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L’histoire récente est jalonnée de dates qui évoquent à la fois une rupture et un commencement : l’effondrement boursier de 1929, l’Armistice de 1945, l’élection du gouvernement Lesage de 1960, l’élection du gouvernement Lévesque de 1976, l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center le 11 septembre 2001. Faudra-t-il ajouter le 14 avril 2003, jour de l’élection du Parti libéral du Québec ?

Trois fièvres

En un an, le Québec s’est enfiévré trois fois. D’abord, un engouement pour l’Action démocratique du Québec. Puis, un retour au Parti québécois. Finalement, le Parti libéral du Québec. Ces montées de fièvre successives traduiraient-elles une fragilisation de son système immunitaire politique ? Des mutations sont certainement en cours. En 2003, pourquoi le peuple québécois s’expose-t-il à bazarder ce qu’il a mis 40 ans à construire ? Les fruits ne sont pas assez gros ? Pas assez nombreux ?

Il n’est peut-être pas pertinent de revoir la campagne électorale. D’aucuns diront que la nouvelle équipe a été élue sur la base d’un débat envahi par un problème qui, quoique réel, n’en a pas moins occulté le reste du programme et concluront que la nouvelle proposition de gouvernement ne correspond pas à la volonté populaire. D’autres consolideront cette assertion en invoquant le taux de participation au scrutin, historiquement le plus bas. Ce type d’argument ne devrait cependant pas nous empêcher d’aller plus avant dans la recherche d’explications de la volatilité des choix politiques et dans la compréhension des évolutions intervenues dans le modèle de développement.

Et pourtant

Il s’en trouvera aussi pour dire que « le Québec rentre dans le rang ». À leurs yeux, la planète entière est néolibérale. Et pourtant, sur tous les continents, sont encore élus des gouvernements qui ont au coeur de leur projet des pratiques progressistes, solidaires et équitables, des pratiques porteuses d’un développement durable, des pratiques défendant et promouvant l’intérêt général des populations et de l’environnement. L’élection récente de Lula à la tête du plus grand pays d’Amérique latine, le Brésil, en est une illustration.

Ajoutons que le Québec, ces dernières années, a été la scène de multiples pratiques progressistes. En effet, des manifestations monstres ont ponctué notre quotidien : 50 000 personnes à la marche des femmes « Du pain et des roses » de 1995 ; autant à la Marche internationale des femmes de l’an 2000 ; 60 000 personnes à la marche du Sommet des peuples en avril 2001 ; jusqu’à 250 000 personnes aux marches contre la guerre en Irak. Autant de manifestations, autant de manifestants. Du jamais vu qui contredit l’affirmation voulant que le Québec entier soit rentré dans le rang !

Plus importante encore est la naissance de diverses organisations portant des projets progressistes : le Chantier de l’économie sociale, l’Union paysanne, l’Union des forces progressistes, le Groupe d’économie solidaire du Québec, le collectif Solidaires d’abord et plusieurs autres. Sans oublier qu’en Amérique du Nord le Québec comptait déjà les organisations syndicales, coopératives et associatives les plus nombreuses et les plus représentatives.

L’État québécois lui-même n’est pas en reste. Il s’est commis tout récemment dans des politiques, dans l’allocation de ressources et dans la mise en place de mécanismes aux antipodes des propositions néolibérales. Il a reconnu l’économie sociale et l’action communautaire. Il a favorisé la décentralisation et la démocratisation des services publics. Il a institutionnalisé et universalisé des initiatives portées par la société civile tels les centres de la petite enfance. Il a même promulgué une loi pour développer des stratégies de lutte contre la pauvreté.

Enfin, les sondages eux-mêmes confirment que la population préfère toujours le maintien et le développement de services publics à la réduction des impôts. Il en est de même dans le domaine de la santé : la population s’exprime majoritairement plus favorable à un service public et universel qu’à un service mixte « à deux vitesses ».

Comment expliquer ?

