Résumés
Résumé
L’Affamée (1948) est le deuxième récit que Violette Leduc publie aux éditions Gallimard. Bien qu’il soit dédié à Jacques Guérin, le texte apparaît comme une ode au nom caché de Simone de Beauvoir que l’auteure a aimée comme elle a aimé Jacques Guérin : c’est-à-dire sans retour. Or, L’Affamée ne raconte pas uniquement le renoncement de la narratrice à sa passion pour « Madame », il raconte aussi la passion de la narratrice pour le renoncement, inscrivant le récit non seulement dans la lignée augustinienne de la confession littéraire, mais encore en héritier de la poésie mystique dans la tradition de la théologie négative. Tout en usant de « tact » à l’endroit de la « pudeur » de « Madame », le monologue de L’Affamée devient en soi un moyen de connaissance, le texte donnant accès à une jouissance poétique. Ce sont « les retours de la pudeur », dont l’article analyse le travail auctorial, voire (aucto)biographique (du latin auctor qui signifie « celui qui augmente »).
Abstract
L’Affamée, published by Gallimard in 1948, is Violette Leduc’s second narrative. Although dedicated to Jacques Guérin, the text appears as an ode to the concealed name of Simone de Beauvoir, whom the author loved as she loved Jacques Guérin, that is to say: in vain. L’Affamé, however, does not solely recount the narrator’s renouncement of her passion for “Madame”, it is also about the narrator’s passion for renouncement, placing the text not only in the lineage of literary confession à la Augustine, but also in that of the mystic poem in the tradition of negative theology. While remaining tactful with respect to the “pudeur” of “Madame”, the monologuing itself in L’Affamée is a means of self-knowledge and poetic pleasure. These are the “retours de la pudeur” of which the article analyses the auctorial, not to say (aucto)biographical work (from the Latin auctor, meaning “one that increases”).
Corps de l’article
Écrivaine française de la seconde moitié du xxe siècle, Violette Leduc s’inscrit dans la lignée augustinienne des confessions littéraires[1]. Confesser, écrivent John D. Caputo et Michael J. Scanlon dans l’introduction aux actes du colloque sur Jacques Derrida-Saint Augustin. Des Confessions, « est l’acte non pas d’un auteur autonome, mais d’un sujet assujetti, un acte non pas d’autonomie, mais de renoncement à cette autonomie » (2007 : 22). C’est de cette approche de la confession comme renoncement que L’Affamée peut relever.
Mais L’Affamée ne se réduit pas à un genre littéraire reconnu. Le texte se présente comme un journal[2]. Dans le numéro de juin 1949 des Temps modernes, Yvon Belaval revient sur cette désignation pour l’augmenter et mettre en valeur la vigueur poétique du monologue dans L’Affamée : « Un journal ? Plutôt sa transposition, sa re-création poétique » (Jansiti, 1999 : 213)[3]. La dimension autobiographique du récit est accentuée par sa position dans l’oeuvre de Violette Leduc. Publié chez Gallimard en 1948, L’Affamée vient après L’Asphyxie (1946), récit dans lequel elle relate ses « malheurs d’enfance » (Leduc, 1964 : 399)[4], et avant Ravages, un roman autobiographique édité en 1955, toujours chez Gallimard, qui met en scène le trio passionnel entre Thérèse, Marc et Cécile (Violette, Gabriel et Hermine dans les trois volets de l’autobiographie « assumée »[5]).
Ces trois premiers livres préparent le matériau nécessaire à l’autobiographie en trois volets à laquelle l’auteure travaillera jusqu’à sa mort[6]. Cependant, dans L’Affamée, les noms propres qui permettraient d’identifier le texte comme autobiographique[7] ne sont pas seulement déguisés, ils restent cachés[8].
L’Affamée peut être lu comme une ode au nom caché de Simone de Beauvoir que la narratrice aime sans retour[9]. Dans La Folie en tête, le deuxième volet de l’autobiographie, Violette Leduc parle de « tact » et de « pudeur » - il y va aussi de la modestie d’une jeune auteure (Violette Leduc n’a alors publié qu’un livre) face à une auteure plus confirmée :
Je l’appelais « Elle ». Je me serais pavanée si je l’avais nommée. Elle était tout, je n’étais rien. Maintenant je l’appelle par son nom mais je le soutiens, elle est tout, je ne suis rien. J’ai entrepris mon autobiographie, je dois dire Simone de Beauvoir, ça n’a pas été facile. J’étais attachée à elle dans mon cahier comme je le suis dans la vie : avec trop de discrétion, trop de soumission, trop d’exactitude, trop d’oubli de moi-même. Je la perdrais si je l’encombrais. Mon tact, c’est elle qui me l’inspire. Sa force, sa pudeur, sa rigueur, c’est cela mon effacement.
1970 : 115
L’Affamée ne raconte pas en effet le renoncement à une passion mais la passion d’un renoncement dans toute l’ambivalence de la passion : souffrance et attachement. « À côté d’elle, je meurs de soif, de froid, de faim. Elle est libre, libre. Je me suis liée à elle. Je suis mon affameur » (1948 : 61) avoue la narratrice. La référence à la poésie courtoise de Charles d’Orléans est évidente[10]. Sans retour, c’est-à-dire sans espoir de réciprocité (l’amour de la narratrice pour « Madame » est qualifié par celle-ci de « mirage »), la passion de la narratrice accuse néanmoins les retours de l’énonciation. Elle donne lieu à la passion du nom caché dont elle transporte le secret. Outre la référence à la poésie courtoise, le martyre de la narratrice de L’Affamée renvoie ainsi à la passion des mystiques chrétiens que Violette Leduc aimait à lire :
Je n’ai pas de mémoire visuelle. Je cache mon visage. Pendant que le mien s’enfoncera dans la suie, le sien resplendira. Je ne m’effacerai jamais assez. Je cacherai mon visage dans mes mains. Le sien m’éblouira. Je vois son profil impeccable : c’est un calmant. Je vois ses cheveux. Je vois son auréole de cheveux. Je vois ses paupières. Un peu de fard mauve chante sur ses paupières. Je vois son visage repassé. J’entends ses petits pas pressés. Je vois sa bouche juste. Je vois ses traits intègres. Sa gentillesse inonde mon pauvre visage. Une laide donne dans la gentillesse comme un taureau dans du rouge.
1948 : 14
Entre l’aveu de La Folie en tête et la contrition de la narratrice dans L’Affamée, la « pudeur » que l’auteure évoque suggère la complexité de « l’événement » qui hante L’Affamée, à savoir l’amour impossible que la narratrice voue à « Madame ». L’« effacement » de la narratrice (« Je cache mon visage ») témoigne à son tour d’une « pudeur », et non seulement de la pudeur de l’auteure vis-à-vis de ce qu’elle dit cacher (en l’occurrence le nom de Simone de Beauvoir), mais encore d’une pudeur textuelle, littéraire, auctoriale (du latin auctor qui signifie « celui qui augmente »), qui trahit ce que la narratrice feint d’effacer.
