Résumés
Résumé
Parler de familles immigrantes en intervention sociale, c’est souvent parler des problèmes intergénérationnels et des difficultés d’intégration. À partir d’une recherche menée auprès de trios de femmes réfugiées au Québec (des grands-mères, des mères et des filles), ce texte s’intéresse aux processus originaux de circulation des savoirs et de construction de nouvelles pratiques entre ces générations de femmes. Leurs rapports à l’autonomie, mais aussi à la famille, au travail, à la santé ou à la collectivité se transforment et se modulent différemment selon les générations et les événements de leur trajectoire. Ces échanges intergénérationnels sont importants pour l’insertion des divers membres des familles immigrantes et il est nécessaire que les intervenants en aient une compréhension renouvelée.
Mots-clés :
- familles réfugiées,
- intergénérationnel,
- transmission,
- circulation des savoirs,
- échanges
Abstract
Dealing with immigrant families in social intervention is often times dealing with intergenerational and integration issues. Based on a research conducted with trios of refugee women in Quebec (consisting of grandmothers, mothers and daughters), this text focuses on the original process flow of knowledge and the building of new practices between these generations of women. Their relationship to autonomy and also to family, work, health or community transforms and shapes itself differently according to the generations and the unfolding events. These intergenerational exchanges are important for the integration of various members coming from immigrant families and it is necessary that social workers have a renewed understanding of them.
Keywords:
- refugee families,
- intergenerational,
- transmission,
- circulation of knowledge,
- exchanges
Corps de l’article
Penser les dynamiques intergénérationnelles dans l’immigration et l’intervention sociale
Parler de familles immigrantes en intervention sociale, c’est souvent parler des problèmes intergénérationnels et des difficultés d’intégration des uns ou des autres. Mais c’est aussi se confronter à un monde conçu comme traditionnel, celui des familles d’ailleurs, qui serait opposé à la représentation des familles modernes d’ici. La question de la transmission intergénérationnelle vient encore complexifier le paysage en apportant un nouvel élément d’analyse mais aussi de problématisation aux dynamiques des familles immigrantes. Bien sûr, nombre d’intervenantes et d’intervenants sont conscients des effets pervers des dichotomies et se soumettent quotidiennement à « l’incertitude de la complexité » comme seul cadre pertinent d’analyse et d’action. Donner des balises à cette zone d’incertitude et des fondements à ces avancées en terrains inconnus s’avère dès lors pertinent et c’est la contribution que nous souhaitons apporter ici, contribution toujours en évolution et qui doit rester soumise à la discussion de ses divers acteurs, les intervenants et les personnes qui vivent les processus complexes que nous tentons de décrypter pour mieux les accompagner.
En effet, lorsqu’il s’agit de familles immigrantes, il semble que la question des dynamiques intergénérationnelles et des transmissions mémorielles soit opacifiée par le filtre des cultures, culture d’origine/culture d’accueil, toutes les deux souvent essentialisées et objectivées au travers de traits comportementaux grossis qui renvoient la plupart du temps à des stéréotypes. Une intervenante nous confiait ainsi sa crainte de prendre une stagiaire noire d’origine africaine du fait qu’elle travaillait avec des familles québécoises et qu’elle imaginait que cette stagiaire avait une autre conception de la famille et des relations entre ses membres. On le saisit bien : ce sont ici nos imaginaires, nos craintes, nos interprétations et nos préconceptions qui sont en jeu, et le rôle des chercheurs est, nous semble-t-il, d’offrir aux intervenants de nouveaux kaléidoscopes qui permettent de voir autrement les couleurs, les nuances et les transformations des familles avec lesquelles ils travaillent.
Ainsi, si le concept de famille est très chargé émotionnellement et professionnellement lorsqu’on parle d’immigrants, celui de transmission paraît tout aussi détonant. Une première acception, sans doute la plus courante, voit ces transmissions comme des transferts au travers de la métaphore de l’héritage et du patrimoine. Ainsi des parents transfèreraient à leurs enfants des valeurs et des pratiques culturelles, paquets cadeaux prédéterminés et aux couleurs du pays-culture d’origine. Mais dans une autre perspective, nous insisterons ici sur le « trans » de la transmission et nous nous intéresserons aux « trans-faire » intergénérationnels dans l’immigration : ce qui s’échange, se construit, circule, se « fait » entre les générations des familles immigrantes, dans et par l’exil, mais aussi dans et par la socialisation à un nouveau monde. Dans ce sens que nous définirons ici grâce à nos expériences de recherche, la transmission intergénérationnelle renvoie à un monde de l’entre-deux qui se construit entre ses acteurs, selon les situations et les temporalités. Plus qu’un processus d’héritage, ce sont des modalités de médiation qui vont présider à ces constructions-circulations de pratiques, de savoirs et d’expériences au sein des générations. Ces modalités de circulation et de co-construction intergénérationnelles des savoirs dans l’immigration sont encore méconnues et il paraît important de les éclairer par un processus de recherche qualitative qui permet de mieux en saisir les singularités, mais aussi les dynamiques génériques et typiques. Si cette perspective amène de nouvelles connaissances dans le champ de la sociologie intergénérationnelle et dans le domaine des migrations, elle ouvre aussi des perspectives innovantes pour l’intervention sociale avec les familles immigrantes et réfugiées.
Afin de mieux cerner ces processus et leurs connexions possibles avec l’intervention sociale, nous proposons une analyse de quelques résultats préliminaires d’une recherche en cours sur les transmissions et échanges de pratiques et savoirs entre trois générations de femmes réfugiées au Québec. Nous ciblerons en particulier trois axes d’analyse : le sens de circulation de ces savoirs; les vecteurs de circulation et les productions en jeu. Nous insisterons ainsi sur les résultats inédits de cette recherche et sur les éclairages nouveaux qu’elle offre à l’intervention sociale.
Des liens intergénérationnels à la production de nouveaux savoirs : cadre conceptuel et méthodologie
De nombreux auteurs contemporains (De Gaulejac, 1999; De Singly, 2005; Vatz Laaroussi, 2009a) insistent sur la nécessité pour l’individu de transmettre et de faire circuler des morceaux de son histoire individuelle, qui s’inscrit dans une histoire familiale mais aussi dans l’Histoire sociale de son époque. Pour les familles immigrantes, la transmission de l’histoire familiale, forme de mémoire familiale transmise à travers les générations et au-delà des frontières géographiques, représente le gage d’une identité adaptative, ancrée et solide (Vatz Laaroussi, 2007).
