Résumés
Résumé
Pour les Premières Nations, la guérison est un processus de changement à la fois global, collectif et décolonial qui a pour but de faire face aux fractures sociales et aux déséquilibres qu’ont engendrés les siècles de colonisation. Le présent texte porte sur le potentiel de guérison du territoire chez les Innus d’Uashat mak Mani-utenam. En s’appuyant sur les récits de plusieurs membres de la communauté, les auteures montrent que le territoire permet de maintenir en vie l’identité et la culture innues et de s’attaquer au malaise identitaire. Le territoire est considéré comme ayant un effet positif sur les relations familiales et communautaires, ainsi que sur les liens intergénérationnels qui sont au coeur des processus de transmission culturelle. Il est aussi conçu comme bénéfique pour les Innus en tant qu’individus pour qui le territoire est un lieu de ressourcement, voire un lieu doté d’un pouvoir thérapeutique.
Mots-clés :
- peuples autochtones,
- territoire,
- guérison,
- travail social
Abstract
For First Nations, healing is a process of global, collective and decolonial change aimed at confronting social disorganization resulting from centuries of colonization. This paper analyzes the healing potential of land among the Innu of Uashat mak Mani-utenam. Based on the life stories of several community members, we show that land contributes to keeping Innu identity and culture alive and helps fight the identity unease. Being on the land is considered to improve family and community relationships and intergenerational bonds which are at the heart of cultural transmission. Being on the land also benefits the Innu as individuals, because the land is a place for healing, a place with therapeutic virtues.
Keywords:
- Indigenous people,
- territory,
- healing,
- social work
Resumen
Para las Primeras Naciones, la sanación es un proceso de cambio global, colectivo y decolonial que tiene como objetivo abordar las divisiones y desequilibrios sociales que han sido creados por siglos de colonización. Este texto se centra en el potencial curativo del territorio entre los Innu de Uashat mak Mani-utenam. Basándose en las historias de varios miembros de la comunidad, los autores muestran que el territorio ayuda a mantener viva la identidad y la cultura innu y a abordar el malestar de la identidad. Se considera que el territorio tiene un efecto positivo en las relaciones familiares y comunitarias, así como en los lazos intergeneracionales que están en el centro de los procesos de transmisión cultural. También está diseñado para beneficiar a los innu como individuos para quienes el territorio es un lugar de sanación, o incluso un lugar con poder terapéutico.
Palabras clave:
- pueblos indígenas,
- territorio,
- sanación,
- trabajo social
Corps de l’article
Les Premières Nations au Québec sont aux prises avec des problèmes sociaux de plus en plus complexes tels que des problèmes de pauvreté, de logement, d’emploi, de dépendance à l’alcool et aux autres drogues, de violence ou de dysfonctionnement intergénérationnel, ainsi que des problèmes identitaires et de profondes séquelles psychologiques. Bien sûr, chaque société est confrontée à ses propres défis. Cependant, les Premières Nations sont aux prises avec les conséquences des politiques coloniales qui les ont reléguées à une place subordonnée au sein de la société québécoise. En particulier, les Autochtones font face aux séquelles laissées par les pensionnats (CVR 2015 ; Guay et Ellington 2018). Bien que ceux-ci soient maintenant fermés, d’autres politiques ont contribué à perpétuer l’oppression. Par exemple, l’application des régimes de protection de la jeunesse a pour effet de retirer de leur communauté un grand nombre d’enfants autochtones, ce qui donne lieu à un déracinement culturel. On commence à réaliser que cette politique a des effets aussi négatifs que celle des pensionnats (CVR 2015 ; Guay et Ellington 2018 ; Guay et Grammond 2012).
Dans un tel contexte, on ne doit pas se surprendre que la guérison soit devenue un thème majeur pour les Premières Nations et qu’elle renvoie à un processus de changement à la fois global, collectif et décolonial. En effet, la guérison suppose de faire face aux fractures sociales et aux déséquilibres qu’ont engendrés les siècles de colonisation. Parmi les différentes stratégies mises de l’avant pour entamer des processus de guérison, celles qui mobilisent le territoire offrent des pistes intéressantes pour le renouvellement des pratiques d’intervention sociale en contexte autochtone.
Le présent texte vise à discuter du rôle et de la place que prend le territoire dans le bien-être des Innus d’Uashat mak Mani-utenam, sur la Côte-Nord, dans l’est du Québec, et de son potentiel de guérison. Dans la première partie du texte, nous faisons un bref survol de la littérature sur la guérison autochtone et le territoire. Les trois autres parties rendent compte du point de vue des Innus sur le rôle et la place du territoire dans le bien-être des membres de leur communauté et sur le potentiel de guérison des activités réalisées lors des séjours sur le territoire.
Le présent texte se fonde principalement sur les résultats d’une recherche qui vise à faire connaître et valoriser les pratiques de guérison sur le territoire au sein de la communauté innue d’Uashat mak Mani-utenam[1]. Ce projet de recherche s’appuie sur l’approche biographique, une méthode de recherche qui a été adaptée au contexte autochtone et théorisée par la chercheure principale (Guay 2015). Des récits d’expérience ont été construits à la suite d’entrevues semi-dirigées menées auprès d’acteurs clés de la communauté. Il s’agit de dix-sept Innus qui ont été ou sont actuellement engagés dans des activités de guérison ayant cours sur le territoire[2] ou qui possèdent une connaissance approfondie de la vie sur le territoire et de son potentiel de guérison. Dans cette recherche, les participants ont été invités à raconter leur expérience sur le territoire. Il s’agissait d’explorer avec eux en quoi la fréquentation du territoire contribue à leur mieux-être et à celui des membres de la communauté. Nous avons également puisé dans les récits réalisés dans le cadre de trois autres projets de recherche menés au sein de la communauté, lorsque ceux-ci abordent le sujet de la guérison et du territoire[3].
La guérison autochtone et le territoire : mise en contexte
Depuis quelques décennies, le mouvement autochtone de lutte pour l’autodétermination et l’affirmation identitaire a donné lieu à l’émergence d’un mouvement de guérison autochtone, qui propose des processus de guérison visant à rétablir l’équilibre et les liens sociaux brisés par la colonisation et les politiques d’assimilation (Audet 2012 ; Clément 2007 ; Jaccoud 1999 ; Waldram 2008). Comme l’indique Audet (2012 : 11-12),
[d]ans les communautés autochtones du Québec et du Canada, la guérison est considérée comme un processus holistique qui met en jeu toute la communauté et non seulement l’individu […]. Elle vise une collectivité saine. Elle peut être apparentée à un processus de développement communautaire qui doit se faire de façon autonome par les Autochtones eux-mêmes dans une optique de décolonisation. C’est un processus global qui vise à réparer les blessures infligées par la colonisation, la subordination gouvernementale et le désordre interne qui en résulte.