La face cachée de la pudeur
Les deux passages cités plus haut de La Folie en tête et de L’Affamée présentent la pudeur sous un double aspect. Il y a tout d’abord la pudeur de « Madame » que la phrase de La Folie en tête place entre deux substantifs : la « force » et la « rigueur ». Le passage de L’Affamée ajoute les adjectifs « impeccable », « repassé », « juste », « intègres ». La pudeur a ici le sens ancien de « chasteté » et de « respect ». Elle suggère et elle préserve l’inaccessibilité, l’intouchabilité, l’« int[égrité] » de « Madame ». On pense à la « très grande beauté, [aux] atours, la distinction [du] maintien et la noblesse [du] visage » de Dame Raison dans Le Livre de la Cité des Dames de Christine de Pizan (2000 : 40). Cette pudeur oblige au « tact » de la narratrice et elle ouvre sur son « effacement ». Le retrait appelle le retrait. Or, le rapport entre le « Je » de l’énonciation et « Elle » n’est pas, dans L’Affamée, aussi clair que l’auteure de La Folie en tête l’expose – bien que déjà le complément de manière trouble l’explication : « avec trop de discrétion, trop de soumission, trop d’exactitude, trop d’oubli de moi-même ». En modérateur des substantifs « discrétion », « soumission », « exactitude » et « oubli de moi-même », l’adverbe « trop » est mal placé. Sa répétition anaphorique au sein de la phrase grossit un oxymore. La contrition exprimée pèche par excès, ce que le passage cité plus haut de L’Affamée confirme (1948 : 14).
Dans La Fable mystique, Michel de Certeau montre que, chez les mystiques chrétiens,
[le] texte se change en révélations successives de son foyer secret. Il est fait des événements qui servent de métaphores à l’acte poétique lui-même. Inlassablement, il raconte sa propre naissance à partir de ce lieu surprenant, le « je », qui est genèse de la parole, poiesis.
1982 : 245
Dans L’Affamée, la contrition acharnée du sujet de l’énonciation procède à son inscription en défaut : « Je cache mon visage […]. Je ne m’effacerai jamais assez. Je cacherai mon visage avec mes mains ». Plus le texte insiste sur l’effacement du « Je » qui énonce, plus le « Je » résiste, s’inscrivant dans la mémoire non pas « visuelle » mais textuelle et poétique du récit. Le texte travaille en effet ses sonorités : les allitérations sourdes en [p], [k], [t] donnent à entendre plutôt qu’à « voir » : « Je vois son profil impeccable : c’est un calmant. […] Je vois ses paupières. Un peu de fard mauve chante sur ses paupières. Je vois son visage repassé. J’entends ses petits pas pressés ». La « vision » de la narratrice rappelle la « nuit obscure » (Leduc, 1948 : 113) des mystiques chrétiens[11]. Le « Je » de l’énonciation sur-prend (il prend en excès et par surprise) l’aveu de son effacement.
Plus qu’un « effacement », le passage donne à lire la résistance de l’énonciation aux intentions de la narratrice. Là où la narratrice annonce un « effacement », le texte découvre une inscription. Là où la narratrice avoue un défaut de « mémoire visuelle », le texte augmente une mémoire textuelle qui ancre L’Affamée dans une double tradition poétique (outre la tradition littéraire des confessions, la poésie courtoise et la poésie mystique). Par ailleurs, le jeu de l’énonciation supplante le discours du « Je ». L’ordre d’apparition des pronoms personnels et des adjectifs possessifs contredit le rapport de force que le discours décrit : « mon visage »/« son visage » ; « le mien »/« le sien ». La première personne supplante grammaticalement la troisième, la troisième personne semble mimer la première. La phrase leducienne mine la construction narrative de manière plus pernicieuse encore : « Pendant que le mien s’enfoncera dans la suie, le sien resplendira ». Le syntagme « le sien » est presque l’anagramme de « la suie ». La splendeur de « Madame » surgit à l’ombre de la narratrice : littéralement, « le sien » la suit. Ou encore, le visage de la narratrice usurpe « le sien » : « le mien » « la suis », du verbe « être » conjugué à la première personne. Le travail du texte trahit l’augmentation du sujet dont il feint la diminution.
Cette augmentation touche à l’agressivité, elle entame ce qu’elle prétend respecter : « Sa gentillesse inonde mon pauvre visage. Une laide donne dans la gentillesse comme un taureau dans du rouge ». La comparaison est troublante. La violence de l’image (« un taureau dans du rouge ») contredit le désarmement mis en scène (« mon pauvre visage » ; « Une laide »). Le coup d’écriture subvertit la posture de faiblesse que la narratrice feint pour découvrir la scène subliminale, obscène (littéralement : avant la scène), la scène obscène du travail littéraire. Les retours du texte – au sens où l’on parle des retours de fonderie, c’est-à-dire les jets, coulées, évents, mais aussi au sens où l’on parle des retours (néfastes) d’un événement – sont plus flagrants encore dans cet autre passage :
De semaine en semaine, je perds le souvenir de son visage. Je crispe le mien. J’appuie mes poings sur mes yeux mais son visage qui venait d’une source n’arrive plus. Derrière mes poings, je revois le rond de pommes de mon enfance. La rondelle est bleu nattier avec un trou au milieu. Un vide-pomme est passé par là. Ce trou est bordé d’un picot d’or. C’est ma vision la plus rajeunissante.
Leduc, 1948 : 26
L’image est terrifiante de la « pomme » (mot familier pour désigner le visage) de « Madame » vidée, trouée. L’expression « Derrière mes poings » donne à penser la violence d’un corps à corps et le coup porté par l’écriture à l’image adorée. Le « bleu » distingue en outre la marque d’un hématome.
On le voit, dans L’Affamée, le sublime ne renvoie pas au-delà de la page mais au plus intime du langage (sub limines), c’est-à-dire aux rapports qui toujours déjà confrontent les mots. Par quoi aucune figure n’est intouchable et aucun territoire n’est forclos. Passé à l’épreuve du texte, le « tact » de Violette Leduc à l’endroit de la « pudeur » de « Madame » découvre un toucher de la lettre : non pas une chasteté sexuelle mais une chasteté textuelle, auctoriale, la chasteté d’un rapport à l’intouchable[12].
