Corps de l’article

Introduction

La conjugaison de certaines conditions de travail, telles que le sous-effectif et la réception ininterrompue de clients, constituent des facteurs d’intensification du travail et de « qualité empêchée » (Clot, 2015). Fonctionnant sans rendez-vous, le salon de coiffure étudié (Yves Avite[1]) relève de cette configuration de travail. S'intéresser à une telle configuration permet de saisir ce qu’une organisation fait au travail et à la santé, ainsi que le documentent les sciences critiques du travail, dans lesquelles nous nous inscrivons (Messing, 1991; Gollac, Volkoff, 2006; Thébaud-Mony et coll. 2015; Clot, Lhuilier, 2010; Dejours, 2000).

En effet, travailler dans ce salon de coiffure oblige certes à sourire (Soares, 2002), mais conduit aussi à « faire bouillir intérieurement » les coiffeurs, et plus encore les coiffeuses. Autrement dit, et comme dans la plupart des métiers de service, il s’agit certes de réaliser du travail émotionnel mais certaines organisations du travail conduisent à s’y adonner au-delà de l’ordinaire. Ainsi, notre objectif est de montrer comment l’organisation du travail du salon étudié, par le débordement et la sollicitation servicielle permanente, conduit les travailleurs.ses à réaliser du surtravail émotionnel[2].

Les travaux portant sur les métiers de service, et en particulier les travaux fondateurs de Hochschild, ont désormais bien établi que ces travailleurs.ses devaient réaliser un travail émotionnel qui consiste à évoquer, à façonner ou à réprimer ses sentiments, dans la vie quotidienne du travail, afin de modeler et maîtriser ses émotions et celles des client.es (1983 [trad. 2017]). Ainsi, pour s’assurer du bon déroulement des interactions, les professionnels.les doivent maîtriser l’expression de leurs émotions, s’autocontrôler de façon à adopter les comportements requis dans chaque interaction. Dans la coiffure, il est attendu des coiffeurs et plus encore des coiffeuses qu’elles affichent : sourire, bonne humeur, amabilité, cordialité, politesse, disponibilité, écoute, etc. (Desprat, 2015, 2017; Denave, Renard, 2019; Legrand, Darbus, 2023). Ainsi, doivent-ils et elles en toutes circonstances se montrer ouvert.es, serviables, courtois.es, prévenant.es et sympathiques. Ces attendus supposent symétriquement des comportements proscrits : ne pas faire la tête ou sembler d’humeur maussade, ne pas s’emporter, ne pas remettre un.e client.e à sa place, ne pas dénigrer l’apparence d’un.e client.e, ne pas lancer de sujets qui fâchent, etc.

Le respect de ces prescriptions, que Hochschild appelle « les règles de sentiment », est attendu en toutes circonstances et en permanence indépendamment des comportements des client.es, de l’état psychique, émotionnel ou physique du moment des professionnel.les. Ainsi, en réalisant ce travail émotionnel, l’enjeu est de détendre les client.es, de leur inspirer confiance, de les fidéliser, et dans le cas étudié de leur faire accepter de patienter (souvent très longtemps) tranquillement de se faire coiffer.

Toutefois, ce travail émotionnel demeure la plupart du temps invisible, mal outillé et aménagé, non reconnu ni rétribué, sinon franchement dévalorisé (Jeantet, 2021) d’autant plus qu’il relève de qualités dites féminines, prétendument naturelles (Kergoat, 1982; Messing, 2000, 2021). Plus encore, et comme l’ont montré les travaux portant sur la relation de service (Bernard, 2007; Caroly, Weill-Fassina, 2004; Fortino, 2015; Jeantet, 2003; Laperrière, Messing, Bourdonnais, 2010), les pénibilités mentales existent, en particulier dans leur composante émotionnelle. Et en effet, à écouter nos enquêté.es, ce travail est à l’origine de problèmes de santé mentale qui apparaissent sous le registre de la tension ou du stress directement couplés à une source bien identifiée : les client.es. « Le plus dur à supporter dans nos métiers, c’est les clients qui sont pas toujours faciles à gérer » a-t-on pu entendre à plusieurs reprises.

Dans le salon Yves Avite, les plaintes exprimées à l’encontre des client.es (mais bien sûr sans leur être adressé.es) par les coiffeuses (plus que les coiffeurs) vont bon train. L’exaspération et la fatigue qui s’expriment hors de la scène du travail auprès des sociologues montrent des formes de débordement du travail émotionnel habituel, telles que la sortie de l’entreprise est envisagée par trois enquêtées. C’est à ce titre que nous revenons sur la notion de travail émotionnel pour montrer que certaines configurations de travail amènent à produire un travail émotionnel qui dépasse l’ordinaire et le psychiquement soutenable, et que nous appelons, en référence à Marx surtravail émotionnel. Chez Marx (Marx, 1867, 1993), le concept de surtravail est défini comme l’extorsion par l’employeur d’un temps de travail non payé, sous l’effet de la continuité de la journée de travail et du paiement à la journée du salaire. Dans notre cas, le fonctionnement en flux continu est synonyme de surtravail dans ce sens classique (en raison de la cadence). De plus et comme l’indique Marx, ce surtravail est source d’une survaleur appropriée par l’employeur. L’auteur repère une deuxième source de production de survaleur, à savoir l’intensification du travail dont il observe déjà au 19e siècle qu’elle altère la santé des travailleurs.

