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Pourquoi est-il nécessaire, aujourd’hui, de monter un dossier sur l’écocitoyenneté ? Quels sont les caractéristiques, les processus et les dynamiques de l’écocitoyenneté qui intéressent le plus les chercheurs et qui les incitent à aborder une telle problématique dans toute sa complexité ? Afin de pouvoir répondre à de telles questions, il serait pertinent de considérer non seulement les deux concepts qui fondent ce néologisme, soit ceux de citoyenneté et d’environnement, mais aussi celui qui favorise leurs interrelations écologiques. Si ces deux concepts ne sont pas nouveaux et ont fait l’objet de nombreuses recherches et publications, leur association, elle, l’est. Alors pourquoi un tel néologisme ? Qu’apporte-t-il de nouveau ? Que redéfinit-il ? Comment nous interpelle-t-il ? Et à quel niveau de notre vie quotidienne ? Comment l’écocitoyenneté influence-t-elle, ou devrait dorénavant influencer nos rapports avec nos environnements, ceux dans lesquels nous vivons tous les jours, c’est-à-dire les environnements naturel, social, culturel, politique, technologique, ou encore économique, pour ne nommer que ceux-là.
Mais d’ores et déjà, il appert que plus nous nous approprions ce néologisme, plus nous prenons conscience que, non seulement nous devons réfléchir et questionner nos façons de faire et d’être actuelles, mais aussi des façons de décider de ce qui est acceptable à court, moyen et long terme, et incidemment, ce qui doit être encouragé ou changé dans une perspective de développement durable et viable[1].
L’écocitoyenneté est un sujet qui se doit d’être traité dans toutes ses dimensions. Elle ne peut être perçue selon une vision unidimensionnelle, ni comme une entité monolithique. De fait, il existe une multitude de visions complémentaires et, convenons-en, certaines d’entre elles sont parfois contradictoires. Quoi qu’il en soit, ce domaine de recherche en émergence est d’une extrême importance pour l’opérationnalisation du développement durable. C’est pourquoi il est essentiel d’aborder l’écocitoyenneté dans une perspective globale et systémique, et donc d’analyser ses diverses composantes, les types d’interaction et d’organisation entre ces dernières, mais aussi les interrelations avec ses environnements. Une vision globale et systémique de l’écocitoyenneté fait ainsi apparaître trois niveaux organisationnels, soit la citoyenneté (le système ou encore la société), l’environnement (le milieu), et les interrelations citoyenneté / environnement (les interrelations écosystémiques). Certes, ces trois niveaux mériteraient chacun toute notre attention, mais cela constituerait une tâche gigantesque. Le présent dossier se concentrera sur les interrelations écosystémiques.
Ainsi, la citoyenneté ne peut se réduire à un problème juridique ou constitutionnel ou encore au mode d’insertion de l’individu dans la communauté et de son rapport au pouvoir. Au-delà du droit de votation, la citoyenneté réfère au processus de décision collective où chacun prend sa part de responsabilité, égale à celle de tout autre, et au nom de laquelle il doit faire preuve de prudence[2] (Canivez, 1995 : 8). La citoyenneté implique la participation active aux affaires de la Cité et, donc, le fait de ne pas être seulement gouverné, mais aussi gouvernant. Cet idéal est constamment à redéfinir et à mettre en oeuvre tant individuellement que collectivement.
Plus globalement, nos relations avec l’environnement deviennent de plus en plus problématiques. Depuis plusieurs décennies, nous savons que certaines de nos pratiques ne sont plus écologiquement acceptables. Certaines d’entre elles se retournent même contre nous et provoquent des catastrophes et de la mortalité. Par exemple, plusieurs études montrent un lien direct entre la dégradation de l’environnement et la santé humaine. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), plus de cinq millions d’enfants meurent chaque année des suites de maladies et de pathologies provenant de l’environnement dans lequel ils vivent, s’instruisent et s’amusent (Thériault, 2003)[3]. Dans les pays du Sud, cet organisme international estime qu’un enfant sur cinq décède des suites de la dégradation de l’environnement. Il affirme également : « Chez les adultes, infections et parasitoses étroitement liées à l’environnement sont responsables, chaque année, de 14 millions de décès ». Ce constat s’applique également au paludisme « dont le développement serait dû à des changements climatiques et environnementaux » (Kourchner, 2003 : G1). On compte ici 300 millions de cas cliniques et un million de décès par année.