Un toucher de la lettre
Ce toucher de la lettre est un rapport au sans rapport par le truchement du texte. Ce rapport est mis en abyme dans la scène de la découverte que « l’événement » est un « mirage » : la découverte a lieu par le truchement d’une lettre que la narratrice reçoit de « Madame ». Je restitue le paragraphe dans son entier :
La beauté assise devant la coiffeuse ne se presse pas d’étaler les fards. Le travail est fait. Il faut seulement le vernir du bout des doigts. La beauté est sur ma table. Je vernirai sa lettre qui est pliée en quatre. Je jouis de l’écriture dont je ne distingue pas les mots. Je vois une page de cahier d’écolier. Je m’attache au quadrillé. Je l’ouvre avec une main. C’est plus lent. La lettre se replie. Je la repasse avec ma paume. Je m’appuie contre le mur. Je jouis de la perspective de son écriture. Je me domine. Je jouis aussi de ma domination. Je chercherai du grillage de cabane à lapins ou bien la vieille grille d’une tombe. J’entourerai cette table. Je laisserai la lettre ouverte derrière le grillage. On ne la lira pas. On ne la touchera pas. Elle sera à l’étalage. On tournera autour de la grille pour monter au téléphone puisque ma table est près de l’escalier. Je ne la lirai pas maintenant. Je fermerai la grille, je sortirai. Je m’assoirai dans un autre café, la certitude de cette lettre éclatera. L’émotion sera brûlante. Mon bonheur répandra la chaleur des Tropiques. Les clients seront incommodés par mon bonheur. Ils iront se rafraîchir ailleurs. Mon bonheur me tiendra compagnie. Une suée de bonheur collera ensemble mes genoux et mes mains. Je ne pourrai plus revenir ici pour ouvrir la grille, lire sa lettre. Le soleil pâlira son écriture. Je n’aurai plus que des mots décolorés. Il faut la lire tout de suite. Je me penche. Je la tiens à deux mains, je ne la lis pas encore. J’ai peur. Je regarde son écriture difficile, mes yeux sont des aventuriers. Enfin je pénètre dedans. Je suis un pèlerin dont les pieds ne souffrent plus. Je retourne au début des phrases. C’est une écriture de course. Je me lance avec cette écriture. Je découvre son indifférence. Je ne savais pas que l’indifférence pût être moelleuse à ce point. Elle me donne son estime, son amitié. Pour elle, l’événement est un « mirage ». Le mot glacé tombe au fond de moi. Elle voyage, elle rentrera. Elle me fera signe. Dans mon réduit, il y aura une étoile polaire : son retour. Je connais son écriture. Cela a été consommé. J’aurais dû poser vraiment le grillage autour de la table, sortir, attendre. Je cache sa lettre avec mon visage couché dessus. Je cache mon bouleversement. Je serre ma tête avec mes bras. Un garçon me demande ce que je désire boire. J’ai tout bu. Je sors du café. J’avance avec la lettre. J’y renoncerai, je la détruirai, je la jetterai sur la chaussée. Un camion roulera sur cette écriture. Le camion s’en ira, du fond des siècles, l’événement reviendra. Je la garderai. Je l’épinglerai sur le mur de mon réduit. Je la relis dans le square le plus petit et le plus délabré de la ville. Je demande à l’herbe maladive de me plaindre.
1948 : 24-26
Entre la narratrice et « Madame », la « lettre » tient lieu d’« intermédiaire conciliant » (ibid. : 54). Elle permet à la narratrice un contact pudique avec « Madame » : malgré les débordements de sa passion, le différé de la correspondance et la différence propre à l’écriture gardent la distance. La « lettre » désigne en effet à la fois l’objet d’une correspondance (la lettre que la narratrice reçoit de « Madame ») et la littéralité d’un texte (l’« écriture » de la lettre et, par mise en abyme, l’écriture du récit qui se présente comme « une longue lettre ouverte » [Ceccatty, 1994 : 236]). C’est pourquoi, bien que l’ouverture de la lettre par la narratrice brise une attente diégétique (« je ne la lis pas encore. J’ai peur »), le secret demeure. Davantage, la lecture de la lettre par la narratrice fait passer le motif romanesque de la lettre d’amour à la problématique mystique du secret. Comme le dit Michel de Certeau, dans La Fable mystique, « Devient “ mystique ” tout objet – réel ou idéel – dont l’existence ou la signification échappe à la connaissance immédiate » (1982 : 132). Et il précise : « Sous le mode de ce qui “ s’enveloppe ” et se retire, ou bien de ce qui s’affiche et s’impose avec autorité, le secret relève de l’énonciation » (ibid. : 133). Dans L’Affamée, le secret de la lettre est gardé par l’indécidabilité du sens du mot (« lettre ») entre l’objet d’une correspondance et la littéralité du texte. L’indécidabilité fait pli de par la mise en scène de la lecture de la « lettre » (« sa lettre est pliée en quatre » ; « La lettre se replie »). Lepli demeure au secret d’une « écriture difficile », impénétrable dans son adresse, intouchable bien que tenue « à deux mains » par la narratrice, bien que connue par elle (« Je connais son écriture. Cela a été consommé »).
Le passage relate une scène de la découverte, c’est-à-dire une prise de connaissance de la connaissance. La lecture de la lettre par la narratrice est énoncée sur le mode d’une consommation sexuelle : « Enfin je pénètre dedans. […] Je connais son écriture. Cela a été consommé ». Or, comme dans la scène biblique de la découverte de la nudité, la prise de connaissance provoque un mouvement de pudeur qui préserve un retrait et qui diffère la « connaissance » : « Je cache sa lettre avec mon visage couché dessus. Je cache mon bouleversement. Je serre ma tête avec mes bras ». Les trois phrases gravitent autour de l’amphibologie du participe passé « couché », que la paronomase met en relief : « cache […] couche […] cache ». On dit « coucher par écrit ». On dit aussi « coucher avec ». Ici, le texte dit : « couché dessus ». Un passif et un actif battent. Dans l’intervalle de la lecture, le secret de l’événement est gardé. De même que la métaphore sexuelle est devancée par une jouissance poétique (« Je jouis de la perspective de son écriture. Je me domine. Je jouis aussi de ma domination »), de même la lecture de la lettre par la narratrice ouvre sur une « passion sémantique » (Deleuze, 2003 : 10) qui veille sur la relance du désir de connaissance et qui garde intact le secret du texte. De sorte que la lecture de la lettre réserve cela même qu’elle découvre (le « couché » « cache ») et que l’énonciation du passage trahit cela même qu’elle préserve (le « caché » « couche »). De sorte qu’à peine la découverte a eu lieu que déjà la rêverie reprend au futur de l’apocalypse (étymologiquement : la découverte du voilement[13]) : « du fond des siècles, l’événement reviendra ».
Entre exposition et réserve, « cacher » et « coucher », connaissance et secret, la tension du passage bouleverse (c’est bien d’un « bouleversement » qu’il est question) les repères de la représentation. Le « foyer secret » de l’énonciation de L’Affamée ne se trouve pas « sous » la personne grammaticale du « Je », mais il déborde de la lettre (de la littéralité du texte) et il se dérobe à la narration. « Je cache sa lettre avec mon visage couché dessus » : le lieu intime, la partie secrète que le geste de pudeur de la narratrice suggère en cachant, c’est non pas le sexe ni même le visage, mais « sa lettre ». Le lieu secret de l’énonciation de L’Affamée est gardé par les plis de « sa lettre » qui demeure intouchable dans son ouverture (« Je laisserai la lettre ouverte derrière le grillage. On ne la lira pas. On ne la touchera pas. Elle sera à l’étalage »). La lettre est intouchable au sens où Jean-Luc Nancy écrit que « l’intouchable n’est rien qui soit derrière, ni un intérieur ou un dedans, ni une masse, ni un Dieu. L’intouchable, c’est que ça touche » (2006 : 127). La lettre est intouchable parce qu’elle est exposée (expeausée ajouterait Nancy). Elle est exposée au toucher de la lecture qui est un toucher de la lettre (tout le contraire d’un « étalage » d’intimité anecdotique). La lettre révèle et, par là même, réserve un toucher de la lettre. Sous le voile apocalyptique de la lettre (la lettre suggère qu’il y a du caché ; « ouverte », elle garde un secret), L’Affamée garantit un rapport pudique à la connaissance (et en particulier à la connaissance du nom caché de Simone de Beauvoir, ce secret [aucto]biographique de L’Affamée).
