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Ce texte de Guy Karnas et Pierre Salengros est une des communications données au cours du colloque intitulé « L’ergonomie en informatique » organisé à Nivelles en Belgique en novembre 1985 par René Patesson et le Groupe de Recherches en Informatique et Sciences Humaines de l’Université Libre de Bruxelles. Chercheurs du laboratoire dirigé par Jean-Marie Faverge qui avait participé aux premières recherches européennes lancées par la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA), Karnas et Salengros ont développé la pratique de l’analyse du travail dans une grande variété de postes et de situations de travail, analyse du travail en tant que méthode et en tant qu’objet. Ils précisent dans cet article
« qu’elle (l’analyse du travail) ne peut donc se concevoir que par référence à un objectif par rapport auquel elle est méthode » (p. 332).
Ce courant de recherches et de pratiques est issu des travaux de Ombredane et Faverge dans ce monde des années 1950 et 1960 où le travail est plus physique et où les transmissions de signaux informatifs sont relativement faiblement symbolisés. Il est particulièrement intéressant de constater et rappeler que ce courant de recherches est fortement présent dès les années 1980 dans des secteurs d’activité divers dont le développement technologique, en rapide et constante expansion, est venu bouleverser et modifier radicalement la quasi-totalité des situations de travail.
Le propos des auteurs est de montrer que trente ans après la parution de l’ouvrage de référence de Ombredane et Faverge (1955), les principes fondant l’analyse du travail sont suffisamment robustes et évolutifs pour permettre l’analyse de situations de travail complètement nouvelles et inconnues de celles des années 1950. Aujourd’hui, presque 60 années après la parution de cet ouvrage ces concepts sont toujours riches de développements nouveaux adaptés aux nouvelles évolutions du travail. C’est ce qu’a mis en évidence la journée d’étude organisée par le GRESHTO-CRTD au CNAM en 2012 consacrée au livre d’André Ombredane et Jean-Marie Faverge publié en 1955: « L’analyse du travail. Facteur d’économie humaine et de productivité ».[1]
Faverge, repris par Karnas et Salengros, constate que l’ordre chronologique d’apparition des analyses du travail coïncide avec l’évolution des modifications technologiques et ergonomiques du travail. Citons le texte source:
« Travailler c’est occuper des postures, réaliser des gestes; - travailler c’est traiter de l’information, c’est communiquer avec la matière, soit directement, soit à l’aide d’intermédiaires plus ou moins complexes, depuis le cadran, le bouton, la pédale, jusqu’à l’ordinateur ou le robot, en passant par l’automate; - travailler c’est aussi réguler des processus complexes nés notamment des interactions entre les cellules d’un système dont on est soi-même l’un des éléments qui est - cela est évident - aussi un système; - travailler c’est enfin, mettre en jeu des processus de pensée gérant les activités précédentes; c’est donc mettre en œuvre des algorithmes, des heuristiques, des représentations, des stratégies. C’est là le domaine de ce qui est devenu l’ergonomie cognitive. »
Dans le cadre de ce colloque concernant l’ergonomie informatique, les auteurs relèvent trois caractéristiques saillantes à prendre en compte dans l’analyse du travail:
« La prise de pouvoir de l’homme sur son activité, les mouvements d’humanisation du travail, et le développement des techniques informatiques dans le cadre d’une crise économique avec ses conséquences sur la dynamique organisationnelle de l’entreprise. »
La prévision (par l’opérateur et non uniquement par un bureau des méthodes), la régulation de l’activité, la possibilité d’intervenir sur une chaîne de dysfonctionnements (Faverge et coll. (1966 p. 58)) sont des éléments forts de l’intérêt et des compétences déployées au travail et donc de la prise de pouvoir de l’homme sur son activité; ils sont des aspects importants à rechercher dans l’analyse du travail. Nous relions ces remarques aux travaux plus récents de Clot (2013, p. 148) lorsque, à propos d’une réflexion sur l’œuvre de Malrieu, il rappelle que
« Un travailleur ne peut vivre durablement dans un métier que s’il peut « fabriquer » du métier pour travailler […] le métier n’est pas seulement une activité personnelle ou interpersonnelle. Il est aussi, transpersonnel et impersonnel, histoire collective et « générique » d’un milieu, et normes sociales générales et prescrites d’une profession. »
Si nous revenons au texte de 1986 les auteurs notent dans un 2e point que, conjointement au développement de l’analyse du travail dans une perspective strictement ergonomique plus centrée sur le poste de travail in situ, des courants de recherches en psychologie sociale, sociologie, économie se sont intéressés aux contextes de vie dans lesquels le travailleur évolue. Les auteurs font référence aux études concernant les rapports entre la vie au travail et la vie hors travail abordant les questions des représentations du travail pour l’homme et des systèmes de valeurs liés. En évoquant les conflits temporels entre vie de travail et vie hors travail, ils signalent les réinterprétations possibles des seuils de déclarations d’accidents ou des facteurs influant sur l’absentéisme, d’où l’émergence de la notion de « style » qui permet de rendre compte de la façon dont chacun perçoit et règle sa vie au travail. Ce renversement de l’angle sous lequel l’ergonomie aborde le travail (la personne parle pour elle) amène inévitablement à l’emploi d’autres méthodes dans l’investigation et l’analyse, c’est-à-dire l’entretien et le questionnement.
