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On ne trouve nulle part dans les écrits de Theodor W. Adorno une théorie à part entière de la possibilité, encore moins des modalités. Sa pensée se déploie toutefois sur les bases d’une critique tranchante du faux-semblant de nécessité de la réalité sociale, menée au nom des possibilités libératrices que celle-ci laisse inabouties[2]. Adorno l’affirme de maintes façons. À titre d’exemple paradigmatique, le possible — ou plus précisément : « Ce qui pourrait être différent »[3] (was anders wäre, « what would be different ») — dépend surtout de notre expérience de ce qui, aujourd’hui, ne devrait pas ou plus être, étant donné l’état actuel du développement des forces productives. Entre autres, la survie de l’humanité, que la société semble ériger en finalité, exige que la société « soit organisée selon ce qu’empêchent inexorablement, de tous les côtés, les rapports de production et selon ce qui serait immédiatement possible étant donné les forces productives ici et maintenant. Une telle organisation aurait son telos dans la négation de la souffrance physique du moindre de ses membres et des formes réfléchies, intériorisées de cette souffrance »[4].
De tels propos ne sont cependant pas faciles à interpréter : nous nous trouvons dans la situation quelque peu paradoxale d’avoir à comprendre comment le possible peut dépendre de l’impossible. Cela exige entre autres de comprendre adéquatement les concepts modaux en jeu : quelle sorte de possibilité se laisse qualifier par son impossibilité sociale ? Pour donner un contenu et une substance à ce genre de possibilités bloquées, il faut s’attaquer à plusieurs problèmes sociaux et métaphysiques (principalement catégoriaux). C’est précisément la tentative de diagnostiquer ces problèmes sociaux et modaux qui constitue la particularité de la pensée d’Adorno. L’argument de What Would Be Different s’articule autour de ces problèmes et vise à expliciter le concept de possibilité à l’oeuvre chez Adorno.
Le premier chapitre du livre prend comme point de départ l’apparente impossibilité d’une « vie juste » (richtiges Leben) dans le contexte d’une vie « fausse »[5]. Au lieu de balayer Adorno sous le tapis du pessimisme, comme le font plusieurs commentateurs[6], ce chapitre tente de voir en la vie juste une possibilité réelle, mais bloquée par la vie sous sa forme actuelle. Autrement dit, Adorno n’affirme pas que la vie juste est catégoriquement impossible, mais plutôt que ce que la vie pourrait être est réprimé par l’ordre existant. Or cela suppose d’éviter certains écueils. Adorno ne pense pas, par exemple, que l’on puisse décrire la vie juste en termes positifs, c’est-à-dire en se référant à telle ou telle caractéristique définie à l’avance ; elle est descriptible seulement dans sa différence déterminée avec ce qui est, à l’instar des potentialités que les forces productives recèlent, empêtrées dans les rapports de production. Cela dit, si aucune « image » préétablie de la vie juste ne peut suffire ici, cela s’étend aussi à celles puisées dans l’histoire du marxisme : le matérialisme adornien est strictement « sans image »[7].