Il est faux de prétendre qu’au Québec comme ailleurs tout carbure aux idéologies et aux pratiques de droite. Le courant existe, c’est évident, mais il est loin d’être hégémonique. Alors, comment expliquer que, pendant un certain temps, des personnes, postulant la direction des affaires du Québec, aient pu tant séduire en exposant sans réserve des idées aussi réactionnaires que celles d’un taux unique d’imposition, de bons d’éducation, de la privatisation de soins de la santé, du retrait de l’État dans l’aide aux familles, d’un antisyndicalisme froid et d’un report indéfini de la question nationale ? Comment expliquer l’existence de ces discours alors que leurs auteurs, en pleine Assemblée nationale, se sont eux-mêmes commis à l’unanimité dans l’adoption de plusieurs mesures progressistes et, plus récemment, d’une réforme du Code du travail et de la Loi pour l’élimination de la pauvreté ? Comment expliquer qu’un changement de garde et qu’un contenu de gouvernance aussi importants soient intervenus le 14 avril 2003 ?

Usure ?

Peut-être faut-il accorder un poids déterminant aux arguments de « l’usure du pouvoir » et de « la règle non écrite de l’alternance obligée après deux mandats ». Mais cela ne nous convainc pas totalement. Il y a peut-être aussi dans la société des évolutions plus profondes qui appellent des virages imprévus.

Dépolitisation ?

Le Québec avait la réputation de voter « en masse ». À elle seule, la baisse du taux de participation au scrutin rend perplexe. Comment ne pas y voir une forme de désintérêt de la chose publique ? Qui s’explique comment ? Parce que trop pointus ou restreints, les thèmes débattus n’auraient pas su mobiliser ? Peut-être. Ou plutôt, notre société, comme plusieurs autres en Occident, s’analphabétise au plan civique et au plan politique ? Les individus ont un rapport au politique comme ils en ont un à l’économique ou au culturel ? Ils consomment ? Et à partir du moment où, dans l’exercice démocratique, ils n’obtiennent pas la satisfaction immédiate de leurs intérêts, ils s’abstiendraient ou décrocheraient ? Des études établissent que les sociétés qui affichent des taux importants d’analphabétisme fonctionnel, de faibles taux de fréquentation de l’éducation des adultes, de faibles taux de pratique de lecture de livres et de journaux et des taux élevés de fréquentation télévisuelle sont des sociétés qui connaissent aussi les plus faibles taux de participation citoyenne, notamment aux élections. Malheureusement, le Québec commence à présenter un tel profil. Peut-être est-il en voie de dépolitisation, que les élections l’intéressent moins. Pour finir, les Québécois votent avec leurs pieds… en s’abstenant de se déplacer. La question se pose.

La pratique politique elle-même est plus discréditée. Plusieurs facteurs y contribuent. De toute évidence, l’hypermédiatisation de comportements discutables sur le plan éthique comme celui adopté par des lobbies ou des « amis » du pouvoir tant à Ottawa qu’à Québec, finit par user le lien de confiance. La prédominance d’un langage technocratique et la lourdeur des structures bureaucratiques n’en finissent plus d’élargir le fossé entre les gouvernants et les gouvernés. Le retard à réformer les institutions pour réduire les écarts de représentation et articuler mieux et différemment les pouvoirs du législatif et de l’exécutif a fini par faire douter de la valeur des processus démocratiques. Bien entendu, tous ne disent pas « qu’ils sont tous pourris », mais plusieurs se sentent de moins en moins concernés.

Disparition des postulats idéologiques ?

Le Québec a peut-être perdu une certaine habitude du débat. « Tous les gouvernements gouvernent au centre », nous dit-on, donc les débats sont plus de forme que de fond. D’où une attention de plus en plus mitigée à l’endroit des propositions. Nous ne serions plus à l’ère des grandes affiliations religieuses, de classes, ni même nationales. En effet, peu d’acteurs se gouvernent à partir de postulats idéologiques très affirmés. On mobiliserait moins sur la base des clivages idéologiques, sociaux ou politiques et plus sur la base des services, de leur disponibilité, de leur efficacité et de leur coût : on s’adresse au citoyen-consommateur. Pourtant, il en a été différemment au cours de la dernière année et particulièrement durant la campagne électorale. Le débat y a été davantage « gauche-droite », même si l’immense majorité n’y a peut-être vu encore que de la rhétorique.

Dans ce débat, les néolibéraux sont régulièrement perçus comme des modernes. Ils sont un peu les seuls à proposer et à nommer des projets, et ils apparaissent comme des porteurs de changement, alors qu’il n’en est rien. Leur marche arrière marque plutôt le retour de vieilles recettes dont on connaît déjà les résultats. Cependant, l’absence d’exposé explicite sur le caractère novateur des propositions plus progressistes leur laisse le champ libre.

