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Du désir complexe de la maternité au refus d’enfanter, en passant par les liens ténus entre la naissance et la mort, jusqu’aux fictions constituantes de la mise au monde, ce numéro interroge les modalités de figuration et de représentation de la gestation, de l’accouchement et du post-accouchement, les formes et les dispositifs adoptés par les artistes – femmes et hommes – pour dire, montrer, mettre en scène les théâtres multiples de la naissance sur les scènes contemporaines. Bien qu’encore minorés par et dans le champ universitaire, comme si le corps enceint et plus encore celui accouchant relevaient tous deux d’un faible capital symbolique – pour reprendre la terminologie de Pierre Bourdieu (1994) – au sein de la sphère intellectuelle comme artistique, ces théâtres soulèvent des enjeux poétiques, poïétiques, esthétiques, éthiques et politiques majeurs, dont il importe de rendre compte. Si les études littéraires et la recherche en arts plastiques se sont déjà aventurées sur ces territoires, force est de constater que les théâtres de la naissance demeurent un angle mort des études théâtrales, si ce n’est l’ouvrage collectif de Georges Banu, L’enfant qui meurt : motif avec variations (2010), ou l’essai « L’enfant qui nous regarde : persistances de l’enfance dans les écritures textuelles et scéniques contemporaines » (2022) de Sandrine Le Pors, dont certaines pistes ouvertes et réflexions nourrissent et rejoignent les préoccupations des contributrices et contributeurs de ce numéro. Précisons également que nos investigations prolongent des recherches entamées en France à l’Université d’Artois et à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 autour de créations insérant des scènes de mise au monde ou leur étant consacrées – oeuvres et processus d’abord examinés dans le cadre d’une journée d’étude intitulée Naître et faire naître : la mise au monde dans les écritures et sur les scènes contemporaines (axée sur le théâtre, la danse et la marionnette), puis dans le colloque international Théâtres de la naissance et poétiques de l’accouchement (sous le prisme des arts scéniques, visuels et de la littérature), qui ont respectivement eu lieu en 2018 et en 2022 et qui ont été organisés par les deux coordinatrices de ce numéro. Le dossier ici proposé, donc, s’inscrit dans la continuité de ces manifestations scientifiques (non publiées) sans pour autant en constituer une synthèse. Il est une autre étape de la réflexion qui accorde une place privilégiée aux dialogues et regards portés à l’embryon, à l’examen des récits de maternité et aux histoires de naissance, ou de leurs impossibilités, aux fantasmes de l’enfant à naître et de son accouchement, mais aussi aux poétiques scéniques de la venue au monde et aux états de crise et de montée en crise qui y sont associés, en particulier lorsque la mise au monde dialogue avec la mise à mort.
Sous quelles formes, mais aussi à partir de (ou contre) quels modèles, se déploie un récit de naissance ou une scène d’accouchement? À quelles contraintes spécifiques s’associent les représentations de la mise au monde dans les arts de la scène? Quels sont les détours ou libertés inédites qui peuvent alors surgir? Quelle place y occupent le corps (vivant ou mort, naturel ou artificiel), le rituel, la mémoire ou encore le témoignage? Comment les questions relatives au refus de l’enfantement, à l’impossibilité d’enfanter, aux grossesses arrêtées et au deuil périnatal se trouvent-elles placées sous silence ou au contraire au coeur des propositions artistiques? Les collaborateur·trices, dont certain·es ont pu participer à nos recherches collectives quand d’autres nous rejoignent, inscrivent majoritairement leurs recherches et leurs pratiques dans les écritures dramatiques et scéniques européennes – théâtre, danse, performance et marionnette principalement, création pour les jeunes publics incluse. Leurs articles, sans prétendre embrasser l’ensemble des enjeux relatifs aux théâtres de la naissance ou aux poétiques de l’accouchement, sont susceptibles, sous l’impulsion des choix qui ont été opérés pour ce dossier, de favoriser une saisie plurielle et composite de ces enjeux, apte à promouvoir une réflexion d’ordre épistémologique sur le naissant dans nos sociétés et dans les arts de la scène en particulier.
