oeuvres. Cette idée d’espace-temps demeure confuse dans son propos, mais l’artiste semble avoir capté l’essence d’une idée dont les épistémologues autochtones traitent, c’est-à-dire cette circularité spatio-temporelle, liée aux saisons et aux activités de survie, que l’on retrouve dans l’oeuvre à l’étude.

Lorsque j’aborde avec elle la question de la spiritualité, Caroline Monnet adopte un discours pragmatique, m’éloignant d’un trait de toute réflexion essentialisant ses créations comme étant liées aux pratiques rituelles ou « chamaniques » (Price 2007). Elle dira que la conceptualisation à la source de ses oeuvres n’est pas issue de visions, de rêves, au contraire de ce que nombre d’épistémologues autochtones – ou presque – affirment.

J’amène pas nécessairement le rêve et la mythologie dans l’oeuvre, ce qui devient très folklorique. J’essaie d’avoir une démarche en art contemporain, basée sur des enseignements traditionnels aussi, mais comment l’exprimer dans ma réalité urbaine, contemporaine et dans le futur ?

Entrevue avec Caroline Monnet, 8 avril 2019

Elle dira qu’elle utilise tout de même des signes, des symboles, des objets sacrés dans les ontologies anishinabeg, « comme le tambour », a-t-elle dit en entrevue, mais qu’elle l’aborde avec une approche sociologique.

Monnet traite de la capacité de créer et de s’autoreprésenter, puisque la Loi sur les Indiens a interdit plusieurs pratiques créatives autochtones jusqu’en 1951.

[Les] films, les images, en tout cas dans les archives, étaient toujours réalisés par des hommes blancs avec un détachement de la personne, donc elles sont toujours montrées de façon très passive, occupées à faire de l’art traditionnel. […] L’histoire va changer parce qu’on reprend possession de notre liberté d’expression.

Entrevue avec Caroline Monnet, 8 avril 2019

À sa façon, Monnet revisite les frontières entre les sens accordés au « mythe du sauvage », en forêt, voué à disparaître (Cornellier 2015 ; Vizenor 1994) et sa présence dans le milieu urbain, absence et présence des femmes, dans les territoires des arts visuels du centre-ville de Toronto (Jérôme 2015). Les artistes qui participent à l’oeuvre viennent réaffirmer les rôles sociaux importants assumés par les femmes autochtones au fil du temps, comme créatrices culturellement souveraines, en lien avec un espace de création (Basile 2017 ; Dickason 1996). Les femmes autochtones sont toujours présentes, vivantes et contemporaines, comme il a été possible de constater avec l’émergence du mouvement Idle no more (2012).

Enfin, en jouant avec le rapport représentation/autoreprésentation, sujet/objet, cette installation photographique fait éclater la théorie évolutionniste (Uzel 2017) qui fige l’identité autochtone dans le passé et qui dénie une contemporanéité aux femmes autochtones. Mais comme je m’intéresse à la trace ashetateu, telles des mémoires d’un passage, j’aimerais maintenant réfléchir aux stratégies médiatiques employées par Monnet : la remédiation photographique. L’appropriation et l’usage des outils médiatiques chez Monnet ne font pas seulement oeuvre de décolonisation comme acte de déconstruction des savoirs eurocentrés (Battiste 2013), mais plutôt de pratiques d’affirmation, de résistance, d’une souveraineté créative anishinabe par un processus de « transférence » (Claxton et al. 2005) des techniques ancestrales à travers des outils médiatiques, comme stratégie artistique.

Dimensions médiatiques : appropriation et transformation

Même si Monnet regarde vers le passé par le biais de sa démarche, le processus n’a rien de nostalgique. Au contraire, il pousse à la transformation, à l’affirmation d’une souveraineté visuelle au centre-ville de Toronto. Caroline Monnet possède une maîtrise des outils technologiques, des codes visuels et d’un certain langage médiatique. Elle maîtrise également des techniques traditionnelles, comme elle en témoigne :

[Les pratiques] sont transposées de manière contemporaine dans un monde moderne […]. Pour moi, en tout cas, ça rappelle toute la technique du birch bark biting, dans la symétrie, les motifs géométriques sont inspirés de cela aussi, donc cela ressemble à des codes binaires.

