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Sunny day and big waves at Spouting Horn, Oregon coast. 2019. Utilisation libre.

Photographie de Bonnie Moreland, flic.kr/p/2dtHLxP

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Pauline Bouchet : Pourquoi cette envie de travailler sur l’oeuvre canonique de Goethe?

Florent Siaud : Les Urfaust, Faust I et Faust II ont été rédigés par Goethe entre 1773 et 1832, soit durant près de soixante ans de son existence. Dans cet incroyable laps de temps, l’auteur allemand a été non seulement poète, dramaturge et romancier, mais aussi dessinateur, librettiste, philosophe, botaniste, théoricien des couleurs et même ministre. Goethe a mené cette activité variée dans une Europe successivement confrontée à la fin de l’Ancien Régime, au Sturm und Drang, à la Révolution française, aux guerres napoléoniennes, à la révolution industrielle, au romantisme, etc. On voit bien qu’avec ses contradictions internes et ses rebonds narratifs imprévisibles, la série des Faust est marquée par le parcours bigarré de l’auteur comme par les mutations de l’époque. Au cours de la longue gestation de cette fresque, ce sont aussi les thèmes qui n’ont cessé de se renouveler, allant de l’intimité amoureuse à la colonisation des littoraux, en passant par les apories de la science, le rêve de créer une version améliorée de l’être humain avec Homunculus, l’invention du billet de banque ou encore la répression des révolutionnaires par les classes dominantes. Combinée à une forme très libre, la contemporanéité de ces sujets fait de l’oeuvre canonique de Goethe un miroir terriblement troublant pour notre présent.

P. B. : Comment certains des thèmes que vous venez de citer s’actualisent-ils dans le texte toujours en chantier?

F. S. : Le rapport de notre réécriture à l’original ne s’inscrit pas dans un esprit de fidélité exhaustive, d’autant que la représentation intégrale du texte source de Goethe exige plus d’une quinzaine d’heures! Les épisodes de notre spectacle se sont cristallisés autour de certains thèmes ponctuels, qui continuent de faire débat aujourd’hui.

Dans le prologue, par exemple, c’est étonnant de voir à quel point l’écriture frontale et métathéâtrale du Québécois Étienne Lepage reprend les questions que Goethe posait à son public sur la place du spectacle dans la société. Mais Étienne le fait avec une ironie dont les échos sont acides dans notre contexte sanitaire, où la culture a été bousculée par les restrictions gouvernementales et où la concurrence avec le numérique a été largement encouragée, aux dépens de la notion même d’« art vivant ». Les parties de Pauline Peyrade et de Marine Bachelot Nguyen ont évidemment d’importantes résonances avec les mouvements les plus récents d’émancipation des femmes.

Dans les parties consécutives, le texte passe d’un centre de gravité à un autre. Grâce à la cavale de Faust et de Méphisto à travers le monde, on assiste à un déplacement progressif des cercles de personnages, mais aussi des espaces et des enjeux. La seconde partie, « Paradise », tourne autour des États-Unis et des miroirs aux alouettes que ce pays nous tend dans les domaines de la finance ou de la réalité augmentée. La troisième partie, « Ce qui gronde », repose sur la collaboration active de dramaturges importants des Caraïbes, de l’Afrique, de l’océan Indien ou des Premières Nations, dont la plupart se connaissent. Ensemble, il·elles remettent en perspective des enjeux majeurs comme notre relation à l’industrialisation, la gouvernance, l’amenuisement des ressources, etc. Ces voix auront en quelque sorte le dernier mot du spectacle. Dans son dernier livre, Tisser, notre collaborateur Jean-Luc Raharimanana écrit que « chaque point du monde est le centre du monde » (Raharimanana, 2021 : 59). Sans doute la gestation de notre projet commun est-elle inconsciemment influencée par cette pensée.

