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Introduction

L'analyse des pratiques professionnelles s'est réalisée jusqu'à récemment sous la bannière de deux grands courants théoriques : d'une part, la sociologie marxiste du travail refusant de tenir compte des spécificités des métiers relationnels (Demailly, 1998) et, d'autre part, la sociologie du travail d'inspiration fonctionnaliste promouvant une idéologie professionnaliste[2] largement critiquée depuis. À la faveur du retour du sujet en sciences sociales, des analyses plus fines des pratiques professionnelles sont produites depuis quelques décennies hors de ces deux grandes traditions, notamment dans les recherches s'inspirant de l'interactionnisme symbolique.

Cet article constitue une analyse critique d'un courant extrême de cette troisième voie qui, paradoxalement, selon nous, relégitimise l'idéologie professionnaliste pourtant fort critiquée jadis. Nous avons donc procédé à l'analyse d'un corpus de textes issus du courant dit praxéologique. La praxéologie se définit comme « une démarche structurée visant à rendre l'action consciente, autonome et efficace » (Saint-Arnaud, 1995 : 19). Ce courant trouve un écho certain dans la littérature professionnelle et serait porteur, au dire de ses promoteurs, d'un renouveau important des pratiques professionnelles. Notre analyse s'appuie sur un exercice similaire effectué par Eraly (1994) pour le secteur du management en Belgique, secteur dont les exportations vers le champ professionnel sont nombreuses depuis une dizaine d'années. Ces écrits du management, au-delà des objets et des pratiques pour le moins différentes dont ils traitent, partagent avec les écrits provenant des sciences cliniques une vision relationnelle des pratiques professionnelles, un certain libéralisme sur le plan philosophique et une forme d'articulation théorie / pratique relativement proche.

Un peu à la façon de Foucault, nous avons analysé les textes comme autant d'indices permettant de retracer l'épistémè, soit l'état des représentations et des discours permettant l'émergence d'un savoir scientifique donné à une époque donnée. En matière de professionnalité, nous les avons abordés sous l'angle de l'institutionnalisation qu'ils expriment et de leur capacité instituante, caractéristiques de toute idéologie. Les textes furent analysés en regard d'une caractéristique qui serait constituante de la professionnalité : la réflexivité des acteurs professionnels. Par exemple, Patenaude écrit à ce propos que l'une « […] des principales caractéristiques des modèles professionnels contemporains se dégage facilement : la réflexivité » (Patenaude, 1998 : 99).

La reconstruction du discours professionnaliste

L'idéologie professionnaliste a donc fait l'objet depuis les années 1970 de nombreuses déconstructions effectuées tant sous la bannière d'une critique sociale d'inspiration marxiste que d'une remise en question profonde par différents mouvements sociaux, dont le courant de désinstitutionnalisation en santé mentale représente l'un des fleurons (Szasz, 1977) et dont Illich représente l'un des principaux penseurs (1975). S'ajoute à ces critiques le débat spécifique à la sociologie entre une sociologie du travail délaissant la recherche des spécificités du travail professionnel et une sociologie des corps sociaux considérée comme légitimation de l'ordre social soutenant l'émergence d'une élite professionnelle, d'inspiration libérale. Il aura fallu à la fois une complexification des structures de production des services aux personnes, notamment par la construction puis la transformation de l'État-providence, et le développement en sciences sociales de recherches de proximité s'approchant des acteurs, pour que les critiques du professionnalisme perdent une part de leur intensité.

Quoi qu'il en soit, sans doute indice d'une transformation de la modernité avancée (Giddens, 1987), le discours de légitimation du professionnalisme reprend dans ce contexte de la vigueur. Plusieurs accordent aux professionnels le statut de « “ solution culturelle moderne ” à la question du délitement du lien social et de la déréliction qui l'accompagne » (Ramognino, 1996), alors que d'autres les considèrent comme un corps social à l'avant-garde des transformations de la modernité, notamment par une capacité réflexive (Schön, 1994) les caractérisant. Le courant praxéologique pose la réflexivité comme caractéristique de l'agir professionnel[3] (Schön, 1994) dans ce contexte en transformation.