Cette évolution a permis aux ergonomes d’enrichir leurs analyses de points de vue psychosociaux et de travailler avec des psychologues sociaux et des psychologues du travail. Nous faisons ici allusion, notamment concernant le système des activités vie au travail-vie hors travail, aux travaux menés par Curie (2000) et le laboratoire « Personnalisation et changements sociaux » de Toulouse.
Dans le 3e et dernier point de leur présentation est abordé le développement des techniques informatiques dans un contexte de crise économique. Dans les années 1980, on parle de postes voués à l’encodage de données, accompagnés du sentiment de perte d’autonomie et de liberté dans la mise en œuvre des procédures, voire de sentiment de dépersonnalisation dans la relation avec les clients. Les premières études dans ce domaine concernent l’adaptation à la machine et commencent à apparaître des études sur les aspects psychosociologiques de ce type de travail, lesquelles vont en retour associer à leurs questionnements une analyse du travail. Ce qui permettra notamment de mettre en évidence par exemple que la fameuse « résistance au changement » n’est pas à attribuer à un manque de motivation mais à une perte de la possibilité d’anticiper la tâche, de maîtriser son activité et, le cas échéant, de récupérer une situation défaillante.
Sans entrer dans les détails de ces études c’est aussi à cette période que Leplat (1992) et Leplat et Hoc (1983) reprennent pour la préciser la distinction entre analyse de la tâche, descriptive et diagnostique - (prescrite, effective et réelle) - et analyse de l’activité, dans ses aspects observables et dans ses mécanismes sous-jacents, inobservables mais abordables par inférence. De nombreuses techniques sont disponibles pour objectiver la tâche et sont souvent nécessaires pour mettre en œuvre l’analyse de l’activité pour laquelle outre l’observation éventuellement filmée, on trouve les entretiens et questionnaires, on peut y associer les méthodes de la psychologie clinique de l’activité (autoconfrontation simple, croisée et méthode du sosie) (Clot, 2008).
L’enrichissement de l’analyse du travail et de l’analyse de l’activité accompagne, d’une part, le développement des nouvelles formes de travail et, d’autre part, les réflexions importantes sur des secteurs d’activité anciens dont l’évolution et les dysfonctionnements posent nombre d’interrogations. En ergonomie, de nouvelles thématiques sont développées qui montrent qu’il est possible de transposer l’analyse du travail à des situations dont on pouvait penser a priori qu’elles ne relèvent pas de son champ d’application (ainsi des domaines de l’ergonomie et de l’éducation, de l’ergonomie et du multimédia, de la santé, du handicap, des transports, des services et de l’ergonomie scolaire (Lancry, 2009).