Lieu d’exposition et d’adresse, doublement « ouverte » (la lettre est ouverte par la narratrice ; L’Affamée expose une « lettre ouverte » au lecteur), la lettre découvre le texte comme le lieu d’un infini re-trait (au sens à la fois de la retraite et du deuxième trait) : « Je retourne au début des phrases » ; « Je la relis dans le square le plus petit et le plus délabré de la ville ». La lettre s’expose aux reprises, aux repentirs, aux retouches. Elle s’attend aux retours de la lecture à la manière dont la narratrice attend le retour de « Madame » : « Dans mon réduit, il y aura une étoile polaire : son retour ». Loin de garder un lieu intact, le « tact » de la narratrice annonce le retour du renoncement au sens où l’on parle d’un retour de flamme (la poussée brusque et inattendue de la flamme hors du foyer en sens inverse du circuit normal, mais aussi le retour de la passion amoureuse) : « J’y renoncerai, je la détruirai, je la jetterai sur la chaussée. Un camion roulera sur cette écriture. Le camion s’en ira, du fond des siècles, l’événement reviendra ».
La passion du renoncement
Renuntiare, en latin, signifie « annoncer en retour », « renvoyer, renoncer à », du préfixe re-, qui marque un mouvement en retour, et du verbe nuntiare, « annoncer, faire savoir ». Loin de taire ou de tarir la passion dont elle annonce l’impossibilité, l’étymologie du renoncement incite à y revenir, elle invite au ressassement. La composition de L’Affamée répond de ce ressassement. Or, de même que le renoncement annonce cela même qu’il dénonce, ou de même que la pudeur trahit cela même qu’elle feint de dissimuler, le ressassement n’opère pas un retour au même. Il ouvre, dans L’Affamée, un accès à la « grâce » (1948 : 197), mot sur lequel se clôt le livre.
Je propose d’examiner trois moments stratégiques du ressassement dans L’Affamée : l’incipit du livre, l’ouverture de ce qui apparaît comme une deuxième partie, et l’excipit du récit. Ces trois moments, stratégiques dans la composition du livre, mettent en évidence la passion du renoncement : non pas le renoncement de la narratrice à l’amour qu’elle porte à « Madame », mais le renoncement comme passion d’un éternel retour à la chute du récit, autrement dit à la découverte que « l’événement est un mirage ». Le « tact » de la narratrice réserve, dans la marge dont l’écriture ourle l’aporie de l’intrigue, l’espace-temps d’une pudeur à l’oeuvre, c’est-à-dire le re-trait d’une jouissance poétique.
La marque de l’effacement
L’incipit de L’Affamée met en scène d’emblée l’« effacement » de la narratrice face à la « pudeur » de « Madame » :
Elle a levé la tête. Elle a suivi son idée sur mon pauvre visage. Elle ne le voyait pas. Alors, du fond des siècles, l’événement est arrivé. Elle lisait. Je suis revenue dans le café. Elle suivait d’autres idées sur d’autres visages. J’ai commandé une fine. Elle ne m’a pas remarquée. Elle s’occupait de ses lectures.
1948 : 9
La répétition anaphorique du pronom personnel de troisième personne au début de sept phrases donne à la personne grammaticale une majesté de nom propre, tandis que la singularité du « Je » est gommée. Les deux phrases « Elle a suivi son idée sur mon pauvre visage […]. Elle suivait d’autres idées sur d’autres visages » procèdent de fait au double effacement de la personne sujet sous le regard de « Madame ». D’une part, le « Je » est diminué par l’adjectif « pauvre » (« mon pauvre visage »), d’autre part, il se perd dans la foule des « autres visages ». Cependant, bien qu’elle ne soit pas « remarquée » par « Elle », la personne sujet est marquée dans le texte par la marque grammaticale du genre féminin à la fin des participes passés. La marque grammaticale du genre féminin est donnée à lire en retour de l’effacement de la personne sujet : dès l’ouverture du livre, la narratrice est « revenue ». Cette marque seremarque du fait que L’Affamée met en scène la passion d’une femme pour une autre femme. Dans L’Affamée, le genre non marqué (dominant)[14] est non pas le masculin mais « Elle ». Ainsi, la marque du « Je » dans L’Affamée s’efface par rapport au genre non marqué d’« Elle », à la manière dont le genre féminin s’effaceen marquant la langue française.
Le « Je » s’efface devant « Elle » en marquant le texte. Cette marque se remarque doublement : d’une part, du fait que le « Je » expose son effacement ; mais d’autre part, du fait que la marque de l’effacement marque une marge dans le genre grammatical qui marque en s’effaçant la langue française et qui, de ce fait, marginalise le genre féminin. Le « Je » de l’énonciation de L’Affamée ouvre une marge dans la marge qu’est le genre féminin.
Le « tact » de la narratrice se détache donc, et par là même il se distingue de ce que l’on pourrait interpréter rapidement comme la marque d’une « pudeur féminine ». Ce « tact » manifeste un mouvement de retrait à l’endroit de la marque du genre en général (qu’il s’agisse du genre féminin ou du « général »[15]). Et il faut aussitôt ajouter : le « tact » de la narratrice de L’Affamée marque un retrait vis-à-vis de la marque en général. « J’ai commandé une fine » : dans le contexte du renoncement de la narratrice à « l’événement », le substantif « une fine » prend un sens imprévu. Le mot « fine » excède la marque du genre du substantif féminin « fin ». Cette marque passe outre « la fin » attendue de l’histoire ; elle passe outre, également, les distinctions de genre entre non-marque (« le général » chez Monique Wittig) et marque d’un effacement (le genre féminin). Le mot « fine » fait événement d’écriture. Il marque une faim à l’endroit de la fin (le terme de l’histoire mais aussi les limites du (non-)rapport entre la narratrice et « Madame »), c’est-à-dire à la fois un débordement et un dérobement, la jouissance d’un renoncement et l’annonce d’un ressassement.
« Le renoncement est insatiable » (1948 : 62) avoue ailleurs la narratrice. La faim de L’Affamée supplante les distinctions de genre et par là même les limites du sujet. Elle touche au mystique et elle annonce une rencontre poétique.
