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La pair-aidance connaît un développement important, depuis quelques années, mais encore peu de publications en discutent les enjeux. La revue Nouvelles pratiques sociales a ainsi invité Farin Shore, qui exerce ce rôle depuis plusieurs années, à parler de sa pratique au sein de l’organisme Médecins du Monde. Dans cette entrevue, il livre une analyse très riche de ce que la pair-aidance peut apporter, au regard des difficultés d’accès aux soins et à l’aide rencontrées par les personnes marginalisées.

NPS – Farin, pourriez-vous nous parler du rôle que vous jouez comme pair-aidant au sein de l’organisme Médecins du Monde ainsi que de ce qui vous a amené à jouer ce rôle ?

Bien sûr, mais je vais d’abord commencer en nommant la manière dont je suis arrivé chez Médecins du Monde, afin de clarifier ma position. Puisque je travaille comme pair-aidant en réduction des méfaits, mon vécu qui « compte », dans cette position que j’occupe, se veut être les années où j’ai consommé des drogues par injection. Ce qui m’amène chez Médecins du Monde, c’est le fait que, dans le passé, j’ai eu beaucoup de difficulté à trouver un traitement efficace. Lorsque j’ai moi-même pris la décision de diminuer ma consommation, tout ce qui était offert à ce moment-là dans le système de santé était basé sur des approches qui s’appuient sur la foi. Nous étions invités à avoir foi en Jésus, en Dieu, en l’espoir. Cependant, ce n’était rien de scientifique. Je préfère avoir des attentes « réalistes » que simplement de l’espoir, puisque pour moi, aucune de ces interventions n’a fonctionné. J’ai même l’impression que ces approches ont aggravé ma situation. J’ai donc décidé de trouver ma propre approche et pendant à peu près six ou sept ans de recherches et d’expérimentations, j’ai développé ce que je nomme « une consommation gérée ».

Quand j’ai commencé à travailler comme pair-aidant, pour un autre organisme communautaire à l’époque, j’ai tout de suite trouvé que la méthode de réduction des méfaits est très semblable à l’approche que j’ai développée. Pour moi, l’important dans le traitement c’est, d’une part, de réduire les méfaits de la consommation et, d’autre part, d’améliorer les bienfaits de la vie. Donc, il y a deux mouvements qui agissent parallèlement, qui octroient de l’autonomie aux personnes afin qu’elles puissent contrôler le progrès de leur qualité de vie. J’ai été très chanceux d’être reconnu par Médecins du Monde, qui a aimé cette approche. En effet, Médecins du Monde fait vraiment dans l’accès à la santé et c’est quelque chose qui est très difficile pour les personnes qui consomment. L’approche traditionnelle d’abstinence retire l’autonomie des personnes, ce qui n’est pas toujours agréable. Cette dernière fait un peu de profilage social dans le sens où les gens doivent être abstinents pour avoir accès aux soins et pour moi, c’est un bémol. C’est quelque chose contre lequel il faut se battre !

Donc, ma position chez Médecins du Monde me place dans une situation où je peux travailler en intervention avec des personnes consommatrices de drogues et, en même temps, faire des plaidoyers pour assurer que le système de santé devienne assez flexible pour répondre aux capacités de ces personnes.

NPS – Médecins du Monde est un organisme qui s’intéresse à la santé de la population, mais j’ai l’impression que vous avez une définition de la santé qui est un peu plus large que celle que nous voyons au sein du système de santé.

Effectivement, nous concevons la santé à travers une perspective holistique, où il est question d’avoir accès à un logement sain et à de la nourriture. Nous considérons aussi l’entourage de la personne et les dynamiques relationnelles qui s’y trouvent ainsi que de l’implication sociale de celle-ci. Nous adressons des éléments qui ont tendance à être ignorés par le système de santé qui, lui, emprunte un discours biomédical et qui oublie l’influence du social sur les personnes qui consomment. Pour nous, cette division dans le réseau amène des complications pour les personnes qui tentent d’avoir accès à des soins. Donc, nous voulons que le système de santé soit en mesure de prendre en considération tout ce qui est lié à la santé sociale des personnes consommatrices de drogues. Nous essayons de voir par-delà le cadre biomédical de la santé.