Plusieurs études portent sur les relations intergénérationnelles en situation migratoire et les derniers travaux (Perregaux et al., 2008; Bolzman, 2008; Vatz Laaroussi, 2009a) insistent sur la transformation et le renforcement de ces liens au travers de l’expérience d’exil et d’adaptation à un nouveau milieu. De plus, les immigrants, selon leurs expériences familiales et selon leurs trajectoires, conjuguent liens familiaux et réseaux transnationaux (Vatz Laaroussi et Bolzman, 2010; Le Gall et Meintel, 2011). Dès lors qu’on l’aborde au regard des liens intergénérationnels, des relations familiales ou des réseaux transnationaux construits dans l’immigration, la question de la transmission se doit d’être élargie et analysée non seulement au travers de ce qu’on transfère, mais aussi de ce qu’on construit dans ces trajectoires de mobilité. Ainsi, ces familles et réseaux développent de nombreux savoirs et compétences qui se transmettent et circulent en leur sein.
Le cadre conceptuel qui préside à notre analyse se définit donc à partir des réseaux immigrants mis en oeuvre durant la trajectoire migratoire. Ces réseaux se caractérisent par des liens faibles et des liens forts (Granovetter, 1973), et ils impliquent parfois des obligations réciproques, une pression normative sur leurs membres, mais aussi un soutien tant matériel que social et symbolique. Ils sont également intergénérationnels et transnationaux. Suivant le modèle de l’aide transnationale intergénérationnelle (Baldassar, Baldock et Lange, 1999; Baldassar, 2008), c’est là que se déploient des échanges intergénérationnels qui catalysent la production de savoirs, de compétences interculturelles, de nouvelles pratiques et d’une mémoire familiale. La solidarité est l’un des éléments importants qui circule au sein des familles et des réseaux migrants. Lavoie et al. (2007) identifient trois courants d’analyse des solidarités au sein des familles migrantes, le premier, plutôt culturaliste, mettant de l’avant ces pratiques d’entraide comme une caractéristique culturelle traditionnelle des familles migrantes; le second, structuraliste, insistant sur les difficultés d’accès aux services qui contraignent à ces solidarités. Par ailleurs, ils évoquent une troisième voie dans laquelle nous nous situons et qui renvoie à la production de pratiques nouvelles. En effet, les trajectoires migratoires ont un impact qui renforce ces solidarités et les traduit en stratégies familiales d’insertion (Vatz Laaroussi, 2001), mais dans un même temps, des changements liés au mode de vie dans la société d’accueil viennent les contraindre et les transformer, faisant passer des solidarités mécaniques à des pratiques solidaires originales, choisies et sélectionnées. Ces pratiques elles aussi se transmettent et circulent au coeur des liens intergénérationnels des familles migrantes. Ces pratiques et savoirs s’articulent au travers de stratégies qui visent et permettent l’intégration à la nouvelle société, mais aussi la promotion sociale des différents membres de la famille, voire du réseau.
Ainsi la transmission et l’entraide sont les deux processus principaux qui permettent la dynamique des échanges intergénérationnels et qui assurent à la fois la continuité et le changement pour les diverses générations en jeu. Afin d’illustrer cette perspective conceptuelle, nous présenterons ici quelques données issues de la recherche que nous menons actuellement[1]. Ce projet porte sur les échanges, les transferts, l’entraide ainsi que la production de nouveaux savoirs, de pratiques et de compétences interculturelles dans les rapports intergénérationnels en situation d’immigration, et ce, plus spécifiquement pour des femmes réfugiées au Québec, dans différents domaines : le soin aux personnes (personnes âgées et enfants), l’école et le travail, l’apprentissage des langues, les relations hommes-femmes, les rapports entre les générations, l’intégration et l’adaptation à de nouvelles situations. Le choix de nous intéresser à la transmission entre les générations de femmes repose d’une part sur le fait qu’elles sont les principales initiatrices et actrices des réseaux intergénérationnels de migration (Rose et Séguin, 2006), et d’autre part sur le fait que, dans leur parcours d’exil, nombre d’entre elles se sont retrouvées seules, veuves ou séparées de leur conjoint et du père de leurs enfants. Il nous paraissait donc particulièrement pertinent de comprendre ces processus au sein des générations de femmes, ce qui n’exclut aucunement que les hommes participent aussi aux processus intergénérationnels de transmission, d’entraide et de construction de nouveaux savoirs dans la migration.
Lors de la recherche, nous avons d’abord formé 8 groupes de discussion générationnels avec des femmes réfugiées. Nous avons aussi mis en place 4 groupes de discussion avec des professionnels des domaines de la santé, des services sociaux et de l’éducation. Dans un second temps, étape que nous finalisons actuellement, nous avons rencontré en entrevues individuelles (90) puis en entrevues de groupe (25) 25 trios (grand-mère, mère, fille) de femmes réfugiées au Québec vivant ensemble ou à proximité. Ces 25 trios arrivés depuis moins de 15 ans ont été recrutés pour un tiers à Sherbrooke, un tiers à Québec, un sixième à Joliette[2] et un sixième à Montréal. Les pays d’origine des femmes sont la Colombie, d’autres pays d’Amérique du Sud, la région des Grands Lacs en Afrique (Rwanda, Burundi, République démocratique du Congo) et l’ex-Yougoslavie (Serbie, Croatie et Bosnie). Trois trios proviennent des vagues de réfugiés qui arrivent actuellement dans les régions du Québec (Irak, Afghanistan). La multiplicité des appartenances ethniques, culturelles, religieuses et linguistiques de ces femmes représente un défi pour le recueil des données, mais aussi une richesse immense pour mieux saisir les processus de transmission et d’échanges en jeu au sein des générations[3]. Si les aspects culturels paraissent souvent omniprésents comme filtres de production des pratiques et des savoirs, nous constatons aussi que leur condition commune de femmes réfugiées au Québec et leur trajectoire parsemée de ruptures, de pertes et de chaos les unissent tant dans les processus de production et de transmission que dans les stratégies d’insertion, de changement et d’émancipation qu’elles déploient. Tout se passe comme si la culture donnait sa couleur à des processus de résilience qui convergent dans un arc-en-ciel de forces.