Le tact de la rencontre
Le monologue de L’Affamée s’interrompt à la page 83 pour reprendre à la page 85 après un blanc, seule véritable coupure dans la touffeur du livre composé d’une suite de paragraphes denses, parfois séparés par un retour à la ligne ou un espacement. Nul changement n’affecte en apparence cette reprise. La redondance (« encore la même ») souligne le ressassement :
Elle voyagera pendant trois mois. Nous avons encore la même chute des jours, le même lever d’étoiles. La nuit, elle dort dans ma ville. Je veille et je règne à distance sur son sommeil. Je sortirai de ma chambre. J’irai, je lèverai la tête, j’embrasserai les fenêtres de son immeuble en les regardant. Je sonnerai à sa porte. La gérante apparaîtra. Je m’agenouillerai. Je réciterai son prénom et son nom. Je crèverai la poche de la honte. Je reviendrai. Je me recoucherai. Je retrouverai mon odeur dans mon lit.
1948 : 85
À y regarder de plus près, un déplacement s’est opéré entre l’incipit du livre et l’ouverture de la seconde partie (« J’irai, je lèverai la tête, j’embrasserai les fenêtres de son immeuble en les regardant »). La première personne a pris la place de la troisième : « Elle a levé la tête » dans l’incipit est remplacé ici par « je lèverai la tête ». Le déplacement esquisse un face à face furtif, voire une confrontation (l’« effacement » de la narratrice « tient tête » à la « pudeur » de « Madame »). De fait, l’apparition anaphorique du « Je » supplante la présence du « Elle » dans l’incipit du livre. Entre « Elle » et « Je », un « Nous » par ailleurs détonne : « Nous avons encore la même chute des jours, le même lever d’étoiles » (je souligne). Une rencontre a, grammaticalement, eu lieu. Plus exactement : la rencontre a lieu, grammaticalement. Elle a lieu en retour de la lecture qui fait le lien entre la théorie personnelle de l’incipit et celle de l’ouverture de la seconde partie par le truchement d’un « Nous ». Pour le dire autrement, la lecture réserve le vis-à-vis que l’écriture annonce d’emblée comme impossible, à la manière dont la façade de l’« immeuble » expose l’immobilité et l’immuabilité de « Madame » au « tact » de la narratrice – ou à la manière dont le ressassement n’en finit pas de révéler le renoncement.
S’il garde la « distance », le texte ne joue pas moins le rôle de la corde ou de l’échelle qui, dans les récits d’amours impossibles, permettent à l’amant de monter vers la « chambre » de l’amante. Le texte de L’Affamée devient en effet le support d’une rencontre poétique, c’est-à-dire d’un toucher de la lettre (c’est un corps à corps pudique) : « j’embrasserai les fenêtres de son immeuble en les regardant ». En alourdissant la fin de la phrase, le participe présent rapporte le sens figuré au sens propre. On dit « embrasser du regard ». Mais la pesanteur de la phrase, accrue par le poids de sa littéralité (l’appel du mot « immeuble » vers « immuable » et « immobile »), rend l’expression suggestive. Les « fenêtres de son immeuble » offrent un vis-à-vis au désir de la narratrice. Elles ouvrent une brèche dans l’intouchabilité d’« Elle ». Elles laissent le lecteur deviner « j’embrasserai les [yeux de son visage] », ou encore : « [les seins de son corps] en les regardant ». Le regard de la narratrice trouve, en retour de la lecture, la qualité d’une caresse. Il donne au rapport textuel le « tact » d’une jouissance poétique qui touche sans y toucher à la « pudeur » de « Madame » (sa hauteur, son intouchabilité, son immuabilité).
Non seulement, donc, le secret du nom est gardé, mais encore, le désir de connaissance est relancé, et la « poche de la honte » conservée comme telle. Le futur de l’indicatif annonce le retour de la narratrice à la solitude de son réduit et à l’onanisme : « Je reviendrai. Je me recoucherai. Je retrouverai mon odeur dans mon lit ». Le « tact » de la rencontre textuelle ne va pas sans sexualité. Mais il réserve une sexualité du retrait. La chasteté du rapport textuel, qui va de pair avec un ressassement narratif, transporte ainsi la possibilité du renoncement comme la promesse d’une jouissance poétique.
La jouissance du retrait
L’excipit de L’Affamée produit l’impression d’un retour à l’incipit. « Elle » continue de lire, imperturbable Dame de la Pudeur absorbée par la lecture d’un livre[16] :
Elle lisait. Elle tournait une page de son livre mais je ne devais pas tressaillir. Ce bras, cette main à demi pliée sous le menton me bouleversaient. Lorsque j’écoute un andante, je pense à eux. Elle a tourné une autre page. C’était le proche déroulement du passé. Je recevais la cadence de sa lecture, une clarté dans l’intime de mon âme. Je me rasseyais. Je craignais de ternir sa lumière. Je ne connais pas sa façon de respirer. Elle est l’esclave de sa respiration. Après cette pensée, il y avait eu affluence de tendresse. Je me levais de ma chaise parce que j’étais désarmée. Avec ses escargots troués, la dentelle bise du store existait fort. Je voyais les annuaires du café sur lesquels elle pose ses papiers. Elle ne levait pas la tête. Pas de solution, pas d’explication, pas d’exclamation. À travers la vitre, m’est parvenu le fracas du plateau rond qui tombe et qui tourne sur lui-même. Elle lisait dans le fracas. L’empire des étoiles était moins grand. Son application me grisait. Elle ne levait pas la tête mais elle remplissait un tableau. Je ne peux pas envahir un royaume, je ne peux pas mettre mes misères sur la page de son livre pour les reprendre après. Si j’avais entendu le bruit de la page tournée, j’aurais été riche. Je me rasseyais. Je me levais. Énigme et rapprochement. À travers la vitre, je voyais mieux son visage. La voilette mouchetée qui était devant, je l’avais imaginée. Cette voilette évoquait les centaines, les milliers d’heures studieuses de son existence, cette voilette tempérait sa beauté.
Je me suis éloignée à pas feutrés. Je me tenais droite dans mon réduit. Je ne parlais pas aux murs. J’ai remis le même tablier. J’ai serré plus loin ma ceinture de cuir. Je me suis assise à ma table. Je n’ai pas attendu longtemps. On dégageait mon cou, on tirait sur le col de mon tablier, on agrafait sur ma nuque une rivière de diamants.
Aimer est difficile mais l’amour est une grâce.
1948 : 196-197
Je rappelle les premières lignes de l’incipit : « Elle a levé la tête. […] Elle lisait ». Ici : « Elle lisait […] Elle ne levait pas la tête ». Le chiasme, qui embrasse les deux cents pages de L’Affamée, n’est pas symétrique. La dissymétrie garde le secret ouvert. Certes, le livre (L’Affamée) se ferme sur le secret gardé (le visage voilé et le nom caché de « Madame »). Mais il se ferme aussi sur le livre ouvert en lequel « Elle » demeure absorbée. « Elle lisait. Elle tournait une page de son livre mais je ne devais pas tressaillir ». Le « tableau » dans lequel la narratrice enferme « Madame » et « les milliers d’heures studieuses de son existence », enferme « Madame » en train de lire et la narratrice sur le point de « tressaillir ». Il enferme non pas le contenu d’un secret mais le secret dans son exposition et son intouchabilité (autrement dit, son devenir). « Elle » demeure intouchable (distraite, indifférente, absente), parce que c’est intouchable qu’« Elle » touche la narratrice.