Mais la dégradation de l’environnement ne concerne pas uniquement les pays du Sud. En effet, d’autres études ont récemment confirmé que, dans les pays développés, la pollution atmosphérique tue davantage que les accidents d’automobile (Francoeur, 2002 : A10 ; Presse canadienne, 2000 : A4)[4]. Au Canada, plus de 20 millions de personnes sont affectées par le smog et, chaque année, 5000 d’entre elles en meurent « prématurément ». Cette situation prévaut également en Europe. En 1999, le smog serait à l’origine de la mort prématurée de 21 000 personnes âgées de plus de 30 ans en France, en Suisse et en Autriche. Et à Montréal, on compte 1300 morts prématurées par année, essentiellement à cause du smog, soit environ quatre morts par jour[5].
Cette dégradation de l’environnement entraîne des coûts sur la santé humaine. La Banque mondiale commence à les évaluer.[6] Respirer la pollution dans les grandes agglomérations urbaines est aussi dangereux que de respirer la fumée de cigarette et augmente l’incidence du cancer des poumons et les maladies du coeur. Et ce ne sont là que quelques formes de pollution.
La perspective de l’écocitoyenneté
Selon Donna Mergler :
Si l’environnement et la santé ne deviennent pas rapidement des priorités, on va tous en souffrir. Il faut que ça soit intégré dans les décisions […] C’est pratiquer la politique de l’autruche que de ne pas voir ce qui est en train de se passer dans les écosystèmes. Les premières altérations à la santé affectent beaucoup de personnes, sans jamais les pousser à la mort […] Le véritable défi, c’est de traduire les résultats des études scientifiques et de les transformer en des politiques publiques municipales, régionales, nationales et internationales. Car c’est la survie même de l’espèce humaine qui est en jeu.
citée dans Lévesque, 2003 : G3
Ainsi, il est certes important de continuer à observer et à mesurer la dégradation environnementale, ou encore à perfectionner les outils scientifiques de détection et de mesure sur le milieu humain et sur le milieu naturel. Mais cette stratégie ne peut suffire à elle seule. Il convient également de proposer de nouveaux outils et processus d’aide à la décision, de mise en oeuvre et de suivis de ces décisions et d’étudier comment ces processus contribuent à la mise en oeuvre effective du développement durable et viable. C’est dans cette perspective que l’écocitoyenneté apparaît de plus en plus souvent, sous une forme ou sous une autre, comme un enjeu de recherche scientifique, à un point tel qu’il est possible aujourd’hui de le qualifier de majeur.
L’écocitoyenneté constitue une façon d’appréhender le réel, de cibler des problématiques et des enjeux spécifiques. Ces choix vont façonner le devenir de nos sociétés, voire de notre planète, et ce, sur la base de connaissances partielles et partiales. L’écocitoyenneté force la reconsidération non seulement des pratiques et des valeurs occidentales au niveau de la production, de la distribution et de la consommation, mais aussi de ce qui concerne les processus décisionnels et leurs impacts sur nos sociétés et notre planète, et surtout de nos modes de rapport à nos environnements et à nos semblables. C’est pourquoi l’écocitoyenneté fait aujourd’hui l’objet de tant de débats.
Comprendre l’écocitoyenneté
L’écocitoyenneté fait appel à plusieurs dimensions interdépendantes. Comme nous l’avons vu précédemment, elle fait référence non seulement à l’engagement (comme, par exemple, agir individuellement et collectivement en vue de la sauvegarde de l’environnement), mais aussi à la responsabilisation de tous les acteurs sociaux et au choix du processus décisionnel (comme, par exemple, décider démocratiquement en toute connaissance de cause… et de conséquence). À la lumière de ces principes d’engagement et d’attentes démocratiques, l’écocitoyenneté met aussi l’accent sur les interactions qui existent entre les aspects sociaux, politiques, économiques et écologiques (comme, par exemple, connaître et analyser l’ensemble des problématiques environnementales).
L’écocitoyenneté met en exergue les rapports de force entre différents acteurs sociaux. Elle ne se limite plus aux seuls enjeux amenés sur la place publique par des groupes environnementaux. Bien qu’encore aujourd’hui beaucoup de mouvements sociaux de l’environnement soient au coeur des enjeux environnementaux, l’écocitoyenneté interpelle maintenant l’ensemble des acteurs sociaux concernés, de près ou de loin, par ces enjeux. La diversité des articles présentés dans ce dossier constitue, en soi, un très bon indicateur de cette réalité, multiple, hétérogène et complexe, de l’écocitoyenneté.