Transmettre et construire
Nous présenterons trois types de contenus, des objets, des savoirs et des productions, qui circulent entre les générations de femmes réfugiées et dans chaque cas nous identifierons les vecteurs par lesquels ils circulent ainsi que la dynamique intergénérationnelle en jeu, mais auparavant, il est essentiel de faire un premier portrait des trajectoires de ces femmes. Selon l’histoire nationale et internationale dans laquelle elles s’inscrivent, leurs déplacements, pays de transit et dates de réunion sont tous différents; par contre, toutes ont une même expérience de pertes et de violences, de séparations et de ruptures. Ainsi, les grands-mères d’ex-Yougoslavie sont souvent arrivées plusieurs années après leurs enfants alors que plusieurs trios colombiens ont fait le voyage ensemble. D’autres ont vu l’une d’entre elles, la mère ou la grand-mère, s’installer en premier et faire venir ensuite le reste de la famille.
Transmettre et échanger des objets et des symboles porteurs de la mémoire familiale
Les femmes, quel que soit leur rang générationnel, ont à coeur de transmettre à leurs descendantes quelques objets qui représentent à leurs yeux un patrimoine ou des souvenirs familiaux. On nous parle ainsi des boucles d’oreille qui circulent de femme en femme dans une famille d’ex-Yougoslavie, des broderies faites par la grand-mère qu’on a pu amener au Québec et qui seront transmises à la petite-fille ou encore de l’alliance de mariage de la grand-mère considérée comme une relique après le meurtre du grand-père ayant contraint toute la famille à quitter le pays. On nous parle aussi d’objets qui prennent un sens à la fois familial et historique, comme ce livre écrit par un oncle que cette grand-mère serbe a apporté du pays d’origine et qu’elle veut transmettre à sa petite-fille. Pour d’autres, on n’a que quelques photos, mais elles sont gardées précieusement; ou bien encore c’est une lettre, un album qui sera apporté dans les valises et qui sera utilisé comme un marqueur de l’histoire. Ainsi ces objets sont eux-mêmes porteurs d’une histoire, ils représentent un lien temporel fort entre le passé, le présent et l’avenir, ils cumulent plusieurs significations, l’une reliée au passé et l’autre à la période actuelle, et finalement ils sont à la fois souvenirs et marqueurs identitaires. C’est en ce sens que leur transmission participe à la narration de l’histoire familiale et qu’ils contribuent ainsi à la construction de la mémoire familiale. D’autres symboles marquent cette mémoire, comme les berceuses, les histoires et les chansons que les grands-mères lèguent à leurs filles puis à leurs petites-filles.
Grand-mère : « Je transmets les histoires, les contes de fées, les chansons… J’ai appris à ma petite-fille à écrire en cyrillique. »
Une petite-fille : « Je me souviens où j’ai vécu, dans quelle rue. Je me souviens de mes amis. Ma mère et ma grand-mère m’ont aidée à garder cette mémoire. Nous regardons très souvent les photos. Elles me racontent des histoires au sujet de notre ancienne ville. »
Transmettre et échanger des savoirs porteurs de la mémoire culturelle du pays d’origine
On le voit au travers de leur symbolique, ces objets renvoient non seulement à la famille, mais aussi à une forme de mémoire culturelle du pays d’origine, de la religion et de la langue. La langue représente le principal axe de circulation des savoirs au sein de nos trios : les grands-mères se définissent comme les principales gardiennes et les transmetteurs de la langue d’origine alors que les petites-filles se situent comme les porteuses du français qu’elles vont aider leur mère mais surtout leur grand-mère à apprendre ou à comprendre minimalement. Savoirs d’expérience et savoirs d’apprentissage scolaire se mêlent ainsi dans le même temps que les générations s’entraident. Une grande majorité des trios rencontrés veulent préserver la langue d’origine et vont utiliser tous les moyens pour cela. On va la parler à la maison, on va valoriser des objets et des symboles qui y réfèrent, comme la musique ou la littérature, on va l’utiliser comme véhicule des émotions et des valeurs. Ainsi lorsqu’un trio d’ex-Yougoslavie parle de la préservation des liens familiaux comme principale valeur, c’est au travers de la langue maternelle qu’on les voit s’actualiser. De même, la plupart des familles nous parlent des fêtes religieuses et nationales, qu’ils célèbrent là encore avec le véhicule de la langue maternelle. Finalement, les rites et les étapes importantes de la vie comme l’accouchement et la mort renvoient le plus souvent à la pratique de la langue maternelle.
En parallèle, les petites-filles prennent plus souvent que leurs mères le temps d’aider la grand-mère dans l’apprentissage du français et de la culture québécoise : « J’ai appris le français surtout avec ma petite-fille, elle avait plus de temps que sa mère pour m’expliquer, me faire répéter. Par ma petite-fille, j’ai appris aussi sur les dates importantes au Québec et au Canada : Halloween, Pâques, Noël. J’ai appris sur les provinces, les grandes villes, sur la vie à l’école ici… » (Grand-mère.) Cet échange linguistique est typique des situations où les générations mère et fille arrivent ensemble, apprenant dans un même temps le français, les unes en classe d’accueil, les autres en cours de francisation, alors que la grand-mère arrive quelques années plus tard et, ayant plus de difficulté avec les apprentissages formels, bénéficie de l’expérience linguistique des petites-filles pour développer ses connaissances. N’oublions pas que ces grands-mères vivent souvent beaucoup d’isolement social du fait de la langue et que leur seul réseau peut durant une longue période être celui de leur famille proche. Parfois, c’est dans le couple mère-fille que l’apprentissage se développe, la grand-mère étant vue comme plus dépendante.
Grand-mère : « Je ne sais pas la langue et ma fille et ma petite-fille m’aident. Je suis totalement dépendante d’elles. »
Mère : « Ma fille m’aide pour l’écriture et les erreurs grammaticales. Il m’arrivait souvent d’envoyer un document avec beaucoup d’erreurs et des mots sans accents. Donc ma fille me corrige toujours. Ma fille enrichit mon texte! »
Petite-fille : « Je sais bien la langue française et j’aide ma maman et ma grand-mère si c’est nécessaire. »
La transmission de la religion est importante pour certains trios et beaucoup moins pour d’autres. Ainsi, pour cette famille afghane ismaélite, les rites et les pratiques religieuses vont orienter le mode de vie de la famille et des femmes dans le pays d’accueil, mais ils vont aussi s’y adapter et s’y transformer. Les grands-mères et les mères se voient surtout comme transmettant des valeurs religieuses liées à la vie sociale et familiale, comme le respect des aînés, la valeur de l’entraide, la foi comme moteur d’espoir et de résilience face à l’adversité. Les fêtes religieuses font partie aussi des moments partagés entre les générations et sont souvent le symbole d’une appartenance familiale tout autant que religieuse et culturelle. Par ailleurs, la mort d’un membre de la famille ici ou au pays d’origine est aussi un moment fort de la transmission religieuse et culturelle tout autant que de solidarité.