La littérature praxéologique se situe à la croisée d'une production scientifique et d'une littérature professionnelle surtout connue en Amérique du Nord, notamment chez ce que Etzioni (1971) nomme les quasi-professions. Bref, de ce courant de pensée émerge l'idée que la réflexivité caractérise l'agir professionnel actuel.

Alors que certains énoncés rappellent les thèses sociopolitiques de Saint-Simon[4] et d'autres, les théories fonctionnalistes américaines des professions des années 1950 et 1960, dans tous les cas de figure, les recherches de proximité apportent une validité nouvelle à l'idéologie professionnaliste. Il est possible ici de formuler l'hypothèse d'une postmodernisation du discours professionnaliste fondant sa légitimité non plus sur une expertise positive et rationnelle mais bien sur la capacité professionnelle en situation de produire du sens, au-delà de son efficacité, réelle ou non.

L'inflation de la réflexivité professionnelle

L'oeuvre de Schön et de Argyris a été le principe de constitution du corpus. Ces auteurs font d'ailleurs le pont entre une littérature psychologique visant à l'origine les consultants en management et la littérature s'adressant spécifiquement aux professions cliniques. Ces textes sont en outre à l'interface du champ professionnel et du champ universitaire dans le secteur de la formation professionnelle, lieu où se recrée sans cesse la production idéologique professionnaliste. Les ouvrages et article retenus sont Le praticien réflexif, à la recherche du savoir caché dans l'agir professionnel (Schön, 1994), Le tournant réflexif (Schön, 1996), Savoir pour agir, surmonter les obstacles à l'apprentissage organisationnel[5] (Argyris, 1995), « Pour une démarche praxéologique » (Lhotellier et Saint-Arnaud, 1994).

Le lecteur ou la lectrice remarquera la tonalité normative de ces intitulés. Cette tonalité, qui traverse l'ensemble des quatre textes, constitue un indice de leur portée idéologique. Schön introduit un des ouvrages par l'incantation suivante : « Le tournant réflexif est une révolution » (Schön, 1996 : 23) et conclut l'autre en affirmant que « l'organisation qui se prête à la pratique réflexive a [des] exigences révolutionnaires » (Schön, 1994 : 397). Les traducteurs de ces ouvrages ajoutent en introduction :

Voici un volume percutant, si l'on peut dire, qui présente de manière concrète la révolution qu'opère actuellement le tournant réflexif dans la formation professionnelle. Après avoir lu ces 14 études de cas, le lecteur ne pourra plus jamais envisager l'agir professionnel de la même manière.

De même, au terme d'une longue démonstration, Argyris écrit : « Voilà une présentation exemplaire pour les chercheurs qui voudraient passer de la description à la prescription ! » C'est cette tonalité idéologique, d'une production intellectuelle à l'interface du champ de la pratique et de celui de la science, qui nous a amené à analyser la reconstruction de l'idéologie professionnaliste. Eraly formule la thèse suivante : il y a injonction sociale à l'autoproduction du sujet professionnel et colonisation du tacite de sa pratique dans un effort de découverte de soi. Avec Foucault, il affirme que découverte et production de soi forment un processus unique dépassant le sens auto-attribué par les acteurs.

Eraly pose la réflexivité comme une activité du sujet produisant discours et représentations de soi en contexte. Ces représentations permettent la découverte de soi, la transparence à soi, en vue de l'amélioration de son action professionnelle. Ce rapport réflexif au monde est clairement celui que nous avons trouvé dans le corpus de textes. Il fonde la perspective praxéologique de notre corpus de textes, perspective visant le mieux, l'efficace, l'efficient, l'explicite dans l'action professionnelle. Ce courant de pensée constitue une forme de translation du champ du management et du counselling en relation humaine vers le champ professionnel des professions cliniques.