Si, comme l’affirment Laëtitia Négrié et Béatrice Cascales, « l’accouchement est politique » (2016), choisir d’en faire le propos artistique d’une oeuvre, d’en proposer une mise en scène ou en récit, de l’incarner publiquement, ou d’en vivre l’expérience poétique, esthétique et sensible l’est encore davantage. De même, si naissances et accouchements sont en soi des questions qui rassemblent autant qu’elles divisent, choisir d’en interroger les théâtres et poétiques, c’est accepter, voire revendiquer un engagement pour l’émancipation des écritures, des corps, des voix et des images propices à explorer des territoires de la mise au monde. Il s’agit pour nous de défendre les ambivalences de la maternité, de témoigner de la pluralité de vivre, dire ou montrer un accouchement, de combattre les stéréotypes qui y sont trop souvent associés, d’en révéler les dystopies, d’en dévoiler les invisibilisations et tabous, tels que l’appropriation institutionnelle du corps des femmes, les assignations de genre, les formes de censure, les violences obstétricales, l’hypermédicalisation, l’infertilité, les deuils périnataux, etc. Ce numéro de revue s’évertue donc à devenir vecteur de critiques, de luttes, d’émancipations et d’utopies.
Dialogues avec le ventre et regards sur l’enfant à venir
Le dossier s’ouvre sur le laps de temps entre l’annonce d’une grossesse et la mise au monde de l’enfant. Cette temporalité toute particulière est celle d’une pièce du dramaturge français Fabrice Melquiot, Bouli année zéro (2010), publiée dans une collection théâtrale jeunesse. La pièce y représente la vie in utero de Bouli, d’embryon à foetus, ainsi que les relations instaurées entre cette figure, à la présence ambiguë, à la fois avec le ventre de sa mère et le monde extérieur. Une forme d’« haptonomie vocale » se manifeste dans la pièce par plusieurs formes loufoques et métaphoriques qui sont autant de « détours » – au sens entendu par Jean-Pierre Sarrazac (1999 [1981]) – pour dialoguer avec l’infans (ce qui n’a pas ou pas encore accès à la parole) : d’étranges dialogues sur le mode de conversations téléphoniques de Bouli avec sa Mama, des monologues intérieurs interposés avec son Daddi lorsque cette dernière dort, des dialogues in praesentia avec le rhinocéros de la voisine ou encore sa cousine Petula qui aurait trouvé le « passage » pour rejoindre l’intérieur du ventre d’Angeline Binocla. Le contact de Bouli avec les autres membres de sa famille est biaisé par au moins deux éléments : le fait qu’il ne soit pas encore pourvu de toutes ses fonctions corporelles et sa présence dans le ventre de sa mère, barrière à la vue, à l’ouïe et au toucher immédiats de son entourage. Nous invitant à examiner la nature subtile du statut de la parole et de l’espace dans cette pièce, Iris Carré-Dréan étudie quelle dramaturgie propose Fabrice Melquiot pour dire, autant à des enfants qu’à des adultes, ce qu’il peut en être, entre inquiétude et émerveillement, d’un premier contact avec l’enfant à naître.