Or, au salon Yves Avite, l’organisation du travail contraint les coiffeurs.ses à un rythme de travail très intense et produit du fait de l’omniprésence des clients (qui attendent de se faire coiffer) un pesant contrôle, d’autant plus qu’il n’existe aucun espace de repli. Ces conditions de travail dégradées rendent non seulement plus intense mais aussi plus difficile, et coûteuse en matière de santé mentale, la production du travail émotionnel requis.

De plus, on observe que les exigences, les contraintes et les niveaux d’expositions varient selon le genre (Molinié, Volkoff, 1980; Messing, 2021). Dans le prolongement des travaux fondateurs sur les questions de genre et de travail, entre autres ceux de Kergoat (1982), Maruani (2005), Messing (2021), Molinier (2014, 2019) ainsi que des grandes enquêtes statistiques (Santé et itinéraire professionnel (Amossé, Daubas-Letourneux, 2012); INSEE (Guignon, 2008)) ou d’autres enquêtes qualitatives pointant la division sexuée des pénibilités dans le monde du travail (Bouffartigue et coll., 2010), nous verrons ainsi encore une fois que la division sexuelle et sociale du travail, associée à une organisation du travail qui induit du surtravail émotionnel, est défavorable aux femmes et à leur santé.

En décrivant l’organisation et le fonctionnement du salon Yves Avite et les fortes contraintes auxquelles ils soumettent les travailleurs.ses en raison de l’intensification et de la pression des client.es, nous allons d’abord montrer comment l’extorsion classique du surtravail tel que défini par Marx existe (I). Plus encore, nous montrerons dans la deuxième partie de l’article que cette organisation du travail oblige à produire un surtravail d’une nature particulière, un surtravail émotionnel, en particulier chez les femmes (II).

Méthodologie

L’article présenté est issu d’une enquête de terrain « Santé et Travail dans les Très Petites Entreprises » (SANTPE) menée avant l’épidémie de COVID-19. Cette recherche a été financée de 2018 à 2021 par le service statistique du ministère du Travail et de l’Emploi français (la DARES) mais la phase de terrain a été réalisée entre 2018 et 2019.

Il s’agissait de saisir les tensions, les articulations et les arbitrages entre enjeux de santé et de travail, au sein d’entreprises de moins de 10 salarié.es (les très petites entreprises (TPE) dans les secteurs de la coiffure, de la restauration et du bâtiment. Trente monographies d’entreprises égalitairement réparties entre les 3 secteurs ont été menées, associées à de longs entretiens individuels avec les patron.nes et les salarié.es (n = 87). Les entretiens réalisés étaient de type semi-directif et adossés à une approche par scénario présentant des thèmes relevant de problèmes quotidiens touchant à la santé et au travail. À ces entretiens s’ajoutent des temps d’observation directe non participante et plus rarement participante, en particulier dans le salon Yves Avite. Si l’article expose le cas de ce salon de coiffure constitué comme cas limite, il s’appuie également sur des contextes de TPE étudiées qui partagent plusieurs caractéristiques semblables. La réflexion proposée ici s’appuie sur les interviews avec les salarié.es (5 sur 6) et le patron du salon mais aussi plus largement sur les analyses des monographies réalisées dans le secteur de la coiffure (n = 11 salons; 23 entretiens dont 7 patronnes et 2 patrons; 4 salariés et 10 salariées) qui pourront parfois être mobilisées dans le développement du propos.

I- Une organisation qui pousse à l’intensification et met sous pression

Au cours des vingt dernières années, sous l’effet combiné de la spécialisation des tâches, de la rationalisation et de la digitalisation, le secteur des services a connu une industrialisation de ses modes de production. De nombreuses enquêtes ont montré les processus par lesquels l’intensification du travail s’est propagée dans les entreprises de service, par exemple dans les chaînes de restauration rapide (Cartron, 2015; Pinto, 2014), les services postaux (Jounin, 2017; Bouffartigue et Bouteiller, 2020; Vézinat, 2012) ou encore les plateformes logistiques (Benvegnu, Gaboriau, 2017). L’introduction des objectifs et de la satisfaction client, au cœur des process et des modes d’évaluation des salarié.es, a également contribué à renforcer la charge de travail et la complexité des tâches qui pèsent sur les salarié.es (Tiffon, 2013).

Ainsi, l’intensification (Askénazy, 2006; Gollac, 2005; Gollac, Volkoff et Wolff, 2014) qui s’observe pour les grandes entreprises très rationalisées n’épargne pas certaines TPE pourtant pour la plupart indépendantes (comme dans le cas étudié). Libres d’organiser le travail comme elles le souhaitent, certaines TPE, comme celle que nous présentons ici, transposent pourtant parfois des orientations organisationnelles typiques des grandes entreprises industrielles, à savoir la logique du flux continu et le sous-effectif.