Le sens commun de réflexivité s'appuie sur un rapport à soi fondé sur l'introspection, sur l'explicitation existentielle de l'implicite dans l'action de l'acteur. C'est ce que Schön nomme la réflexion-en-cours-et-sur-l'action  ; le professionnel ou la professionnelle efficace explicitera cette réflexion, la modélisera[6] pour en faire émerger positivement le savoir pratique de son action. Pour Saint-Arnaud, la capacité réflexive est non seulement le moteur d'une révolution praxéologique mais constitue également l'avant-garde de la professionnalité portée par une frange éclairée (de 1 % à 5 %[7] ) des praticiens et praticiennes capables de rendre explicite et modélisable leur action et, partant, de contribuer à l'efficacité de la professionnalité, voire à son émancipation de l'emprise technocratique comme condition de la pratique (Laforest et Redjeb, 1991). La technocratisation sera dans cette optique forcément négative puisque limite au libéralisme professionnel.

Cependant, Eraly rappelle avec raison que l'action humaine se compose de trois plans irréductibles les uns aux autres :

  • Le plan irréfléchi : le tacite, l'incorporé, le rapport pratique au monde.

  • Le plan réfléchi : le discursif, la mobilisation de la pensée sur un objet.

  • Le plan réflexif : l'objet de la réflexion est soi.

Cette distinction permet de voir les différents lieux où se loge l'objet focal. La centration de l'agir professionnel sur le plan réflexif constitue alors une réduction majeure de l'action professionnelle à la dimension de production discursive du rapport de l'agent professionnel au monde tel que perçu. S'il n'est pas question ici de nier la pertinence de cette focalisation réflexive sur son action, il semble essentiel de rappeler la réduction opérée par les praxéologues, délaissant le plan « irréfléchi », que nous préférons nommer pratique.

Or, même cette dimension réflexive ne se limite pas à la saisie existentielle de sa propre action. Eraly cite Sartre : « il n'est pas besoin d'être conscient de soi pour agir – bien au contraire » (Eraly, 1994 : 137). Les actions humaines sont pour une bonne part implicites ou tacites, et ce, même dans ce qui peut sembler le plus éminemment subjectif, aimer ou détester, par exemple. Si cette dimension du tacite pose une subjectivité, elle n'exige pas pour autant un Je essentiel abstrait du social[8]

Eraly décrit huit traits caractérisant l'inflation de la réflexivité dans la littérature managériale. Ces traits seront repris intégralement dans leur intitulé, présentés sommairement puis complétés de nos propres observations tirées de notre corpus de textes. Ce travail permettra non seulement de juger de la pertinence de l'importation du travail d'Eraly vers le champ des métiers relationnels mais également d'identifier des axes de réflexion utiles au développement de l'analyse des pratiques professionnelles.

La colonisation de la vie tacite

Eraly note que l'ensemble des ouvrages qu'il a analysés s'appuie sur le projet, voire l'exigence, de reconquérir le tacite et de le faire émerger positivement à la conscience. Or, dans le corpus qui nous occupe, est clairement énoncé le projet de modéliser[9] l'action professionnelle afin de constituer le savoir pratique tacite, produit en cours d'action, comme savoir valide. Par exemple, Schön écrit : « Quand le praticien réfléchit en cours d'action sur un cas particulier, il met au jour la compréhension intuitive qu'il a des phénomènes auxquels il a été attentif » (Schön, 1994 : 114).

Ce projet se fonde à la fois sur le constat d'une crise de la professionnalité – crise de confiance et de légitimité (Schön, 1994 : 31) – et sur le désir de reconquérir l'essence de l'art professionnel pour se sortir de cette crise ; le professionnalisme s'affaiblirait, comme en témoigneraient les nombreux manquements éthiques. Cet affaiblissement s'explique, pour ces auteurs, principalement par l'envahissement de la technocratie et du positivisme, promus par autant « d'impratiquants » que sont les universitaires et autres technocrates.