Ce qu’Adorno propose n’est pas pour autant une différence sans contenu ou un lieu vide. De manière générale, il s’agit d’un devoir-être (Sollen) dont le contenu est donné par la possibilité concrète d’une vie meilleure, configurée par le contexte historique, mais qui est maintenue systématiquement en état de latence par l’ordre existant. Cette posture annonce une série de précisions : Adorno doit distinguer le devoir-être d’une vie juste d’une possibilité seulement formelle ou irréaliste ; ensuite, il doit se distinguer de ses contemporains marxistes qui proposent des théories trop concentrées sur des images figées de ce qui pourrait être différent. Pour commencer, ce chapitre propose une première approche de la réponse adornienne à la critique hégélienne du devoir-être. Il s’agit ensuite de reconstituer certains aspects de la réception critique des pensées de Georg Lukács et d’Ernst Bloch. D’une part, la possibilité dite « objective » de Lukács est malheureusement ligotée à l’image d’une totalité sociale et d’une finalité historique qui, malgré leurs apparences matérialistes, se rapprochent encore trop d’un essentialisme. D’autre part, la possibilité que vise Adorno doit être distinguée de ce que propose Bloch qui tente, non sans une certaine vaillance, de sauver le concept de devoir-être de la critique hégélienne, tout en restant néanmoins cramponné à un marxisme qui n’a pas su éviter le totalitarisme. De cette première série de contrastes, il ressort quelque chose qui a l’apparence d’un devoir-être réel — quoiqu’il soit socialement bloqué — qui se libère de la contrainte de garder foi en un communisme qui s’est historiquement invalidé. À l’aune de ce que les forces productives rendent possible ici et maintenant, Adorno arrive à formuler un exemple de ce devoir-être, repris à plusieurs reprises dans son oeuvre : « plus personne, y compris dans les pays les plus pauvres, n’aurait besoin de souffrir de la faim »[8]. Or la faim n’est qu’un exemple parlant : il s’agit plus généralement de l’abolition possible et urgente de la souffrance socialement non nécessaire, c’est-à-dire la souffrance systémique que nous pourrions éliminer par des moyens d’ores et déjà à notre disposition, bien que nous ne le fassions pas. À noter que la souffrance socialement non nécessaire est à distinguer d’une souffrance pour laquelle les moyens d’élimination ou d’atténuation font encore défaut. C’est entre autres cette distinction qui permet de percevoir la « réalité » du devoir-être adornien.
Le deuxième chapitre du livre propose d’approfondir les fondements de la critique adornienne de Hegel, avant tout parce qu’Adorno a recours à un concept de devoir-être que Hegel refuserait. Si « ce qui pourrait être différent » — la vie juste dans son devoir-être — n’est ni métaphysiquement vide ni socialement vicié, alors son concept philosophique mériterait d’être clarifié. Seulement, selon Hegel, le devoir-être, ainsi que toute possibilité qui ne se laisse pas réaliser ou que l’histoire laisse en jachère, est relégué dans la catégorie de la possibilité formelle ou abstraite : « Si [quelqu’un] édifie un monde tel qu’il devrait être [wie sie sein soll], dit Hegel de façon railleuse, ce monde existe bien, mais seulement dans son opinion — élément moelleux dans lequel tout ce qu’il y a de gratuit se laisse imprimer »[9].
En guise de réponse à cette posture, Adorno, sans trop de ménagement, prétend que Hegel commet un sophisme dans sa façon de penser le rapport entre l’essence et l’existence et, par extension, entre la possibilité et l’effectivité. La nature du sophisme n’est pas du tout évidente à première vue. Mais, en tenant compte des indices donnés par Adorno et en suivant de près ce que propose Hegel en guise de typologie des concepts modaux, on comprend que l’objet de la critique concerne précisément l’envergure exagérée du concept hégélien de possibilité formelle et le fait qu’y soit relégué le devoir-être. Selon Hegel, seules les possibilités dites réelles, celles qui portent la marque de l’esprit et de la raison effectifs et qui sont donc réellement à l’oeuvre dans le processus de la réalisation effective (Verwirklichung) de l’histoire, sont philosophiquement pertinentes. Par ailleurs, ces possibilités, étant réelles, se laissent réaliser en temps et lieu et ne sont donc jamais abandonnées dans l’histoire, même si leur réalisation factuelle (Realisierung) peut prendre du temps. En fait, la raison ne lâche jamais la proie pour l’ombre : il n’y a aucune possibilité réelle que l’effectivité laisserait en jachère, justement parce que l’identité de la possibilité réelle et de l’effectivité l’interdit. En effet, cette identité « consume » et « consomme » toutes les possibilités réelles en méconnaissant celles qui ne le sont pas[10] ; et elle implique que la possibilité formelle et le devoir-être signifient en fin de compte une simple « impossibilité » en « contradiction » avec l’effectivité[11].