A. Un salon « fast-coupe » : l’organisation du salon Yves Avite

Le salon Yves Avite est un salon mixte indépendant qui fonctionne sans rendez-vous. Il est implanté dans la galerie commerciale d’un supermarché d’une petite ville. Il est avantageusement situé dans un lieu de passage incontournable à l’une des deux entrées du centre commercial, en face d’une cafétéria, ce qui lui confère une grande visibilité. Pour être attractif, un soin particulier a été apporté à l’esthétique des lieux : spacieux, neuf, blanc, lumineux, décoration épurée, meubles designs, mur végétal. C’est un salon avec une forte capacité d’accueil et une large amplitude horaire d’ouverture (du lundi au samedi de 9 h à 19 h en continu). Les coiffeurs.ses travaillent en journée de 10 h, 4 jours par semaine pour un total de 39 heures hebdomadaires. L’équipe est théoriquement au complet les vendredi et samedi, jours de forte affluence.

Le salon Yves Avite a ouvert en 2013, soit depuis 6 ans au moment de l’enquête. Il est dirigé par un homme de métier de 54 ans, qui a eu 3 salons avant celui-là. Au moment de l’enquête, il n’a plus que le salon Yves Avite, lequel compte 6 salarié.es (4 femmes et 2 hommes), tous en contrat à durée Indéterminée (CDI) et à temps plein, plutôt jeunes (ils ont tous moins de 30 ans, à l'exception de l’un d’eux), condition, semble-t-il, pour tenir les pénibilités physiques inhérentes au métier et amplifiées par le rythme soutenu induit par l'organisation sans rendez-vous. Le patron en a bien conscience et indique à ce titre que « dans ce type de salon, une nana de 50 ans tient pas le coup au niveau de la cadence, c’est sûr, il faut des jeunes. » En dépit d’une forte exposition aux risques de troubles musculosquelettiques (TMS) (tous et toutes mentionnent diverses douleurs consécutives à l’exercice de l’activité) et aux risques psycho-sociaux (RPS), les salarié.es du salon Yves Avite ne s’arrêtent pas, à l’image des salarié.es de TPE (Darbus, Legrand, 2021). Outre leur endurance aux pénibilités, les salarié.es ont en commun leur origine sociale d’extraction populaire, comme l’essentiel des aspirants à ce secteur, et un même capital scolaire (brevet professionnel). La plupart des salarié.es (3 femmes sur les 4, et 1 homme sur les 2) sont de jeunes parents. Dans ce salon, les coiffeurs et coiffeuses, salarié.es comme patron, sont polyvalent.es.

Le salon draine une clientèle diversifiée du point de vue de l’âge et du genre, issue majoritairement de la classe moyenne ou populaire stable.

La taille de l'établissement, le fait que ce soit un lieu de passage, son amplitude horaire asseyent l’organisation du travail qui a été privilégiée par le patron, basée donc sur le sans rendez-vous. Ce n’était pourtant pas l’option retenue à l’ouverture. Comme la plupart des salons indépendants, le salon fonctionnait initialement sur rendez-vous. Mais cette orientation s’est révélée insuffisamment rentable. Ainsi, sur les injonctions du comptable, et après que le patron ait puisé plus de 60 000 euros dans ses ressources personnelles pour payer ses charges, l’organisation a été modifiée. L’objectif était ainsi de maximiser les flux tout en réduisant les effectifs salariés au plus juste (toujours pour les mêmes raisons de rentabilité), à tel point que le patron ne parvient pas à se soustraire des tâches productives. Il passe entre 50 et 60 heures par semaine aux tâches d’exécution, afin de suppléer la main-d'œuvre. En cela, il connaît sensiblement les mêmes contraintes physiques et émotionnelles que ses salarié.es.

C’est donc la nécessité économique qui l’a conduit à opter pour cette organisation en flux continu. En ce d’autant plus qu’en raison du profil de la clientèle accueillie, l’augmentation des tarifs comme le repositionnement vers des prestations et une clientèle haut de gamme ont été écartés de peur d'être moins attractif. D’ailleurs, le salon pratique des tarifs de moyenne gamme conformes à la moyenne nationale française : 36 euros pour un forfait classique femme (shampoing, coupe, brushing).

Le salon Yves Avite pourrait être renommé le salon Coupe-Rapide ou Fast-Coupe tant le rythme y est soutenu en raison d’une part de l’organisation sans rendez-vous privilégiée et d’autre part de la réduction de l’effectif au minimum. Ce fonctionnement à effectif limité est aggravé par des absences non remplacées bien que longues et anticipables (liées à des congés maternité), ce qui non seulement fait varier la relation de service mais surtout conduit à une intensification du travail à l’origine d’une « surcharge émotionnelle » (Soares, 2002).

B. Travailler vite, travailler mal et supporter les regards

Le sans rendez-vous conduit les salarié.es à devoir faire face simultanément à deux types de public : à ceux qui se font déjà coiffer et à ceux (nombreux) qui attendent, et ce faisant, introduisent une forme d’urgence.

Travailler vite

L’enjeu est alors de servir le maximum de client.es dans un temps réduit, afin d’être le plus productif possible. Ainsi, cette organisation en flux détermine de facto la vitesse d’exécution de la prestation. Au salon Yves Avite, chaque coiffeur.se reçoit en moyenne deux client.es et demi par heure, contre un.e à un.e et demi dans un des salons avec rendez-vous que le patron possédait auparavant. Cela revient à passer entre 20 à 25 minutes en moyenne avec un.e client.e pour une prestation classique.