Les technologies de soi

La saisie discursive de l'action n'a pas tant comme objectif la découverte de soi que l'action sur soi. Pour Eraly, la connaissance ainsi produite a une visée essentiellement instrumentale. Dans notre corpus, la réflexivité n'est donc pas principalement développementaliste[10] mais bien praxéologique, posant l'efficacité de l'action comme mesure et horizon de toute intervention professionnelle. On voit ici la filiation parfois occultée entre la littérature managériale et professionnelle[11] et la filiation idéologique des praxéologues avec des économistes libéraux tels que Von Mises.

Les ouvrages étudiés traitent principalement de l'efficacité de l'action professionnelle (Schön, 1996 : 39) et non du développement de la personne. Cependant, Baum (Schön, 1996 : 197) permet peut-être de comprendre cette nuance en rappelant la convergence entre les deux dimensions. Pour cet auteur, la réalisation de soi passe par sa propre réalisation au travail, et ce, surtout pour des praticiens et praticiennes dont le rapport au travail exige une certaine distance. C'est ce que Schön nomme « l'utilisation existentielle du soi » (Schön, 1996 : 522). L'auteur américain écrit également : « C'est notre capacité de voir le présent comme une variante du passé et d'agir en conséquence qui nous permet d'appréhender les problèmes […] » (Schön, 1994 : 178). L'expérience de la personne est au coeur de toute efficacité.

La vérité dans l'efficacité

L'opposition entre connaissance et application, entre théorie et pratique, est fondatrice du courant praxéologique. Il y a clairement ici, sans plus de débats, supériorité ontologique de la pratique sur le théorique puisque la finalité de l'action managériale ou professionnelle n'est pas de comprendre mais bien de transformer. L'excellence, le rendement, l'augmentation du bien-être sont au coeur de l'action. Cette recherche du mieux n'est pas sans rappeler ironiquement le positivisme naïf du siècle des progrès. Citons Lhotellier et Saint-Arnaud : « La praxéologie offre une contribution aux sciences de l'homme, car elle réconcilie déjà, pour des fins d'efficacité de l'action, la polarité que ni la science appliquée ni la recherche-action n'ont encore réussi à intégrer » (Lhotellier et Saint-Arnaud, 1994 : 96). Et ce mieux-être se mesure à l'aune de la satisfaction des sujets impliqués, et ce, indépendamment de l'amélioration effective de la situation du bénéficiaire. La légitimité produite par la colonisation du tacite par la réflexivité permet alors à des professions n'ayant que fort peu bénéficié des apports technologiques, pensons à l'enseignement ou au travail social, de « valider » leurs actions par une efficacité proclamée du point de vue de l'acteur, notamment par la signifiance du rapport intersubjectif qu'il entretient avec le bénéficiaire.

Pourtant, dans l'esprit des auteurs, la praxéologie n'est pas pragmatisme, ni utilitarisme ; « elle est une contribution au mieux-être d'une société qui se construit plus consciemment » (Lhotellier et Saint-Arnaud, 1994 : 95), sans plus de détails sur ce mieux-être sociétal que la bonne foi des uns et des autres, soit le fondement du professionnalisme libéral.

La démarche praxéologique proposée a la caractéristique de « démontrer » que son bon usage permet d'éviter des écueils divers et extrêmes se présentant aux praticiens et praticiennes. Elle les ramène sur le droit chemin, égarés qu'ils sont entre l'activisme et le scientisme, entre l'idéalisme et la rigidité, etc. (Lhotellier et Saint-Arnaud, 1994).

La légitimation de la manipulation

Eraly observe dans le secteur managérial un retour en force des stratégies d'influence, notamment en appui sur les sciences de la communication d'inspiration systémique. Ces stratégies visent notamment le contrôle du contexte des échanges. S'il est vrai que le courant praxéologique s'est développé à l'encontre du modèle de l'expertise jugé manipulateur, il est possible de considérer la maîtrise positive du tacite comme une velléité de sa colonisation par le discursif. Or, rappelons que les professionnels et professionnelles dans les métiers relationnels prennent du pouvoir par le contrôle des rapports communicationnels à la faveur de leur fort capital lexical et sémantique. Coloniser le tacite peut donc servir à la maîtrise discursive d'un aspect de la relation qui, jusque-là, échappait en partie à la préhension positive de la relation de service.