Cependant, cette identité autorise-t-elle vraiment Hegel à faire fi du devoir-être ? Si le devoir-être qu’Adorno défend ne se laisse pas réduire à une simple possibilité formelle, il y a alors ici risque de pétition de principe, dans la mesure où Hegel présume avoir réglé le problème du devoir-être (de la « non-identité », dirait Adorno) grâce à l’exhaustivité ou à la complétude de l’identité dialectique de l’effectivité et de la possibilité réelles. On ne peut démontrer que le devoir-être est une possibilité seulement formelle en affirmant tout bonnement qu’il est à ranger sous la rubrique de la possibilité formelle et que, de toute façon, toutes les possibilités que l’effectivité a à réaliser se verront réalisées. D’un point de vue adornien, on pourrait dire que la ligne entre la possibilité formelle et la possibilité réelle est mal tracée par Hegel, ce qui conduit celui-ci à négliger méthodologiquement les possibilités bloquées — ou le devoir-être « réel » — qu’Adorno cherche à approfondir. En trouvant un point d’appui chez Marx et en tenant compte d’une objection hégélienne à la critique, le chapitre aboutit à l’idée que les possibilités libératrices que la société maintient au rang de simples possibilités formelles doivent trouver une expression plus adéquate dans les catégories fondamentales de la pensée. Métaphysiquement, il faut ménager une place à un concept de devoir-être qui ne soit pas seulement formel — ce qui a comme conséquence l’invalidation de la typologie hégélienne des modalités. En effet, Adorno nous dit qu’il nous faut une « métaphysique par-delà celle de Hegel »[12]. La pensée d’Adorno relève ce défi, en s’élaborant autour des possibilités libératrices et réelles bloquées par l’histoire.
Le chapitre central du livre, le troisième, poursuit l’analyse de cette notion sur le terrain de la pensée adornienne. En tant que catégorie effacée par la pensée hégélienne, le concept de possibilité bloquée sert de point de départ, en se situant de façon mitoyenne entre la possibilité formelle et la possibilité réelle hégéliennes — d’où les expressions « devoir-être réel » (real ought) et « possibilité réelle bloquée » (blocked real possibility). C’est le concept adornien de nature-histoire (Naturgeschichte) qui sert ici de fil conducteur. Tandis que la « nature » représente chez Adorno la nécessité, y compris tout faux-semblant de nécessité sociale devenue « seconde » nature, l’« histoire » désigne ce qui, au sein de ce qui semble naturel, dément la soi-disant nécessité que nous tenions jusque-là pour acquise. Il s’agit d’une dialectique ouverte entre nature et histoire, au sein de laquelle ce qui pourrait être différent cherche à s’exprimer, en même temps que la soi-disant « nature » cherche à l’ensevelir. Le chapitre suit l’évolution de la pensée adornienne à travers ses différentes étapes, en gardant toujours la nature-histoire au premier plan, jusqu’à ce qu’Adorno arrive à formuler (parfois de façon un peu expéditive) le concept de possibilité bloquée. En particulier, le chapitre propose une juxtaposition des concepts de société (sous la forme du capitalisme tardif) et d’art (surtout, mais pas exclusivement, sous sa forme moderne) en montrant que le premier cherche à bloquer l’expérience de « ce qui pourrait être différent », tandis que le deuxième représente, à la manière d’un modèle pour la pensée, la réalisation des possibilités bloquées (cohérentes, mais inouïes du point de vue de l’art établi). Sur un plan théorique, Adorno nous demande essentiellement de reconnaître, à l’instar de l’histoire de l’art, que le monde n’est pas réductible à ce que la réalité ou un quelconque ensemble de moeurs et de coutumes nous imposent : « Ce qui est, est plus que ce qu’il est »[13]. Sur un plan pratique, il nous demande alors de reconnaître que, pour la théorie critique de la société, ce « plus » (Mehr) ne correspond pas à une quelconque possibilité non réalisée, mais, plus concrètement, à la possibilité réelle d’éliminer la souffrance socialement non nécessaire, dont « personne ne devrait plus avoir faim »[14] constitue un exemple, et dont Auschwitz et ses répétitions encore possibles, ou encore l’autodestruction de l’espèce humaine, désignent les contre-éventualités atroces.