Entrevue avec Caroline Monnet, 8 avril 2019

Ainsi, par un jeu d’entrelacement de collage de bandes photographiques, elle se joue des codes photographiques, cinématographiques et de la performance théâtrale. Elle représente visuellement, non seulement une bande de film – comme mentionné sur le site Internet –, mais aussi une forme d’entrelacement qui n’est pas sans rappeler le tressage des paniers en frêne conçus par des femmes autochtones. Elle brouille ainsi les frontières des pratiques médiatiques, les inscrit en continuité des savoir-faire ancestraux. Enfin, si sur son site Internet il est indiqué qu’il s’agit d’une murale, dans un dispositif qui s’apparente à un espace publicitaire, je n’hésite pas à parler d’installation photographique immersive.

Je m’explique. Le spectateur ou le passant dans la rue est face aux codes de la photographie, mais aussi du cinéma et de la performance théâtrale, voire des cérémonies pow-wow. Les corps sont inhérents à la photographie Renaissance. Quoique l’exécution n’ait pas été réalisée devant le public, le caractère performatif a laissé des traces visuelles, des manifestations par des signes comme les costumes, la mise en scène. L’oeuvre renvoie à des systèmes de représentations spatiotemporelles interreliées, multiples qui ajoutent à la richesse du propos tenu par la communauté de pratique formée par ces artistes autochtones actives au Québec. Elle engage ainsi le corps de l’artiste, mais aussi celui du spectateur. La proposition a un double effet de distanciation et de rapprochement, car le spectateur doit s’engager dans l’espace. Il faut d’abord s’éloigner pour voir l’ensemble de l’oeuvre, qui s’étend sur deux murs en angle, à un carrefour, en deux reproductions visuelles. Il doit circuler de gauche à droite sur des trottoirs différents. Il faut aussi qu’il se rapproche dans un autre temps pour distinguer la richesse des détails de la mise en scène de Renaissance, mais aussi pour voir de près les visages des artistes. En fait, le processus de citation (Lalonde 2010), ou d’entrelacement des archives de l’ONF et de la photographie, brouille le décodage de l’image. Entre rapprochement et recul, le spectateur passe de l’intimité à l’oeuvre à l’espace public. En jouant du binôme étalage public/intimité, rapprochement/séparation, Caroline Monnet engage le spectateur dans un dialogue, voire une « conciliation ». Qui regarde qui ? Les femmes autochtones regardent maintenant le spectateur, le spectateur regarde de près les femmes. La relation sujet-objet est inversée et vient encore une fois, techniquement, remettre en question les représentations stéréotypées des femmes autochtones dans les milieux cinématographiques.

L’installation géante est in situ dans un territoire urbain en Ontario, et en ce sens, à mon avis, les conventions photographiques ne sont pas suffisantes pour l’analyser.

[L]es arts médiatiques permettent souvent de créer un environnement. C’est une atmosphère et puis il y a quelque chose de sensoriel parce que ce sont des images en mouvement, puis il y a du son aussi, donc cela permet de créer vraiment une expérience.

Entrevue avec Caroline Monnet, 8 avril 2019

Si les outils médiatiques ne sont pas multiples, l’immersion son, image et mouvement sont présents. Le carrefour est avant tout un haut lieu de divertissement de la vie torontoise, où des milliers de gens et d’artistes se rendent lors des festivals. La circulation automobile y est intense, ainsi que les odeurs et le bruit. Le spectateur doit entrer en mouvement face aux images fixes dans ce milieu qui comporte bien des obstacles (feux de circulation, voiture, carrefour). L’oeuvre s’inscrit aussi dans les territoires de l’histoire des arts médiatiques et cinématographiques en occupant un espace d’exposition extérieur, en grand format, sur la façade d’une institution vouée au cinéma et à la diffusion. Comme l’indique Féral (2012), l’immersion du corps du spectateur est une possibilité s’il choisit de s’engager à regarder l’oeuvre en se déplaçant, en mouvement dans un environnement. Dans ce cas, on est loin de l’espace du cube blanc de la galerie, mais en plein « brouhaha » urbain.

Par une mise en scène performée et (re)médiée, Caroline Monnet inscrit les corps politiques de ces femmes artistes dans un territoire urbain contemporain, mais aussi dans une certaine histoire du cinéma. En ce sens, sa pratique correspond à l’ « Indigenous art » de David Garneau (2020), commissaire en art de la nation métisse.

Les Autochtones sont des corps, des lieux, des oeuvres d’art et des façons d’être qui émergent des cultures coutumières, autochtones et colonisatrices, mais qui s’efforcent de n’être ni pleinement traditionnels ni colonisés. « L’Indigenous art » est un troisième espace – des sites souverains au sein des territoires colonisés. Ce ne sont pas des lieux d’assimilation, mais des espaces contingents où l’autochtone est interprété, critiqué, produit et reproduit en tant que phénomène contemporain.