Considérant que la démocratisation résultera de la réflexivité, Hirschorn écrit :

La vie au sein d'une organisation deviendra donc plus démocratique au fur et à mesure que les gens voudront accepter plus d'autorité et se montreront capables d'en admettre davantage dans leur vie quotidienne au travail. (Schön et al., 1996 : 175)

Argyris (1995) ajoute à ce propos :

Une action efficace impose un certain « ordre » au sein duquel il est possible d'agir. Les variables cruciales dans un tel ordre correspondent aux valeurs maîtresses qu'il est interdit de violer (p. 113). […] une fois qu'il a commencé à résoudre ce type de problème, un groupe […] va probablement devenir un système qui fonctionne, capable de contrôler son propre destin (p. 49).

Avec les systémistes, le courant praxéologique partage une vision neutre et naturaliste du monde, ayant comme projet l'harmonie. Ainsi, la réflexivité favoriserait une transparence à soi et aux autres qui permettrait de quitter « le mensonge et la tromperie ». Volontarisme ou naïveté ? Cette perspective peut en être une d'occultation des rapports de force inhérents à la relation thérapeutique ou de consultation.

L'inversion du rapport esprit / corps

Traditionnellement, les comportements s'expliquaient par des attitudes, idées et représentations. Tout projet de changement passait par la raison, par une réflexion, Eraly constate : « Il ne s'agit plus de penser autrement, mais d'agir autrement » (Eraly, 1994 : 147). Dans la littérature praxéologique, la médiation de la raison n'est plus nécessaire, voire nuisible à l'efficacité, car elle tend à une objectivation inhérente à l'attention focale sur un objet externe à soi. Pour les auteurs en question, la médiation sera reléguée au niveau d'une contingence, limite de l'action professionnelle. Citant l'économiste ultra-libéral Von Hayek, Argyris distingue « raison suffisante » de « raisonnement », expliquant que le « réel » est dans l'intention de l'action. Le raisonnement est une contrainte qui « force l'individu » à rester dans des schémas de causalité loin de l'acteur. Bourdieu nomme ce point de vue libéral de « rapport scolastique au monde » (Bourdieu, 1997), séparation fondamentale entre la matérialité et l'idéalité par la suspension subjective des contingences. Par exemple, Argyris écrit :

La plupart de ceux avec qui nous avons travaillé ont été capables, en utilisant leurs sentiments, d'avoir un aperçu de l'apprentissage en double boucle (réflexivité). Rares sont ceux qui ont éprouvé des difficultés. Ceux-là s'en tirent d'ordinaire en blâmant les autres ou le milieu, adoptant une attitude anti-apprenante. (Argyris, 1995 : 79)

L'exaltation du pouvoir personnel et de la responsabilité individuelle

Le professionnel ou la professionnelle apparaît ici comme responsable de la transformation de la société. Il se doit d'aller aux limites de sa responsabilité, de se mobiliser entièrement dans son action, de résister à la technocratisation. L'ouvrage Le tournant réflexif est ici probant : les 14 études de cas (toutes endo-validées par la satisfaction des clients ) présentent autant de situations aux dénouements heureux, par la simple volonté du praticien ou de la praticienne à se mettre dans une posture réflexive avec la situation. La situation est réduite au rôle de décor, et le professionnel ou la professionnelle, à celui de metteur en scène, puis d'acteur. La réussite de son travail est directement liée à sa capacité de se mettre en réflexion avec la situation en cours d'action. Les auteurs rappellent avec vigueur le postulat que toute action est intentionnelle. Lisons, pour exemplifier, Lhotellier et Saint-Arnaud (1994) :