Le quatrième chapitre répond à une question fondamentale posée par la pensée d’Adorno : Comment doit-on comprendre sa critique radicale et soutenue de Heidegger ? Il semble, à cet égard, que le concept de possibilité bloquée nous fournisse une excellente tertium comparationis. En effet, au moins à partir d’Être et temps, Heidegger défend ce que l’on pourrait appeler une priorité du possible sur le réel et l’effectif en cherchant, comme Adorno semble-t-il, à souligner que l’expérience recèle une possibilité bloquée jamais réalisée dans l’histoire, mais qui se révèle malgré tout essentielle et qui s’impose par conséquent avec urgence à la pensée. Seulement, en dépit des apparences, le concept heideggérien de possibilité bloquée est à l’opposé de ce que propose Adorno. Pour comprendre cette opposition, on ne peut cependant pas simplement se rabattre sur les sorties satiriques ou politiques que l’on trouve dans ses écrits ; il faut suivre de près la critique philosophique de Heidegger que développe Adorno sur une période de presque quarante ans.
Que ce soit dans le contexte d’Être et temps ou dans ses écrits ultérieurs, Heidegger affirme maintes fois que l’histoire de la métaphysique ou de la philosophie a enfoui dans l’oubli une possibilité essentielle de penser l’être, celle qui consisterait à ne pas réduire ce dernier à un quelconque étant (suprême, par exemple) ou aspect de l’étant (sa réalité, par exemple). À l’inverse de cette tendance, il mène une déconstruction de l’histoire de la métaphysique, qui commence avec la pensée grecque, afin de recouvrer de ses décombres un « autre commencement », c’est-à-dire « une possibilité première d’où la pensée philosophique devait certes prendre issue, mais dont elle n’était cependant pas en état, comme philosophie, de faire l’épreuve et de tenter l’entreprise »[15]. Adorno, pour sa part, s’insurge contre l’« archaïsme » prôné par ce genre d’entreprise : la possibilité bloquée se réduit chez Heidegger à une unique possibilité oubliée. Adorno s’y oppose de plusieurs façons, faisant preuve d’une compréhension assez poussée de la pensée heideggérienne. Ce chapitre propose une analyse de deux approches de Heidegger. Premièrement, Adorno lui répond en dressant contre l’explicitation (Auslegung) et l’interprétation (Interpretation) heideggériennes une autre forme d’interprétation (Deutung), sociologiquement orientée. Et deuxièmement, il défend l’idée d’un progrès social (Fortschritt), libérée du capitalisme tardif, contre le soi-disant « pas en arrière »[16] (Schritt zurück) qui nous conduirait, selon Heidegger, vers l’origine oubliée de la pensée. Pour ce qui est du concept de possibilité bloquée, la pensée heideggérienne circulerait alors en sens inverse afin de regagner la potentialité d’une origine qui serait antérieure à l’histoire du « premier » commencement grec. Il est vrai que sa pensée défend le concept de possibilité bloquée contre l’histoire de la métaphysique qui l’a reniée, mais seulement en l’arrachant à l’histoire qui nous détermine socialement, ici et maintenant : Heidegger refuse, en effet, de reconnaître que la philosophie pourrait avoir une orientation sociale au sens où Adorno l’entend[17]. Bref, contrairement à sa version heideggérienne, la possibilité bloquée adornienne est configurée séance tenante selon l’état actuel de la société et compte tenu de ses contradictions inhérentes.
