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Karoline Georges et les objets de sublimation
Le silicone, le maquillage, la mode, pour faire des corps qui ressemblent à des dessins. Elles disent corps de rêve exprès. Des corps qui ressemblent à des idées qui n’existent pas. [...] Elles veulent devenir des images aussi minces que du papier.
K. Georges, Ataraxie, Verdun, L’effet pourpre, 2004, p. 105-106
Depuis son premier roman, La Mue de l’hermaphrodite, paru en 2001, la sublimation et ses enjeux sont au coeur des pratiques d’écriture et de création de Karoline Georges. Ses personnages recherchent la purification, la perfection en toutes choses. La quête d’une transcendance y est constante ; et l’ataraxie, cette tranquillité de l’âme chère aux stoïciens, s’impose comme un idéal difficile non pas tant à atteindre qu’à maintenir. Car elle dépend d’un corps qu’il faut assujettir, immobiliser, retoucher jusqu’à le rendre parfait. Ce travail requiert d’éliminer toute aspérité, de lisser méticuleusement toute mèche rebelle, de purifier le corps en l’épilant et l´hydratant en entier. Une discipline de tous les instants.
Dans Ataraxie, les soins du corps se doublent d’une éthique implacable, puisque tout relâchement entraîne dégénérescence et putrescence. La narratrice y décrit sa routine : « Vitamines, suppléments, étirements, exercices sur ballon, salutations au soleil, grimaces faciales, cris primaux, écriture automatique, méditation » (2004 : 23) C’est le seul moyen de toucher à la perfection et à la « dilatation de la conscience » (ibid. : 27).
Cette fascination pour des corps sans faille a conduit Karoline Georges à créer sur la plateforme Second Life une incarnation numérique de la narratrice de son deuxième roman. Il était question, pour elle, non pas d’adapter Ataraxie au numérique et à ses possibilités de représentation, il s’agissait plutôt de continuer par-delà le roman la quête singulière de sa narratrice, marquée par une soif de pureté absolue. C’est ainsi qu’est née Kyrie Source, avatar aux formes sculpturales et aux poses toujours plus étudiées.
En tant que corps virtuel, Kyrie Source est une figure stabilisée temporairement sous la forme d’une image numérique. L’avatar est la réponse idéale à un désir de pureté et de sublimation, car il est présent comme figure et absent comme corps réel. Il peut être soumis à toutes les transformations, à tout ce que l’imagination, aidée par un ensemble de dispositifs et de logiciels, peut produire.
Depuis décembre 2009, le blogue Kyrie Source donne rendez-vous aux aficionados de la haute couture numérique. Kyrie (du grec kurie, « Seigneur ») y présente, grâce à une importante documentation photographique, des portraits où les accessoires les plus raffinés sont mis en scène pour créer des figures idéalisées. Ces accessoires, qui vont des ongles aux cheveux en passant par la peau, les bijoux et les vêtements, sont les composantes d’une collection d’objets de sublimation, constituée en grande partie de dons de créateurs. Kyrie Source se trouve en effet au coeur de l’univers de la haute couture de Second Life et de nombreux designers l’ont choisie pour représenter leur marque. Du Japon à la Croatie, en passant par l’Italie, l’Allemagne et les États-Unis, Kyrie Source est devenue une présence incontournable. De plus, à titre d’éditorialiste, elle a contribué aux plus prestigieuses publications de Second Life, notamment Avenue Magazine et le Modavia Fashion Directory.
Les photos présentées ici témoignent de ce travail au coeur d’une pratique virtuelle de la mode et d’une expérience du figural où les corps s’effacent au profit de leur image, de plus en plus étudiée et complexe.
Kyrie Source | Objets de sublimation
Photographies virtuelles créées dans le « métavers » Second Life, puis éditées. L’ossature de Kyrie Source a été sculptée par Karoline Georges. Les autres composantes du style du personnage sont des créations de multiples designers 3D dont la signature apparaît dans le titre de chacune des images.
Parties annexes
Note biographique
Karoline Georges
Artiste interdisciplinaire diplômée en cinéma/vidéo (Université du Québec à Chicoutimi) et en histoire de l’art (Université du Québec à Montréal), Karoline Georges explore les processus et concepts de sublimation et de transmutation par différents types d’intervention, de la performance à l’installation sonore urbaine. Elle a publié La Mue de l’hermaphrodite et Ataraxie. Ses travaux récents, des vidéopoèmes et courts métrages d’animation, dont Programme d’entraînement à l’usage d’une conscience hygiénique et Repères, intègrent la modélisation 3D, le compositing et l’image de synthèse. Elle siège depuis 2006 à la Commission consultative en littérature du Conseil des arts et des lettres du Québec.