La première partie du présent numéro regroupe trois articles abordant la question de l’engagement citoyen vis-à-vis certains enjeux environnementaux majeurs (Tremblay ; Marchand, De Coninck et Walker ; Côté et Gagnon). La seconde partie est constituée de trois articles qui explorent, en détail, la responsabilité ainsi que les attentes démocratiques sous-jacentes aux enjeux de l’écocitoyenneté (Bisaillon, Gendron et Turcotte ; Champion et Gendron ; Gareau et Lepage). Le dossier se termine par la présentation de quelques pistes méthodologiques cohérentes avec l’approche particulière qu’exigent les enjeux de l’écocitoyenneté (Séguin et Tremblay).
Ainsi, Tremblay explore les pratiques collectives des acteurs sociaux dans le cas d’un enjeu écocitoyen important, la gestion de l’eau. L’auteur nous fait découvrir un « radicalisme pragmatique » qui, s’il est distinct de celui qui encadrait auparavant les actions collectives, lui est complémentaire. Les mouvements sociaux écocitoyens contemporains s’en distinguent essentiellement par le fait qu’ils agissent sur un territoire concret (un milieu de vie), qu’ils sont proches des décideurs et que leurs revendications sont articulées à différentes échelles (spatiales, territoriales, sociales et politiques) pour la mise en oeuvre des solutions. Qui plus est, cette action collective est radicalisée dans le sens où elle ne consent à aucun compromis sur des revendications qu’elle juge fondamentales. C’est ainsi que la compréhension d’une action collective au sein des institutions par un acteur social radicalisé permet de comprendre incidemment comment un enjeu de cette importance exige de nouvelles façons de faire et de penser.
L’écocitoyenneté examine également les rapports, les relations et les liens entre les acteurs sociaux, ce qui apporte d’autres points d’éclairage pertinents. C’est ainsi que Marchand, De Coninck et Walker explorent le monde de la consommation responsable. Selon ces chercheurs, la consommation responsable peut être considérée aujourd’hui comme un indice de la citoyenneté. En effet, l’écocitoyenneté questionne non seulement la viabilité et la définition du modèle économique actuel dominant, mais aussi les modes de production, de distribution et de conception, et nécessite donc une vision plus en amont. L’émergence du consommateur responsable se présente comme une réalité porteuse dans une démarche d’opérationnalisation du développement durable et du commerce équitable. Toutefois, ces concepts, en lien étroit avec l’écocitoyenneté, ne font pas l’unanimité et suscitent de nouvelles questions et enjeux.
Côté et Gagnon explorent un mode de gouvernance qui considère à la fois la multidimensionnalité du développement durable, les liens existant entre le territorial (le local) et le politique (le global), une meilleure connaissance des conséquences à long terme des décisions ainsi que la complexité et l’interdépendance des pratiques et des acteurs sur un même territoire. Ces auteurs montrent que les processus actuellement en place ne répondent pas aux impératifs de l’écocitoyenneté, puisqu’ils tendent à favoriser les acteurs dominants aux acteurs plus démunis.
Pour Bisaillon, Gendron et Turcotte, développement durable et écocitoyenneté sont intimement liés. Selon ces chercheures, l’intégrité écologique est une condition alors que l’économie et l’efficacité économique sont des moyens. Le développement social et individuel est une fin du développement durable. L’équité serait, quant à elle, à la fois une condition, un moyen et une fin de développement durable. Ces chercheures étudient le commerce équitable en le considérant plus particulièrement sous l’angle des dynamiques et des tensions qui caractérisent sa mise en oeuvre. Elles montrent que le commerce équitable ne constitue pas aujourd’hui un projet homogène et qu’il ne bénéficie pas d’un caractère unidimensionnel. Cette étude soulève une importante question : la naissance du commerce équitable constitue-t-elle une transformation durable de l’économie ou n’est-elle qu’un moyen d’insérer les plus petits producteurs du Sud dans le système commercial international ?
Champion et Gendron explorent quant à elles la citoyenneté corporative. En effet, par le biais de leurs activités et pratiques, les entreprises sont-elles aussi concernées par l’écocitoyenneté. L’entreprise privée, de plus en plus mondialisée, bénéficie d’un pouvoir politique qui, par certains aspects, est proche de celui d’un gouvernement, mais qui, par d’autres, son statut privé notamment, s’en distingue. Comment la citoyenneté corporative peut-elle se concilier avec l’écocitoyenneté ? Selon les chercheures, les entreprises privées pourraient redéfinir leur statut de citoyenneté corporative en se donnant comme nouveau rôle de poursuivre également le bien commun. Mais quel(s) rôle(s) pourraient alors jouer ces « nouveaux » acteurs ?
Gareau et Lepage analysent les implications de la « gestion intégrée de l’environnement ». Ce domaine de gestion a créé de nouveaux lieux et espaces de concertation dans lesquels différents acteurs, comme les industriels, les groupes environnementaux et les représentants sociaux, se rencontrent. Des conflits apparaissent au sein de ces nouveaux espaces de concertation et les luttes ne sont pas toujours égales ou équitables. Ceci n’est pas sans conséquence sur la protection de l’environnement.