La cadence de la production du service est d’autant plus forte qu’aucune des stratégies habituellement observées pour la réguler ne peut être mise en place. En effet, dans les salons indépendants, l’accueil sur rendez-vous laisse la possibilité aux coiffeurs.ses d’organiser leur planning et de lisser leur charge de travail. Ainsi, jouent-ils.elles par exemple sur le temps d’espacement entre chaque rendez-vous, sur la dispersion des coupes/techniques difficiles à différents moments de la journée ou sur plusieurs journées. Prendre des rendez-vous permet aussi de prévoir des temps de pause et ainsi de préserver la santé physique comme psychique en s’adonnant à diverses formes de relâchements. Ici, les temps de pause sont rares, voire inexistants, sont fonction de l’affluence, sont souvent écourtés et imprévisibles (y compris la pause méridienne), ce qui se répercute sur la durée de travail effective, plus longue et non rémunérée :

« On fait des journées de 10 heures déjà. [...] On n’a pas le temps de manger, on n’a pas le temps d’aller boire un verre d’eau… [parce que] les gens attendent. Quand y’a un client qui arrive à moins le quart … du coup on finit pas forcément à l’heure. » (Charlyne, 28 ans, coiffeuse salon Yves Avite)

Le travail sur place est donc très intense et sollicitant et relève de ce que Gaudart et Volkoff appellent « un modèle de gestion des temps à la hâte » (2022). L’intensité à laquelle porte l’organisation a des effets directs sur la santé. D’une part, en augmentant la vitesse d’exécution des gestes, elle accroît les pénibilités physiques déjà très fortes dans le secteur, et ce, d’autant plus qu’elle rend plus difficile pour chacun de faire face aux exigences d’une tâche en protégeant sa santé (Volkoff et Thébaud Mony, 2000, p. 351). Mais c’est aussi la santé mentale qui est affectée par cette intensité du travail et la pression temporelle afférente. Comme le soulignent Gollac et Volkoff « l’urgence est en soi une mauvaise condition de travail [...] travailler dans l’urgence réduit les marges de manœuvre et rend les pénibilités moins évitables » (2014, p. 59, 60). Ces pénibilités mentales sont redoublées par un profond sentiment d’insatisfaction vis-à-vis du travail réalisé.

Travailler mal

Les travailleurs.ses sont d’autant plus porté.es à travailler vite que le salon ne désemplit pas. Dès lors, tout ce qui pourrait allonger le temps passé avec un.e client.e est soigneusement évité : de longues discussions pour déterminer la coupe ou la couleur à réaliser, des échanges sur la vie personnelle détournant le ou la coiffeur.se de l’exécution rapide de ses gestes, servir un café, etc. :

« On n’a pas le temps de discuter, de prendre un café, on prend pas le temps de faire les choses soigneusement, du coup c’est bâclé parce qu’on coiffe nos client.es correctement mais on doit aller le plus vite possible… on n’est plus du tout dans le soin, c’est bâclé pour le coup! » (Charlyne, 28 ans, coiffeuse salon Yves Avite)

En somme, les contraintes de rythme conduisent à délaisser deux pans de l’activité : le soin et la dimension relationnelle au profit de la dimension exécutive, d’ailleurs souvent décrite comme monotone. Or, ces deux aspects (soin et relation) sont mis en avant de façon positive dans le secteur, comme le révèlent ces propos :

« Moi j’ai décidé d’être coiffeuse, évidemment parce que j’aimais coiffer mais ce qui me plaisait aussi dans ce travail, c’est toute la partie discussion, relation avec les client.es. » (Capucine, 30 ans, coiffeuse salon Le Ciso)

En effet, les coiffeurs.euses se plaisent typiquement à valoriser leur proximité avec leurs client.es, dont elles connaissent parfois la vie intime, révélant ainsi leur capacité d’écoute et leur empathie, voire leur capacité à prendre soin psychiquement. Cela témoigne en outre de la valorisation de leurs dispositions au care. La mise en avant de ces qualités, davantage chez les femmes que chez les hommes, leur apporte des gratifications symboliques et donne du sens au travail, tout comme cela a été observé chez les travailleuses du soin (Avril, 2014; Molinier, 2013). Elles sont d’ailleurs socialisées à cette dimension relationnelle et aux exigences relationnelles du métier au cours de leur formation et en activité (Denave et Renard, 2015), autant qu’à la dimension technique. Dimension qui leur fait accepter et endurer, sur le modèle de la compensation, les pénibilités physiques.

Mais au salon Yves Avite, l’organisation du travail privilégiée industrialise le travail, altérant en conséquence la qualité (relationnelle au moins) de chaque prestation. Aucune salariée n’est donc en mesure de déployer cette dimension valorisée du travail.

Cette reconfiguration à la baisse des relations avec le.a client.e est une profonde source d’insatisfaction. Les coiffeuses peinent à se reconnaître dans le travail lui-même, à éprouver un sentiment de fierté, avoir le sentiment de faire un travail de qualité : « Je n’en peux plus, je ne vais pas pouvoir continuer comme ça » résume l’une d’entre elles.