Ainsi, la guérison autochtone ne doit pas être comprise au sens biomédical du terme, ou restreinte à sa dimension physique et psychologique. La guérison est autant individuelle, familiale, que communautaire et elle suppose qu’un mal physique ou émotionnel donné est l’expression individualisée d’un déséquilibre plus profond qui touche le tissu social et l’ensemble de la collectivité. En contexte autochtone, le concept de guérison, comme celui de santé, est ainsi profondément politique et participe aux discours de résistance des peuples autochtones.
Cela dit, il n’y a pas de définition unique de la guérison et de la santé. Le sens de ces concepts varie selon les communautés, les groupes culturels et les registres linguistiques (Clément 2007 ; Jaccoud 1999). Comme le souligne Beaulieu, « [ce] qui ressort d’emblée des différents textes cherchant à définir la guérison autochtone, c’est le caractère diversifié de ses expressions, la multiplicité de ses objectifs, l’étendue de ses ramifications et la complexité de ses dynamiques d’interrelations » (Beaulieu 2012 : 26). En contexte algonquien, des auteurs cernent des conceptions de la santé et de la guérison qui sont liées au territoire, un lieu où les Autochtones se sentent bien et vivants[4], mais aussi où il est possible d’affirmer son identité et de s’opposer à l’appropriation du territoire par les non-autochtones (Adelson 2000 ; Audet 2012 ; Beaulieu 2012 ; Wilson 2003). Plus spécifiquement, en contexte innu, les individus se « considèrent ontologiquement liés au territoire, au monde dans et avec lequel ils évoluent et aux différents êtres qui l’habitent » (Audet 2012 : 12-13). Ainsi, la santé des Innus, ou plus justement le sentiment de « bien-être », comporte une dimension relationnelle importante. Selon Mailhot et Vincent (1980 : 65), au fil des discours des Innus,
se tisse la preuve d’un lien intime avec le territoire. Il ne s’agit pas de n’importe quelle terre où l’on se perdrait facilement, dont on n’aurait pas nommé chaque lieu, où l’on n’aurait jamais marché ni peiné, que l’on n’aurait pas entourée d’infiniment de respect et qui ne serait pas empreinte de souvenirs. Il s’agit de son territoire, de celui de son groupe ou de la terre indienne, celle que les ancêtres ont parcourue dans tous les sens, y laissant l’empreinte de leurs pas et l’écho de leur voix, celle qu’ils ont nommée pour leurs descendants et qu’ils leur ont appris à connaître, à préserver, celle qu’ils ont marquée de leur culture et dont la culture est encore marquée. Lien très fort, que nul autre peut revendiquer et qui s’ajoute pour n’en faire qu’un au lien économique et au lien historique.
Le fait que le territoire occupe une place centrale dans les démarches de guérison, en contexte innu ou ailleurs, n’est guère surprenant. En effet, pour les peuples autochtones en contexte nord-américain, l’importance renouvelée du territoire pour l’identité, la culture et l’autodétermination a été amplement documentée et confirmée (Gentelet, Bissonnette et Rocher 2005 ; Lacasse 2004 ; Mailhot et Vincent 1980 ; Vincent 2009 ; Waldram 2008).
Au Québec, différents projets de guérison sur le territoire, notamment en contexte cris, atikamekw et innu, ont fait l’objet d’écrits scientifiques (Beaulieu 2012 ; Clément 2007 ; Degnen 1996 ; Nui 2000 ; Roué 2006 ; Saint-Arnaud et Bélanger 2005 ; Samson 2001, 2008 ; Tanner 2009). Toutefois, peu de travaux s’intéressent spécifiquement aux discours des Autochtones sur la place qu’occupe le territoire dans leur vie et au potentiel de guérison qu’il recèle, du moins dans le champ du travail social. Or, mieux comprendre ce potentiel permettrait la reconnaissance, la légitimité et le déploiement de programmes d’intervention sociale culturellement sécuritaires et plus conformes aux approches autochtones en travail social. Comme nous l’avons déjà démontré, dans de telles approches l’individu n’est jamais considéré comme une entité séparée du territoire et celui-ci occupe une place déterminante dans le processus d’intervention (Guay 2017 ; Hart 2002) Malheureusement, à l’heure actuelle, les activités sur le territoire, qu’elles soient intégrées ou non aux services sociaux offerts au sein des communautés autochtones, sont généralement méconnues ou sont considérées comme de simples activités préventives, sans que leur potentiel de guérison soit reconnu par les intervenants sociaux allochtones et sans qu’elles soient considérées comme des modèles d’intervention psychosociale légitimes.
Le territoire qui nous définit
Les Innus sont traditionnellement un peuple nomade, occupant et parcourant de grandes distances sur un vaste territoire qu’ils nomment le Nitassinan, ou « notre terre » en innu-aimun. S’ils vivent aujourd’hui au sein de onze communautés réparties au Québec et au Labrador, leur organisation sociale était autrefois basée sur des bandes locales occupant différents bassins de rivières. Ces bandes étaient à leur tour souvent subdivisées en groupes de chasse, qui parcouraient le territoire durant l’hiver à la recherche de gibier (Mailhot 1993). Ce n’est qu’à la fin du printemps que ces groupes de chasse se réunissaient, à l’embouchure d’une rivière ou sur les rives d’un grand lac, pour de courtes retrouvailles estivales et la préparation d’une nouvelle remontée sur les territoires (Savard 2004). À l’époque, les Innus organisent leurs déplacements au rythme des saisons et en fonction de la disponibilité cyclique des ressources. Cela signifie entre autres de suivre les déplacements du caribou, leur principale source de nourriture. Avec l’arrivée des Européens et la colonisation de la Côte-Nord, les modes d’occupation du territoire des Innus sont marqués par une sédentarisation progressive. Cela dit, à Uashat mak Mani-utenam, vivre au sein d’une réserve est une réalité assez récente et, par conséquent, le fait d’occuper le territoire et de vivre de ses ressources n’est pas si lointain (Charest 2001 ; Gentelet, Bissonnette et Rocher 2005). En effet, la sédentarisation s’est faite progressivement au tournant du xxe siècle mais s’est surtout concrétisée au début des années 1950 avec, entre autres, la création de la réserve de Mani-utenam en 1949, l’ouverture du pensionnat indien en 1952 et les nouvelles opportunités de travail salarié dans l’industrie minière[5] (Gentelet, Bissonnette et Rocher 2005). Ainsi, avant le début des années 50, la plupart des Innus vivent encore une bonne partie de l’année sur leurs territoires de chasse.