Il est impossible de déterminer un seul motif ou dénominateur commun à toutes ces parties en train de s’écrire. S’il fallait malgré tout tenter d’en extraire un, ce serait hypothétiquement cette obsession qu’a notre modernité de vouloir tout posséder, tout mettre à disposition. L’épopée de Faust et Méphisto nous rappelle le prix à payer de cette entreprise qui semble vouloir le bien du monde, mais qui signe peut-être – c’est très paradoxal – le début d’un égarement. Comme l’écrit le philosophe allemand Hartmut Rosa : « L’élément culturel moteur de cette forme de vie que nous qualifions de moderne est l’idée, le voeu et le désir de rendre le monde disponible. Mais la vitalité, le contact et l’expérience réelle naissent de la rencontre avec l’indisponible » (Rosa, 2020 : 105). Oublieux de cette loi, Faust a peut-être perdu un rapport de résonance avec le monde qui l’entoure, comme si la corde qui le liait à ce dernier ne vibrait plus, comme si la réalité était devenue vide, froide et terne à ses yeux. Il tente de ranimer cette relation par tous les moyens possibles, sans réaliser que cet objectif ne peut être atteint par les seuls modes du volontarisme sans limites ou de la maîtrise technique. Telle est peut-être sa tragédie. Et la nôtre.

P. B. : Pourquoi avoir choisi des dramaturges issu·es de toute la francophonie?

F. S. : Au moment de mettre en branle une réécriture contemporaine de Faust, je me suis demandé : aujourd’hui, comment retrouver une pluralité de personnalités et de points de vue sur le monde à l’intérieur d’une seule plume? Pour donner une traduction des diverses crises que notre planète est en train de traverser, ne faut-il pas chercher à en faire cohabiter les représentations? Il m’a progressivement paru important que cette histoire protéiforme soit confiée à une douzaine de voix francophones, venues entre autres de France, du Canada, de Belgique, du Luxembourg, du Liban, d’Haïti, d’Afrique de l’Ouest, de Madagascar. L’intention était que le spectacle soit placé sous le signe de la métamorphose des styles et d’une dialectique des points de vue. Mais qui dit dialectique ne dit pas du tout collage de paroles séparées. On peut remarquer qu’un certain nombre de nos dramaturges se connaissent déjà, ne serait-ce que parce que nous vivons dans un monde ultra-connecté ou que les réseaux de la francophonie en ont amené plusieurs à se croiser auparavant lors d’événements culturels. Ce que ces amitiés internationales me font redécouvrir, c’est que la géographie n’est plus un obstacle pour ce qui concerne les affinités électives en matière de réflexion, de création, de collaboration.

On pourrait penser que cette initiative tente de donner une forme théâtrale à notre époque dite « mondialisée », mais cette notion à forte connotation économique ne m’inspire pas du tout. Peut-être qu’en faisant circuler un mot comme « mondialité », Patrick Chamoiseau, par exemple, nous invite collectivement à réfléchir de manière bien plus intéressante et fouillée. Selon cet immense écrivain martiniquais, « la mondialité, c’est tout l’humain envahi par la divination de sa diversité, reliée en étendue et profondeur à travers la planète […]. La mondialité, c’est surtout ce que la mondialisation économique n’a pas envisagé, qui surgit et se produit sur la gamme d’un brasillement dans un vrac ténébreux! » (Chamoiseau, 2017 : 52-53.) Cette définition est si incandescente qu’il semble impossible d’atteindre l’horizon qu’elle décrit. Mais peut-être que c’est cela, aussi, l’utopie : en tentant de faire le mieux possible, commencer à faire du chemin vers cet horizon littéraire, y tendre humblement, même si la démarche à plusieurs sera forcément fragile, forcément imparfaite, forcément perfectible.

P. B. : Comment le dialogue s’opère-t-il entre les différentes écritures des dramaturges qui travaillent sur le projet?

F. S. : C’est un dialogue arachnéen, et de longue haleine. Le processus imaginaire a commencé en 2017 et il s’achèvera en 2022. La mise en regard de la douzaine d’écritures qui sous-tendent cette fable réinventée n’obéit à aucun protocole réellement existant. Il ne s’agit ni d’une commande simultanée à une douzaine de dramaturges travaillant sans contact ni d’une écriture collective. L’idée est plutôt de faire naître ce qu’on pourrait appeler une écriture dialogique. Celle-ci repose sur une démarche stratifiée, c’est-à-dire sur des allers-retours réguliers qui se déploient dans une très longue durée, où chaque dramaturge creuse son sillon singulier tout en développant une connaissance des transformations peu à peu imaginées par ses collègues. Chacun·e a est au fait de l’ensemble dans lequel sa plume s’inscrit. Chacun·e est tenu·e au courant des transformations subtiles qui, mois après mois, font évoluer cet ensemble. Nous en discutons régulièrement.