Alors que le salon a largement investi dans une décoration moderne, en somme « présente bien », et se positionne comme un salon moyenne gamme, l’organisation du travail les conduit à travailler comme dans les enseignes low cost, ce qui renvoie les professionnel.les à des groupes de professionnels peu valorisés et renforce une dévalorisation déjà fortement intériorisée (Desprat, 2015).

Travailler sous la pression des regards

Les exigences cognitives et émotionnelles induites par l’intensification du travail sont redoublées par le fait que les coiffeurs.ses travaillent sous le regard des client.es qui attendent leur tour sur des fauteuils situés à l’entrée du salon et qui donnent une vue directe sur les zones de coiffage. L’attente atteint parfois une heure pendant laquelle la principale occupation des clients, outre le téléphone, est d’observer le travail des coiffeurs.ses. Ces derniers.ères tentent parfois de rassurer les client.es par des petits sourires ou des petites phrases (« ma collègue va bientôt venir s’occuper de vous », « je finis le brushing et je suis à vous ») mais globalement, affairé.es auprès des coiffé.es, ils et elles ont peu ou pas de « pouvoir d’agir » (Clot, 2008) auprès de ces client.es.

Plus la file d’attente s’allonge, plus les regards insistants des client.es deviennent « oppressants ». Ce « contrôle managérial par les clients » (Tiffon, 2013) est une source d’épuisement majeur et appelle à une mobilisation émotionnelle particulière.

« On sait jamais à quoi s’attendre, et puis c’est toujours la pression parce que les gens attendent alors il faut aller le plus vite possible. On se fait souvent disputer, ça me stresse tout ça, je n’ai plus envie de venir travailler. » (Charlyne, 28 ans, coiffeuse salon Yves Avite)

Se sachant et se sentant observé.es, les professionnel.les en plus d’intensifier leur travail (sous l’effet de l’auto-accélération à laquelle cela les porte) sont soumis.es à davantage d'autocontrôle. Autrement dit, l’observation, sinon le contrôle, parfois assortie de commentaires, du travail en train de se faire, augmente les exigences du travail, tant en termes de charge de travail et de cadence, qu’en termes de tensions psychiques (fortes exigences et faible autonomie) au sens de Karasek (1990).

Le quotidien des coiffeurs et coiffeuses est donc marqué par une très forte intensité du travail conjugué à un pesant travail émotionnel qui suit l’intensité du flux de clients qui successivement viennent, attendent et observent, puis se font coiffer.

II. Une organisation qui induit un surtravail émotionnel. Coût moral et ressources différenciées selon le genre : des femmes surexposées

« Ouais, c’est juste le relationnel avec les gens qui devient insupportable [...] ça devient infect. » (Charlyne, 28 ans, coiffeuse salon Yves Avite)

L’organisation du travail de cette entreprise fait peser de fortes contraintes sur les salarié.es. Le planning des journées et des semaines ainsi que la charge de travail sont tels qu’ils conduisent à un surtravail, auquel il est manifestement impossible d’échapper. Le surtravail dont il est question porte sur la dimension exécutive de l’activité, mais plus encore sur sa dimension émotionnelle.

A. Travail amputé et pression des client.es : du surtravail émotionnel pour faire face

Admettre et endurer une version amputée du travail

Enchaîner les client.es prime devant toute considération relationnelle, obligeant à renoncer à certaines dimensions valorisées et valorisantes du métier. Si les coiffeuses le regrettent, elles se plient avec fatalité à cette configuration, tout se passant comme si elles internalisaient les conflits de valeur au travail. Et c’est justement ce désenchantement et cette internalisation qui se traduisent par la production d’un travail émotionnel qui consiste à faire comme si renoncer à une partie de leur activité leur était indifférent. Ne pas prendre soin des client.s doit apparaître comme allant de soi, alors que c’est en décalage total avec leur vision du métier. Les coiffeuses se trouvent bien prises dans un conflit éthique (Clot et Lhuilier, 2010), tant la qualité du travail se trouve empêchée. Or, cela a des conséquences néfastes pour la santé mentale comme physique, comme les approches cliniques et la psychodynamique du travail l’ont souligné (Dejours, 2000; Dejours et coll., 2015).

« Non, j’en peux plus vraiment! » Le rythme et la manière dont on doit travailler, ça me correspond pas… On peut pas s’occuper bien des gens! ça me saoule! » (Christelle, 25 ans, coiffeuse salon Yves Avite)

« Moi j’ai fait de la coiffure parce que j’avais envie de rendre les gens plus beaux mais aussi parce que j’ai toujours eu un côté un peu social, j’aime bien écouter les gens, leurs problèmes, mais là à part couper les cheveux et faire des couleurs, je ne fais rien d’autre… » (Marjorie, 24 ans, coiffeuse salon Yves Avite)

Ce travail émotionnel est d’autant plus nécessaire que les coiffeuses ne semblent pas trouver de ressources suffisantes et de mode de régulation pour « ravaler leur peine » et leur désenchantement autrement que par l’endurance. Cette absence de ressources conduit les salarié.es à piocher « en elles-mêmes » pour faire face. En particulier, dans ce salon, les coiffeuses n’ont pas de coulisses derrière lesquelles se retrancher afin de se soustraire au regard des client.es, d’avoir des temps de relâchement, qui leur permettraient de « faire tomber leur masque » (Goffman, 1974). Par ailleurs, dans un contexte d’effectif réduit, chacun.e est activement affairé.e auprès des client.es avec très peu de possibilité de souffler ou de venir soutenir ses collègues. Les moments pour parler de ce qu’elles ressentent (en tout cas sur le coup) leur font aussi défaut. Autrement dit, des formes de régulation comme le soutien social (Siegriest, 1996) ou les stratégies de coping (Mann, 2004), permettant d’alléger les conséquences négatives du travail émotionnel, sont absentes de l’activité, ce qui est propice à la souffrance au travail.