Le territoire demeure donc une dimension importante de la réalité contemporaine des Innus d’Uashat mak Mani-utenam. Dans bien des cas, le territoire est au coeur du parcours de vie des individus, sinon des histoires familiales et communautaires qui ont forgé l’identité des Innus que nous avons rencontrés. En effet, certains sont nés sur le territoire alors que d’autres y ont vécu dans leur jeunesse ou une partie de leur vie et y ont ancré leurs premiers souvenirs. D’autres encore ont un parent ou un grand-parent qui y est né et y a vécu une partie importante de sa vie :
Je suis natif d’un lac dans le bois. Il est inscrit sur mon baptistère : « Né dans le Grand bois ». Sur mon passeport, il est écrit la même chose. Dans ce temps-là, ça voulait dire que tu étais né dans la forêt. Chez nous, nous étions treize enfants, et onze d’entre nous sont nés dans le bois […] c’est là que je suis né et j’y ai habité jusqu’à l’âge de 8 ans, au moment où j’ai commencé l’école.
Luc, un aîné
Je dis souvent à ma mère que le premier souvenir que j’ai sur le territoire, c’est le ciel et un bord de tente en hiver. Elle me répond : « Oui, tu étais bébé et je te traînais en traîneau. » Quand tu traînes un bébé en traîneau, tu l’assois à côté de la tente ou tu l’allonges sur le traîneau et tu le tires. Dans un traîneau sur le lac, que vois-tu ? Juste le ciel. Mes premiers souvenirs viennent des saisons.
Tshiuetin
Mon arrière-grand-père est né là et c’est là qu’il a vécu. Ma mère est née sur ce territoire en 1950 et elle était l’aînée de la famille.
Ken
La plupart des Innus connaissent des histoires des membres de leur famille qui ont vécu sur le territoire. C’est le cas de Kateri qui raconte que ses grands-parents ont vécu dans le bois, de la chasse et de la pêche. De la même manière, une aînée de la communauté explique que chaque automne ses grands-parents partaient dans le bois et séjournaient à l’intérieur des terres une bonne partie de l’année à la recherche de gibier.
Le territoire fait toujours partie du quotidien de plusieurs Innus, du moins ceux que nous avons rencontrés. Ils le fréquentent régulièrement. Ils s’y rendent pour différentes raisons (chasser ou s’y ressourcer), pour diverses périodes de temps (des fins de semaine ou des mois durant) et selon les saisons (le printemps pour la chasse à l’outarde, ou l’automne pour le gros gibier, par exemple). Une aînée de la communauté, explique : « Je vais encore dans le bois. Il y a toujours des personnes qui viennent avec nous dans le bois, j’aime ça. Mon mari et moi avons toujours fait ça […] ».
Certes, ce ne sont pas tous les Innus qui fréquentent de manière assidue le territoire, et les jeunes sont parmi ceux et celles qui ont le moins de contact avec celui-ci. Toutefois, selon certains participants à l’étude, le contexte actuel en est un de changement. À la suite d’une période sombre marquée par les pensionnats et une certaine coupure entre les Innus et leur territoire, ils sont de plus en plus nombreux à réaffirmer leur lien au territoire. Conscients de l’importance de maintenir la culture vivante, de nombreux participants disent amener leurs enfants et petits-enfants dans le bois pour leur enseigner la vie en forêt. Une aînée parle même d’un regain chez la jeune génération qui souhaite maintenir en vie le lien des Innus au territoire :
Depuis quelques années, il y a un regain chez nos jeunes. Ils retournent dans le bois, vont à la chasse à l’outarde, au caribou. Ils vont passer quinze jours durant l’été. Ça ne se faisait plus, parce que les enfants étaient tout le temps dans les écoles, dans les pensionnats. Seulement les parents y allaient. Maintenant, il y a un regain partout, pas seulement dans les deux réserves, dans la Basse-Côte-Nord aussi. Le monde s’en va. Ils prennent un avion et ils emmènent des enfants dans le bois, des étudiants, pour leur montrer comment on vit dans le bois. C’est merveilleux ça.
Une aînée
Ce qui est certain, c’est qu’au-delà du discours nostalgique que les Innus peuvent entretenir à l’endroit du territoire (Beaulieu 2012 ; Degnen 1996), les Innus rencontrés dans le cadre de notre étude ont un lien au territoire qui est encore bien vivant et très solide. Dans les faits, le territoire est au coeur de l’identité individuelle et collective des Innus. Le discours des participants témoigne de leur attachement au territoire, sinon du lien profond – voire viscéral ou filial – qui les unit à celui-ci. Les extraits suivants en témoignent :
Quand c’est le temps de la chasse au printemps, c’est une vraie maladie. Nous avons ça dans le sang. Il faut qu’on aille dans le bois… absolument.
Une aînée
Mes parents nous ont éduqués dans la forêt. Ils nous y amenaient à n’importe quelle saison. On manquait l’école et on allait en forêt. Ce qu’on y faisait dépendait de la chasse : l’été, c’était le caribou, les vacances ; le printemps, c’était les outardes, la construction d’un chalet. On y ramassait aussi des bleuets et des graines rouges. C’était important. Maintenant, j’ai ça dans le sang.
Une mère – famille d’accueil
C’est important d’aller sur le territoire. Ça coule dans mes veines. Une fois que tu l’as vu, tu l’as dans la tête. Ça reste. […] Mais le nôtre est tellement grand qu’avant d’avoir ce sentiment de lui appartenir et qu’il t’appartienne, avant de compléter ce cercle, ça peut être plus long. Tu as tellement voyagé dedans que tu vis avec. À partir de là, tu te sens en paix avec toi-même et avec le territoire.
Tshiuetin
Si la fréquentation du territoire demeure si importante pour les Innus, c’est que celle-ci permet un retour aux sources, à leurs racines et à leur identité. À un point tel que le lien entre identité et territoire est présenté de façon explicite dans une grande majorité des témoignages. Comme le disent si bien ces participants :
Tu retournes à ta propre identité […] Ma motivation pour aller en territoire est que je me sens retourner aux sources.
Une aînée
[Le territoire c’est] notre culture, c’est nos racines.
Un étudiant en techniques d’éducation spécialisée
Le territoire fait partie de l’identité innue.
Shipiss
C’est dans le bois que tu vois ton identité.
Kathleen
Le territoire, ça représente mon identité.
Josée
Tshiuetin, quant à lui, pousse la réflexion un peu plus loin en précisant :
Quand tu vas là-bas […] tu es chez vous. […] ce n’est pas se dire : Je m’en vais ailleurs, je m’en vais à l’extérieur pour m’éloigner de la maison, pour mieux revenir. Non ! Tu t’en vas chez vous pour te sentir ailleurs. […] On sort de la réserve pour aller à la maison.
Ce type de propos n’est pas propre aux Innus d’Uashat mak Mani-utenam. Plusieurs auteurs qui ont écrit sur le sujet ont fait des constats similaires (Degnen 1996 ; Roué 2006 ; Samson 2001 ; Samson et Pretty 2006). Par exemple, Roué (2006), à propos de jeunes Cris, explique que, lorsqu’ils se rendent sur le territoire, ils ne vont pas en milieu « sauvage », comme le ferait un allochtone, mais plutôt dans leur milieu d’origine. Là, « ils sont à la recherche de leur propre culture, de leur lien au territoire et à l’environnement que les récents bouleversements de la société ne leur ont pas permis d’acquérir » (ibid. : 23).