Toute l’équipe s’est fondée sur la répartition des épisodes telle que je l’ai esquissée en 2017. Mais au fil des constats surgis pendant certains ateliers entre 2018 et 2020 se sont imposés certaines inversions de position dans l’architecture générale ou encore quelques réajustements de récits et de personnages, tout cela en fonction de ce qui était apparu ailleurs et entre-temps. Partir d’un cadre, c’est permettre qu’il puisse être recadré en cours de route pour, idéalement, susciter des perspectives inattendues.

P. B. : Comment décririez-vous les défis logistiques et dramaturgiques d’un projet d’une telle envergure?

F. S. : Cette dynamique de collaboration représente un énorme défi d’organisation : tresser ensemble des voix issues de trois continents, c’est un exercice logistique qui donne des sueurs froides. Et dramaturgiquement, il faut trouver un équilibre délicat entre balisage et créativité. J’ai tenté de soumettre aux dramaturges un cadre délibérément paradoxal pour chacun des épisodes. D’une certaine façon, le cadre en question est plus ou moins prescriptif : il propose des thèmes à traiter et des enjeux à raconter. En même temps, il est sincèrement ouvert afin que chaque artiste se sente libre de s’approprier les sujets proposés, qu’il·elle en réinvente radicalement le traitement et y infuse sa vision autant que ses mots.

Au début, ce principe de contradiction a peut-être surpris un ou deux membres de l’équipe d’écriture. Par exemple, il a pu arriver qu’on me demande une sorte de « carte blanche », alors que l’esprit du projet est plutôt de créer un épisode qui soit personnel et qui témoigne d’une part d’éloignement à l’égard de ce qu’on a peut-être déjà fait par le passé. De ce point de vue là, j’aime beaucoup cette invitation que nous lance la psychanalyste Anne Dufourmantelle : « Et si l’on s’efforçait de “ne pas tenir à soi”, de se délester de ses propres repères, d’entrer en non-conformité avec soi » (Dufourmantelle, 2014 : 67). Inversement, dans certaines discussions de départ, on était d’accord sur le fait que les mots de « commande » ou de « mandat » n’étaient pas non plus très justes car trop restrictifs pour qualifier notre démarche. En fait, dans le travail, tout le monde a vite remonté les manches pour embrasser l’esprit dialogique de l’entreprise.

Toute la particularité du projet Faust est probablement de travailler par couches sédimentées et glissements successifs. Un élément qui surgit dans une partie peut ainsi déplacer les enjeux stylistiques, narratifs et philosophiques de la partie d’avant ou d’après, voire révéler un impact majeur à une dizaine d’épisodes d’intervalle! J’ai parfois l’impression d’assister à une véritable tectonique des textes ou à une écriture en fusion. Reste que, malgré les péripéties dramaturgiques, chaque personnalité montre une patience et une implication qui génèrent ma profonde reconnaissance. Parallèlement, c’est moi que toutes ces voix percutent de plein fouet. De manière privilégiée, j’assiste à leur lent jaillissement. Chacune me conseille des dizaines et des dizaines de lectures à faire, ce qui bouleverse profondément ma démarche artistique et mon rapport au monde. En définitive, ce projet textuel émerge dans une sorte de jeu de balles où le cadre de départ est peu à peu déplacé par le courant marin des échanges. C’est étrange à dire, mais le projet ne prend vie que dans son propre dépassement.

On pourrait aussi parler de création par pollinisation. Dans le temps long, chaque texte se transforme en effet à travers trois ou quatre versions successives qui, délicatement et respectueusement, se laissent inspirer par les motifs ou les pensées qui apparaissent progressivement en amont ou en aval. Les germinations d’écriture qui surgissent ainsi obéissent à une véritable intelligence végétale, lente et en réseau, sans assignation de frontière puisque parfois les répercussions dramaturgiques se font sentir, comme je l’ai dit, à dix épisodes d’intervalle, et dans les deux sens! C’est bouleversant de voir combien ces germinations déjouent tous les préjugés pour oeuvrer à une fiction commune, qui reparcourt un mythe à la plastique décidément étonnante et aux rayonnements sémantiques infinis.

