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Mohawk Interruptus d’Audra Simpson (2014) est l’une des oeuvres fondamentales pour comprendre le nationalisme autochtone tel qu’il s’exprime à travers les actes de souveraineté quotidiens des Kahnawake:ronon (les membres de la nation de Kahnawake). Dans son ouvrage, l’anthropologue y analyse les « actes de refus », soit les actions par lesquelles les Kahnawake:ronon refusent ou ignorent la souveraineté canadienne et, de ce fait, affirment leur propre souveraineté. Le livre Framing Borders de Ian Kalman s’assume comme une réponse ou plutôt un complément aux observations et analyses d’Audra Simpson (23-24). En étudiant la communauté mohawk d’Akwesasne notamment parce que cette communauté a une situation géographique particulière − elle est établie à la fois sur la frontière canado-américaine et entre les frontières de l’Ontario et du Québec − il peut compléter, nuancer et affiner certaines analyses d’Audra Simpson. Plus particulièrement, il se concentre sur les significations d’une frontière coloniale que les habitants d’une communauté traversent tous les jours, et ce sans avoir à quitter les propres frontières de leur communauté.

Il serait possible de définir la frontière entre deux États, à la fois comme une fiction géographique et une réalité juridique, qui délimite leur souveraineté nationale respective. Cependant, quand cette frontière sépare deux États coloniaux d’établissement, telle que la frontière canado-américaine pour les peuples d’Haudenosaunee (la confédération qui regroupe notamment la nation mohawk) par exemple, elle est aussi un acte colonial dont l’établissement finit par nier de factoet de jure l’existence des souverainetés autochtones (74). Dès lors, pour les Akwesasronon (les habitants d’Akwesasne), le fait de traverser quotidiennement la frontière devient une interaction perpétuelle (131) avec le nationalisme banal des États coloniaux d’établissement du Canada et des États-Unis (dans le sens où la frontière symbolise réellement et fictivement l’imposition de la souveraineté de ces États). Ainsi, étudier la manière dont les Akwesasronon et les agents frontaliers interagissent, mais surtout interprètent, rendent sens de leurs interactions, considèrent ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas faire, justifient leurs actions selon leurs idéologies (19), permet à Ian Kalman, à partir d’une ethnographie et d’entretiens (27-28), de rendre compte de la confrontation et/ou des expressions des nationalismes tant mohawks que coloniaux.

Pour résumer l’ouvrage, l’auteur dessine tout d’abord les contours géographiques d’Akwesasne en tant que territoire « flexible » et « complexe » dans lequel les frontières nationales, communautaires et provinciales prennent un sens différent selon les acteurs et les lieux de résidence (chap 2 : 37-58). Cette situation s’explique par l’histoire de l’établissement de la frontière et de la communauté. Toutefois, l’auteur semble adhérer à la perspective selon laquelle l’histoire est un processus social (Trouillot 1995 : 23) par lequel les acteurs vont utiliser et cadrer l’histoire en fonction des buts et des objectifs poursuivis (chap. 3 : 59-79). Ainsi, si la géographie d’Akwesasne est flexible, l’histoire l’est tout autant. Toutefois, les interactions entre les agents frontaliers et les Akwesasronon sont encadrées depuis les années 80 par la néo-libéralisation des services frontaliers. Elles sont surtout caractérisées par une distanciation qui s’est amplifiée entre les agents frontaliers et les Akwesasronon à mesure du renforcement de la frontière à partir du 11 septembre 2001. Cette distanciation entre les acteurs va jusqu’à la séparation en 2009, alors que les Akwesasronon vont manifester contre l’établissement d’un programme renforçant les pouvoirs des agents frontaliers canadiens (l’Initiative d’armement des agents de l’ASFC) (chap 4 : 80-114). Si les relations semblent avoir été rétablies depuis, elles restent, de l’aveu de tous, loin d’être positives (113). Le chapitre 5 (115-147) permet de raconter la manière dont les Akwesasronon sont amenés à faire l’expérience des frontières canadiennes et américaines. Alors que pour la majorité d’entre nous, la frontière équivaut au poste frontalier (lequel marque concrètement notre entrée sur un territoire par notre interaction avec l’agent frontalier), elle est perçue, pour les Akwesasronon, comme invisible et n’existe que lorsqu’ils doivent se déclarer aux postes frontaliers disséminés dans la communauté (121). Au-delà de nous faire comprendre la manifestation du contrôle des deux États sur la vie quotidienne des Akwesasronon, le chapitre est intéressant car il permet à l’auteur de présenter la perspective traditionnelle des Mohawks en matière de frontière. Notamment, il compare les politiques frontalières occidentales avec le protocole traditionnel d’Haudenosaunee en matière de régulation des mouvements de populations dans les territoires des nations de la confédération (140-146). Ce n’est finalement qu’au chapitre 6 (148-183) que l’auteur nous présente la manière dont les agents frontaliers et les Akwesasronon parlent de leurs interactions. Il ressort de ce chapitre l’apport empirique principal de cet ouvrage, à savoir que dans leurs interactions avec les agents frontaliers, les Akwesasronon n’activent pas systématiquement leur identité (157). En somme, les actions des Akwesasronon − tout comme celles des agents frontaliers − sont déterminées selon ce qui leur semble « juste de faire » (ce serait une position déterminée par le dogmatisme) et ce qui leur semble « facile de faire » (ce serait une position déterminée par le pragmatisme) (172). Pour terminer, le chapitre 7 (184-202) explique ce que les Akwesasronon et les agents frontaliers retiennent de leurs interactions par la suite.