L’analyse du discours des participants laisse entendre que l’occupation continue et contemporaine du territoire témoigne d’une résilience qui a permis aux Innus de maintenir un attachement profond au territoire et une certaine mobilité, malgré le processus de sédentarisation déjà très avancé. Certes, le rapport au territoire se modifie et les Innus n’y vivent plus de la même manière que leurs ancêtres. Il n’en demeure pas moins que l’esprit du territoire et ce qu’il a à offrir sur le plan identitaire et culturel sont encore bien ancrés dans le quotidien de plusieurs Innus, jeunes ou moins jeunes. Comme l’a démontré Vincent (2009 : 267), « [s]i, de par leur ancrage dans le territoire, les Aînés pouvaient affirmer tranquillement leur identité, on décèle dans les dires des plus jeunes une sorte d’urgence et l’espoir que le territoire les aidera à ne pas devenir Blancs ». Il est d’ailleurs considéré comme le lieu par excellence pour la revitalisation culturelle et pour stimuler la fierté identitaire au sein de la communauté. Comme l’expliquent ces participants :
L’enjeu de notre société est l’identité. On peut amener notre langue partout avec nous, mais pas nos pratiques. Je ne peux pas apporter mon canot ici dans le bureau.
Une mère
[…] le principal défi en fait, c’est le défi d’un peu tout le monde ; c’est de maintenir notre identité.
Ken
Ainsi, le thème de la fierté identitaire revient régulièrement dans le discours de ceux et celles qui ont organisé ou participé à des séjours sur le territoire :
Ainsi, se ressourcer en forêt faisait découvrir à ces femmes ce qu’il y avait de beau dans leur culture en plus d’éprouver la fierté d’être Innues en leur laissant entrevoir ce qu’elles auraient à gagner à se raccrocher à ces traditions.
Danielle
On voit le chemin, le paysage, la liberté, la profondeur du tracé aussi. C’est creux parfois dans les portages. Il y a de la mousse qui a poussé, mais tu vois encore la trace qui est creusée. Ça donne un goût de fierté de voir les traces encore visibles de nos ancêtres. Les derniers portages datent de cinquante ou soixante ans et ils sont encore là.
Ken
Si le thème de la fierté identitaire est si central dans le discours des Innus, c’est qu’il représente la pierre angulaire des démarches de guérison en contexte autochtone. D’ailleurs, ce participant l’explique très bien : « Partout au Canada, les communautés autochtones tentent de se guérir. Pendant cette phase, il faut se réapproprier notre culture pour renforcer notre identité. » Des intervenants sociaux innus de la communauté rencontrés dans le cadre d’une autre étude (Guay 2017) ont également fait ressortir l’importance de redonner aux jeunes et aux familles le sentiment de fierté identitaire :
Je pense que, comme intervenant, l’important, ce n’est pas d’essayer de changer les choses, ou même de changer la loi, mais de remettre le pouvoir aux parents, de leur permettre de retrouver un sentiment de fierté. […] C’est sûr que, si j’avais le pouvoir de faire quelque chose, je leur donnerais cette fierté-là. La fierté de leur culture, de leurs racines.
Marius, cité dans Guay 2017 : 119
Dans les faits, retrouver la fierté identitaire est compris par ces intervenants comme un passage obligé pour faire face au malaise identitaire qui sévit dans leur communauté et qui affecte plus particulièrement la jeune génération. Dans ce contexte, le territoire devient le lieu privilégié pour amorcer une démarche de guérison (Beaulieu 2012 ; Guay 2017). Comme le précisent certains participants :
Plusieurs jeunes ont vécu ou vont vivre une crise d’identité à un moment de leur vie. Ils vont se poser des questions : Qui suis-je en tant qu’Innu ? Comment puis-je aider ma communauté ? Quand tu te poses toutes ces questions, ça aide de se retrouver seul dans le bois pour se ressourcer. La culture s’acquiert dans la forêt. Il faut trouver une façon de faire sortir les jeunes, mais pas au mois de juillet. Personne ne va dans le bois en plein mois de juillet. C’est important de savoir d’où nous venons, comment nous vivions, comment nous chassions pour manger, et toutes les choses que nous faisions dans le bois.
Un étudiant en techniques d’éducation spécialisée
Ça c’est mon rêve : de voir la prochaine génération monter dans le bois. Vous avez beau faire toutes les thérapies qui existent, mais si vous ne trouvez pas votre identité, si vous ne montez pas dans le bois, vous ne pourrez jamais avancer dans votre vie.
Un aîné
À cet égard, plusieurs des initiatives qui consistent à séjourner sur le territoire pour apprendre le mode de vie traditionnel innu visent particulièrement les jeunes Innus ou les familles. La plupart des Innus que nous avons rencontrés et qui ont participé à ces initiatives ont témoigné de l’impact de celles-ci sur leur propre cheminement identitaire. Ce fut le cas d’un participant, pour qui le passage au sein du Nutshimiu Atesseun a été un moment important pour apprendre sur lui-même et trouver un sens à son identité. Comme le précisent ces autres participants :
Le fait de passer du temps sur le territoire m’a beaucoup aidée dans ma quête d’identité. Je me sens bien dans la forêt. Reconnectée.
Shipiss
Ce stage m’a apporté la fierté d’être Innu et d’avoir appris ma culture. Ça valorise et, en même temps, c’est peut-être ce qui manquait dans ma vie.
Mike
Bref, ainsi que l’ont souligné des auteurs comme Vincent (2009), c’est sur le territoire que s’enracinent la culture et l’identité innue. Le territoire est au coeur du parcours de vie de plusieurs Innus, là où s’ancrent les histoires de toutes les familles et de la communauté, tel un patrimoine à préserver et à transmettre. Le territoire est constamment mobilisé par les Innus pour maintenir l’identité vivante, et pour la raviver lorsqu’elle est souffrante ou en crise. Il permet la fierté identitaire, laquelle est centrale à la guérison en contexte autochtone. Cela confirme les nombreux constats selon lesquels l’affirmation ou la réaffirmation du lien au territoire s’articule en opposition à une histoire coloniale marquée par la dépossession territoriale et une brisure sur le plan identitaire (Adelson 2000 ; Beaulieu 2012 ; Clément 2007 ; Degnen 1996).