Grand-mère d’ex-Yougoslavie : « En ce qui concerne la mort, c’est important de savoir la pratique, d’aller à l’enterrement, d’aller à la cérémonie commémorative, à la célébration des 40 jours, des 6 mois, de un an; d’aller à l’église pour allumer les bougies, etc. Il n’y a rien de nouveau, il faut respecter les anciens… Mon rôle dans cette transmission de savoir est très important. Je suis responsable des nouvelles générations. C’est ma mission personnelle de transférer mes connaissances, les choses qui devraient être célébrées et continuer à se transférer. J’ai appris des choses de ma mère ou de ma belle-mère, et maintenant, je les transmets… »
Sa petite-fille : « La semaine dernière, le frère de ma grand-mère est mort. Ça a été très difficile parce que nous ne sommes pas en mesure de faire quoi que ce soit. Toute notre famille est en Serbie, nous sommes seuls ici. J’ai réconforté ma grand-mère, je lui ai donné des câlins, j’ai dit que tout irait bien. Nous sommes allés à l’église et on a allumé des bougies… En cas de décès, je voudrais transmettre à mes enfants d’aller à notre église, d’allumer les bougies quand quelqu’un meurt… »
Au sein de ces réseaux circulent également de nombreux savoirs qui rappellent le pays d’origine, mais aussi sa culture et la vie qu’on y menait avant, quand les choses allaient bien. Il en est ainsi des recettes de cuisine, qui représentent un élément important de transmission entre les trois générations et qui renvoient à un univers de sensations (le goût, les odeurs, les couleurs) du pays d’origine. Les grands-mères insistent beaucoup sur cette transmission et là encore se retrouvent plus souvent avec les petites-filles qu’avec les mères trop occupées et parfois adeptes du fast food nord-américain pour faire face à leurs multiples activités. Mais les grands-mères sont aussi souvent ouvertes à connaître les recettes d’ici et d’ailleurs et c’est l’un des apprentissages qu’elles citent, qu’elles l’effectuent avec leurs petites-filles, leurs filles ou encore avec d’autres femmes de leur communauté d’origine ou rencontrées lors d’activités sociales.
De la même manière, les savoirs sur le « prendre soin » en cas de maladie sont aussi l’objet de circulation et de négociation intergénérationnelle. Plusieurs grands-mères souhaitent transmettre des modalités culturelles pour prendre soin des femmes lors des accouchements ou encore pour s’occuper des enfants malades. Les femmes africaines ont à coeur de transmettre ces pratiques traditionnelles à leurs filles et petites-filles, mais aussi de les mettre en oeuvre auprès d’elles et auprès des autres femmes de leur communauté : les massages, les enveloppements, les pratiques post-accouchement, la manière de langer et de porter le bébé naissant sont autant de savoir-faire qui sont pour elles moteurs de bien-être pour les femmes et les enfants, mais aussi moteurs de lien familial et social. Ces savoirs-là ne se disent pas, ne s’écrivent pas, ils se pratiquent, et c’est par le faire et le ressentir qu’ils s’apprennent et se perpétuent. Pour les femmes d’ex-Yougoslavie, ce « prendre soin » semble moins marqué culturellement. Elles nous parlent plutôt d’alimentation, de boissons réconfortantes, de tisanes, de thé, de médecine naturelle mais aussi, pour certaines, du rôle des professionnels de la santé ici et de la médication comme des éléments importants dans le soin des malades. Pour elles, de nombreux apprentissages sont liés à la société d’accueil : elles ont appris à mieux prendre soin d’elles-mêmes, à « arrêter de fumer », à « avoir une saine alimentation » ou encore à « mieux gérer leur stress » ou à « faire de l’exercice ». Et alors ce sont les plus jeunes, soit les petites-filles, soit les mères, qui vont porter ces nouveaux savoirs et les transférer aux grands-mères, dont une nous dit qu’en retournant dans son pays, elle emportera avec elle ces nouvelles habitudes de vie.
Finalement, ces circulations de savoirs à la couleur du pays, de la culture et de la religion d’origine sont revendiquées comme des piliers de l’adaptation et de l’avenir en société québécoise tant par les grands-mères que par les mères et les petites-filles. Cette mémoire culturelle reconstruite dans l’immigration est considérée comme le fil conducteur de l’avenir ancré dans les racines des origines.
C’est mon rôle de transmettre la langue, les savoirs, les fêtes, les pratiques de notre pays et de notre tradition.
Une grand-mère d’ex-Yougoslavie
Que mes enfants… ils n’oublient jamais d’où on vient, qu’ils sachent aussi où est-ce qu’ils vont. J’aimerais aussi qu’ils aiment la culture et la nourriture de chez nous. Je n’aimerais pas qu’ils disent : « ah non, je n’aime pas ça ».
Une petite-fille de République démocratique du Congo
Le meilleur que ma mère m’a appris, ce sont les valeurs, ça m’aide beaucoup dans ma vie, et ça, je le donnerai à mes enfants, et la langue. Aussi j’aimerais qu’ils connaissent leurs origines, ma mère et moi, nous sommes Colombiennes et je suis fière de ça. Nous les latins, nous avons de très bonnes choses…
Une petite-fille de Colombie
Transmettre et échanger des savoirs et des pratiques produits dans l’immigration
On le perçoit déjà, ces échanges à la saveur du pays d’origine sont rarement totalement traditionnels. Même dans la transmission de la langue, des fêtes et des rituels entourant l’accouchement et la mort, des pratiques liées à la société d’accueil, d’une part, et à l’expérience migratoire, d’autre part, sont présentes. Et là, les apprentissages des différentes générations ne sont pas toujours séquentiels, beaucoup de ces savoirs et pratiques sont co-construits dans le même espace-temps par les grands-mères, les mères et les petites-filles (Guilbert, 2010).
Certains renvoient à des connaissances technologiques et pratiques qui sont le plus souvent développées d’abord par les jeunes générations, mais qui vont être récupérées dans la situation migratoire comme un savoir efficace et pertinent pour toutes les générations. Il en est ainsi pour l’apprentissage des nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui, dans l’éloignement avec le réseau d’origine, permettent des retrouvailles en direct et de visu. Beaucoup de femmes rencontrées nous ont parlé d’Internet et de Skype comme des moyens de communiquer avec les membres de leur famille restés au pays d’origine. Les petites-filles savent rapidement comment les utiliser et vont le faire le plus souvent avec et pour leurs mères et leurs grands-mères, mais plusieurs femmes plus âgées de la génération des mères et des grands-mères ont aussi manifesté leur envie d’apprendre et ont parfois montré leur compétence à utiliser ces nouveaux outils de communication de manière indépendante.