Le « tact » de la narratrice conserve intacte la « pudeur » de « Madame ». Cela signifie que, d’une part, elle respecte « Madame » qu’elle approche, voire qu’elle touche, derrière les voiles que sont le « store », la « vitre », la « voilette mouchetée », la « page »[17]. Mais cela signifie aussi que, d’autre part, elle réserve un affect : « tressaillir », « bouleversaient », « tendresse » – « grâce ». La pudeur n’est pas un objet, elle est un geste qui témoigne d’une atteinte. La pudeur est un sentiment. Le « tact » de la narratrice conserve la « pudeur » de « Madame » au secret d’un affect littéraire[18] : « Avec ses escargots troués, la dentelle bise du store existait fort ». L’adjectif (« bise ») recouvre le verbe conjugué à la troisième personne du singulier (elle « bise »), abandonnant la découpe de la phrase au lecteur. Sous la coupe de l’adjectif « fort » et pris en étau avec l’écho du « store », le verbe passif (« existait ») fait arriver l’événement : « -elle bise […] fort ». Cet événement est « intime », il arrive en retrait du renoncement à « l’événement ». Non seulement il s’annonce (la narratrice parle d’une « clarté ») en retour du renoncement, mais encore il continue de battre comme renoncement (comme annonce d’un renoncement en retour du renoncement).
« Pas de solution, pas d’explication, pas d’exclamation » ; « Énigme et rapprochement » ; « Aimer est difficile, mais l’amour est une grâce ». L’excipit de L’Affamée ressasse le renoncement de la narratrice sous la forme d’aphorismes et d’énigmes. Cette forme rhétorique enferme ouverte l’aporie de l’intrigue. Elle suscite à son tour le « tact » du lecteur, comme un mouvement de pudeur face à ce qui apparaît en retrait, se montre voilé et s’expose sous le couvert d’un échec – annonçant le transport de l’affect en retour de la lecture du texte.
Une franchise littéraire
Avant de clore cette étude des retours de la pudeur dans L’Affamée, j’aimerais revenir sur cet « échec » que la narratrice expose apparemment sans nulle pudeur depuis l’incipit jusqu’à la fin du livre. Le « tablier » qu’elle « rem[et] » dans l’excipit servira de transition : « J’ai remis le même tablier. J’ai serré plus loin ma ceinture de cuir. Je me suis assise à ma table ». Seulement séparés par la « ceinture de cuir », le « tablier » et la « table » rappellent que les mots appartiennent à la même famille lexicale. Le « tablier » est le vêtement de travail de la narratrice qui écrit « Assise à [s]a table ». Il est aussi sa feuille de figuier.
Face à la « pudeur » de « Madame », le « tact » de la narratrice consiste à remettre son « tablier » et à se rasseoir à sa « table », autrement dit à écrire. Or, de même que, dans le récit biblique, la feuille de figuier révèle à Dieu la découverte de l’homme et de la femme, le « tablier » expose une nudité (« j’étais désarmée » avoue la narratrice dans l’excipit du livre) :
Assise à ma table, j’essaie d’écrire. Pendant que j’essaie, je me délivre laborieusement et innocemment de mon incapacité à écrire bien. Ma plume grince. Je gémis avec elle. Nous gémissons pour rien. Nous formons ensemble des mots inutiles. J’ai honte d’infliger ce travail à ce petit objet capable. Pendant que je m’efforce, je trace la voie à mes impossibilités et je les oublie. Ce paragraphe les représente. Je ressemble à une personne qui se croit puissante quand elle lance de la poussière en l’air. Cette poussière retombe sur sa chevelure. Mes impossibilités retombent sur cette page. Plus je m’efforce, plus je crois que je travaille bien, plus je m’égare, plus je me drogue avec mon effort. Capables et incapables d’écrire, nous suons de la même sueur. L’effort est un faux frère.
1948 : 52-53
« Ce paragraphe », tel que la narratrice désigne le morceau de texte qu’elle met à nu, fait la scène de la scène de l’aveu littéraire qui est aussi une scène de la découverte, c’est-à-dire une scène d’exposition et de « honte ». Or, loin de diminuer le sujet qu’elle montre au travail – et en travail –, la découverte (au sens de la mise à nu) génère une singulière augmentation. Chaque mot se fait écho et fait écho au labeur qui travaille le texte, qui lui donne lieu et auquel le texte donne lieu : « j’essaie d’écrire […] j’essaie » ; « Je gémis […] Nous gémissons » ; « je m’efforce […] Plus je m’efforce » ; « retombe […] retombent ». Le verbe « essayer » devient intransitif, rappelant la manière de Michel de Montaigne dans Les Essais : une manière en soi, mais aussi une manière de soi. Le sujet qui gémit passe du singulier au pluriel. « Nous » : c’est-à-dire « Je » et « elle », le sujet et sa « plume », le sujet et l’objet. Et encore davantage : « Capables et incapables d’écrire, nous suons de la même sueur ». « Capables » se rapporte apparemment au « petit objet capable », c’est-à-dire à la plume, tandis qu’« incapables » se rapporte au « Je » et à ses « impossibilités ». Or, les deux adjectifs sont au pluriel. Le deux (« Je » et « elle ») comprend non seulement le sujet et l’objet de l’écriture mais aussi les spectres et les rejetons de l’énonciation, autrement dit les retours du texte : « Je ressemble à une personne qui se croit puissante quand elle lance de la poussière en l’air. Cette poussière retombe sur sa chevelure. Mes impossibilités retombent sur cette page » (je souligne). Un autre « elle » apparaît qui n’est pas le « petit objet capable » mais l’ombre métaphorique du « Je » que le « nous » rassemble. Par ailleurs, l’effort grandit sous l’effort (le mot est augmenté par l’adverbe de quantité « plus » dans « Plus je m’efforce »), multipliant les retombées (le verbe passe du singulier au pluriel : « retombe […] retombent »). Ces « retombées » sont d’ordre poétique, il s’agit des allitérations en [k], [p], [s], [f] : « Capables et incapables d’écrire, nous suons de la même sueur. L’effort est un faux frère ».