Le développement de l’analyse du travail en milieu scolaire (Lancry-Hoestlandt, 2013, 2014) est un exemple de réinvestissement possible. Il a comme point de départ les concepts de tâche et d’activité en les spécifiant et les enrichissant, notamment avec les notions de prescription explicite et implicite et de tâche principale (celle qui est évaluée) et de tâche secondaire (préalable à la compréhension et à la réalisation de la tâche principale). Cette approche permet aussi d’aborder la notion de fiabilité en reprenant la conception de Faverge (1970) de l’homme en tant qu’agent de fiabilité et d’infiabilité pour lui-même et pour le système d’où notre reprise de la définition de Leplat et de Terssac (1990) :
« Étude des facteurs (des modalités de mise en œuvre et d’élaboration des compétences) propres à l’amélioration de la qualité du couplage hommes X tâches. »
En milieu scolaire il s’agit de repérer les facteurs ou la combinaison de facteurs favorisant, empêchant ou compliquant la réalisation de la tâche prescrite ou des tâches secondaires. On parle d’indicateurs de la fiabilité lorsque l’acteur (ex: l’élève, l’enseignant ou tout autre travailleur) peut par son action propre accentuer ou provoquer une situation infiable ou, à l’inverse, apporter des éléments correcteurs qui optimisent la situation et inhibent les effets négatifs générant les erreurs et dysfonctionnements, c’est-à-dire lorsqu’il devient agent de fiabilité pour lui-même ou pour la structure. Ces premières approches ont à être approfondies et complétées par une analyse conjointe de l’activité de l’élève et de l’enseignant.
Il reste donc qu’il est utile et précieux de pouvoir reprendre et « refaire parler » les textes et recherches fondateurs de nos disciplines et de constater que les actualisations sont possibles et fécondes.
Parties annexes
Note
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[1]
Ceci a donné lieu à un ouvrage coordonné par R. Ouvrier-Bonnaz et A. Weill-Fassina, du Groupe de recherche et d’étude sur l’histoire du travail et de l’orientation du Centre de recherche sur le travail et le développement du Conservatoire national des arts et métiers (à paraître en 2014) : « L’analyse du travail » Ruptures et Évolutions. Éd. Octarès. Toulouse (édition électronique en accès libre).
Bibliographie
- L’analyse du travail trente ans après Ombredane et FavergeDans R. Patesson (coord.), L’Homme et l’écran. Aspects de l’ergonomie en informatique (p. 331-340). Bruxelles : Éd. de l’Université de Bruxelles.1986
- Clot, Y. (2008). Travail et pouvoir d’agir. Paris, PUF, Coll., Le travail humain.
- Clot, Y. (2013). Philippe Malrieu et le travail: une personnalisation paralysée? A. Baubion-Broye, R., Dupuy, Y. Prêteur. (Éds) Penser la socialisation en psychologie. Actualité de l’œuvre de Philippe Malrieu [p. 141-152]. Toulouse: Érès.
- Curie, J. (2000). Travail, Personnalisation, Changements sociaux. Archives pour les histoires de la psychologie du travail. Toulouse: Octarès.
- Faverge, J.-M., Olivier, M., Delahaut, J., Stephaneck, P., Falmagne, J.C. (1966).
- L’ergonomie des processus industriels. Bruxelles : Éditions de l’Institut de Sociologie de l’Université Libre de Bruxelles.
- Lancry, A. (2009). L’ergonomie. Paris, PUF, Coll. Que sais-je?
- Lancry-Hoestlandt, A. (2013). À propos d’ergonomie scolaire. In A. Drouin, (coord.). Ergonomie. Travail, Conception, Santé. Cinquantenaire de la Société d’Ergonomie de Langue Française. 1963-2013. [p. 381-391].Toulouse: Octarès.
- Lancry-Hoestlandt, A. (2014). Le travail en herbe. L’analyse du travail en situation scolaire. In R. Ouvrier-Bonnaz et A. Weill-Fassina (coord.). « L’analyse du travail » Ruptures et Évolutions. Toulouse: Octarès (édition électronique en accès libre).
- Leplat, J., Hoc, J.M. (1983). Tâche et activité dans l’analyse psychologique des situations. Cahiers de psychologie cognitive, 3, 1, 49-63.
- Leplat, J., de Terssac, G. (1990). Les facteurs humains de la fiabilité dans les systèmes complexes. Toulouse: Octarès.
- Leplat, J. (coord). (1992). L’analyse du travail en psychologie ergonomique. Recueil de textes. Tome 1. Toulouse: Octarès.
- Leplat, J. (1993). L’analyse psychologique du travail: quelques jalons historiques. Le travail humain, 2-3, 115-131.
- Ombredane, A. et Faverge, J.-M. (1955). L’analyse du travail. Paris, PUF.
- Ouvrier-Bonnaz, R. et Weill-Fassina, A. (2014). « L’analyse du travail » Ruptures et Évolutions. Toulouse: Octarès (édition électronique en accès libre).
- Patesson, R. (coord.) (1986). L’Homme et l’écran. Apports de l’ergonomie en informatique. Bruxelles: Éditions de l’Université Libre de Bruxelles.