Endurer l'impatience et surtout le mépris : des femmes surexposées à l’usure

Ce surtravail émotionnel est également lié à l’impatience des client.es et souvent même au mépris qu’ils et elles affichent face aux salarié.es. Les client.es qui attendent observent le travail en train de se faire. Ils.elles peuvent alors manifester des signes explicites d’impatience : souffler, regarder avec insistance, lancer des propos réprobateurs. Ces comportements énervent les coiffeuses qui doivent pourtant afficher un masque de cordialité et cacher leurs émotions : elles doivent simultanément dissimuler l’émotion ressentie et simuler une émotion non ressentie et en ce sens s’adonner à un « jeu superficiel » (surface acting) (Hochschild, 1983). Cette situation de dissonance émotionnelle oblige à un surtravail émotionnel, à la hauteur de la forte charge émotionnelle que génère la situation. Car en effet, ces situations de contrôle induites par l’attente exposent davantage que d’ordinaire aux comportements désagréables. Ici le surtravail tient donc à l’intensification des exigences, de la dissonance émotionnelle et du travail émotionnel afférent. Prendre sur soi est d’autant plus coûteux et nécessaire pour maintenir le cours « normal » des interactions que certain.es client.es font preuve de mépris :

« [...] ils se comportent mal les gens, ils vous parlent comme si vous étiez de la merde, tout ça il faut supporter [...] c’est vrai que je commence à en avoir marre, ça devient compliqué de venir travailler. » (Charlyne, 28 ans, coiffeuse salon Yves Avite)

Il est rare que les coiffeuses remettent les clients à leur place, au nom de la satisfaction du client, celles-ci font donc profil bas, même quand il ou elle se montre irrespectueux.se. En revanche, les hommes s'autorisent beaucoup plus à répondre, d’autant qu’ils sont socialement autorisés à le faire.

Et en effet, la littérature montre que l’engagement émotionnel et le travail émotionnel associé est sexué (Soares, 2003). Les femmes évoquent davantage leur épuisement, agacement, fatigue ou lassitude que les hommes. Certes leur identité de genre les rend plus promptes à la verbalisation mais hommes et femmes sont inégalement exposé.es aux exigences émotionnelles. Plus encore, dans la division du travail émotionnel, hommes et femmes s’y adonnent inégalement. Les secondes s’appliquent davantage à un « travail intégrateur » qui vise à produire des émotions dites positives en direction du client. Ainsi, doivent-elles se montrer encore davantage disponibles et dociles à l’interaction, la discussion, et se montrer souriantes et en empathie en toutes circonstances quand bien même elles « n’ont pas la tête à ça », sans avoir la possibilité (voire la légitimité) de s’y soustraire. À l’inverse, les hommes sont plus souvent amenés à réaliser un « travail différentiateur » qui leur permet de moins s’engager dans les discussions et surtout de les rendre plus brèves ou plus légères, ce qui nécessite un moindre engagement affectif et un moindre travail émotionnel de leur part (Wharton, Erickson, 1993). Par conséquent, les femmes doivent fournir un travail et a fortiori un surtravail émotionnel beaucoup plus intense car les attentes envers elles sont plus fortes.

« Moi quand y’a un client qui me parle mal ça me prend la tête grave, j’y pense le soir, ça me pourrit. Je sais que tout le monde est pas aussi sensible hein, Hugo par exemple, lui il s’en fiche. » (Christelle, 25 ans, coiffeuse salon Yves Avite)

Hugo qui entend Christelle rétorque : « Bah oui, tu te prends la tête pour rien! Des emmerdeuses tu en auras tout le temps, moi ça glisse, je les coiffe et next! » (Hugo, 27 ans, coiffeur salon Yves Avite)

On observe non seulement des stratégies de genre différenciées, mais on perçoit aussi que les femmes sont particulièrement sensibles aux remarques désagréables qu’elles subissent. Cela tient aux rapports de genre, défavorables aux femmes qui sont davantage renvoyées au rang de subalternes. Ces « interactions de classe » (Siblot, 2002), voire ce mépris de classe ordinaire, appellent un contrôle fort des émotions, synonyme d’usure. En effet, malgré le côté « insupportable » et désobligeant des client.es, il faut rester calme, courtoise, aimable, souriante, au nom de l’éthique professionnelle.

B. Un surtravail émotionnel sans rétribution, qui use et désabuse

Non seulement les coiffeuses réalisent un fort travail émotionnel, mais celui-ci produit des bénéfices pour l’entreprise dont elles ne perçoivent aucune part. Ce travail est d’autant plus coûteux pour la santé qu’il ne bénéficie d’aucune forme de reconnaissance et de compensations, et en cela encore il s'agit d’un surtravail.