C’est ce qui me fait penser qu’il y a peut-être une éthique derrière ce travail esthétique. Une éthique secrète de l’écoute et de la liaison, qui consiste à être soi, tout en acceptant que les autres soient aussi au centre, et qui se méfie des verrouillages artificiels. Il s’agit de voir comment, malgré nos distances (géographiques, intimes, etc.) et avec consultation, documentation et tact, nous pouvons produire ensemble une écriture de la relation qui n’abolisse personne et dans laquelle chaque contribution ait la puissante possibilité d’exister puis de s’augmenter en étincelle avec l’autre. Dans Brutalisme, l’un des essais les plus bouleversants à être parus en 2020, Achille Mbembe remarque qu’à la faveur des « nouveaux dispositifs technologiques », on assiste à une « fragmentation accélérée et à un enclavement des différentes parties du corps social » (Mbembe, 2020 : 49) et que « l’absence de lien […] est désormais ce qui lie les uns aux autres, ce par quoi ils se reconnaissent, ce qui paradoxalement les tient ensemble » (ibid. : 85). Face à ce repli accentué par la pandémie liée au coronavirus, est-ce que le spectacle vivant peut encore inventer une littérature fictive et déconfinée où circulent les voix, les idées, les visions? Dans ce processus hors norme auquel chacun·e contribue en conscience et à la lueur de son désir, personne n’oublie que le simple mot « texte » est dérivé du latin texere, « tisser ». Ici, écrire avec l’intuition de la multiplicité des voix alentour, c’est se laisser porter par l’envie de tramer son fil avec celui des autres.

P. B. : Pourquoi est-il intéressant de penser le Faust de 2020 sous la forme d’un oncologue? Est-ce que cette figure de médecin permet d’ouvrir des réflexions qui vous semblaient nécessaires sur notre époque?

F. S. : Dans un premier temps, il y a eu la tentation de ne pas faire de Faust un médecin ou un scientifique : cela nous semblait aller trop de soi. Mais à l’issue d’une résidence de création menée à Grenoble en novembre 2019, on s’est aperçu·es à plusieurs que le point de départ de l’écriture devait reposer sur un certain nombre d’éléments concrets, lisibles pour le public contemporain et limpides pour les premières plumes de l’équipe, si l’on voulait que le texte évolue ensuite vers plus de possibilités formelles ou philosophiques.

La pandémie ayant surgi au coeur de l’hiver 2020, ce choix a révélé douloureusement la crise qu’éprouvent le soin, le savoir et l’humain dans notre modernité tardive. En se transformant en oncologue, peut-être que Faust a vu se cristalliser autour de sa figure des motifs d’actualité comme les confrontations entre la vie et la mort, entre une approche techniciste de la maladie et une approche plus holistique, entre une volonté instrumentale de « guérir le monde » et la nécessité d’y aspirer avec des paradigmes revisités de façon plus complexe, plus ouverte. Peut-être que l’oncologie a jeté les bases d’un problème intime et moral susceptible de s’élargir au fil des épisodes de Faust. À l’heure où je vous réponds, je suis impatient de découvrir comment ce point de départ va évoluer dans la suite de l’écriture.

P. B. : Trois dramaturges d’origine française participent au projet : Guillaume Poix, Marine Bachelot Nguyen et Pauline Peyrade. Qu’est-ce que vous êtes allé chercher de spécifique dans chacune de leurs plumes, et comment la figure de Faust vient entrer en résonance ou en collision avec chacune de leurs écritures?

F. S. : Dans l’écriture virtuose et elliptique de Guillaume Poix, j’ai senti que nous tenions la possibilité d’un accès vertigineux aux contradictions de Faust, dont l’exposition est fondamentale pour lancer le reste du spectacle. J’avais lu ses pièces, ses récits ou romans, mais cette intuition a été confortée par son roman théâtral Soudain Romy Schneider : le magma de cette oeuvre puissamment charpentée, mêlant fantasmes, mythe et réalité, m’a donné l’impression qu’il y avait dans son langage une clé pour nous faire entrer aujourd’hui dans l’esprit hachuré du docteur Faust. Par son histoire personnelle, Guillaume a aussi une connaissance fine du milieu médical. À cela s’ajoute un humour inattendu, révélant avec à-propos les failles des personnages.