L’aveu de la narratrice se rapporte donc non pas aux faits d’un personnage ou à la biographie d’un auteur mais au faire (poiein) d’un sujet poétique et à ses effets littéraires : « honte », « trace », « effort », mais aussi « poussière », « chevelure », « sueur »… Le sujet marque le texte en retour de son calvaire (le lexique n’est pas sans évoquer une passion christique), calvaire qui est aussi son renoncement à la passion qui l’obsède et son « effacement » face à la « pudeur » de « Madame »[19]. Pour le dire autrement, le sujet marque le texte par pudeur. La pudeur ne recouvre donc pas un sujet auteur ou autobiographique mais elle découvre une intimité auctoriale et (aucto)biographique. Elle est le symptôme d’une franchise littéraire, c’est-à-dire qu’elle « délivre » un désir auctorial au lieu de retenir une identité : « Pendant que j’essaie, je me délivre laborieusement et innocemment de mon incapacité d’écrire bien » (je souligne). Cette « délivr[anc] e » découvre le travail (au sens où l’on parle d’un accouchement) d’« une personne » en puissance, « une personne qui se cro[î] t puissante ». Le pronom réfléchi et les pronoms possessifs de première personne qui ponctuent le monologue, marques de la possession et de la réflexivité, n’indiquent donc pas un rapport de propriété ou la réflexion d’une mêmeté, mais ils signalent le débordement textuel d’une intimité[20].
La pudeur est, dans L’Affamée, le symptôme d’un débordement auctorial, elle marque le re-trait d’une autorité.
Il est temps, pour conclure, de revenir au titre : L’Affamée. Littéralement : celle qui a faim. Mais aussi, celle qui n’a pas de fins, celle dont la faim est sans finalité et sans limites. Ou encore, celle qui est privée des attributs qui définissent une femme (« a- » préfixe de négation, « a-femm-ée »). Ou encore, celle qui est plus qu’une femme : la lettre « a », mise en miroir par le palindrome (« l’affa-mée »), est en effet la voyelle par excellence du nom féminin (dans la Genèse « isha » par rapport à « ish » et « Hava », « la mère de tous les vivants » ; mais aussi « la », article défini féminin en français) ; et la terminaison en « -ée » marque le genre féminin en français. L’indécidabilité de la connotation privative de l’adjectif substantivé d’« affamée » place le livre de Violette Leduc en héritier de la théologie négative, c’est-à-dire d’une conception du langage pris comme bord, « dans le même et double mouvement : dérobement et débordement » (Derrida, 1993 : 65). La privation (la « faim ») y cache un excès, un surplus, une marge dans la marge. Toute « fin » accroît la « faim » de « l’affamée », gardant vive la tentation et relançant la tentative à l’infini. En retour de cette ambivalence, les catégories de genres se trouvent exorbitées, qu’il s’agisse des genres grammaticaux (le « général » est incarné par un féminin : « Elle ») ou des genres littéraires (le monologue oscille entre journal intime et « lettre ouverte », récit, poésie et confession), voire des genres biologiques (le « nous » de la personne sujet rassemble de l’inanimé). Grâce à ce battement (sub-lime, inter-dit, « tact » ou « pudeur »), L’Affamée touche à ce que Derrida pointe dans la théologie négative comme
[…] l’amour même, à savoir ce renoncement infini qui en quelque sorte se rend à l’impossible […]. Se rendre à l’autre, et c’est l’impossible, reviendrait à se livrer en allant vers l’autre, à y venir mais sans passer le seuil, et à respecter, à aimer même l’invisibilité qui garde l’autre inaccessible.
Derrida, 1993 : 91
L’« invisibilité qui garde l’autre inaccessible », dans L’Affamée, c’est le voile pudique (et obscène) de la textualité (monologue, lettre, adresse). Il permet à la narratrice d’« aimer » et de « respecter » « Madame », et cela, il permet de le faire en toute franchise, c’est-à-dire en toute pudeur : en assumant (en aimant) la condition auctoriale (passionnée plus qu’assujettie) du sujet littéraire.
Parties annexes
Note biographique
Anaïs Frantz
Anaïs Frantz est doctorante au Centre de recherches en études féminines et de genres etlittératures francophones (dirigé par Mireille Calle-Gruber) à l’Université Sorbonne nouvelle – Paris 3. Elle a déjà publié plusieurs articles sur Violette Leduc, notamment dans la revue en ligne consacrée à l’auteure, Trésors à prendre. Violette Leduc, femme et écrivain) (http://revue-violette-leduc.org/sommaires_precedents.php?numero=3&ok=Afficher) et dans la revue internationale Sens Public (http://www.sens-public.org/article639.html).
Notes
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[1]
L’incipit de La Bâtarde, le premier des trois volets de l’autobiographie de Violette Leduc, fait explicitement référence aux Confessions de J.-J. Rousseau : « Mon cas n’est pas unique : j’ai peur de mourir et je suis navrée d’être au monde » (Leduc, 1964 : 19).
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[2]
René de Ceccatty parle « d’une longue lettre ouverte, sous forme de journal » (1994 : 236).
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[3]
Carlo Jansiti précise que le texte est « conçu au début comme un véritable journal – dates et lieux sont marqués dans le manuscrit, mais supprimés dans la version imprimée » (1999 : 157).
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[4]
Violette Leduc écrit son premier livre, L’Asphyxie, sur l’injonction de Maurice Sachs avec qui elle s’est retirée en Normandie en 1942 : « – Vos malheurs d’enfance commencent de m’emmerder. Cet après-midi vous prendrez votre cabas, un porte-plume, un cahier, vous vous assoirez sous un pommier, vous écrirez ce que vous me racontez » (Leduc, 1964 : 399).
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[5]
Mireille Brioude analyse ce travestissement de l’autobiographie en roman dans Ravages : « Pour fonder le pacte romanesque, un tour de passe-passe suffit, un simple changement de prénoms » (2000 : 69).
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[6]
L’autobiographie « assumée » de Violette Leduc est donc composée de trois volets : La Bâtarde (1964), La Folie en tête (1970), et La Chasse à l’amour, texte inachevé que Simone de Beauvoir publiera après la mort de l’auteure en 1973.
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[7]
« L’autobiographie (récit racontant la vie de l’auteur) suppose qu’il y ait identité de nom entre l’auteur (tel qu’il figure, par son nom, sur la couverture), le narrateur du récit et le personnage dont on parle » (Lejeune, 1975 : 23).
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[8]
Le nom propre de l’auteure est laissé à déchiffrer depuis les initiales brodées sur les tentures de cercueils de personnes inconnues : « Après les jours fériés, les enterrements regagnent des points. Je me jette sur les initiales argentées des tentures. Un D : le nom de ma mère. Un B : son prénom. Un L : mon nom. À onze heures du matin, nos initiales sont mortes ensemble » (Leduc, 1948 : 60).
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[9]
Simone de Beauvoir a occupé une place fondamentale dans la vie affective, mais surtout dans l’oeuvre littéraire de Violette Leduc. Elle soutient, encourage, fait travailler l’auteure sans relâche. Elle écrit une préface à La Bâtarde qui comptera beaucoup dans le succès de l’oeuvre et la reconnaissance de l’écrivain.
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[10]
« Je meurs de soif en couste la fontaine ;/Tremblant de froit ou feu des amoureux ;/Aveugle suis, et si les autres maine ;/Povre de sens, entre saichans l’un d’eulx ;/Trop negligent, en vain souvent songneux ;/C’est de mon fait une chose faiee,/En bien et mal par Fortune menee » (Orléans, 2001 : 164).