Un sur-engagement sans reconnaissance, ni débouchés

Ici, comme dans le surtravail saisi par le débordement horaire, le surtravail émotionnel se joue dans le rapport capital-travail en ce qu’il ne trouve aucune forme de reconnaissance ou de rétribution de la part de l’employeur. Ainsi, aucune prime ou salaire plus élevé ne sont versés aux coiffeurs.ses en compensation de leur investissement. Ils et elles ne bénéficient pas non plus d’offres de formations visant à développer leurs compétences professionnelles et qui leur permettraient de sortir d’une forme de routine. Les salarié.es ne bénéficient pas non plus de marques de reconnaissance symboliques comme des encouragements, des félicitations, des petits cadeaux lors de certains événements (naissance notamment). L’indice le plus fort de ce manque de reconnaissance tient à l’absence de perspective d’évolution de carrière vers un poste de responsable, qu’avait pourtant convoitée Charlyne et qu’elle regrette avec amertume. Paradoxalement, aucun ressentiment n’est exprimé à l’égard du patron. En effet, les relations avec lui sont décrites « comme archi cool » notamment parce que les salarié.es considèrent qu’il ne leur met pas la pression. De plus, il n’est pas tenu responsable de l’organisation déployée ou de ses effets collatéraux. Celle-ci est perçue comme inévitable et indispensable à la vitalité économique de l’entreprise. Pourtant, cette absence de reconnaissance crée chez les salariées un sentiment d’injustice. Si elles internalisent encore une fois leur frustration, celle-ci les oblige néanmoins à un sur-engagement, qui ne trouve aucun débouché.

Un surtravail émotionnel qui use et pèse sur la santé

Tout comme l’ont démontré d’autres travaux au sujet du travail émotionnel (Wharton et Erickson, 1993; Mann, 2004), le surtravail émotionnel auquel elles s’adonnent en raison de l’organisation du travail privilégiée se donne à voir par ses effets négatifs sur le plan de la santé. Linsatisfaction morale et l’épuisement nerveux dont témoignent les salariées en sont l’illustration :

« Quand c’est récurrent [sous-entendu les clients pénibles]… bah hier c’était la journée cata. Je suis rentrée chez moi j’ai dit "J’en peux plus, j’en ai marre, ils m’ont tous saoulée”… [Rire]. » (Charlyne, 28 ans, salon Yves Avite)

De même, les insomnies ou la boulimie dont nous ont parlé deux d’entre elles en sont quelques symptômes. Ainsi, aux enjeux de santé mentale et l’aggravation des maladies ostéo-articulaires, s’ajoutent une infrapathologie, des « petits » troubles de santé qui ne sont pas nécessairement graves, mais perturbent l’existence quotidienne et la vie de travail et surtout sont difficiles à supporter à la longue et entraînent une fragilisation de l’emploi.

Les femmes en particulier acquittent le coût de cette organisation, certes en termes de santé mais aussi pour leur vie familiale, notamment en raison du travail en 10 heures. Si à l’origine, elles étaient d’accord avec cette amplitude horaire, qui leur octroyait des marges de manœuvre dans la vie personnelle, aujourd’hui mères de famille, ce rythme ne leur convient plus :

Charlyne : « En fait on a préféré [le rythme en 10 h] parce qu’avant on n’avait pas d’enfants donc on s’en fichait mais c’est vrai que depuis qu’on a toutes des enfants ça commence à devenir difficile. »

À l’image des personnels hospitaliers qui « choisissent » de travailler en 12 h pour dégager de plus longs temps de repos (Vincent, 2017), les salarié.es du salon Yves Avite sont pris.es dans la même logique. Or, à l’usage, on observe aussi les mêmes effets : une fatigue accrue, des douleurs amplifiées et le sacrifice de certaines journées ou temps en famille. Ainsi, leur (sur)engagement fort pour la vitalité économique de l’entreprise, se fait au détriment de leur santé mais aussi de leur équilibre personnel et familial.

Sur la scène du travail, les coiffeuses prennent donc sur elles jusqu’à ce qu’elles n’y tiennent plus. D’ailleurs l’organisation du travail et avec elle le surtravail qu’elle génère conduit à un fort turn-over : trois coiffeuses ont quitté le salon en sept ans, et une quatrième est en passe de le faire au moment de l’entretien, au motif qu’elle « en a marre» , et que « ça devient insupportable ». Ainsi, quand elles ne parviennent plus à endurer, elles quittent ou envisagent de quitter le salon en nourrissant soit la perspective de rejoindre un « salon de quartier » où l’engagement relationnel auprès de la clientèle est généralement (selon elle) beaucoup plus qualitatif; soit en imaginant sortir du métier, ce qui s’avère compliqué faute d’autres qualifications professionnelles.

Les hommes semblent mieux supporter la situation à en croire les propos recueillis en entretien : ils apparaissent plus satisfaits de leur travail et se plaignent moins que leurs consœurs de la faiblesse de la dimension relationnelle, du fait d’une moindre attente en la matière. On peut en outre supposer que leur plus grande satisfaction tient à la position plus favorable des hommes dans la division du travail et à leur perspective d’évolution (les deux hommes salariés du salon envisagent à court terme d’ouvrir leur propre salon).