Le cinquième et dernier chapitre du livre cherche à préciser comment les possibilités bloquées (au sens adornien) s’expriment concrètement, c’est-à-dire comment elles manifestent leur réalité dans l’histoire, si leur réalisation reste socialement bloquée. C’est le concept d’image dialectique, tel qu’élaboré par Walter Benjamin, qui nous indique ici la direction à suivre. Ce concept désigne, selon Benjamin, une figure ou une constellation historique qui nous laisse entrevoir la possibilité d’éviter la simple reconduction de la réalité sociale problématique — mais une possibilité qui a néanmoins été étouffée ou s’est rabougrie sous l’effet du cours de l’histoire. Une image dialectique est en ce sens une possibilité bloquée. Par exemple, la figure du flâneur parisien du 19e siècle représente la possibilité d’une libération de la nécessité du travail forcé et d’un temps pour réfléchir à la forme que prend la réalité sociale, mais cette possibilité fut gaspillée ou vite récupérée par le statu quo. Bref, le concept d’image dialectique et le diagnostic historique qui lui correspond contribuent grandement à la compréhension de la possibilité bloquée adornienne ; seulement, Adorno n’accueille pas la pensée de Benjamin sans la passer au crible de sa critique. Entre autres, Adorno pense avoir décelé un défaut dans l’approche de Benjamin : celui-ci n’a jamais « condescendu » à écrire une « métaphysique », c’est-à-dire une théorie qui expliciterait les enjeux modaux des images dialectiques[18]. Évidemment, la portée de cette critique est limitée par le fait que Benjamin, pour des raisons théoriques, a sciemment évité de produire une théorie de ce genre. Adorno lui-même n’a d’ailleurs jamais produit une véritable métaphysique ou théorie définitive de la possibilité bloquée. Cependant, il y a néanmoins chez lui une tentative de « sauver la métaphysique »[19], d’en rester « solidaire … à l’instant de sa chute »[20]. La philosophie doit élaborer et renouveler ses catégories fondamentales dans un dialogue avec l’expérience, là où cela est nécessaire, sans que les premières ne prennent le dessus sur la dernière. C’est ainsi que la philosophie peut faire preuve de son actualité (Aktualität). Retracer la ligne entre la possibilité réelle et la possibilité formelle au nom d’un devoir-être « réel » — c’est-à-dire esquisser la notion de possibilité bloquée — fournit en ce sens un exemple d’actualisation de la pensée et de ce que pourrait être une « métaphysique par-delà celle de Hegel ».
Quelques précisions terminologiques
L’objectif de l’ouvrage étant de présenter une reconstruction de la compréhension adornienne du possible, certaines clarifications terminologiques s’imposent. Les concepts modaux sont le plus souvent empruntés à la pensée hégélienne, bien qu’Adorno puisse parfois chercher à modifier le sens d’un terme, comme on a déjà pu le constater à partir de ce qui est dit plus haut (par exemple, dans sa tentative de retracer la ligne entre la possibilité réelle et la possibilité formelle). Je me contenterai ici de ne présenter que les concepts les plus généraux.
La réalité (Realität, « reality ») désigne généralement les choses données (rei) ou un état de choses considéré d’un point de vue factuel. Conceptuellement, le réel nomme ce qui existe positivement en faisant abstraction de la négativité qu’il contient, entre autres, celle qui prendra la forme de la possibilité dite réelle que Hegel déploie subséquemment dans l’ordre des concepts établi dans la Science de la logique. La réalité est néanmoins plus qu’un simple être-là immédiat. La réalité est relationnelle, réfléchie et surgit donc en s’opposant à l’absence, au manque, à l’irréalité, aux caprices subjectifs ou encore à une autre réalité — ce qui n’est pourtant pas la même chose que de s’opposer à la potentialité ou à la possibilité. Comme le dit Hegel, la réalité, dans son abstraction intenable à la longue, « vaut seulement comme quelque chose de positif, dont seraient exclus dénégation, limitation, manque »[21]. La réalisation (Realisierung, « realization ») désigne alors le surgissement factuel, bien que le terme décrive aussi, inévitablement, la réalisation d’un possible. On ne peut toutefois pas dire que la réalisation (Realisierung) est terminologiquement équivalente à la « réalisation effective » (Verwirklichung). L’idée selon laquelle le concept de réalité nous conduit inévitablement vers un dépassement, vers le possible auquel la réalité est indifférente, mais qui se révèle néanmoins essentiel, fait partie de la méthode d’exposition progressive de la logique hégélienne.