L’article suivant revient sur ce par quoi commence parfois l’aventure que constitue une naissance : le désir de maternité. Ce désir est abordé à partir d’un spectacle de la marionnettiste écoféministe italienne Marta Cuscunà, Earthbound ovvero le storie delle Camille (2021). Nous poursuivons ainsi notre exploration des théâtres de la naissance non pas par le corps humain, comme on pourrait d’abord s’y attendre, mais par le corps artificiel – corps étrange et étranger nous renvoyant à notre propre étrangeté. Inspiré de l’essai philosophique Staying With the Trouble: Making Kin in the Chthulucene (2016) de l’autrice américaine Donna Haraway, Earthbound s’interroge sur la durabilité de vies biologiques fondées non plus sur les liens du sang mais sur une forme de parentalité partagée. Dans la pièce, la communauté des Camille 63 (trois symbiotes rendus scéniquement par trois marionnettes animatroniques) voit sa possibilité de reproduction niée par la dure loi de l’infertilité de celle qui devait jouer le rôle de gestante, Gaia, une intelligence artificielle. Or voici que le désir de maternité se développe accidentellement chez Gaia, qui aspire alors à devenir mère, au-delà de son assignation préprogrammée qui ne la réduisait initialement qu’au statut de porteuse et gestante. Peut-être s’assimile-t-elle au symbiote infertile, ou peut-être le désir de procréation lui a-t-il été insufflé par l’intelligence humaine qui l’a créée au départ. Cette situation gagne en complexité quand on s’arrête à penser que Gaia est jouée par l’actrice qui, en dehors de la fiction du spectacle, est la manipulatrice des marionnettes. Plaçant le théâtre dans un environnement rendu stérile par une humanité anthropocentrique qui s’est reproduite sans mesure, le spectacle Earthbound qu’analyse Francesca Di Fazio met en évidence cette incapacité à se délester du rêve de maternité comme de cette pulsion de se reproduire, la difficulté à s’en détacher, mais interroge aussi les interactions d’une marionnettiste avec ses créatures – question d’autant plus prégnante dans cette création qu’un véritable lien unit la marionnettiste humaine à ses créations marionnettiques, dont les gestes répondent aux siens et auxquelles elle donne toutes les voix. D’un article à l’autre, il est ainsi question du lien, et plus encore de liens à inventer.
Récits de naissance et histoires d’accouchement : entre fictions et réalités
La réflexion sur ce premier regard posé sur l’enfant à venir se poursuit, mais à partir des fantasmes qu’il suscite et de leurs confrontations avec la réalité. Amandine Mercier interroge ce sur quoi on fait silence lors de la périnatalité et de l’accouchement en analysant la mise en récit de la procréation médicalement assistée, fausse couche, césarienne, accouchement sous X, dépression post-partum et adoption dans Bercer l’enfant manquant (2021) de Valérie Gaudissart, art-thérapeute, autrice, metteure en scène et réalisatrice française. Écrite à partir de témoignages de femmes, de mères et de soignantes des unités de gynécologie-obstétrique, cette pièce se place au croisement du théâtre documentaire et documenté, et s’affirme au plateau en tant que théâtre utérin en gestation constante. Les ambivalences des émotions, des états corporels, des pressions sociales, des injonctions médicales et des méprises et doutes, souvent déconcertantes et tues par les parents, y sont abordées. L’espace-temps du théâtre favorise ainsi le partage de l’intimité des choses et de l’expérience de la fragilité – telle que l’envisage Jean-Louis Chrétien (2017) – sous le prisme ici de l’enfant manquant, c’est-à-dire celui qui n’est pas venu au monde : l’enfant idéalisé ou rêvé, l’enfant que nous avons été et celui enfoui, l’enfant dont l’ombilic – au sens entendu par Denis Vasse (1974) – n’a pas été coupé ou qui n’a pas vagi.
Esther Laforce prolonge ces réflexions en livrant une lecture féministe de la pièce Venir au monde (2017) de l’autrice québécoise Anne-Marie Olivier, où les problématiques relatives aux représentations de l’accouchement sont réactivées en plaçant le curseur sur qui accompagne un accouchement. Dans la pièce, l’accouchement – surgissant dans des circonstances différentes, mais toujours en relation avec l’accident ou avec la mort – se lit comme une épreuve rassemblant une communauté de vivant·es, de mourant·es et de mort·es désireuse de « prendre soin » (care) à la fois de l’accoucheuse et de l’accouché·e. Est ainsi mis en relief ce qui se joue dans ce texte dramatique lors de l’expérience d’un accouchement : la vie ou la mort. L’accident, dès lors, est ce autour de quoi la naissance est mise en jeu, cela dans une langue poétique elle-même accidentée et fortement marquée par l’oralité.