Peut-être y a-t-il aussi vacuité du projet progressiste lui-même ? L’effondrement du mur de Berlin qui a emporté la polarisation est-ouest a peut-être mis en panne la social-démocratie elle-même. Dans un contexte mondialisant où des forces sont à l’oeuvre pour répartir autrement la richesse entre les individus, le capital et les États, la pratique politique des gouvernements progressistes n’est pas d’une clarté aveuglante. Eux aussi, à ce jour, ont joué avec « un peu plus de privé », « un peu moins d’État », etc. Leur projet n’a peut-être rien à voir avec celui des néolibéraux, mais la lecture qu’en font les populations est pour le moins ambiguë.

Montée de l’individu et du local

Plus fondamentalement, peu a été fait par les forces progressistes pour tenir compte de la montée de l’individualisme comme, du reste, de la montée du local, dans nos sociétés. Le travail a éclaté. Les deux membres du couple travaillent, souvent en autonomie, sous pression et dans des conditions précaires. Informés, instruits et autonomes, ils entretiennent un rapport à l’État différent et voient ses services se dégrader. Ils souhaitent que cet État se rapproche d’eux, les écoute et démontre plus de souplesse dans sa réponse à leurs besoins. D’une certaine manière, ils souhaitent être acteurs dans cette réponse. Ils veulent être interpellés dans leur responsabilité citoyenne et non plus être considérés comme des consommateurs ayant ou n’ayant pas droit. C’est là une dynamique que la droite a su intégrer à son projet.

Nouveaux points de repère

Il se peut que le camp des progressistes n’ait pas considéré le fait qu’une bonne partie de la population n’a plus les points de repère qu’avaient ceux et celles qui ont accompagné, suivi et fait évoluer le modèle de la Révolution tranquille. Les jeunes générations n’ont pas été enveloppées par les courants de décolonisation et de libération nationale, de construction socialiste et de guerres anti-impérialistes. Le Vietnam fait partie des archives. Ces générations sont plutôt témoins de guerres génocidaires et de fin d’apartheid, d’implosion des pays soviétiques et d’effondrement de tours jumelles, de manifestations monstres contre la guerre en Irak et de propositions alternatives à Porto Alegre, de crise amérindienne et de référendum presque gagné, de métissage par la Loi 101 (Charte de la langue française) et de sommet de la société civile au sommet des peuples des trois Amériques. Il n’est pas certain que la campagne électorale des progressistes ait très bien intégré ces nouvelles sensibilités.

Défis

Bref, il se peut que le nouveau gouvernement ait été élu en devançant ses adversaires dans la considération des sensibilités des nouvelles générations. Certes ses réponses contreviennent au développement d’un projet solidaire. Il appartient au camp progressiste de remodeler sa proposition. Le débat « gauche-droite » n’est plus. Soit. Il faut donner à la société civile un espace plus large pour qu’elle assume une fonction critique plus importante. Mondialisation oblige, des pouvoirs sont transférés à des paliers internationaux. Soit. Il faut réformer les institutions et démocratiser l’État d’ici pour que les populations aient une prise plus directe sur l’ensemble de leurs conditions. La famille traditionnelle a éclaté. Soit. Il faut assouplir un certain nombre de programmes et de modalités réglementaires pour permettre aux nouvelles familles de jouir de leurs droits en en déterminant l’application. Le secteur privé est adulé. Soit. Il faut réaffirmer qu’il n’y a pas qu’une façon d’entreprendre. Oui, on peut entreprendre individuellement, mais aussi collectivement comme groupes ou communautés et publiquement comme État. Il faut surtout réaffirmer que l’État doit veiller à l’intérêt général et qu’il est le seul en dernière instance à pouvoir en garantir la protection. La liberté est à la base de tout. Soit. Mais une liberté sans droits, sans espaces publics, sans conditions matérielles, culturelles et politiques pour la vivre n’est pas la liberté. C’est la loi du plus fort ; c’est un ticket pour la violence.

L’effondrement boursier de 1929 a sonné le glas du vieux modèle libéral de développement et annoncé la mise en place du modèle fordiste et providentialiste qui allait notamment déboucher sur les trente glorieuses. Souhaitons que le 14 avril dernier ne signifie pas la mise à mort d’un modèle qui, ces récentes années, avait beaucoup contribué à la prospérité du Québec. Souhaitons surtout qu’il ne nous annonce pas le retour à l’ancien modèle libéral qui s’est justement cassé le nez dans le « crash boursier ».