Le territoire qui nous relie
Les Innus fréquentent le territoire en toutes sortes d’occasions. Nous l’avons dit, certains s’y rendent pour se ressourcer ou pratiquer les activités traditionnelles liées au territoire, telles que la chasse, le piégeage, la pêche ou la cueillette des petits fruits, alors que d’autres s’y rendent dans le but bien précis d’enseigner ces activités à leurs enfants. Dans bien des cas, ils s’y rendent en famille ou avec des personnes de toutes les générations, si bien que les séjours sur le territoire ont des effets qu’ils considèrent comme étant bénéfiques sur leurs relations personnelles, familiales et intergénérationnelles. À cet égard, plusieurs participants insistent sur le fait que le territoire favorise l’établissement de relations familiales plus saines et une meilleure communication entre les membres de la famille. En effet, en comparaison avec la ville ou la communauté, le fait d’être dans le bois leur permet de se retrouver plus facilement en famille, d’être plus présents les uns pour les autres. Les échanges y sont plus faciles, plus naturels et plus authentiques :
En forêt, j’étais bien. J’aimais le fait que c’était […] un lieu de rencontre familiale où tout le monde était disponible pour tout le monde. Nous n’avions pas d’autres distractions ni de problèmes. […] Ce que j’aime, c’est la présence. Nous y sommes allés pendant la semaine de relâche et je suis plus présente envers mes enfants tout comme mon conjoint l’est davantage envers moi et moi envers lui.
Une mère
C’est [sur le territoire] que ça se passe le plus. Tu sens si ta famille est proche. Tu es plus proche de tes enfants, on peut se parler, on peut dire ce qu’on ressent.
Une aînée
Lorsque tu rencontres quelqu’un dans le bois, tu tisses avec cette personne des liens plus authentiques. Tu parles à des gens à qui tu ne parles pas beaucoup d’habitude. Il n’y a aucune barrière. Les échanges sont différents, plus naturels.
Une intervenante de première ligne
J’essaie d’emmener mes enfants en territoire. Le fait d’être là-bas me permet d’être plus présente auprès de mes proches.
Une intervenante de première ligne
Une des raisons pour lesquelles il est plus facile d’établir de meilleures relations, c’est qu’il règne dans le bois une tranquillité qui contraste avec l’atmosphère de la communauté, que l’on décrit comme étant plus stressante et fatigante. Les adultes et les jeunes y seraient alors plus calmes et moins distraits par les différentes technologies (cellulaires, jeux vidéo, etc.).
En ville, nous travaillons et nous sommes stressés. Quand mon conjoint et ma fille partent dans le Nord, ils reviennent zen. Ils reviennent avec une quiétude ! Ils sont apaisants. Les petites balades dans le bois aident aussi, mais aller dans le Nord, c’est plus revitalisant pour notre famille.
Shipiss
Quand on monte dans le bois, on se sent enveloppés d’un sentiment de calme… Pas de télé, pas de jeu vidéo… C’est propice à la discussion avec les enfants. Ça nous permet d’avoir des échanges qui valent tout l’or du monde.
Une mère – famille d’accueil
Je me considère chanceuse d’avoir de bons enfants, mais je prends aussi une partie du crédit : c’est parce que j’ai élevé mes enfants dans le bois qu’ils sont ainsi. Nous avons eu du temps de qualité ensemble. Il n’y a rien dans le bois, alors qu’en ville, tout est là pour nous distraire et séparer les familles.
Annie
En somme, l’établissement de relations plus authentiques sur le territoire s’expliquerait par l’absence de stress que plusieurs disent ressentir au sein de la communauté, mais aussi par un certain état d’esprit que l’on retrouve seulement en étant en contact avec la nature. Cela dit, les propos de certains participants laissent aussi entrevoir une autre explication. Le territoire serait un lieu plus propice à l’expression de certaines valeurs innues, notamment celles du partage, de l’entraide et du respect, qui contribueraient également à l’expression de relations familiales et communautaires plus authentiques.
Ici, dans la communauté, tu te fais ton petit repas pour toi. Là-bas, tu vas faire une grosse bannique pour tout le monde. Il faut la faire assez grosse et assez bonne. Tu vas être tellement content de la partager, en plus ! Il y a des gestes qui sont posés qui font qu’ils t’apprennent à partager. Le partage, c’est une forme de respect. C’est donc très important. […] Il y a des gestes qu’ici, dans la communauté, on ne pose plus. La forêt nous rappelle ces gestes importants. Il y a une valeur qui est véhiculée au travers du territoire.
Réginald
Dans la forêt, tout le monde fait sa part, tout le monde met la main à la pâte : l’un va à la chasse au gibier, l’autre met des collets à lièvre, l’autre va pêcher. Chacun sait quoi faire.
Un intervenant en réadaptation
Je pense que l’écoute, ça vient du territoire […]. Le respect aussi, c’est au territoire que je le dois. En premier de tout, vient le respect du territoire. […] C’est sûr, au début, comme chaque adolescent, tu as envie de tuer tout ce qui bouge pour te prouver à toi-même que tu es un bon chasseur, mais avec le temps, tu finis par comprendre que la vie, c’est le respect, et tu laisses les choses comme elles sont. Tu comprends aussi qu’elles ont le droit de vivre leur vie à elles. Le respect, je l’ai appris en forêt. Ce n’est pas seulement respecter l’autre, écouter, respecter son rang ou respecter son âge ; c’est respecter sa vie. Respecter la vie de l’autre.
Tshiuetin
Enfin, le territoire est également considéré comme le lieu par excellence pour l’éducation des enfants et pour la transmission culturelle. Au centre de ces processus se trouve le lien qui unit principalement les aînés et les jeunes. Plusieurs Innus rencontrés dans cette étude nous ont parlé du rôle des aînés, de leur importance dans la gestion des conflits (Danielle), du respect envers eux et de l’éducation qu’ils ont reçue de leurs grands-parents (une participante). Mais par-dessus tout, les Innus font état des histoires, des leçons de vie, des valeurs, des savoirs liés au territoire que les aînés transmettent plus facilement en étant sur le territoire (Danielle). En effet, les aînés sont la mémoire incarnée des Innus. Ils connaissent les histoires ancrées dans le territoire et celle de chaque lieu, de chaque famille.
Ici, [ma grand-mère] ne parle pas beaucoup, mais dans le bois, elle s’exprime davantage. Une fois, nous sommes allés sur les lieux de sa naissance, et toute la nuit elle nous a raconté tout ce qui lui venait à l’esprit, elle n’arrêtait pas. Elle nous disait : « Vous m’écoutez encore ? ! – Oui ! » Personne ne dormait ! C’était beau. Nous étions captivés. Elle décrivait le mode de vie à cet endroit, elle racontait l’histoire de chaque famille qui y avait habité. Elle décrivait les changements du paysage.
Kateri
Je communique beaucoup avec les aînés et j’apprends beaucoup d’eux. Ils me racontent des histoires et c’est à partir de ces histoires-là que je progresse dans la vie.
Marie
Aller sur le territoire, c’est une manière de jaser et de partager. Les personnes âgées parlent aux plus jeunes. C’est un milieu qui permet la transmission de messages, de leçons de vie. Les valeurs se transmettent plus facilement dans la forêt à écouter les aînés. On y apprend le respect des choses de la vie.