Poétiques scéniques de la mise au monde
Le dossier se déplace ensuite sur les poétiques scéniques de la mise au monde; la marionnette nous revient dans une contribution d’Oriane Maubert qui examine, en proposant des points de focale sur la place de la danse dans des spectacles de marionnette, comment corporéité et plasticité sont mises en crise par les gestes de la mort. Les pratiques contemporaines de fabrique et de manipulation de la marionnettiste allemande Ilka Schönbein, associées au geste dansé, sont en effet peuplées de naissances hybrides entre les corps humains et la matière. Elles ne manquent pas non plus, et de manière très singulière, de mettre en scène des corps accouchants. Les jambes de la mère forment un castelet dans Métamorphoses (1996) quand, dans un autre spectacle, Le voyage d’hiver (2003), la marionnette-nourrisson, prothèse greffée au corps de l’adulte, sort du ventre ensanglanté de la mère selon un procédé d’autant plus troublant que l’artiste a recours, pour la construction de toutes ses marionnettes, à des moulages qui portent l’empreinte de son propre visage et de ses différents membres.
L’article suivant propose une focale sur Joël Pommerat, metteur en scène français dont les spectacles n’ont cessé d’explorer la question de la filiation, depuis, encore et toujours, le désir d’enfant – La réunification des deux Corées (2013) –, mais aussi sa maladie – Contes et Légendes (2019) –, jusqu’à sa mort – Au monde (2004), Cercles / Fictions (2010), Ça ira (1) fin de Louis (2015) – et même son meurtre – Les marchands (2006), Je tremble (1 et 2) (2008). Tenant compte de cette dynamique, Cécile Auzolle analyse les stratégies esthétiques et poétiques mises en oeuvre par Joël Pommerat, au sein de la Compagnie Louis Brouillard, pour donner à ressentir et représenter l’attente et la mise au monde. Après la grossesse nerveuse ou réelle de Fougère dans Des suées (1993), La réunification des deux Corées pose la question du désir d’enfant et l’euphorie de la gestation : peut-on à bon droit refuser la maternité à une jeune femme en situation de handicap et l’inciter à l’avortement? Qu’est-ce qu’on a fait? (2003), reprise dans Cet enfant (2006), présente le cas singulier d’un accouchement, où l’illusion théâtrale naît de l’obscurité dans laquelle est plongé·e le·la spectateur·trice, en écho à celle qui entoure l’enfant dans le ventre de sa mère. Quels liens se créent entre lui·elle à l’orée de leur découverte mutuelle? Enfin, Pinocchio (2015 [2008]) nous faisant revenir à une adresse qui inclut le jeune public, permet d’appréhender la spécificité du don de la vie par un homme et la naissance en ricochet de la créature, de l’enfant, du couple enfant / parent et finalement de la personne.
Victor Thimonier se saisit pour finir de la conception et de la naissance pour interroger celles de l’art, de son·sa créateur·trice et de son hôte. Par des analyses doublement comparatives entre, d’une part, deux esthétiques et dramaturgies distinctes, voire éloignées, à savoir celles du metteur en scène français Philippe Quesne et de l’Italien Romeo Castellucci et, d’autre part, celles de l’enfantement et de l’art paléolithique, il s’agit de tisser les fictions de la naissance et les métaphores des origines de l’art sur la scène contemporaine pour les faire coexister sur le seuil de l’annonce d’un commencement et de la tentation téléologique.