Mère : « À Noël, on s’est vus avec ma famille qui reste au Guamo. Je n’avais jamais imaginé que nous pouvions nous voir. J’ai vu ma grand-mère par Internet. J’ai pleuré comme une folle. Cela nous fait sentir la distance. Internet, c’est quelque chose de très utile. »
Grand-mère : « J’ai été vraiment contente quand mes frères qui restent en Colombie m’ont appelée. Ils se sont souvenus de moi. Je les appelle aussi chaque mois. Des fois, ils me donnent des nouvelles des gens qui sont décédés… »
Les nouvelles technologies de l’information et de la communication peuvent d’ailleurs être utilisées dans divers objectifs. Il en est ainsi pour cette mère colombienne qui a appris de sa fille comment aller sur des sites de rencontre pour tenter de trouver un nouveau conjoint. La grand-mère est d’ailleurs elle aussi intéressée par ces nouvelles pratiques dans cette famille essentiellement féminine.
D’autres savoirs co-construits dans la migration sont directement en lien avec l’expérience migratoire. Il s’agit de stratégies de débrouillardise et d’adaptation qui renvoient aux capacités des femmes à comprendre le nouveau système dans lequel elles s’installent. Cette compréhension va le plus souvent être partagée au sein de la famille et entre les générations. Il en est ainsi pour cette jeune fille qui aide sa mère et sa grand-mère à consulter les systèmes et horaires de bus à Sherbrooke ou encore pour cette mère qui explique à la fois à sa mère et à sa fille comment fonctionne le marché du travail ici, comment il faut se présenter en entrevue et se « vendre ». Dans une autre famille, c’est la fille qui va transmettre ces savoirs à sa mère. Pour les familles qui ont vécu dans des camps de réfugiés, c’est l’entraide, le partage des tâches qui reviennent le plus souvent comme de nouvelles compétences qui unissent les générations. Ainsi dans cette famille burundaise qui a vécu sept ans en camp de réfugiés avant d’arriver au Québec, ce qu’on a surtout développé c’est « l’entraide » et quand la grand-mère s’est retrouvée malade au Québec, sa petite-fille est entrée immédiatement dans cette fonction : « Je partage beaucoup avec ma grand-mère, surtout quand ma mère est à l’école. Je l’aide pour prendre ses médicaments et partage avec elle certaines tâches de ménage. Je veux étudier la même carrière que maman, aide-infirmière… »
Les femmes rencontrées co-construisent aussi une définition nouvelle et des pratiques inédites autour de l’autonomie. Et contrairement au discours commun, il ne s’agit pas toujours des plus jeunes qui bénéficient de ce qui serait une valeur québécoise. On perçoit ici une mise en mouvement collective des trois générations de femmes qui, confrontées d’une part au changement migratoire, d’autre part à une société individualiste, vont inventer de nouvelles manières d’occuper cet espace de changement tout en le renforçant mutuellement. Ainsi une grand-mère colombienne insiste sur le fait qu’elle a été obligée de prendre un logement seule dans la banlieue de Montréal, car le logement de ses enfants et petits-enfants était trop petit. Elle se dit très heureuse de cette nouvelle indépendance alors qu’elle avait toujours vécu avec ses enfants en Colombie. Sa fille nous explique sa propre vision : « Le fait d’être plus indépendant donne plus de liberté à chaque membre de la famille, mais en même temps donne un niveau majeur de confiance entre eux. Pour moi, ma mère est la guide et la personne la plus importante pour maintenir les liens familiaux, pour garder les traditions, et pour donner un exemple de courage. »
Dans cette famille d’ex-Yougoslavie, on insiste sur la liberté de choix scolaire des jeunes qui est vue comme une spécificité québécoise intégrée aux changements des migrants.
Grand-mère : « Le plus important est que l’enfant peut choisir ce qu’il veut faire dans la vie, ce qui signifie qu’il peut aussi choisir son éducation… »
Par ailleurs, plusieurs trios se sont approprié aussi la notion de dialogue intergénérationnel comme compétence et comme valeur partagée et construite à la fois sur l’importance des liens familiaux et de l’entraide, mais aussi sur l’idée d’estime de soi et de consensus plus spécifiques au Québec.
Grand-mère : « Oui, on partage tout, on est proches, on parle, on communique. »
Mère : « Je partage tout avec elles, je suis ouverte à la communication. »
Petite-fille : « Ma mère et ma grand-mère me soutiennent toujours. Quand j’ai un problème, je peux toujours parler avec les deux… Je ne pourrais pas imaginer qu’elles ne soient pas ici avec moi… »
Des actrices pivots, des alliances et des circulations variées
De cette première analyse des contenus et des processus en jeu dans les transmissions-circulations de savoirs et de pratiques entre les générations, retenons quelques éléments clés qui permettent de mieux saisir comment ces processus s’organisent. Trois dimensions ressortent ici de manière importante. Quelle est la femme arrivée la première au Québec? Laquelle parle en premier et le mieux le français? Ces femmes vivent-elles en couple ou sont-elles monoparentales? Ces trois éléments nous permettent de saisir qui est la personne pivot dans ces échanges de savoirs et de pratiques et de comprendre comment ils se mettent en oeuvre. Si l’on regarde les travaux effectués avec les familles qui n’ont pas vécu de mobilité, c’est souvent la mère, la génération du milieu qui assume ce double rôle de transmission et de « prendre soin », et ce, dans les deux sens, vers les ascendants et vers les descendants. On retrouve ce même processus avec nos trios de femmes réfugiées, mais à la condition que la mère soit aussi arrivée en premier et, à un autre niveau, qu’elle ait réussi à apprendre le français et à trouver une place sociale (emploi ou études) dans la nouvelle société. Cette femme d’ex-Yougoslavie est l’une de ces mères pivots : « Je me vois comme une "balançoire", je dois ajuster l’équilibre entre tous les membres de la famille. Ma mère a commencé à être une personne âgée et ma fille a atteint la puberté. Je dois dire que je n’ai pas beaucoup de temps. Chaque moment de libre, j’essaie de l’utiliser pour lui donner de la valeur avec elles deux… »
L’autre dimension qui a un impact direct dans ces transmissions et dans ces rôles de pivot, c’est le statut familial, surtout celui de la mère, la génération du milieu : est-elle en couple ou seule? Dans le cas précédent, il s’agissait d’une famille biparentale, et ces femmes réfèrent régulièrement à leurs conjoints tant pour leur rôle de soutien économique de la famille que pour celui d’éducation et de transmission aux jeunes. Par contre, plusieurs des familles colombiennes rencontrées et quelques familles originaires d’Afrique étaient monoparentales. Ces femmes portaient seules sur leurs épaules la responsabilité à la fois de la survie de la famille et de la transmission. Dans ces cas, soit la mère restait l’actrice pivot de la circulation intergénérationnelle, soit ce rôle était délégué à la grand-mère si celle-ci disposait de plus de temps tout en ayant une forme d’intégration à la nouvelle société, que ce soit par la langue ou par une implication communautaire. Il en est ainsi pour cette grand-mère colombienne qui comprend un peu le français mais ne le parle pas, qui est devenue membre d’une équipe qui travaillait dans une campagne politique au Québec, qui participe aussi aux activités pour personnes âgées de la YWCA – activités culturelles, exercice physique, yoga, etc. Elle pense qu’en Colombie, elle était perçue comme une vraie grand-mère avec une autorité à prendre en compte, et qu’ici, elle est une grand-mère passagère, une figure un peu « protocolaire ». Elle se définit à travers plusieurs rôles comme « mère, tante, grand-mère, étudiante, copine… ». C’est une personne dynamique qui « aime la joie, elle danse et chante avec ses petits-enfants ». Les réunions familiales ne se font pas aussi souvent qu’elle voudrait, mais elle essaye de réunir la famille pour fêter des occasions spéciales et partager la bonne cuisine colombienne et les traditions familiales. Étant donné le manque de temps de sa fille, c’est elle le pivot pour maintenir les liens familiaux, l’entraide et la circulation des savoirs, anciens et nouveaux.