Un intervenant en réadaptation
Il y a beaucoup de souvenirs intenses et ceux qui le [territoire] fréquentent aiment tellement les partager. Ce sont donc de beaux cadeaux qu’il m’a été donné d’avoir.
Danielle
Dès que nous arrêtions à un certain endroit pour prendre une pause et manger, mon oncle disait : « Regarde, cet endroit-ci est fréquenté par la famille Ambroise. » Très bien, nous continuions puis nous nous installions à tel autre endroit. « Bon, cet endroit-ci, c’est telle autre famille qui le fréquentait. Tel aîné est décédé là. Il y a des sépultures par là-bas. » Mon oncle m’enseignait ce qu’il savait sur le territoire […].
Ken
Ce processus de transmission des savoirs est bénéfique, non seulement pour les jeunes et leur identité en tant qu’Innus, mais aussi collectivement. Il permet de tisser ou de retisser les liens intergénérationnels, malmenés par les années de politiques assimilationnistes mais combien essentiels à la vie des familles autochtones et à leur démarche de guérison (Audet 2012 ; Beaulieu 2012 ; Jaccoud 1999 ; Saint-Arnaud et Bélanger 2005). D’ailleurs, les intervenants sociaux innus que nous avons rencontrés dans le cadre d’une autre étude insistent sur l’importance de revaloriser les liens familiaux et communautaires pour faire face aux nombreuses problématiques sociales auxquelles ils sont confrontés au sein de la communauté (Guay 2017).
L’importance des liens intergénérationnels s’explique en grande partie par le fait que le mode de vie des familles innues, comme la plupart des familles algonquiennes, se fonde sur une structure de parenté complexe animée par des valeurs d’entraide et de respect, lesquelles dictent un ensemble d’obligations et de responsabilités entre les membres de la famille élargie, notamment les grands-parents envers les petits-enfants (Guay, Grammond et Delisle L’Heureux 2018 ; Guay et Grammond 2012). Dans ce contexte, l’éducation des enfants innus est une responsabilité partagée par l’ensemble des membres de la famille. Les grands-parents y jouent un rôle central entre autres dans la transmission culturelle et plus spécifiquement celle de l’histoire innue et des histoires familiales. Comme l’explique un intervenant en réadaptation, ces histoires « font partie de notre identité. Nos ancêtres étaient souvent nomades. Comment vivaient-ils en communauté ? Comment vivait-on au sein de ces familles ? Nous devons connaître les réponses à ces questions ». Ainsi, comme le dit bien cette aînée : « On dirait que les enfants et les aînés ont besoin les uns des autres […]. Pour un grand-papa ou une grand-maman, l’enfant signifie la continuité de soi. Au fond, c’est comme une immortalité. » Josée est sans doute celle qui illustre le mieux en quoi le territoire permet de maintenir en vie les liens intergénérationnels, les histoires familiales et par conséquent l’identité innue.
Le territoire, c’est aussi notre histoire. Si je ne peux plus aller sur mon territoire, alors je n’ai plus d’histoire. Je ne pourrais plus raconter l’histoire de mes parents et de mes grands-parents. Tout va être brisé. Où vais-je aller ? Je ne sais pas. […]. Mon père vient du territoire, son père aussi et maintenant, c’est nous qui y allons. Nos enfants y vont et nos petits-enfants iront aussi. Sinon, il n’y aura plus de transmission de l’histoire. Il n’y aura plus le cercle de « Mon grand-père était là ».
Josée
En somme, le territoire participe à la guérison individuelle et collective des Innus, parce qu’il s’agit d’un lieu propice à l’établissement ou au rétablissement des liens sociaux et familiaux. Ces liens sont fondamentaux, car ils portent en eux la certitude que l’histoire innue et celles des familles innues demeurent toujours bien vivantes. Le territoire porte également en lui la mémoire des ancêtres, les traces physiques des histoires familiales et la capacité inhérente de transmettre les valeurs innues telles que l’entraide, le partage et le respect. Ces histoires et ces valeurs contribuent à renforcer le sentiment de fierté identitaire nécessaire à la guérison individuelle et communautaire.
Le territoire qui nous transforme
Si le territoire permet de tisser ou de retisser les liens familiaux, notamment les liens intergénérationnels, la fréquentation du territoire comporte également des avantages sur le plan du bien-être individuel. Les récits qui en témoignent sont multiples et touchent plusieurs thèmes liés à la guérison : le bien-être, la force, le pouvoir, le ressourcement, la thérapie, la paix et la spiritualité.
Les Innus adorent leur territoire, qu’ils décrivent souvent comme étant empreint de beauté, voire de magie et de spiritualité. À cet égard, Tshiuetin précise que « la spiritualité est un outil de persévérance qui te rend plus fort ». Toutes les histoires, anecdotes, descriptions sont bonnes pour traduire l’amour du territoire. Être sur le territoire est source d’émerveillement, mais aussi de bien-être et de paix, comme l’illustrent bien les extraits suivants :
J’accompagne des groupes sur le territoire surtout parce que je trouve ça extraordinairement beau !
Danielle
Il y a des places qui te reviennent, parce que c’est tellement beau, tellement spécial, qu’elles reviennent naturellement à ton esprit et ça te fait mal. […] Il y a des places dans la forêt, sur le territoire, où tu restes là et tu as tout, simplement tout. C’est fantastique ! Il y a des petits paradis là-bas. […]. Et tu as envie d’y retourner, parce qu’il y a de la magie dans la façon dont c’est fait. [...] Ce sont des affaires qui te font rêver. Je pourrais parler encore longtemps de mon attachement au territoire.
Tshiuetin
C’est merveilleux ce lac-là. Je dis toujours que c’est mon paradis [...] Je peux décrire tout ce qu’il y a dans mon lac.
Une aînée
Moi, ma place est là. Je me sens bien là […]. Puis il y a la nature. C’est beau. Tu es très bien là. Tu ne peux pas demander mieux. Qu’est-ce que tu ressens quand tu es dans le bois ? La paix ! Tu as la paix. Tu n’entends rien. Ça te fait du bien. As-tu déjà été dans le bois ? C’est bon, hein.
Une aînée
Je n’ai pas voyagé tant que ça dans ma vie ou visité énormément d’endroits, mais le sentiment que j’éprouvais à ce moment-là, en compagnie de mon oncle, ma tante et ma soeur sur le territoire transportant toute son histoire… Wow !!! Quel effet paradisiaque incroyable ! C’est sûrement comme ça au paradis !
Ken
Les récits sont ponctués de témoignages intimistes où l’on partage une expérience personnelle avec le territoire, laquelle témoigne souvent d’un sentiment d’« être bien avec soi-même » ou d’« être soi-même » :
Il faut y aller pour comprendre, il faut prendre le train loin, loin, loin. On est loin, mais on est proche de soi-même.