Le facteur P (pour personnalité) est déterminant (p. 104). On y considère l'acteur comme le premier interprète de son agir et on lui demande de ne jamais trahir le savoir implicite qu'il possède, surtout lorsque celui-ci ne cadre pas avec le savoir homologué, sans quoi on ne pourrait jamais rien faire pour la première fois. Or, c'est la caractéristique de l'agir que d'innover ; et seul l'acteur peut être le gardien de ses trouvailles. C'est cette capacité d'innovation qui nous a donné un Freud et un Rogers, par exemple (p. 101). L'action sensée exige souvent recours à un compromis après avoir pris en considération les données factuelles d'une situation ; mais l'acteur doit aussi pouvoir déterminer le moment où le compromis va trop loin et fait en sorte que l'action soit insignifiante (p. 97).

La critique de la raison analytique

Dans les deux corpus de textes se retrouve la hantise de la rationalité analytique, pour cause de positivisme. En fait, cette hantise s'explique par au moins trois facteurs. D'abord, toute raison analytique doit être évaluée à la lumière de l'empirie. Elle est donc considérée comme moins « vraie » puisque « irréelle ». Puis la raison analytique apparaît comme une intrusion du savoir validé dans la réalité du colloque singulier de la relation thérapeutique. De ces deux considérations découle un troisième facteur : le professionnalisme libéral pose la capacité du professionnel ou de la professionnelle à faciliter la relation au centre de toute intervention. La raison analytique est l'intrusion lourde et menaçante de la technocratie (toujours despotique), de la science (toujours positiviste) et de l'État (toujours technocratique) dans une relation somme toute contractuelle. La mesure de toute intervention sera dans cette perspective la satisfaction des contractants et l'éthique, la façon de conjurer les pannes de la réflexivité.

La reconquête de l'art dans l'action professionnelle apparaît comme la solution pour échapper à l'emprise positiviste et technocratique. Schön écrit à propos du secteur de la gestion :

En même temps que le pouvoir et le prestige des sciences et des techniques de gestion s'intensifient, s'intensifie la prise de conscience que la gestion est un art et que celui-ci se révèle dans les deux contextes suivants : dans des situations d'une importance décisive et qui sont incertaines, instables, singulières ; dans des situations quotidiennes qui exigent l'utilisation d'une capacité spontanée de l'intuition. (Schön, 1994 : 289)

Mais cette critique du positivisme et de la technocratie se réalise chez ces auteurs par un paradoxe aussi intéressant qu'inattendu. La conquête du tacite s'effectue non seulement par la centration sur la responsabilité individuelle mais aussi par un effort sans relâche de modélisation de l'action, et ce, dans la plus pure tradition de l'objectivation. Ainsi des modèles sont identifiés et promus (modèle II de Argyris et Schön), des lois sont découvertes (Loi de Schön[12] ), des outils sont bâtis (le test personnel d'efficacité, de Lhotellier et Saint-Arnaud). Comme le rappelle Darval, la « connaissance praxéologique est purement formelle et, de ce fait, absolument générale » (Darval, 1995 : 868-869). Elle n'est donc pas pratique. Son formalisme l'invite à s'abstraire du concret pour tenter d'identifier les conditions générales de l'action, les fameux métamodèles. Elle a donc une filiation éloignée, quoique honteuse, avec le positivisme du xixe siècle. Ainsi, « les stratégies d'action doivent être formulées sous forme de règles utilisables à la fois pour envisager et conduire des conversations et pour élaborer des critères d'évaluation quant à l'efficacité de l'action » (Argyris, 1995 : 19). De même, parlant des écoles professionnelles du futur : elles seront « devenues des centres de recherche réflexive, se détacheront petit à petit des départements où l'on enseigne des disciplines et seront de plus en plus autonomes quand il s'agira d'établir leurs propres critères de rigueur […] en recherche » (Schön, 1994 : 383). En outre, elle ne s'intéresse pas au jugement moral porté sur les actions ; l'efficacité est sa seule mesure. Elle est donc en rupture avec un axiome professionnaliste : l'action morale. De la même façon, le rapport à l'expertise est équivoque. Alors que le modèle I identifié par Argyris et Schön est dit « modèle de l'expertise » (entendre technocratique et positiviste), les auteurs implorent les praticiens et praticiennes à « devenir expert dans l'art d'apprendre et […] de s'adapter rapidement » (Argyris, 1995 : 19). La réflexivité sera alors une façon pour les intéressés de se réapproprier l'expertise en fonction d'une validité correspondant mieux à l'idéologie professionnaliste, la validité de la satisfaction contractuelle.