Mise au monde, mise à mort, mise en crise et état de crise
La coïncidence entre mise au monde et mise à mort, soulignée ou remarquée par plusieurs contributeur·trices de ce dossier, est rendue saillante dans les deux articles qui le clôturent. Et si la naissance est un sujet brûlant – tant dans l’intime que sur le plan sociétal – c’est justement à partir du feu que sont d’abord mises en évidence les interactions entre naissance et mort. Ainsi, à partir de l’étude de pièces de Julien Gaillard (France), Edward Bond (Angleterre), Marius von Mayenburg (Allemagne) et Anja Hilling (Allemagne), Sylvain Diaz interroge un tropisme inattendu du théâtre : celui de l’association entre la naissance et le feu, l’incendie ou encore la guerre nucléaire. Diaz s’arrête successivement sur quatre pièces de ces auteur·trices de théâtre européen·nes en analysant à chaque fois une scène emblématique afin d’essayer de comprendre ce que le feu remet en jeu dans l’expérience de la naissance. Dans Rouge noir et ignorant (1994 [1985]) et Visage de feu (2001 [1997]), dans Tristesse animal noir (2011 [2007]) et Sommeil du fils (2022), « n’être feu », c’est naître au paradoxe de la création destructrice et de la destruction créatrice; c’est naître à tout ce qui est encore possible et tout ce qui ne l’est déjà plus. Éclairant pour nous ces pièces de théâtre, Diaz se demande si celles-ci ne racontent pas l’avènement d’un Anthropocène sous le signe d’un Pyrocène. Ou, pour prolonger les réflexions de Stephen Pyne (2021) et Joëlle Zask (2019) dans ce domaine, comment l’être humain pourrait désormais n’être que feu.
Ce sont sur des terres brûlées et vers des histoires calcinées que le dossier s’oriente ensuite, en prenant appui sur des textes dramatiques d’expression française, écrits par des auteurs originaires d’Afrique subsaharienne parmi lesquels Koffi Kwahulé, Gustave Akakpo, Kossi Éfoui, Caya Makhélé, Koulsy Lamko, Aristide Tarnagda et Dieudonné Niangouna. Pénélope Dechaufour observe au plus près, d’une part, l’association entre les figures féminines (où la femme fertile entretient souvent un rapport allégorique avec l’Afrique) et les patries; d’autre part, les motifs de situations de grossesse (souvent atypiques et porteuses des enjeux du drame) ou ceux de l’accouchement (appelé ou redouté) et de l’engendrement des démocraties. Comme elle l’analyse, si ce théâtre postcolonial, qui peu ou prou est en prise avec la question d’une délivrance, traite des désillusions vis-à-vis des Indépendances en usant de diverses stratégies de détour ou de ruse par la fable, il trace aussi une ligne d’horizon pour les générations futures, entre poétiques de la mort, de la mémoire, de la métamorphose et de la mise au monde d’un enfant ou d’un pays.
Section « Documents »
Une section « Documents » accompagne le dossier thématique en présentant les introspections de deux dramaturges, un « kit dramatique » mis en oeuvre lors d’un atelier d’écriture pour la scène et deux démarches de recherche-création. Le partage d’un processus, ce qu’il peut comporter d’intime aussi, est peu ou prou toujours au coeur des contributions.
Le premier volet de cette section documentaire est consacré aux témoignages de deux artistes s’autoquestionnant sur le processus d’écriture d’une scène de mise au monde dans l’une de leurs pièces. En prenant La grande ourse (2019) comme exemple, pièce où une mère, à la suite d’un événement grotesque, est condamnée à être surveillée par des mauvaises langues et qui, pour conjurer le sort, renaît en ourse dans un rituel convoquant la nature et la mythologie, Penda Diouf pose une réflexion sur la recréation de soi et sur l’ancrage dans une communauté large et multiple, tout particulièrement lorsqu’on se trouve coupé de ses racines. Articulant son propos à une question sociétale, à savoir ce qu’il en est de rendre visible ce qui est invisible, Sylvain Levey interroge la possibilité même d’écrire une naissance, quand bien même n’aurait-on pas accouché soi-même, et partage ce qui a constitué son chantier d’écriture pour Gros (2020) depuis, notamment, la redécouverte fortuite de son carnet de santé où il lui a semblé un temps voir sa propre naissance à partir de celles et ceux qui lui ont donné naissance. De Diouf, qui interroge la scène d’une naissance qui est aussi arrachement et renaissance, à Levey, qui revient sur la genèse de l’écriture de la scène de sa propre naissance, cette section s’ouvre ainsi sur ce qui meut une écriture et sur ce qui, en elle, est aussi le reflet d’une époque.