Autour de ces actrices pivots de l’entraide-circulation intergénérationnelle, des alliances, des duos se créent et se complètent. Les alliances petite-fille/grand-mère nous ont semblé les plus nombreuses et elles sont très fortes dans plusieurs des cas que nous avons rencontrés. Les deux s’entraident au quotidien et sont très présentes pour favoriser les apprentissages de l’une et de l’autre. Elles ont une grande proximité affective qui se traduit à la fois par le respect mutuel et par la communication. Très souvent, ces grands-mères vont être les confidentes de leurs petites-filles alors que celles-ci se définissent comme le principal soutien de leur grand-mère. Plus encore, la transmission se fera souvent directement entre elles en sautant le niveau de la mère, vue comme trop occupée par son intégration. La grand-mère chante des chansons, raconte des histoires, transmet la mémoire familiale et culturelle, elle apprend la langue maternelle, est dépositaire des objets mémoriels et va aider sa petite-fille à connaître l’avant/là-bas afin de mieux l’équiper pour le ici/maintenant. Ainsi cette grand-mère d’ex-Yougoslavie va être l’instigatrice du premier voyage de sa petite-fille au pays d’origine et va préparer avec elle tous les éléments de cette découverte. Elles partageront au retour les impressions et les expériences de la petite-fille.
Pour d’autres familles, ce sont les mères et les petites-filles qui forment alliance, et ce, plutôt dans les cas où la grand-mère ne parle pas le français et est peu intégrée à la société québécoise, dans quelques cas aussi où la maladie réduit ses capacités cognitives. Certains de ces duos fonctionnent au quotidien tant sur le plan affectif qu’organisationnel et dans ces cas, ce sont vraiment les deux, ensemble, qui vont faire des apprentissages, échanger des savoirs, se servir de modèles et expliciter la mémoire familiale, même si celle-ci est alimentée par la grand-mère.
Nous avons aussi noté certains duos grand-mère/mère, mais ils semblent moins nombreux, comme si ces alliances étaient plus difficiles du fait des degrés d’intégration différents. Cependant, certaines alliances fortes se retrouvent souvent plus ponctuellement entre la grand-mère et la mère autour d’événements importants dans la vie de leurs enfants et petits-enfants : l’entraide lors d’un accouchement ou d’une maladie par exemple. On retrouve aussi ces alliances affectives et symboliques très liées à la transmission lors du décès d’un membre de la famille avec, pourrait-on dire alors, une forme de communion culturelle.
Ainsi, nous en arrivons à décrypter trois processus de transmission-construction des pratiques et des savoirs entre ces générations de femmes réfugiées. Dans le premier, on peut parler d’une transmission linéaire qui part de la grand-mère, passe par la mère qui en est souvent une actrice pivot pour rejoindre la petite-fille. Ces transmissions, ces savoirs et ces pratiques se transforment au fur et à mesure de ces processus, dans la migration et au contact de la société d’accueil. Il y a à la fois continuité et changement sans rupture. Les objets, les symboles, la communication, mais aussi les fêtes et les voyages au pays d’origine en sont les vecteurs privilégiés.
Le second type renvoie plutôt à une transmission circulaire dans laquelle les échanges intergénérationnels se produisent à divers niveaux, selon le contexte et selon le contenu. L’actrice pivot peut changer aussi selon le contenu et le vecteur privilégié. Dans certains cas, ce sera la grand-mère et la transmission se fera directement vers la petite-fille. Dans d’autres, ce sera la petite-fille qui entrera dans un processus de co-construction de nouvelles pratiques avec la mère et la grand-mère. Les vecteurs sont parfois matériels, comme les nouvelles technologies, mais parfois aussi virtuels, comme les liens dans les réseaux amicaux transnationaux. On y retrouve aussi les arts et certaines conceptions de la santé et du « prendre soin » de soi et des autres. Les apprentissages des langues d’origine et d’accueil entrent souvent dans ce type de circularité.
Finalement, on peut parfois aussi voir des processus de « transmission rupture », en particulier dans le cas où un des membres du trio se trouve au moins pour un temps en situation de marginalisation, d’impuissance ou de manque de reconnaissance. Ce peut être le cas pour des grands-mères qui vivent des problèmes cognitifs, pour des mères qui vivent des échecs d’insertion socioprofessionnelle ou pour des petites-filles qui sortent pour un temps du cercle familial, par exemple en épousant un garçon originaire d’une autre région du monde ou appartenant à une autre religion.