La négation du social

Pour nous, travailleurs sociaux, la prise en compte du social dans notre action est source de spécifique. Eraly démontre dans son texte une série de paradoxes fondés sur la négation du social. Dans la littérature professionnelle, cette négation est moins affirmée, mais tout aussi importante. Elle se retrouve notamment à travers la mise en suspens, voire le rejet, des institutions ; la science est considérée positiviste ; l'État, interventionniste et technocratique ; les écoles de formation, sclérosées ; les méthodes, instrumentalisantes. En revanche, la validité devrait être endogène (auto-évaluation et sondages de satisfaction), le savoir produit par la pratique, les outils au service du professionnel ou de la professionnelle, seul maître de son intervention. En fait, celui-ci quitterait la posture de l'expert disciplinaire d'une science appliquée pour la posture de l'expert des processus s'articulant autour de sa capacité réflexive à lire la situation en pratique. Il y a clairement réduction du social à la situation, dans laquelle s'inscrit l'interaction professionnelle.

Une cosmogonie à deux dimensions

Les caractéristiques mises en lumière par Eraly, et dont nous pensons avoir démontré la pertinence pour le champ professionnel, expriment d'abord un paradoxe important : le discours les sous-tendant se nourrit abondamment de la critique postmoderniste adressée au projet moderne (critique de la rationalité, entre autres), alors même que cette critique permet de remettre en selle un idéal type de l'idéologie professionnaliste jusque-là mis à mal par les critiques évoquées supra, souvent elles-mêmes d'inspiration postmoderne. L'inflation réflexive permet, selon nous, au discours professionnaliste de se renouveler et de reconquérir une nouvelle légitimité dans son action et au contractualisme du professionnalisme libéral de reprendre de la vigueur avec un discours rajeuni. Si cette hypothèse est juste, nous devrions voir apparaître dans les années à venir la désignation suivante : le professionnel ou la professionnelle expert ès réflexivités.

En outre, ce paradoxe fondateur apparaît un mode de structuration idéologique de type binaire. Il s'agit d'un manichéisme idéologique, simplification à la source même de l'efficacité de l'idéologie professionnelle, comme en toute chose d'ailleurs. Ce manichéisme s'articule autour d'une série d'oppositions structurantes :

  • Mauvais  /   bon : l'ensemble des études de cas proposées démontre les périls de la raison et les joies de la réflexivité. Les traits du Modèle I révèlent à eux seuls le manichéisme de la construction théorique : aveuglement habile, mensonge, stratégie défensive, médisance, alors que le Modèle II permet la transparence, l'ouverture, la créativité, l'innovation, etc.

  • Externe  /   interne : ce qui vient de l'intérieur du professionnel ou de la professionnelle est bon, ce qui vient de l'extérieur est suspect. Ainsi se construit le principe de toute validité (de l'action, de la recherche éthique, etc.).

  • Métier  /   profession: à la façon des encyclopédistes, l'action des membres de professions « dont les productions appartiennent plus à l'esprit qu'à la main » doit se distinguer de celle des métiers « où les mains travaillent plus que la tête » (Rousseau cité par Dubar, 1995).

  • Raison  /   réflexivité : raison toujours instrumentalisante, réflexivité toujours humanisante.