S’il apparait évident que ce que la littérature scientifique retiendra principalement de Framing Borders est la nuance qu’il apporte à Audra Simpson, notamment en ce qui concerne les manifestations du nationalisme mohawk, nous considérons pour notre part que son apport fondamental ne se trouve pas là. Car Framing Borders nous en apprend plus sur nous (les chercheurs allochtones en études autochtones) que sur le nationalisme autochtone. Ian Kalman ne s’en cache pas : il critique volontiers notre propension à concentrer nos recherches sur les individus autochtones dits « traditionalistes » (25). Autrement dit, le fait de nous intéresser qu’aux Autochtones qui critiquent ouvertement et bruyamment le colonialisme tout en revendiquant une citoyenneté distincte de la citoyenneté coloniale et en affirmant des différences ontologiques fondamentales (voire incommensurables) entre les nations autochtones et les sociétés allochtones. Or, certains intellectuels autochtones contestent les traditionalistes. Par exemple, Sherryl Lightfoot dénonce dans son article « The Pessimism Traps of Indigenous Resurgence » (2016) les pièges de la pensée traditionaliste qui risquerait de reproduire les travers du colonialisme qu’elle condamne en proposant une vision idéalisée et irréalisable du projet d’émancipation des peuples autochtones. En tant que chercheur allochtone, ce n’est pas à nous de rentrer dans ce débat. Ce n’est pas à nous de choisir notre camp en ne nous intéressant qu’aux traditionalistes. Les Autochtones doivent être compris dans toute leur diversité et dans toute leur agentivité.

Framing Borders permet de démontrer ce que nous pouvons tous observer : dans leur vie de tous les jours, les Autochtones ne se répartissent pas de manière exclusive entre les positions dites traditionalistes et les positions dites modernistes (91). Leurs actions quotidiennes ne se déterminent pas nécessairement comme des actions politiques. Ces deux constats pourraient paraitre pour des truismes. Et pourtant, il faut le rappeler et Framing Borders nous invite à en prendre conscience. Il nous invite à nous intéresser davantage à la manière dont les individus expliquent et donnent sens à leurs actions a posteriori (ce que l’auteur nomme la praxéologie (16-17) plutôt que de ne nous intéresser uniquement aux individus politisés dont les pensées sont réfléchies a priori. En conclusion, Framing Borders est à lire, non seulement pour ce qu’il nous apprend du nationalisme autochtone en pratique, mais pour ce qu’il nous invite à faire dans notre pratique.