Garneau 2020 : 34

Et ces « corps », ces « lieux » de diffusion, mais surtout les « territoires imaginaires » permettent de réactualiser des manières d’être dans le monde. Selon moi, la résistance par les actions de réappropriation culturelle combinée à une appropriation des technologies permet justement d’activer une forme de biskaabiiyang (Makoons Geniusz 2009 ; Simpson 2011, 2017).

Comme le notait Garneau (2020), il est certain que si l’artiste ajoute des éléments des savoir-faire et savoir-être autochtones, la pratique artistique est indéniablement une forme de résurgence culturelle, processus déjà documenté par bien des universitaires (Coulthard 2014 ; Simpson 2011, 2017). C’est plutôt dans la manière, le modus operandi que l’analyse devient intéressante selon Garneau (2020). Alors, je mets en avant l’expression anishinabe biskaabiiyang, comme le présente Simpson (2011) : « cela ne signifie pas un retour au passé, mais plutôt la recréation de l’épanouissement culturel et politique du passé pour soutenir le bien-être de nos citoyens contemporains » (Simpson 2011 : 51). Littéralement, « biskaabiiyang » signifie « replier vers l’arrière », comme lorsque la corde du traîneau se replie si l’on choisit de revenir sur nos pas.

Monnet suit des traces, plie et déplie les images, brouille les frontières de la photographie, du cinéma et de la performance. Elle propose un mouvement dynamique, un espace d’épanouissement culturel pour les artistes participant à l’oeuvre. Elle engage la sororité d’artistes et le spectateur à un dialogue avec une certaine histoire des médias, du cinéma et des représentations des femmes autochtones. La pratique de l’artiste s’apparente donc davantage à une certaine définition de « biskaabiiyang », un mouvement nomade de retour en arrière et de réactualisation des espaces de relation (Laurier et al. 2018) qui représente un phénomène de résurgence, qui correspond à cette notion de médiacosmologie de Loft (2014a), mais cette fois en prenant en compte les préoccupations de femmes autochtones et leurs pratiques ancestrales.

Conclusion

Dans cet article, j’ai proposé une analyse d’un récit de pratique et d’une installation photographique immersive en adoptant un ancrage épistémologique en marge. Inspirée du concept de médiacosmologie de Loft (2014b), informée des préoccupations de femmes autochtones, j’ai analysé les systèmes d’oppression imposés par les médias dans l’histoire à la fois sur le plan de la représentation, mais aussi par les agencements des modalités médiatiques privilégiées par Caroline Monnet. À travers l’oeuvre sont réaffirmés des systèmes de relations entre les générations de femmes autochtones, à travers le temps et le territoire, dans la représentation et la forme. Monnet affirme ainsi une continuité en rompant avec l’usage colonial des médias par des hommes « blancs », qui ont proposé des « images » stéréotypées des femmes autochtones, tout au plus des représentations manifestes (Cornellier 2010, 2015 ; Vizenor 1994). Elle remodèle les représentations des femmes autochtones, sur les plans sociaux, territoriaux, biopolitiques et pose un regard critique sur la recherche ethnographique et la représentation des femmes autochtones véhiculée par les médias (Bernier 2017 ; Cornellier 2012, 2015 ; Simpson 2017). Mais plus encore, la stratégie employée par l’artiste favorise l’empowerment des artistes impliquées dans l’oeuvre : 1) en entraînant un changement social (Kabeer 2001) par un renversement critique des représentations des femmes autochtones dans l’espace public, une réaffirmation des liens de sororité ; 2) par une performance photographique qui passe notamment par/à travers le corps des artistes et l’engagement du spectateur. Cette stratégie artistique contribue au dialogue sur les épistémologies autochtones et les arts médiatiques. Peut-être que cela changera dans l’avenir les modalités des dialogues en cours au pays ?

Ça fait 400 ans qu’on nous enlève le droit de nous exprimer, c’est quand même écrit noir sur blanc dans la Loi sur les Indiens qu’on n’a pas le droit d’aucune liberté créative, donc où est-ce qu’on s’en va plus tard ? L’histoire va changer parce qu’on reprend possession de notre liberté d’expression.

Entrevue avec Caroline Monnet, 8 avril 2019