Marine Bachelot Nguyen et Pauline Peyrade sont également de l’aventure depuis le début. Au départ, il y a bien sûr une puissante attraction envers leurs écritures magnétiques, aux caractéristiques très différentes. Le Faust I reposant sur le célèbre triangle Faust, Méphisto et Marguerite, j’ai senti que toutes deux pouvaient lui insuffler une vie nouvelle, entre autres grâce à leur art de revisiter les relations entre les sexes et les imaginaires collectifs qui les sous-tendent. Au-delà de son style concret et en prise sur l’actualité, bienvenu pour planter le paysage de la première partie, Marine a joué de son amour du théâtre documentaire en poussant loin le portrait de Margot en botaniste, un brillant clin d’oeil à la carrière scientifique de Goethe. Sa recherche aboutit à une écriture réaliste qui devient peu à peu fantasmagorique et jette une lumière douloureuse sur les rapports de force qui grèvent la relation Faust / Margot. Avec le mordant, la polysémie et l’onirisme qui font la force de son écriture depuis toujours, Pauline parachève quant à elle la relecture du personnage de Margot telle qu’elle a été amorcée par Marine. Elle donne à la mort de ce personnage iconique une dimension émancipatrice, insolente et résolument sabbatique. Les sorcières de Mona Chollet ne sont pas si loin.

Ces trois écritures explorent les personnages archétypiques de Goethe pour éclairer en eux ce qu’ils continuent de porter de novateur ou d’obsolète. Ce n’est pas seulement la rationalité distancée de Faust qui est remise en perspective. C’est aussi la construction du personnage de Marguerite, ou encore celle du diable, qui n’a ici pas besoin de cornes pour faire dévier les âmes.

P. B. : La relation qu’entretenait Goethe au vivant et qui se manifeste notamment dans ses écrits scientifiques est-elle présente dans votre chantier?

F. S. : Au coeur de la première partie, « Forêt et tempête », Marine retrace la façon dont un oncologue tombe peu à peu amoureux de sa patiente, Margot. Celle-ci est une botaniste spécialisée dans la sexualité des plantes. La rencontre avec le tempérament de cette femme, son expertise et sa sensibilité au réel, provoque un premier déplacement dans le spectacle, en faisant basculer Faust du côté de l’incarnation, de la sensation, d’une conscience peut-être plus ambivalente de la vie.

Dans les deux grandes parties qui suivent, la question du vivant mute en se reformulant en de nouveaux termes : économiquement, comment vivre ensemble dans une société plus saine? Le vivant peut-il être augmenté pour rendre l’humain plus heureux? La question du vivant doit-elle être croisée avec celle de la justice sociale? Le vivant peut-il échapper à l’hybris humaine? Ces redéploiements de la question du vivant au fil des épisodes font aussi muter le texte dans sa facture. Avec l’épilogue inventif et espiègle d’Émilie Monnet, on finit par exemple avec une vertigineuse traversée des mondes qui fait atterrir Faust en plein coeur de l’imaginaire botanique de Margot. C’est comme si, finalement, l’intelligence végétale incarnée par ce personnage féminin charismatique de la première partie avait grandi souterrainement durant le reste du spectacle pour finalement exploser au grand jour dans l’épisode conclusif d’Émilie.

Mais c’est l’esthétique du spectacle en tant que tel que cette réflexion goethéenne sur le vivant pourrait aussi bien influencer. Ce qui se métamorphosera, ce seront les conceptions : scénographie, costumes, sons, lumières, vidéos, mouvements, mise en scène. En plus, il se peut que, de partie en partie, les rôles principaux changent d’interprètes, comme pour incarner sur le plateau ce principe de métamorphose qui a préoccupé Goethe en son temps, mais aussi, plus récemment, Emanuele Coccia. Il y a d’ailleurs beaucoup d’inspiration à aller puiser chez ce philosophe italien, notamment lorsque celui-ci écrit que « toute vie, pour se déployer, a besoin de passer par une multiplicité irréductible de formes, un peuple de corps qu’elle assume et dont elle se débarrasse avec la même facilité qu’elle change de vêtements d’une saison à l’autre » (Coccia, 2020 : 91). Mais aussi quand, quelques pages plus loin, il rajoute : « Dans cet incessant carnaval des figures qui se côtoient et se succèdent, les formes s’estompent les unes dans les autres, se versent les unes dans les autres, s’engendrent les unes des autres » (ibid. : 101). À nous, dans les textes et le spectacle, de tenter de donner (des) forme(s) à ce carnaval du vivant…