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[11]
« […] en la nuit heureuse/en secret nul ne me voyant/et moi ne regardant rien/sans autre lumière ni guide/que celle qui dans mon coeur brûlait » (La Croix, 1985 : 95).
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[12]
La narratrice parle de « déséquilibre » : « Ma chasteté me procure tantôt l’équilibre, tantôt le déséquilibre. Mon déséquilibre est authentique. Mon équilibre par la chasteté est l’équilibre d’une ombre » (Leduc, 1948 : 76). Le « déséquilibre » de la chasteté garde un rapport vivant à l’intouchabilité de « Madame ». Elle réserve un désir de connaissance. Elle annonce le retour de la chute, à savoir le « mirage » de « l’événement » dont elle garantit le ressassement.
-
[13]
« Apokalupto, je découvre, je dévoile, je révèle la chose qui peut être une partie du corps, la tête ou les yeux, une partie secrète, le sexe ou quoi que ce soit de caché, un secret, la chose à dissimuler, une chose qui ne se montre ni ne se dit, se signifie peut-être, mais ne peut ou ne doit pas être livré d’abord à l’évidence. Apokekelummenoi logos, ce sont des propos indécents. Il y va donc du secret et des pudenda » (Derrida, 1983 : 12).
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[14]
« La marque est de telle sorte que quoique les grammairiens décrivent deux genres, le masculin et le féminin, elle ne s’applique de fait qu’au féminin […] tendant ainsi par contamination grammaticale et sémantique à faire du genre masculin un genre non marqué par le genre, versant du côté de l’universel et de l’abstrait » (Wittig, 2007 : 106).
-
[15]
Monique Wittig appelle « le général » ce que certaines langues appellent « le neutre » ou que la grammaire nomme « l’indéfini » et que la pratique reconnaît comme relevant du masculin (Wittig, 2007 : 106).
-
[16]
Je renvoie au morceau de bravoure des pages 123 à 125 scandées par l’imperturbable syntagme « elle lit » que la narratrice tente en vain d’entamer ou d’interrompre. La figure d’« Elle » absorbée par la lecture d’un livre apparaît dans L’Affamée comme la manifestation par excellence du mystère de l’altérité et comme le symbole d’une présence éloignée, d’un retrait vivant, autrement dit d’une pudeur qui résiste à la connaissance.
-
[17]
Juste avant le passage cité : « Je ne pourrai pas entrer dans le café. Je ne pourrai pas déranger sa lecture. Je pourrai m’asseoir à la terrasse, me soulever parfois de ma chaise et la regarder à travers une vitre, à travers un store » (Leduc, 1948 : 196).
-
[18]
Dans « Percept, affect et concept », Deleuze et Guattari écrivent que le créé « se conserve en soi. Ce qui se conserve, la chose ou l’oeuvre d’art, est unbloc de sensations, c’est-à-dire un composé de percepts et d’affects […] ce qui se conserve en soi, c’est le percept ou l’affect » (Deleuze, Guattari, 2005 : 154-157). L’affect et le percept, chez Deleuze et Guattari, réservent un « devenir sensible » qui est « l’acte par lequel quelque chose ou quelqu’un ne cesse de devenir-autre » (ibid., 168).
-
[19]
Peu après, la narratrice écrit à propos de l’intouchabilité des « choses » : « Leur immobilité aux dernières extrémités exige de nous la pudeur, la légèreté du regard » (Leduc, 1948 : 53-54). L’intouchabilité des « choses » ou de « Madame » révèle en retour la « pudeur » du sujet de l’écriture, c’est-à-dire un rapport en retrait, une reprise textuelle, un travail métaphorique par quoi le « Je » se trouve augmenté.
-
[20]
L’excipit de La Bâtarde est sur ce point exemplaire : « Je réfléchis : ma richesse et ma beauté dans les sentiers de Normandie, c’était mon effort. J’allais jusqu’au bout de mes résolutions, enfin j’existais. […] » (Leduc, 1964 : 462, je souligne). La bâtarde, laide et « mal-aimée » (Trout Hall, 1999) gagne par l’écriture en « richesse » et en « beauté ». Le verbe « réfléchir » conjugué à la première personne du singulier marque cette augmentation de la personne, cette auctorialité du sujet de l’énonciation, cette qualité (aucto)biographique du sujet autobiographique.
Références bibliographiques
- Brioude, M. [2000] : Violette Leduc. La mise en scène du « je », Amsterdam-Atlanta, Rodopi.
- Caputo, J.D. et M. J. Scanlon (dir.) [2007] : « Introduction : Augustin postmoderne », Jacques Derrida-Saint Augustin. Des Confessions, trad. de l’anglais par P.-E. Dauzat, Paris, Stock.
- Ceccatty, R. de [1994] : Violette Leduc, Éloge de La Bâtarde, Paris, Stock.
- Certeau, M. de [1982] : La Fable mystique, 1, xvie-xviie siècle, Paris, Gallimard.
- Deleuze, G. [(1964) 2003] : Proust et les Signes, Paris, PUF/Quadrige.
- Deleuze, G. et F. Guattari [(1991) 2005] : « Percept, affect et concept », dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, chap. 7, 154-188.
- Derrida, J. [1983] : D’un ton apocalyptique naguère adopté en philosophie, Paris, Galilée ;
- Derrida, J. [1993] : Sauf le nom, Paris, Galilée.
- Jansiti, C. [1999] : Violette Leduc, biographie, Paris, Grasset.
- La Croix, J. de [1985] : Poésie, trad. de B. Lavaud, Paris, GF Flammarion.
- Leduc, V. [1948] : L’Affamée, Paris, Gallimard ;
- Leduc, V. [1964] : La Bâtarde, Paris, Gallimard ;
- Leduc, V. [1970] : La Folie en tête, Paris, Gallimard.
- Lejeune, P. [1975] : Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil.
- Nancy, J.-L. [(2000) 2006] : Corpus, Paris, Métaillé.
- Orléans, C. de [(1962) 2001] : « C Balade », En la forêt de longue attente et autres poèmes, choix, présentation et trad. de G. Gros (éd. bilingue), Paris, NRF Gallimard, 164-165.
- Pizan, C. de [(1986) 2000] : « III. Comment celle qui s’était adressée à Christine lui expliqua qui elle était, sa nature et son rôle, et comment elle lui annonça qu’avec l’aide de toutes trois, elle construirait la Cité », Le Livre de la Cité des Dames, trad. et présenté par E. Hicks et T. Moreau, Paris, Stock/Moyen Âge, 39-42.
- Trout Hall, C. [1999] : Violette Leduc la mal-aimée, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, coll. « Monographie Rodopi en littérature française contemporaine ».
- Wittig, M. [(2001) 2007] : « La marque du genre », dans La Pensée straight, Paris, Éd. Amsterdam, 127-138. (« La Marque du genre » est paru pour la première fois en anglais [« The Mark of Gender »] dans Feminist Issues, vol. 5, no 2, automne 1985, 3-15).