Si la transmission paraît interrompue dans ces trios et si les échanges intergénérationnels sont coupés, il est aussi important de voir que d’autres médiateurs et vecteurs peuvent cependant les faciliter. Ces médiateurs de transmission et catalyseurs de nouveaux savoirs peuvent être des membres de la famille élargie, comme une tante vivant aussi au Canada ou parfois une autre grand-mère restée au pays d’origine. Mais il peut également s’agir de personnes ayant joué un rôle important lors du processus d’immigration et qui vont aider à retisser un lien entre les générations au travers d’un travail de reconnaissance symbolique. Les enseignants, les professeurs de francisation, les intervenants dans les organismes d’accueil, certains leaders des communautés ethniques et religieuses, entre autres, peuvent jouer ce rôle à certains moments de la trajectoire des familles.
En conclusion : des pistes pour accompagner les échanges intergénérationnels en situation migratoire
Nous avons ainsi identifié des processus originaux de circulation des savoirs et des pratiques entre ces générations de femmes réfugiées. Loin de se replier sur les traditions, les pratiques et les savoirs de la culture d’origine, elles en sont des interprètes qui les remodèlent à l’aune de leur parcours migratoire et de leur nouvelle société. Loin de s’assimiler passivement à la culture de la société québécoise, elles en sont des transformatrices et elles promeuvent ces nouvelles manières de se voir et de s’entraider dans leurs réseaux locaux et transnationaux. Dans un processus circulaire d’échanges et de co-construction, elles produisent des attitudes et des stratégies originales pour faire face aux obstacles de la vie et pour l’insertion sociale de chacune. Leurs rapports à l’autonomie, mais aussi à la famille, au travail, à la santé ou à la collectivité se transforment et se modulent différemment selon les générations et les événements de leur trajectoire. Les cultures d’origine et d’accueil colorent à la fois ces transformations et les noyaux de valeurs qui constituent le socle de leur identité individuelle et collective. On comprend dès lors que ces échanges intergénérationnels, quels que soient leur contenu et leur mode de circularité, sont importants pour l’insertion des divers membres des familles immigrantes et qu’il est nécessaire que les intervenants en aient une compréhension renouvelée, afin d’éviter les écueils du culturalisme et de l’ethnocentrisme. Pour mieux prendre en compte ces dynamiques et pour accompagner ces familles et ces personnes dans leur insertion, il nous semble souhaitable de nous appuyer sur les vecteurs et les contenus de ces transmissions-échanges variés et investis différentiellement par les femmes selon leur trajectoire et le contexte dans lequel elles vivent. Cependant, trois vecteurs nous paraissent intéressants et peuvent représenter des pistes pour une intervention innovante et adaptée. N’oublions pas d’abord que la première étape, quelle que soit l’intervention préconisée, est la reconnaissance et la légitimation de ces savoirs, de ces pratiques et des processus intergénérationnels qui les organisent. Les intervenants, dans tout organisme ou institution, peuvent jouer ce rôle de tuteurs de résilience, d’abord en accordant de l’intérêt et de l’importance à ces éléments souvent invisibles, voire déqualifiés.
On l’a vu, l’art peut tout aussi bien être un contenu de la transmission qu’un de ses vecteurs. Il semblerait dès lors pertinent qu’on y accorde un intérêt en intervention sociale avec les familles immigrantes. L’importance de l’art dans les objets de transmission au sein des générations immigrantes pourrait amener les travailleurs sociaux à s’engager dans des projets culturels visant à transmettre plus collectivement les symboliques sociales de ces productions. On peut aussi imaginer des démarches créatives et artistiques accompagnées par des travailleurs sociaux et permettant à diverses générations de se projeter ensemble dans des espaces nouveaux sur les plans linguistique et culturel : par exemple, la production de vidéos, d’expositions, de cafés artistiques, la confection de blogues, etc.
D’autre part, raconter des histoires, raconter son histoire, construire des récits font aussi partie des contenus et des contenants des transmissions intergénérationnelles dans l’immigration. Plusieurs auteurs (Guilbert, 2009; Legault et Rachédi, 2008) ont souligné l’intérêt des approches narratives avec les migrants et cette piste mérite d’être explorée autour des relations intergénérationnelles. Soyons clairs, parler d’intervention narrative nous permet de nous tenir à distance du récit de vie, propre à la recherche ou à la thérapie, tout en mettant de l’avant une approche sociale et générique du récit et du raconter. Selon Graitson (2008), il s’agit d’une perspective qui ouvre « la voie à une approche plus culturelle où racines, émotions et création rendent à chaque mémoire singulière sa fonction d’historicité ». Dans le cas des familles immigrantes et réfugiées, il pourrait être particulièrement pertinent de penser à des groupes intergénérationnels mobilisant parfois des membres d’une même famille, parfois des membres de familles différentes. Le travailleur social, là encore, doit pouvoir animer, accompagner et catalyser ces groupes sans en être le thérapeute ni l’expert.
Enfin, plusieurs des femmes que nous avons rencontrées, petites-filles, mères et grands-mères, s’impliquent et participent à des activités communautaires. Pour certaines d’entre elles, il s’agit même d’une transmission-traduction de leur activité militante au pays d’origine dans des activités sociales et émancipatrices de la société d’accueil. Il semble y avoir là un potentiel particulièrement coloré et solide pour développer des projets communautaires, y engager ces femmes, mais aussi pour utiliser leurs expériences comme des savoirs d’action pour l’intervention. Ces quelques pistes sont tracées et plusieurs intervenants les parcourent déjà. Il nous reste à mieux les reconnaître, à leur donner une place légitime dans les institutions du travail social et de la formation, mais il faut aussi continuer à expérimenter, à écouter et à entendre ce que ces générations de migrants ont à dire pour mieux le transmettre!
Parties annexes
Notes biographiques
Michèle Vatz Laaroussi est docteure en psychologie interculturelle et professeure de travail social à l'Université de Sherbrooke. Ses recherches portent sur l’immigration et l’action sociale avec les immigrants. Elle s’intéresse en particulier aux dynamiques de réseaux, de genres et familiales dans l’immigration et aux dynamiques locales liées à la diversité culturelle en dehors des grands centres cosmopolites. Elle est aussi fondatrice et coresponsable du programme de maîtrise en médiation interculturelle de l’Université de Sherbrooke, le seul de ce type au Canada.
Lucille Guilbert est ethnologue et professeure titulaire au Département d’histoire de l’Université Laval. Elle est fondatrice et directrice de l’équipe de recherche en partenariat sur la diversité culturelle et l’immigration dans la région de Québec (ÉDIQ, http://www.ediq.ulaval.ca ). Ses recherches portent sur les relations interculturelles, la médiation culturelle et interculturelle, l’intégration des personnes immigrantes et réfugiées, les apprentissages dans la migration, la mobilité des jeunes adultes et les approches coopératives. Madame Guilbert a récemment publié l’article « Projets d’études au coeur des réseaux familiaux transnationaux : une réflexion sur les postures éthiques des migrants » dans la revue Lien social et Politiques (2010, no 64 : 151-162).