NPS – Depuis quelques années dans le monde de l’intervention sociale, nous parlons de savoir expérientiel. Quel est votre regard sur ce type de savoir et en quoi est-ce qu’il peut fonder le rôle de pair-aidant ?

L’expérience, c’est la fondation de la pair-aidance. Plus précisément, c’est le recul qu’un pair-aidant a développé face à une situation qui a été difficile dans le passé, mais qui est devenue plus facile à gérer. Donc, pour moi, qui suis un ancien consommateur de drogues qui est entré dans le milieu de la santé, j’ai des connaissances et des compétences qui se transfèrent à ce nouveau métier. C’est encore un métier qui est en évolution. Alors, il est certain que ce que j’ai développé comme compétences dans le passé, je peux le conjuguer avec les nouvelles compétences que j’acquiers actuellement.

NPS – Dans ce transfert d’expertise que vous avez effectué, est-ce que vous avez des exemples de connaissances qui ont été utiles à Médecins du Monde et qui proviennent de votre vécu ?

Cette question me ramène à une intervention en particulier qui est un très bon exemple. Je travaille actuellement dans une clinique mobile, nous sommes sur la route et nous faisons des sorties chaque jour durant la semaine, et ce, dans différents quartiers. Notre « van » est équipée d’une boîte fermée en arrière pour l’infirmière qui fait les examens. En avant, j’ai un petit espace où je distribue le matériel de consommation[1], et où je fais des interventions et donne certains conseils. Lorsque l’infirmière a besoin de trouver une veine, elle me demande d’aider le patient à « sortir une veine » qui sera accessible pour l’infirmière. Cette idée de « sortir une veine » qui est très difficile à apercevoir, c’est quelque chose que savent les gens qui s’injectent. Il y a beaucoup de différentes techniques que nous pouvons utiliser dans la rue lorsque nous faisons une injection, qui ne sont pas nécessairement pratiquées dans le système de santé.

Cette interaction donne trois avantages. Le premier concerne le patient qui obtient une prise de sang qui s’effectue avec du soutien. Deuxièmement, ça procure une confiance au patient envers son infirmière qui est ouverte à la culture des personnes qui s’injectent. Troisièmement, ça me permet de me faire connaître du patient afin d’éventuellement poursuivre mon intervention et d’adresser la question de la consommation. Donc, cette manière de travailler donne naissance à une équipe multidisciplinaire, ce qui est avantageux pour le patient, l’infirmière ainsi que pour le pair-aidant en plus de faciliter une confiance envers le système de santé et de bonnes relations entre les travailleurs et les patients.

NPS – Si je comprends bien, ces savoirs expérientiels permettent de jouer un rôle d’interface entre les personnes visées et les institutions qui portent les interventions.

Bien sûr, c’est très important ! Il y a quelque chose de clé ici et qui, dans beaucoup de mes discussions avec les employés dans le système de santé, n’est pas vraiment clair pour eux. Il y a un choc culturel qui se produit dans les interactions entre les personnes qui s’injectent et le système de santé. Le système de santé fait partie d’une culture dominante dans notre pays et les utilisateurs de drogues par injection sont dans une culture à part, qui est souvent stigmatisée et qui fait face à beaucoup de discrimination. Alors, le choc culturel pour eux, il est majeur. Plus je travaille comme pair-aidant, plus je remarque que ce choc culturel est également grave et nuisible pour les travailleurs. Donc, je me trouve dans un rôle où je peux faciliter la rencontre de ces deux acteurs en état de choc culturel, dans le but qu’ils travaillent ensemble. Il y a deux cultures, donc deux manières de communiquer et deux systèmes de langage. Il y a aussi des capacités et des valeurs qui sont différentes des deux côtés. Il y a un besoin d’ouverture et lorsque ce n’est pas le cas dans le système de santé, les patients « frappent un mur ».