Poursuivant les enjeux relatifs à l’écriture théâtrale, tant du côté de « l’écrire » que du « faire écrire », et plaçant le curseur sur un tabou sociétal, celui de l’infertilité, Sandrine Le Pors prolonge la réflexion en interrogeant, depuis l’expérience de la praxis d’un atelier d’écriture théâtrale, ce qu’on a coutume de désigner comme une transformation contemporaine du rapport à la procréation, celui de la procréation médicalement assistée (PMA). Ce sujet, si difficile à mettre en mots et au coeur de bien des débats, et qui soulève des enjeux intimes mais aussi sociétaux, médicaux, légaux et politiques, permet d’observer au plus profond ce que Le Pors ne cesse d’interroger à la fois comme poéticienne du drame et comme dramaturge : notre rapport au corps et à l’altérité, notre rapport à la voix comme au silence, notre rapport au temps mais aussi à l’action. Revenant sur cet atelier et nous offrant le « kit dramatique » qui a été donné aux participant·es (un jeu de cartes ayant comme inducteur d’écriture la PMA), elle dessine les trajectoires sensibles et poïétiques des écritures de l’embryon et celles, plurielles et instables, des embryons de l’écriture.
Les réflexions relatives aux tabous sociétaux se poursuivent dans la contribution de Shirley Niclais, qui aborde les sujets tus des grossesses arrêtées et du deuil périnatal en proposant une traversée plastique et scénique autour de ces questions et en exposant les premiers jalons théoriques, esthétiques et éthiques d’une recherche-création – nous rappelant, s’il en était besoin, à quel point les grossesses arrêtées et les drames du deuil périnatal font aussi partie des théâtres de la naissance.
Cette réflexion s’accompagne de questionnements portés sur les ritualités créatives. Carolane Sanchez invite ainsi à explorer la gestation par le biais d’un processus de recherche-création enclenché et une méthodologie à l’oeuvre. En rendant compte des ramifications d’ancrages dans les dispositifs hybrides de « partitions » que constituent les enquêtes, les lectures, les entretiens, les témoignages d’expériences vécues et l’autoréflexivité du faire créatif, elle retrace et analyse les sillons d’un des aspects de son parcours qui interroge, de façon continue et protéiforme, les notions de rituel et de gestation, y compris à partir d’une de ses grossesses, en croisant les approches expérimentales, anthropologiques et esthétiques.
Entre théories, pratiques et épistémologies, les traversées hétérogènes et migratoires des théâtres de la naissance rendent patents les entretissages et déclinaisons de ses poïétiques et praxis. Impulsions créatrices, désirs de l’imaginaire, protocoles et strates d’écriture, dialogues intimes et extimes, ruptures de processus, déplacements du regard, quêtes des origines et dramaturgies du vivant cohabitent ainsi sur le territoire des poétiques de la gestation et du naissant.
Enfin, un document intitulé « Échographies esthétiques des territoires de l’accouchant et du naissant dans les arts aux XXe et XXIe siècles », qui pourra être utile autant aux praticien·nes qu’aux chercheur·euses, est proposé. Il recense un grand nombre d’oeuvres dramatiques scéniques, littéraires, cinématographiques et plastiques, aux esthétiques très variées, se rattachant aux théâtres contemporains de la naissance. S’il n’est certes pas exhaustif, il est néanmoins d’ampleur suffisamment conséquente pour donner un aperçu indicatif et significatif des territoires du naissant pouvant être visités par des approches poétiques, poïétiques, esthétiques et intermédiales. Il permet également à chacun·e de poursuivre l’investigation ici proposée, notamment selon les zones géographiques ou les disciplines qui pourraient retenir plus particulièrement son attention.