Lilyane Rachédi est détentrice d’un doctorat en sciences humaines appliquées et travailleuse sociale de formation. Ses travaux de recherche portent sur l’immigration et la réussite scolaire, les familles réfugiées et le deuil en contexte migratoire. Actuellement professeure à l’École de travail social de l’UQAM, elle y enseigne l’intervention sociale en contexte interculturel. Enfin, elle a codirigé la deuxième édition de l’ouvrage L’intervention interculturelle parue en 2008 (Gaëtan Morin).
Fasal Kanouté est professeure titulaire à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal. Ses travaux de recherche portent sur les enjeux de la diversité ethnique et socioculturelle à tous les niveaux d’enseignement. Elle travaille également sur le chevauchement entre immigration récente et contexte de défavorisation en milieu scolaire.
Laura Ansòn est détentrice d’un baccalauréat en psychologie et d’une maîtrise en médiation interculturelle. Elle a travaillé en coopération internationale pour l’Agence espagnole de coopération internationale et de développement à titre de psychologue. Elle a aussi de l’expérience comme intervenante et formatrice. Pendant sa formation universitaire, elle a travaillé comme auxiliaire de recherche sous la supervision de Mme Vatz Laaroussi. Actuellement, elle travaille au Comité d’accueil international des Bois-Francs comme intervenante sociale et agente de liaison dans les écoles à Victoriaville. Elle est également la présidente de l’organisme communautaire RIFE (Rencontre interculturelle des familles de l’Estrie).
Tania Canales est une citoyenne du monde, Mexicaine de naissance, résidente du Québec, femme avant tout, philosophe de formation, médiatrice interculturelle par vocation et destin, amoureuse et amatrice de la théologie islamique; elle habite à Montréal, mais avec un pied et la moitié du coeur à Sherbrooke. Elle travaille pour l’association étudiante de la cosmopolite Université McGill (AÉUM) et est toujours prête à accueillir et à écouter les étudiants.es. Ses principaux sujets de recherche sont le religieux contemporain et la division entre la sphère publique et privée; le vivre ensemble; la suspension du jugement vis-à-vis de l'altérité : comment la mettre en pratique et l’enseigner.
Amelia León Correal est bachelière ès arts de la Faculté des sciences humaines de l’Université du Québec à Montréal; elle est aussi publicitaire et communicatrice sociale à l’Université Jorge Tadeo Lozano de Bogotá, en Colombie. Son vif intérêt pour la cause des femmes et des immigrants est à la base de sa formation en études féministes ainsi qu’en immigration et relations interethniques. Cet intérêt motive aussi son travail et son implication dans plusieurs projets pour l’équité des genres en Colombie autant que dans divers projets de recherche interculturelle au Québec.
Depuis le début de sa formation universitaire, Ariane Presseau s’intéresse à la condition des femmes d’ici et d’ailleurs, raison pour laquelle elle a entrepris une maîtrise en ethnologie et patrimoine à l’Université Laval sur les rôles des réseaux chez les femmes réfugiées vivant au Québec. Elle a travaillé entre autres pour le Centre de recherche sur la violence faite aux femmes et a effectué une recherche-terrain au Maroc sur l’émancipation des femmes, ainsi qu’au Sénégal et en Mauritanie sur la mobilité des réfugiés. Elle s’implique aussi en tant que bénévole auprès de différents organismes tels qu’Amnistie Internationale et le Centre multiethnique de Québec. Elle travaille aujourd’hui en tant qu’assistante de recherche à l’Université Laval.
Doctorante en ethnologie et patrimoine, Marie Louise Thiaw a orienté ses recherches sur les rapports différenciés aux médias entre trois générations réfugiées au Québec et leurs stratégies d’intégration. Elle s’intéresse actuellement, en tant qu’assistante de recherche du projet « Périnatalité en contexte de migration au Québec : comprendre les transitions multiples pour mieux intervenir », à l’élaboration de guides de formation à l’accompagnement des nouveaux parents issus de l’immigration. Elle travaille aussi à l’animation et à la mise sur pied des ateliers interculturels de l’imaginaire. Un chapitre qu’elle a corédigé paraîtra sous peu dans Les collectivités locales au coeur de l’intégration des immigrants : questions identitaires et stratégies régionales : « Transitions de vie de jeunes femmes des années 2010. Migrer. Étudier. Travailler. Devenir maman. Un modèle coopératif interculturel d’accompagnement mutuel » (M. Vatz Laaroussi, L. Guilbert et E. Bernier [dir.] , Presses de l’Université Laval).
Javorka Zivanovic Sarenac est auxiliaire de recherche et étudiante à la maîtrise en service social à l’Université de Sherbrooke. Son premier champ d’intérêt est l’adaptation et l’intégration des immigrants à la culture québécoise et la transmission de leurs savoirs, connaissances et bagage culturel d’origine aux générations futures. De plus, elle s’intéresse aux enjeux liés au processus de vieillissement vécu par les personnes âgées immigrantes afin d’en apprendre plus sur les besoins et les réalités des communautés culturelles lors d’une situation de décès dans leur société d’accueil.
Notes
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[1]
Il s’agit du projet « Les transmissions et les échanges entre trois générations de femmes réfugiées au Québec : savoirs, pratiques, entraide » mené par l’équipe de chercheuses composée de Michèle Vatz Laaroussi, Lucille Guilbert, Lilyane Rachédi et Fasal Kanouté, avec la collaboration des assistantes de recherche : Laura Ansòn, Amelia León, Ariane Presseau, Marie Louise Thiaw, Javorka Zivanovic Sarenac et Tania Canales. Ce projet est financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) pour la période 2009-2012.
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[2]
Notons que ces trois villes, Québec, Sherbrooke et Joliette, reçoivent régulièrement des vagues de réfugiés publics. Les trios rencontrés à Montréal l’ont été pour être analysés en comparaison. Nous ne ferons pas cette analyse régionale ici.
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[3]
Nous sommes une équipe de recherche multiculturelle dans laquelle se retrouvent des trajectoires, des langues, des générations et des expériences multiples et c’est aussi au travers du prisme de notre construction d’équipe, avec ses proximités, ses débats, ses questionnements et ses interprétations, que nous avançons dans l’analyse des échanges, circulations et productions au sein de ces trois générations de femmes.
Bibliographie
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