Donc, mon rôle est d’assurer que le patient n’ait pas l’expérience de « frapper un mur » et qu’il se décourage face au système. J’éduque les patients, mais aussi les travailleurs dans le système de la santé. Chacun a besoin d’avoir une certaine compréhension et empathie envers l’autre. Donc, je joue dans les deux côtés, en même temps. D’un bord, c’est vraiment une culture de survie et de l’autre, c’est une culture où l’on veut profiter de la vie. Les perspectives sont donc tellement différentes. Mon rôle est de rapprocher chaque côté un peu plus de l’autre, pour qu’au final, ma présence ne soit pas nécessaire parce que le patient et le professionnel de la santé travaillent ensemble, avec une bonne communication, où ils construisent ensemble un cadre pour essayer d’améliorer la qualité de vie ainsi que la santé des patients.

Pour le pair-aidant qui est entre les deux côtés, il est aussi question d’avoir une capacité d’autoformation, puisque nous sommes embauchés par le système et nous n’avons pas nécessairement de formation formelle. Donc, la capacité d’apprendre différentes manières de communiquer, le vocabulaire, la langue des cliniciens, c’est important. Il faut aussi comprendre la structure du système de santé, afin de saisir comment celui-ci se met en place pour assurer le bien-être de ses employés et, en même temps, garantir une bonne qualité de soins pour les patients. Pour moi, ça c’est important dans le rôle d’interface, d’être capable de comprendre les deux côtés et de les aider à s’approcher tranquillement l’un de l’autre pour que ma présence ne soit plus nécessaire.

NPS – Est-ce que vous avez des exemples ou des illustrations de ce que les gens du côté institutionnel ne comprennent pas de cette culture, marginalisée et opprimée, à laquelle appartiennent les personnes utilisatrices de drogues par injection ?

J’ai un très bon exemple en tête ! Je m’excuse puisqu’il s’agit de quelque chose que j’ai fait dans le passé dont je ne suis pas fier. Il y a 15 ans, j’ai tenté de renouveler ma carte de la RAMQ[2] dans une période où j’étais sans adresse fixe. La dame au comptoir m’avait demandé mon adresse et je lui avais dit ne pas avoir d’adresse. Celle-ci m’a donc questionné à savoir où je vivais. J’avais répondu : « ici et là, mais pas dans un appartement ». Elle m’a mentionné avoir absolument besoin d’une adresse afin de renouveler ma carte. Le ton de la dame a monté, à six reprises elle a reposé la question, en refusant d’accepter ma réponse honnête. À ce moment-là, j’ai « explosé », j’ai perdu patience face à cette insistance, où il est considéré que les gens qui vivent dans un état de survie doivent avoir les mêmes ressources que ceux qui vivent pour profiter de la vie. Dans le formulaire que je devais remplir, il n’y avait simplement pas d’endroit où je pouvais inscrire le fait que je n’avais pas d’adresse fixe. Ce manque de flexibilité dans le système est une véritable barrière à l’accès aux soins.

Dans une perspective de bien-être, l’argent que nous recevons du gouvernement n’est pas suffisant pour garder un logement. Le chèque de 700 $ par mois ne nous permet pas « d’y arriver », nous devons faire un choix entre la nourriture et le logement. Pour ma part, j’ai choisi la nourriture puisque j’étais malade à l’époque. Donc, j’ai dormi à la rough. Que le système ne soit pas assez flexible pour reconnaître la réalité sociale d’une bonne partie de notre population, c’est pour moi quelque chose qui doit changer. Dans ma position, où une partie de mon travail est le plaidoyer, mon but est de faire en sorte que les personnes qui travaillent dans le système de service social et du réseau de la santé soient capables de comprendre qu’il y a des sous-cultures en Amérique du Nord qui comprennent une partie significative de notre population. La pauvreté en Amérique du Nord s’approche du 30 %. Donc, il y a beaucoup de personnes qui se retrouvent dans cette position et beaucoup d’individus qui vivent ce genre de déclencheurs à chaque fois qu’elles demandent des services. Maintenant que j’ai davantage de recul, je peux faire face à des déclencheurs sans « exploser ». Mon rôle, actuellement, est donc d’accompagner ceux et celles qui n’ont pas le même recul et qui ont encore tendance à « exploser » face à ces barrières.