L’effectivité (Wirklichkeit, « actuality »), par opposition à la simple réalité, renvoie principalement aux circonstances existantes, pour autant que celles-ci conditionnent et produisent d’autres circonstances existantes : « Ce qui est effectif peut agir efficiemment [kann wirken] ; son effectivité, quelque chose la fait connaître par ce qu’il produit »[22]. Pour cette raison, ce que Hegel appelle l’effectivité ne s’oppose pas simplement à l’absence ou au manque, mais plus spécifiquement à la non-réalité de la possibilité formelle (formelle Möglichkeit, « formal possibility »), c’est-à-dire aux possibilités abstraites qui ne sont pas ancrées dans des états de choses réels et qui ne sont donc pas « actives » ou « efficientes » au sein de l’effectivité (il est formellement possible, selon Hegel, « que le Sultan devienne Pape »[23]). Quant au devoir-être (Sollen, « ought ») dans son acception pleinement modale, il n’est qu’une sous-catégorie de la possibilité formelle, la possibilité qui se veut essentielle, mais qui n’a pas la force de s’arracher à l’impossibilité. En d’autres termes, l’effectivité désigne ce qui est implacablement à l’oeuvre dans l’histoire (très souvent à l’insu de la conscience individuelle). La réalisation effective (Verwirklichung, « actualization », c’est-à-dire la réalisation « en cours », par opposition à la simple réalisation) nomme alors l’émergence nécessaire d’une effectivité nouvelle à partir d’une effectivité donnée. Ce processus explique pourquoi l’effectivité « n’est pas simplement un étant en son immédiateté, mais, en tant qu’elle est l’être essentiel, elle est la suppression [Aufhebung] de sa propre immédiateté et par là elle se médiatise avec elle-même »[24].
Il en ressort que si l’effectivité s’oppose à la possibilité formelle, elle est, selon ce processus, dialectiquement identique à la possibilité réelle (reale Möglichkeit, « real possibility »), terme qui désigne les possibilités qui sont ancrées dans un état de choses réel — par opposition à des états de choses irréels ou purement imaginaires. Cette identité est confirmée, selon Hegel, par un constat spéculatif : la totalité des circonstances qui constituent l’effectivité donnée n’est rien d’autre que la totalité des conditions de l’effectivité nouvelle. Métaphysiquement, cela implique qu’il n’y a pas de possibilités réelles en dehors de celles qui se réalisent effectivement ; et inversement, la possibilité qui ne se réalise pas ou ne peut se réaliser reste simplement au niveau des possibilités formelles. Hegel en tire la conclusion que « l’effectivité véritable est nécessité »[25], puisque « ce qui … est possible réellement, c’est ce qui ne peut plus être autrement ; sous telles et telles conditions et circonstances, ne peut s’ensuivre quelque chose d’autre »[26].
On peut alors résumer la position d’Adorno en disant qu’il pense que l’effectivité historique doit être jugée, non pas selon ce qui se produit au sein de la simple réalité (jusque-là, il suit Hegel), ni seulement par ce qui se produit selon la nécessité proclamée par l’effectivité, mais par ailleurs et surtout selon le critère des possibilités réelles, quoique socialement bloquées de l’élimination de la souffrance socialement non nécessaire. Il plaide par conséquent en faveur d’une réalisation factuelle et effective de ces possibilités, une réalisation dont leur statut de devoir-être semble les priver selon la métaphysique hégélienne.