Cette organisation du travail permet de caractériser le surtravail émotionnel. Il correspond ainsi au cumul de quatre conditions de travail défavorables à la santé :

  1. Un sur-engagement continu au plan physique, psychique comme émotionnel sans possibilité de relâchement à l’origine d’une usure prématurée et donc à des sorties (ou des velléités de sortie) plus précoces;

  2. Un allongement du temps de subordination du fait de l’organisation du travail déployée, lequel permet la production d’une survaleur appropriée par l’employeur;

  3. L’impossibilité d’accès à des ressources matérielles (comme des coulisses) ou de soutien social en situation;

  4. L’absence de compensation, qu’il s’agisse de perspective d’évolution professionnelle, de rétributions financières ou même symboliques.

L’effet combiné de ces quatre éléments impose au travail émotionnel de se déployer sans relâche, donc entraine un surtravail émotionnel.

Conclusion

Ce cas limite en termes d’organisation du travail a permis de mettre en lumière plusieurs dimensions peu explorées du surtravail. L’organisation du travail étudiée présente à n’en pas douter le versant du surtravail classique. Le renoncement aux temps de pause sans aucune forme de compensation ou de contrepartie relève en effet d’une extorsion par l’employeur d’un temps de travail non payé constitutive d’une survaleur qu’il s’approprie. Et ce, d’autant plus que l’employeur fait volontairement travailler son équipe en sous-effectif afin d’atteindre la rentabilité économique qu’il s’est fixé.

La cadence du service qui s’impose sur le plan technique, s'impose également sur le plan émotionnel. Ainsi, si comme dans n’importe quel métier de service, les travailleurs et travailleuses considéré.es, s’adonnent au travail émotionnel, ici ils se livrent à ce que l’on a appelé un surtravail émotionnel, dans le sens où il [le travail émotionnel] est amené à être mobilisé au-delà des bornes ordinaires et soutenables de l’activité. Ce surtravail émotionnel est non seulement gratuit mais plus encore, il est l’une des clés de l’activité (voire de la prospérité) de l’entreprise. En effet, déployer du surtravail émotionnel signifie servir sans relâche, avec un masque de sourire et de sympathie, ce qui assure une certaine attractivité au salon mais s’avère particulièrement coûteux en matière de santé pour les travailleurs et surtout les travailleuses. Ce surtravail induit en effet une usure prématurée des coiffeuses, qui se traduit par des départs prématurés, et ce, d’autant plus qu’elles ne trouvent pas ou peu de ressources pour ravaler leur peine. Ainsi, dans ce salon, les salarié.es font l’expérience d’un niveau de pénibilité propre au processus d’industrialisation, particulièrement défavorable à la santé physique et mentale des femmes, alors même qu’elles sont employées dans une TPE.

Dans ces conditions toutefois, pour tenir au travail, deux ressources peuvent être mobilisées. D’une part, le collectif de travail (Caroly, 2019) qui apparaît comme une ressource centrale pour mener à bien le travail, gérer les aléas de l’activité et même faciliter le travail sur les émotions. En effet, les collectifs, lorsqu’ils sont vivaces, opèrent une prise en charge des émotions qui peut agir de manière préventive. D’autre part, la mobilisation d’une certaine habileté relationnelle permet de moins s’exposer aux exigences des client.es, de fluidifier, en les décalant, les interactions et donc de les « retourner » en un sens favorable. Celle-ci peut être définie comme une disposition spécifique permettant de décoder les comportements des client.es à partir de faibles indices puis d’agir subrepticement afin de mouvoir les émotions de ces derniers dans un sens qui apparaît plus favorable à l’interaction. Des actions dérivatives peuvent ainsi se déployer et prendre diverses formes comme manipuler des objets, mettre un catalogue en mains, lancer un sujet divertissant, faire rire, etc. Véritable ressource interactionnelle, l’habileté relationnelle peut être mise à la disposition du travail émotionnel et surtout de sa limitation. En effet, elle peut permettre de sortir du rapport de domination induit par la relation de service, et en évitant le surtravail émotionnel, contribuer à préserver la santé et la bonne ambiance au travail, puissant antalgique aux pénibilités. Si ces ressources existent dans ce salon, au vu du turn-over observé et des sentiments qu’expriment les professionnelles, elles s'avèrent fragiles et insuffisantes pour la santé et pour durer dans le métier.

Qu’il s’agisse des coiffeurs et plus encore des coiffeuses, ou de l’ensemble des métiers de service, la soutenabilité de ces métiers parait mise en péril par l’intensification du travail, le surtravail et leurs pendants : l’accentuation des pénibilités physiques et mentales. Saisir comment « bien vieillir » dans ces métiers selon les modes d’organisation du travail, en liant trajectoire professionnelle et trajectoire de santé, parait un enjeu majeur.

Hochschild, A. (1983). The Managed Heart. Commercialization of Human Feeling, Berkeley, University of California press, traduit en français par C. Thomé et S. Fournet-Fayas (2017) sous le titre Le prix des sentiments. Au cœur du travail émotionnel. La Découverte, Paris.