NPS – Qu’est-ce qui pourrait être fait pour réduire ces barrières, pour éviter que certaines personnes « frappent des murs » ?

Il y a beaucoup de réponses différentes à cette question. Pour moi, la chose qui est vraiment en première ligne, c’est la rigidité dans les règles et les protocoles. Nous avons besoin de trouver des moyens pour rendre le système et l’accès au système plus flexibles. D’un côté, je comprends que la standardisation rende les choses beaucoup plus faciles au niveau du travail dans un système complexe. De l’autre côté, chacun de nos patients est un être humain distinct et unique dans sa diversité. Donc, comment est-ce que nous pouvons coordonner cette diversité et cette standardisation ? Pour moi, la réponse, c’est d’avoir des critères d’admission et des protocoles qui sont plus souples. C’est peut-être beaucoup plus facile pour moi comme pair-aidant, parce que j’avais déjà vécu dans un monde sans règles où j’étais libre de faire ce que je voulais. Par contre, ce n’est pas comme ça que nous travaillons dans le système. Donc, si nous voulons être accueillants avec ceux et celles qui vivent cette liberté, nous avons besoin de trouver les moyens d’être flexibles afin que celle-ci ne les empêche pas d’avoir accès aux soins. Je suis convaincu qu’il y a assez de personnes dans le système qui sont capables de comprendre qu’aujourd’hui, pour cette personne en particulier, on peut plier la règle juste un peu pour qu’elle puisse entrer.

NPS – Est-ce qu’il y a d’autres enjeux qui sont liés à votre place de pair-aidant, tant dans le rapport aux personnes que vous accompagnez qu’aux institutions, que vous voudriez mettre en lumière ?

Pour moi, le plus important des enjeux en tant que pair-aidant est d’assurer que le système puisse s’adapter aux capacités des usagers. Le système reconnaît les besoins des usagers, mais les capacités des usagers sont moins connues. Il y a beaucoup d’enjeux culturels qui sont très différents. Par exemple, nous travaillons avec beaucoup de personnes qui sont désaffiliées. Ce genre de dissociation amène les gens à ne pas avoir connaissance de leur corps et du temps. Ils ne savent pas l’heure, le jour, le mois et l’année. Ils ont des façons de penser qui sont très différentes. Par exemple, pour les personnes qui sont désaffiliées, si l’une d’elles est en train de « ventiler » et qu’elle insulte un autre individu, elle peut ne pas penser à la possibilité que cette personne se sente personnellement visée. Nous devons vraiment compter sur les professionnels pour comprendre que la personne désaffiliée qui se trouve devant nous ne nous attaque pas, elle dirige son indignation vers un représentant du système. Cette distinction est particulièrement difficile pour plusieurs professionnels qui sont offensés par le langage, ou par un usager qui hausse le ton. De l’autre côté, l’usager est là pour chercher de l’aide puisqu’il est en crise. Leurs considérations sont donc dirigées vers eux-mêmes et ils veulent régler leur problème le plus rapidement possible, car ils souffrent. Les professionnels ont conscience que le processus de guérison prend du temps, qu’il s’opère en plusieurs étapes, ils considèrent donc qu’il est tout à fait normal d’attendre pour obtenir un bénéfice. Cependant, pour la personne qui est dans la rue, dans la souffrance, dans le moment présent, l’idée d’attendre est vraiment difficile à accepter.