Parties annexes
Notes
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[1]
Macdonald, Iain, What Would Be Different : Figures of Possibility in Adorno, Stanford University Press, 2019, xiv + 232 pages.
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[2]
Un court survol des concepts modaux employés au cours de ce précis se trouve à la fin du texte.
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[3]
Adorno, Theodor W., Dialectique négative, traduit par Gérard Coffin et coll., Paris, Éditions Payot & Rivages, 2001, p. 144. Les traductions existantes de textes en langue allemande ont été citées lorsque possible et modifiées tacitement lorsque cela s’avérait nécessaire. Toutes les autres traductions sont de mon cru.
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[4]
Ibid., p. 198.
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[5]
« Es gibt kein richtiges Leben im falschen. » La traduction française rend la phrase en substituant, de façon problématique, la « vraie » vie à celle qui serait juste ou convenable : « Il ne peut y avoir de vraie vie dans un monde qui ne l’est pas. » Voir Adorno, Theodor W., Minima moralia : réflexions sur la vie mutilée, traduit par Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Paris, Payot, 1980, § 18, p. 36.
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[6]
À titre d’exemple, voir Fischbach, Franck, « Critique et réflexion : la réflexion dans la Théorie critique de l’École de Francfort », Philosophiques 43, no 2 (2016).
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[7]
Adorno, Dialectique négative, p. 198.
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[8]
Adorno, Theodor W., « Capitalisme tardif ou société industrielle ? », dans Société : intégration, désintégration, traduit par Pierre Arnoux et coll., Paris, Payot, 2011, p. 94.
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[9]
Hegel, G. W. F., Principes de la Philosophie du droit, traduit par Jean-François Kervégan, troisième édition entièrement révisée et augmentée, Paris, PUF, 2013, p. 132.
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[10]
Hegel, G. W. F., Encyclopédie des sciences philosophiques, traduit par Bernard Bourgeois, 3 tomes, Paris, Vrin, 2014–2018, t. 1, § 146 (éditions de 1827, 1830), Addition, p. 580.
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[11]
Hegel, G. W. F., Science de la logique, traduit par Bernard Bourgeois, 3 tomes, Paris, Vrin, t. 2, p. 192.
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[12]
Adorno, Dialectique négative, p. 157, note en bas de page.
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[13]
Ibid., p. 159.
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[14]
Adorno, Minima moralia, p. 147.
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[15]
Heidegger, Martin, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », dans Questions III et IV, traduit par Jean Beaufret et François Fédier, Paris, Gallimard, 1966, 1976, p. 286.
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[16]
Heidegger, Martin, « La constitution onto-théo-logique de la métaphysique », dans Questions I et II, traduit par André Préau, Paris, Gallimard, 1968, p. 286.
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[17]
Wisser, Richard, dir., Martin Heidegger im Gespräch, Freiburg und München, Verlag Karl Alber, 1970, p. 268 ; Wisser, Richard, « Das Fernseh-Interview », dans Erinnerung an Martin Heidegger, sous la direction de Günther Neske, Pfullingen, Verlag Günther Neske, 1977, p. 260-261.
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[18]
Adorno, Theodor W., « Portrait de Walter Benjamin », dans Prismes : critique de la culture et société, traduit par Geneviève Rochlitz et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, 2003, p. 243.
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[19]
Adorno, Theodor W. et Gershom Scholem, Briefwechsel 1939–1969, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 2015, p. 413.
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[20]
Adorno, Dialectique négative, p. 390.
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[21]
Hegel, Science de la logique, t. 1, p. 149.
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[22]
Ibid., t. 2, p. 196.
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[23]
Hegel, Encyclopédie, t. 1, § 143 (éditions de 1827, 1830), Addition, p. 576.
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[24]
Ibid., t. 1, § 146 (éditions de 1827, 1830), Addition, p. 580.
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[25]
Hegel, Principes de la Philosophie du droit, § 270, Addition, p. 710.
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[26]
Hegel, Science de la logique, t. 2, p. 199.