Shipiss
Mon lien avec le territoire n’est pas tant avec la chasse, la pêche et des choses comme ça ; il est plutôt avec moi et le parcours que je fais sur le territoire.
Ken
D’une certaine manière, le territoire est aussi considéré comme un lieu de ressourcement et de répit de la vie en communauté. Par exemple, un parent souligne que ses enfants aiment aller dans le bois « pour se ressourcer ». Luc, un aîné de la communauté, affirme quant à lui que sur le territoire, il oublie « tout ce qui se passe dans la communauté, les petites chicanes, les placotages », et il peut être « bien avec lui-même ».
Le bien-être et le ressourcement sont tels que plusieurs participants nous ont expliqué que « l’Innu dans le bois » n’est pas le même que « l’Innu dans la communauté ». Ce constat rejoint celui de Beaulieu (2012). Certains parlent de parents qui sont différents lorsqu’ils vont en forêt, comme Marie-Andrée, qui dit avoir appris à connaître son père dans le bois : « Je savais qu’une fois rendu dans le bois, il devenait une autre personne. » D’autres admettent qu’eux-mêmes changent lorsqu’ils s’y rendent, tel Rolland qui affirme : « Des fois, je me vois ; je deviens comme mon père, on dirait que je me mets à être malin. Mais, tout de suite, je vais dans le bois et je suis différent. »
Cet état d’âme s’explique en bonne partie par l’atmosphère qui règne dans la forêt. Toutefois, certains précisent que cette différence vient en partie du fait que, dans le bois, les Innus ne consomment peu ou pas. C’est le cas de ce participant, qui explique que ses parents étaient différents lorsqu’ils étaient en forêt :
Quand mes parents étaient dans le bois, je sentais qu’ils étaient heureux parce que, dans la communauté, c’est un peu plus difficile. À cette époque-là, mes parents avaient des problèmes d’alcool et quand ils consommaient, ils devenaient des personnes complètement différentes.
D’ailleurs, plusieurs Innus aux prises avec des problèmes de consommation vont dans le bois pour arrêter de consommer. Certains parlent même du fait que le territoire a provoqué des changements en eux en lien avec leur consommation. Dans les faits, plusieurs des participants n’hésitent pas à dire que le territoire est une source de guérison pour les individus, voire les familles.
Le territoire est là quand on a besoin de guérison, quand on a un problème de consommation ou quoi que ce soit. Moi, j’ai passé du temps en forêt, je crois que ça a guéri presque tout. J’ai eu des maux vraiment forts dans ma tête, des difficultés comme tout le monde. Ce qui m’a aidé, c’est le territoire. Le territoire m’a donné la force de réussir, de guérir par moi-même. Même la paix vis-à-vis de la mort. Je me dis que si le territoire est capable d’aider pour ça, il peut aider pour pas mal tout.
Tshiuetin
Il n’y a pas cinquante voies possibles pour amorcer le processus de guérison et intervenir sur le bien-être de nos communautés. Il y a une constante qui revient tout le temps : « Oh ! J’étais bien dans le bois. »
Parole d’un intervenant de première ligne
C’est magique dans le bois. Tu vas chercher ta force. Tu peux tout faire dans le bois : tu peux pleurer, tu peux crier tant que tu veux, personne ne va te déranger [rire] ! C’est ça. C’est ce que ça prend, des fois, pour se retrouver. En ville, tu ne te sens pas comme tu te sens dans le bois. On dirait que tu as fait une thérapie à chaque fois que tu reviens. Tout le monde te dit que tu as l’air bien : « Bien oui, je suis bien !! » C’est ça ! C’est comme ça !
Une aînée
Dans tous les cas, les Innus considèrent que la fréquentation du territoire a un impact positif sur eux en tant qu’individus et leur procure un bien-être qu’ils ne trouvent pas ailleurs. La manière dont les récits traduisent cet état de fait est bien variée. Si le terme de guérison n’est pas utilisé par tous les Innus que nous avons rencontrés, il n’en demeure pas moins qu’ils témoignent tous et toutes du pouvoir de transformation que recèle le territoire et de son apport bénéfique dans leur vie, dans celle de leur famille et de leur communauté.
Des constats similaires ressortent des études portant sur l’utilisation thérapeutique du territoire en contexte algonquien. En effet, on y constate que le fait de fréquenter le territoire comporte une dimension méditative, de même qu’un grand pouvoir d’introspection, de prise de contact avec soi-même et avec la nature (Beaulieu 2012 ; Nui 2000). Plusieurs de ces études posent le territoire comme un lieu de guérison du seul fait que de s’y rendre équivaut à sortir de cet espace qu’est la communauté (Beaulieu 2012 ; Degnen 1996 ; Roué 2006 ; Samson 2001 ; Penashue 1999 ; Nui 2000 ; Tanner 2009). De fait, les études situent les pratiques de guérison sur le territoire dans le contexte où la sédentarisation forcée est une des causes principales (sinon la cause principale) des souffrances sociales profondes que l’on peut observer au sein des communautés. C’est le cas de Degnen (1996) qui, dans son étude sur la guérison communautaire à Sheshatshit, positionne d’emblée le contraste entre la vie « en communauté » et la vie dans nutshimit (in the country) et explique que les Innus soulignent
l’importance d’être sur le territoire, mais aussi la difficulté d’échapper à la communauté ; mettent l’emphase sur comment la vie est différente quand on est loin de la communauté ; comment les individus ont toujours quelque chose à faire quand ils sont dans le territoire ; comment l’alcool n’est plus important pour les individus quand ils sont dans le territoire.
ibid : 4, notre trad.
Tout comme Degnen, Samson (2001) constate que le fait de s’enivrer relève de la vie en communauté et se produit rarement sur le territoire. Selon lui, l’alcoolisme n’est pas seulement un phénomène de communauté dont la cause principale est la sédentarisation forcée ; c’est aussi un symptôme du fait que les Innus n’acceptent pas leurs conditions actuelles, qu’ils s’opposent à l’assimilation et à la collaboration avec l’idéologie du progrès et de la « prise en charge ». Un constat similaire est fait par Pronovost (2009), qui cerne la sous-culture de l’alcoolisme comme une forme de résistance, dans laquelle il y a non-adhésion aux prescriptions des milieux de la santé. Bref, lorsque la « communauté » comme espace de vie imposé est problématisée, le retour sur le territoire devient un lieu évident de guérison. Dans ce contexte, on comprend bien la raison pour laquelle les intervenants sociaux innus encouragent le plus possible les jeunes et leur famille à participer à des séjours sur le territoire :
[Si un jeune] a la possibilité d’aller dans le bois, pour quelques semaines, voire quelques mois, avec ses parents ou s’il accepte de participer à un projet en lien avec le bois, je pense qu’on a le devoir d’adapter l’ordonnance en conséquence. […] Il y a toujours une possibilité d’envoyer des jeunes dans le bois et je pense que c’est le genre de projet qu’on devrait relancer.