En somme, les valeurs, les capacités, les besoins et la compréhension du monde, qui sont des enjeux majeurs dans la communication, sont différents pour les usagers et les intervenants. Si les professionnels ne peuvent pas s’adapter à ces perspectives, nous sommes perdus puisque ce ne sont pas les personnes qui souffrent qui sont dans une position pour aider l’autre. C’est pourquoi je suis là, afin d’aider l’autre personne à comprendre que : « Monsieur est désaffilié, il n’a pas la capacité de faire ce qu’on lui dit. Est-ce qu’il est possible de trouver une autre manière de communiquer ? » La différence de culture est un enjeu qui est vraiment important. Il y a un choc qui est vécu par les deux côtés et je vise le rapprochement de ces deux parties pour qu’elles développent un langage commun et des perspectives plus nuancées.

NPS – Est-ce que vous avez d’autres exemples de capacités qui devraient être reconnues par les professionnels de la santé ou des services sociaux ?

Avant de travailler chez Médecins du Monde, dans les premières années où je travaillais comme pair-aidant, j’ai eu des problèmes avec le fait que beaucoup de mes collègues n’étaient pas à l’aise quand j’échangeais avec un usager selon les perspectives propres à sa culture. J’avais laissé tomber la culture du système afin de gagner la confiance de la personne. Par exemple, lorsque je parlais avec cette personne, j’utilisais le mot fuck. Un de mes collègues me disait : « Tu ne peux pas dire ça ! C’est un mauvais mot et tu encourages la personne à employer ce genre de langage. » Cependant, pour moi, le fait de parler le langage de la rue, de la survie, est un bénéfice, car ça m’aide à gagner la confiance de la personne. Dans ma tête, c’est un premier pas à plusieurs autres démarches qui suivront pour cette personne, si elle désire sortir de la rue. Donc, je commence là où la personne est, ce qui est purement de la réduction des méfaits. Nous rencontrons les gens où ils sont, dans le sens géographique, culturel ou selon leurs problèmes de santé mentale. Il faut être là avec eux.

Pour donner un autre exemple, j’ai fait une intervention de pacification avec quelqu’un qui était agité, dans un état comme la psychose. Pour moi, ce qui fonctionne et ce qui a toujours fonctionné, selon mon expérience lorsque je vivais dans la rue, c’est d’« entrer » dans la psychose ou le délire de l’autre. Nous bâtissons une certaine confiance à ce niveau avant de tranquillement aider la personne à se sortir de cet état. Cependant, les premières fois où j’ai tenté de faire cette technique dans le cadre de pair-aidant, mes collègues étaient complètement bouleversés et vraiment « pas contents » avec ma manière de travailler. Quelques semaines ou quelques mois plus tard, lorsqu’ils ont vu que la personne était en train de faire ses démarches, là le jugement envers moi se dissipait. Au moment où la confiance est présente et où la relation d’aide est établie, là je peux commencer à éduquer la personne sur le système et son fonctionnement, sur comment elle doit interagir avec le système afin d’obtenir des bénéfices. De temps en temps, certains usagers peuvent être en désaccord face à mon approche qui peut être perçue comme étant trop systémique. À d’autres moments, mes collègues ne sont pas d’accord avec moi puisque mon approche est trop « rue ». C’est à moi de naviguer dans cette réalité.

NPS – Dans votre travail de pair-aidant, quelles ont été les dynamiques qui, pour vous, ont suscité des questions sur le plan éthique ?

Un enjeu est la culture de « barrage » dans le réseau de santé et de services sociaux. Les personnes qui ne se conforment pas aux comportements de la classe moyenne ou « normale » sont souvent « barrées » des services et, pour moi, ne plus accueillir quelqu’un qui souffre d’exclusion sociale n’est pas acceptable.