Parties annexes
Bibliographie
- BANU, Georges (dir.) (2010), L’enfant qui meurt : motif avec variations, Paris, L’Entretemps, « Champ théâtral ».
- BOND, Edward (1994 [1985]), « Rouge noir et ignorant », dans Les pièces de guerre, trad. Michel Vittoz, Paris, L’Arche, tome 1, p. 7-46.
- BOURDIEU, Pierre (1994), Raisons pratiques : sur la théorie de l’action, Paris, Seuil.
- CHRÉTIEN, Jean-Louis (2017), Fragilité, Paris, Minuit, « Paradoxe ».
- DIOUF, Penda (2019), La grande ourse, Rosny-sous-Bois, Quartett, « Théâtre ».
- GAILLARD, Julien (2022), Sommeil du fils, précédé de La maison, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, « Bleue ».
- HARAWAY, Donna J. (2016), Staying With the Trouble: Making Kin in the Chthulucene, Durham, Duke University Press.
- HILLING, Anja (2011), Mousson, suivi de Tristesse animal noir, trad. Henri Christophe et Silvia Berutti-Ronelt, Montreuil, Éditions théâtrales, « Répertoire contemporain ».
- LE PORS, Sandrine (2022), « L’enfant qui nous regarde : persistances de l’enfance dans les écritures textuelles et scéniques contemporaines », Études théâtrales, no 71.
- LEVEY, Sylvain (2020), Gros, Montreuil, Éditions théâtrales.
- MAYENBURG, Marius von (2001), Visage de feu, suivi de Parasites, trad. Laurent Muhleisen, Mark Blezinger et Gildas Milin, Paris, L’Arche, « Scène ouverte ».
- MELQUIOT, Fabrice (2010), Bouli année zéro, Paris, L’Arche, « L’Arche Jeunesse ».
- NÉGRIÉ, Laëtitia et Béatrice CASCALES (dir.) (2016), L’accouchement est politique : fécondité, femmes en travail et institutions, Paris, L’Instant Présent, « Sciences humaines ».
- OLIVIER, Anne-Marie (2017), Venir au monde, Montréal, Atelier 10, « Pièces ».
- POMMERAT, Joël (2015 [2008]), Pinocchio, Arles, Actes Sud, « Babel ».
- POMMERAT, Joël (2013), La réunification des deux Corées, Arles, Actes Sud-Papiers.
- POMMERAT, Joël (2006), Les marchands, Arles, Actes Sud-Papiers.
- POMMERAT, Joël (2005), D’une seule main, suivi de Cet enfant, Arles, Actes Sud-Papiers.
- POMMERAT, Joël (2004), Au monde, suivi de Mon ami, Arles, Actes Sud-Papiers.
- POMMERAT, Joël (2003), Qu’est-ce qu’on a fait? Théâtre (à partir d’une rencontre avec un groupe d’habitantes d’Hérouville-Saint-Clair), Caen, Caisse d’Allocations Familiales du Calvados.
- PYNE, Stephen J. (2021), The Pyrocene: How We Created an Age of Fire, and What Happens Next, Berkeley, University of California Press.
- SARRAZAC, Jean-Pierre (1999 [1981]), L’avenir du drame, Belval, Circé, « Poche ».
- VASSE, Denis (1974), L’ombilic et la voix : deux enfants en analyse, Paris, Seuil, « Champ freudien ».
- ZASK, Joëlle (2019), Quand la forêt brûle : penser la nouvelle catastrophe écologique, Paris, Premier Parallèle.