Marius, cité dans Guay 2017 : 119
C’est sûr que quand il y a des programmes particuliers qui sont en lien avec la culture, je vais essayer, dans la mesure du possible, de les embarquer. Par exemple, à un moment donné, l’école a emmené des jeunes dans le bois pendant un mois. Si j’ai des jeunes qui peuvent être interpellés par de tels projets, je vais les inciter à participer.
Jade, citée dans Guay 2017 : 119-120
Malheureusement, à l’heure actuelle, l’accès à de tels programmes demeure limité au sein des services sociaux de la communauté, notamment à cause du manque de financement. Pourtant, les séjours en forêt ou sur un site communautaire ou familial sont des activités bénéfiques parce qu’elles encouragent la collaboration des parents et des jeunes au processus d’intervention de façon respectueuse et culturellement sécurisante (Fournier 2016 ; Guay 2017 ; Guay et Ellington 2018).
Conclusion
Le territoire occupe une place centrale dans la vie contemporaine des Innus. C’est du moins ce qui ressort des témoignages que nous ont livrés plusieurs des Innus de la communauté d’Uashat mak Mani-utenam. Dans les faits, fréquenter le territoire équivaut à un retour aux sources, à leurs racines, à leur culture et à leur identité. La fréquentation du territoire implique de sortir de la communauté et permet de prendre un recul par rapport à celle-ci, que l’on considère souvent comme étant stressante, voire aliénante. Le seul fait de se retrouver sur le territoire permet aux Innus d’échapper au stress de la vie en communauté, d’établir des liens sociaux et familiaux plus harmonieux et sincères, de comprendre le sens des valeurs innues et de les vivre au quotidien dans un environnement apaisant et authentique. Le territoire offre aussi une occasion unique pour les Innus de prendre contact avec eux-mêmes, voire de faire la paix avec leur identité, si celle-ci est ou a été malmenée. La plupart des Innus rencontrés dans le cadre de cette étude ont un rapport intime avec le territoire ou considèrent important de maintenir et de renforcer ce lien. Pour plusieurs, le territoire est synonyme de paix, de magie, de ressourcement et de guérison. Bon nombre d’entre eux vont sur le territoire précisément pour soigner leurs relations, qu’elles soient familiales, intergénérationnelles ou autres. Bref, le potentiel de guérison du territoire gagnerait à être mieux connu et reconnu par les intervenants sociaux et par les décideurs allochtones. Une telle reconnaissance permettrait de repenser nos modes d’intervention, par exemple en protection de la jeunesse, en permettant une approche moins intrusive et plus conforme aux valeurs des peuples autochtones. Une telle approche a le mérite d’assurer une plus grande sécurisation culturelle (Guay et Ellington 2018) et le potentiel de renouveler les fondements de la pratique du travail social en contexte autochtone.
Parties annexes
Notes biographiques
Christiane Guay, Ph.D. en sciences sociales appliquées (Université du Québec en Outaouais, 2010), est travailleuse sociale et professeure agrégée au département de travail social de l’Université du Québec en Outaouais. Ses travaux de recherche actuels portent sur le renouvellement des pratiques d’intervention sociale en contexte autochtone, et plus spécifiquement sur la reconnaissance et la valorisation des savoirs et des pratiques culturelles des Autochtones. Auteure de plusieurs articles, elle a également publié Le savoir autochtone dans tous ses états : regards sur la pratique singulière des intervenants sociaux innus d’Uashat mak Mani-Utenam (Presses de l’Université du Québec, 2017).
Catherine Delisle L’Heureux possède une maîtrise en anthropologie de l’Université de Montréal. Depuis 2014, elle travaille comme professionnelle de recherche à l’Université du Québec en Outaouais au sein des projets de recherche menés par la professeure Christiane Guay en collaboration avec le Centre Uauitshitun. Son mémoire de maîtrise porte sur l’engagement des femmes innues face à l’exploitation minière dans le contexte d’Uashat mak Mani-Utenam et de Matimekush–Lac John. Son mémoire a été retravaillé et publié aux Presses de l’Université du Québec sous le titre Les voix politiques des femmes innues face à l’exploitation minière (2018).
Notes
-
[1]
Projet de recherche financé par le FRQSC : Le territoire comme source de guérison : les séjours thérapeutiques à Uashat mak Mani-utenam.
-
[2]
Il s’agit principalement des programmes suivants : 1) le programme Nutshimiu Atesseun appelé aussi l’école de la trappe (1982-1994), financé par le Programme d’aide à la création locale d’emploi (PACLE) du gouvernement fédéral – ce programme, qui s’adressait principalement à des jeunes décrocheurs, a été développé dans une perspective d’insertion à l’emploi et visait, à l’origine, à relancer les activités de trappe dans la communauté ; 2) le projet Kupaniesh (2004-2010), financé par la Fondation autochtone de guérison, qui s’adressait principalement à la jeune génération et visait à contrer les effets de la brisure intergénérationnelle occasionnée par les pensionnats autochtones ; 3) les expéditions dans le territoire organisées depuis des années par la psychologue Danielle Descent dans le cadre de sa pratique professionnelle au sein de la communauté ou à titre personnel.
-
[3]
Ces trois projets de recherche ont été dirigés par C. Guay : 1) Pratiques éducatives et de protection de l’enfance : un patrimoine raconté par les Innus d’Uashat Mak Mani-utenam (financé par le CRSH) ; 2) Les pratiques d’adoption coutumière chez les autochtones : la perspective des Innus d’Uashat mak Mani-utenam, mené dans le cadre d’un partenariat de recherche dirigé par Ghislain Otis, uOttawa : État et cultures juridiques autochtone : un droit en quête de légitimité (LÉGITIMUS) [financé par le CRSH] ; 3) La rencontre des savoirs à Uashat mak Mani-utenam : regards des intervenants sociaux innus sur leur pratique (Guay 2017).
-
[4]
Par exemple, Naomi Adelson (2000) souligne l’idée de la non-traductibilité de la notion de « santé » pour les Cris. La notion de « santé » se traduit mieux par l’expression miyupimaatisiiun, signifiant being alive well, ou « être vivant et bien ».
-
[5]
L’ouverture de l’Iron Ore Company à Schefferville et la construction du chemin de fer associé QNSL en 1954.
Ouvrages cités
- ADELSON, Naomi, 2000 : “Being Alive Well” : Health and the Politics of Cree Well-Being. University of Toronto Press, Toronto.
- AUDET, Véronique, 2012 : Innu Nikamu – L’Innu chante : pouvoir des chants, identité et guérison chez les Innus. Presses de l’Université Laval, Québec.
- BEAULIEU, Alexandra, 2012 : « Minuenimun », le sentiment du bien-être : la guérison communautaire chez les Innus d’Unamen Shipu (Basse-Côte-Nord du Québec). Thèse de doctorat, département d’anthropologie, Université Laval, Québec.
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