Aussi, comme je l’ai mentionné plus tôt, quand quelqu’un est en crise, tu peux passer trois ou quatre heures dans une intervention pour le pacifier. Mais ces quatre heures, ça coûte de l’argent et le système n’est pas nécessairement ouvert à des interventions de cette durée-là. Or, 15 minutes, ce n’est pas assez de temps pour créer un lien de confiance et d’aide avec la personne. Étant donné que le système est un peu rigide et que ce n’est pas toujours possible d’avoir le temps nécessaire, je crois que nous prenons beaucoup de short-cuts, de raccourcis. On envoie la police, ça prend 15 minutes, c’est fait et on n’a pas dépassé notre budget. Par contre, si tu prends quatre heures par personne, et ce, à chaque fois que des individus sont en crise, on est ailleurs. Donc, quand on « barre » quelqu’un parce qu’on n’a pas le budget, le temps et les ressources pour l’aider comme il faut, on renforce son exclusion, sa désaffiliation et son sentiment d’oppression ainsi que de dévalorisation. La personne sent qu’elle n’a pas d’autonomie et d’empowerment et là, elle perd tout intérêt de suivre une démarche. Elle met les mains en l’air et arrête de faire l’effort. Dans le système et même dans les organismes communautaires, il y a un rejet des personnes qui souffrent d’exclusion sociale. Pour moi, c’est vraiment l’enjeu qui est le plus important à adresser parce que c’est réellement dommageable pour les patients et les usagers.

NPS – Vous avez parlé de valeurs différentes entre la culture de la rue et la culture institutionnelle, est-ce que vous pourriez en dire plus sur cette moralité que vous auriez observée comme étant propre à la rue?

Les valeurs sont différentes parce que les circonstances de la vie sont tellement différentes. Comme j’ai dit, pour les traitements qui concernent la toxicomanie, beaucoup de ce qui est offert est basé sur la foi et l’abstinence. Pour une personne dans la rue, il n’y a pas vraiment de foi. Ils sont des individus qui ont vécu des abus toute leur vie, il n’y a aucune croyance en un bon Dieu, souvent, Dieu est méchant pour ces gens. D’offrir une solution basée sur la foi en Dieu, c’est un peu ridicule, c’est contre-productif. Aussi, le monde dans la rue pense que les politiciens sont crosseurs[3], il n’y a pas de confiance qui porte à croire les choses qui sont dites par les politiciens ou les personnes qui travaillent dans le système. C’est vraiment difficile de trouver un moyen de regagner de l’espoir en la vie sans avoir du concret. Une fois installée dans un logement, dans un entourage qui est sain et aidant, que la personne a accès à de la bonne nourriture, qu’elle a trouvé une occupation qui est significative pour elle et non pour le système, là elle peut commencer à laisser en arrière cette conception où tous les gens dans le système sont des crosseurs. Donc, de notre perspective, une part importante de notre travail est de faire la preuve que nous ne sommes pas des crosseurs, tant les pairs-aidants que les professionnels de la santé et des services sociaux. Un fardeau de plus ! On représente les crosseurs, mais pour travailler, on doit défaire cette conception. C’est vraiment difficile, si nous n’avons pas les ressources nécessaires pour aider les personnes. Si ces ressources n’existent pas, nous resterons toujours des crosseurs dans la tête des usagers.

NPS – Selon vous, quelles sont les conditions qui devraient être réunies pour travailler comme pair-aidant, pour que ça soit utile à la fois pour les destinataires de votre travail et pour ceux qui effectuent les interventions ?