Enfin, l’écocitoyenneté incite à développer une nouvelle approche des problèmes environnementaux. Séguin et Tremblay proposent un outil méthodologique qui permet d’aborder et d’analyser les divers enjeux de l’écocitoyenneté à partir d’une vision de recherche participative. La complexité des enjeux inhérents à l’écocitoyenneté nécessite de nouvelles façons de faire au niveau non seulement de la collecte de données et de l’analyse de ces dernières, mais aussi de la diffusion des résultats. La recherche participative permet d’identifier de nouvelles frontières, tant politiques que culturelles, concernant l’environnement, le développement et le devenir de nos sociétés. Cet article se termine par une réflexion sur la recherche, en général, et la place qu’occupe le chercheur au sein de ces enjeux, en particulier.
Un dossier complexe en évolution
Ce dossier sur l’écocitoyenneté soulève plusieurs questions déterminantes et conduit au constat suivant : si nous ne répondons pas à l’ensemble des questions, nous ne disposerons que d’une vision partielle de la réalité et il nous sera impossible de décider en toute connaissance de cause, ou de conséquence. Tous les articles évoquent le nombre grandissant de chercheurs et d’acteurs sociaux qui se sentent interpellés par les enjeux de l’écocitoyenneté. Les réponses proposées, bien qu’encore partielles, identifient de nouvelles pistes qui mériteraient d’être explorées, tout comme elles laissent entrevoir l’ampleur des enjeux écocitoyens, tant à un niveau local que planétaire, individuel que collectif. De nouvelles pratiques, tant individuelles que collectives, ont favorisé l’émergence d’alternatives à la hauteur des défis que pose l’écocitoyenneté.
L’écocitoyenneté est un concept complexe qui mérite toute notre attention. Beaucoup d’autres dimensions auraient mérité d’être traitées dans ce dossier. Mais il convenait de faire un choix, et l’écocitoyenneté, tout comme le développement durable et viable, est un sujet de recherche de toute première importance. Il est donc vraisemblable que ce dossier sera suivi par d’autres qui viendront le compléter. C’est du moins notre voeu le plus cher…
Parties annexes
Notes
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[1]
Nous préférons utiliser le terme développement durable et viable afin de bien spécifier qu’il s’agit d’un développement qui vise une empreinte écologique la plus restreinte possible sur l’écosystème et les ressources naturelles, tout en encourageant la solidarité et la dignité sociale et un développement économique local.
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[2]
« Prudence (phronesis) : sagesse pratique chez les Grecs, qui réside essentiellement dans la prévoyance et le traitement des problèmes avant qu’ils ne soient révélés par une crise ».
Éric Weil, Philosophie politique, p. 167, dans Canivez, op. cit., p. 143 -
[3]
Le journaliste qui présente ces données les qualifie de brutales et de spectaculaires.
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[4]
3622 personnes périssent dans des accidents d’autos alors que 5000 « décès prématurés » sont attribuables au smog dans les 11 plus grandes agglomérations canadiennes (Presse canadienne, 2000). Selon l’OMS, la pollution de l’automobile tue chaque année trois millions de personnes alors que les accidents causent 1 million de décès par année (L.-G. Francoeur, 2002).
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[5]
Montreal Mirror citant Santé Canada, 16-06-00, p. 5.
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[6]
« À Toronto, une agglomération de 1,9 millions de personnes, les coûts d’hospitalisation et de santé en général attribuables à la pollution automobile sont évalués à un milliard par année. À Jakarta, à Bangkok et à Manille, selon la Banque mondiale, la pollution de l’air, principalement attribuable aux voitures et aux camions, mobilisait environ 10 % des revenus totaux du pays au début des années 1990 ».
Francoeur, 2002 : A10
Bibliographie
- Canivez, P. (1995). Éduquer le citoyen ? Paris, Hatier.
- Francoeur, L.-G. (2002). « La pollution automobile tue davantage que les accidents de la route », Le Devoir, 21 septembre, A10.
- Kourchner, M. (2003). « Écosystème et santé : Cohabitation insalubre », Le Devoir, 17 mai, G2.
- Lévesque, C. (2003). « Un enseignement venu du Sud », Le Devoir, 17 mai, p. G3.
- Presse canadienne (2000). « Le smog tue », Le Devoir, 31 mai, A4.
- Thériault, N. (2003). « Les vrais enjeux de la mondialisation », Le Devoir, 17 mai, G1.