  • Explicite/   implicite : l'explicite est théorisé, donc suspect, l'implicite est brut, donc pur.

Conclusion : Réflexion et réflexivités

L'enjeu ici est moins de voir en quoi la réflexivité est utile à la pratique que d'élucider ce sur quoi la modalité « praxéologique » de la réflexivité met l'accent et ce qu'elle laisse dans l'ombre. Outre le fait que, contrairement à ce courant, nous pensons que la réflexivité est constitutive des pratiques professionnelles[13] depuis leur source la plus lointaine, nous pensons que ces auteurs effectuent une réduction radicale de la réflexivité à la dimension existentielle, et ce, dans sa formulation la plus simple. La réflexivité est pour nous langagière, sociale, institutionnelle, intra et intersubjective.

Le rapport mis en lumière entre pouvoir et savoir (découverte de soi, mais aussi colonisation du tacite, et logos performatifs sur l'agir professionnel) traduit une transformation du rapport des individus aux savoirs comme indicateurs des transformations mêmes de l'épistémè. Il est possible d'avancer que la réflexivité du nouvel ordre mondial est technologie de soi ou technologie de la vérité, pour reprendre Habermas (1988 : 324), comme injonction à s'autoproduire. Les technologies de soi prennent alors le relais des technologies de la domination. Selon Foucault, le praticien ou la praticienne :

[...] reprend à son compte les contraintes du pouvoir ; il les fait jouer spontanément sur lui-même ; il inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les deux rôles : il devient le principe de son propre assujettissement. (Foucault, 1975 : 204)

Il est néanmoins possible de considérer la réflexivité comme caractéristique de la professionnalité pourvu qu'elle ne constitue pas une distinction fondamentale des groupes professionnels en regard d'autres groupes. Elle est caractéristique du travail réflexif d'agents dont la production est certes des plus particulières (Maheux et Bien-Aimé, 1996) : en grande partie langagière, relationnelle, dans le cadre d'une relation de services aux personnes. Ce sont ces particularités qui font que la réflexivité prend une tonalité particulière pour les professionnels et professionnelles. Mais il nous semble clair que le spécifique de leur action est inscrit dans leur travail même, à l'instar du caissier, de l'aidante naturelle, de la militante, du vendeur d'automobiles, pour qui la réflexivité et ses usages seront modalisés et composés selon les conditions de leur action.

D'une certaine façon, la réflexion faite ici invite à réfléchir la pratique réflexive, à l'objectiver, à l'analyser, pour prendre un peu de distance. Citons Wacquant :

La réflexivité ne présuppose pas une réflexion du sujet sur le sujet, à la manière de la Selbstbewustzsein hégélienne [...] ou de la perspective égologique [...] défendue par l'ethnométhodologie et la sociologie phénoménologique […] Elle requiert plutôt une exploration systématique des « catégories de pensées impensées qui délimitent le pensable et prédéterminent le pensé » (Bourdieu, 1982 : 10), tout en guidant la réalisation pratique de la recherche sociale. Le « retour » qu'elle exige va bien au-delà de l'expérience vécue du sujet pour englober la structure organisationnelle et cognitive de la discipline. […] Il s'en suit que le sujet de la réflexivité doit, en dernière analyse, être le champ des sciences sociales lui-même. (Bourdieu et Wacquant, 1992 : 27)

Ce n'est pas la réflexivité centrée sur l'individu et ses affects, « réflexivité narcissique dans sa forme postmoderne » (Bourdieu, 1997 : 129), mais bien celle posant le rapport dialectique entre structures et individus qui constitue ce qui nous semble l'un des paramètres de la réflexion sur les pratiques professionnelles.

Mais peu importe comment on la conçoit, il demeure d'un grand intérêt de prendre la mesure de l'inflation réflexive dans le discours professionnaliste. Outre la réflexion sur le social même qu'induit cette analyse, elle nous invite à saisir la portée idéologique d'un discours dont le projet programmatique et normatif ne peut que nous inviter à poursuivre le travail de mise en question.