Ce qui est important, c’est de trouver des pairs-aidants qui vont travailler de manière professionnelle et qui ont assez de recul pour ne pas être facilement déclenchés et qui, ainsi, peuvent faire face aux personnes qui vivent les mêmes traumatismes et les mêmes souffrances qu’ils ont déjà vécus eux-mêmes. Ce n’est pas facile de s’asseoir avec quelqu’un qui a vécu la même violence, et de garder son professionnalisme et son recul dans ces situations. Le recul est, pour moi, l’une des choses les plus importantes. En lien avec le concept de recul, nous qui sommes pairs-aidants chez Médecins du Monde, rencontrons une psychologue à chaque deux semaines qui offre des supervisions cliniques. C’est à la fois une aide pour apprendre sur le métier, sur les standards du système, sur le vocabulaire et le style de communication utilisés dans le système. Par contre, c’est aussi une façon de vérifier que je vais bien pendant que je fais face à ces situations qui peuvent être des déclencheurs et que je suis capable de gérer mes émotions d’une manière qui est saine et qui me permet d’être à 100 % pour faire mon travail. Ça me donne le sens d’avoir beaucoup accompli dans mon parcours de gestion de ma consommation et dans un cheminement où j’apprends à aider les autres dans un cadre professionnel. Il y a quelque chose de vraiment clé dans l’idée qu’un problème de toxicomanie ce n’est jamais guéri, c’est géré. Il y a une différence ! Ça pour moi, c’est le problème avec l’approche de l’abstinence où on assume que quand tu es abstinent, tu es guéri, malgré que ta vie puisse quand même entrer dans une spirale vers le bas même quand tu es abstinent. Tu n’es pas guéri si ta vie est un chaos que tu ne contrôles pas. Pour moi, il y a cette réalisation d’avoir beaucoup accompli par moi-même, par mes propres efforts, mais il y a encore du chemin à faire avec l’aide de cette psychologue, et ce, au niveau de mon bien-être personnel et de mon fonctionnement professionnel.

Donc, ça se sont les choses qui sont les plus importantes, mais il y a aussi un élément d’éducation qui est vraiment intéressant dans tout ça. L’éducation, pour moi, c’est quelque chose que je partage tous les jours avec mes collègues. C’est quelque chose qui est continu avec mes usagers et patients, même si je ne suis pas pleinement dans leur culture et leur milieu en ce moment, il demeure que c’est de là d’où je viens. Donc, c’est toujours chez moi, mais j’ai encore beaucoup à apprendre de ce milieu parce que depuis que je l’ai quitté, il a évolué. Je dois apprendre sur ce qui a changé dans les dernières 20 années et il y en a beaucoup. Grandement pour le mieux, grâce aux programmes de réduction des méfaits et beaucoup pour le pire, dans le sens où il y a un gouvernement qui n’adresse pas la crise du logement et l’inflation en ce moment. La vie devient extrêmement chaotique si tu es seulement dans le moment présent. Cependant, avec du recul et l’opportunité d’échanger de l’information sur les différentes réalités ainsi que de nous éduquer nous-mêmes, on peut trouver que le chaos est un peu moins chaotique et qu’il y a vraiment du monde autour de nous qui travaille pour améliorer tout ça. Pas seulement pour mes usagers et mes patients, mais pour la société en général parce que plus les personnes qui sont désaffiliées, rejetées et marginalisées vont bien, mieux se porte le monde actuel, la majorité. Plus on élargit la perspective, moins on est dans le chaos, mais de travailler dans le quotidien, ça semble souvent extrêmement chaotique.

NPS – Est-ce que vous pensez que le type de rôle que vous occupez chez Médecins du Monde pourrait exister dans un milieu institutionnalisé, comme un CLSC[4] par exemple ?

Ça se passe en ce moment ! Il y a des hôpitaux qui emploient des pairs-aidants. En revanche, le rôle d’un pair-aidant dans le milieu hospitalier est différent. Pour les personnes que je connais qui travaillent dans ces environnements, il n’y a pas le côté plaidoyer. Souvent, dans les hôpitaux, en comparaison des organismes communautaires, les pairs-aidants sont d’anciens patients qui connaissent le système, le rôle des professionnels et qui vont recréer la même dynamique qui est déjà présente. Mais où on voit le plaidoyer maintenant dans le système, c’est les comités des patients et pas les pairs-aidants. En ce qui me concerne, l’organisme communautaire qu’est Médecins du Monde divise mes responsabilités entre l’intervention et le plaidoyer, j’ai beaucoup plus de place pour prendre le temps d’expliquer des choses à mes collègues, et avec les usagers, d’essayer d’expliquer que le système fonctionne de cette manière pour une raison, ses limites, de ressources et de temps. Par contre, sans la présence de ce côté plaidoyer, je pense que les pairs-aidants risquent de répliquer ce qui est déjà en place.