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Avec la démission inattendue de Sandra Day O’Connor de ses fonctions de juge à la Cour suprême en juillet 2005 et la mort, le 3 septembre 2005, du président de cette même Cour, William Rehnquist, c’est la pérennité du droit à l’avortement qui est en jeu aux États-Unis. Ce droit découle d’une décision de cette Cour en 1973, l’arrêt Roe versus Wade, une jurisprudence que seul le vote de Sandra Day O’Connor a permis de maintenir par 5 voix contre 4 depuis 1989. Le choix, par le président Bush, de John Roberts comme président de la Cour et de Samuel Alito, pour remplacer O’Connor, inquiète au plus haut point les groupes en faveur du droit à l’avortement.
Avant 1973, et depuis la fin du XIXe siècle, la question de l’avortement relevait de chaque état, ayant compétence à l’interdire ou l’autoriser. Dans seulement deux États (New York, Californie), et sous certaines conditions, le recours à l’avortement était autorisé. C’est alors du Texas qu’est partie l’affaire de Jane Roe, pseudonyme d’une femme enceinte qui, avec ses deux avocates Sarah Weddington et Jane Coffee (les premières femmes à plaider devant la Cour suprême), a mené une bataille juridique depuis les tribunaux de l’état du Texas jusqu’à la Cour suprême. Le but de cette jeune femme et de ses avocates était d’obtenir une décision qui déclarerait inconstitutionnelle l’interdiction du recours à l’avortement. Cet objectif fut atteint avec l’opinion majoritaire (7 voix contre 2) de Roe versus Wade.
Cet arrêt ne légalisa pas à proprement parler le recours à l’avortement, mais définit un cadre limité dans lequel, en vertu de son droit à l’intimité (right to privacy), une femme pouvait légalement mettre fin à une grossesse. Or, ce droit constitutionnel n’était pas absolu. En effet, les juges ont construit un cadre trimestriel au cours duquel le droit de la femme s’effaçait progressivement devant le devoir de l’État de protéger une vie potentielle. Ainsi, durant les trois premiers mois de gestation, une femme avait le droit constitutionnel d’avoir recours à un avortement, ensuite les États fédérés retrouvaient progressivement une marge de manoeuvre ; du troisième au sixième mois de grossesse, un état fédéré ou l’État fédéral pouvait limiter le recours à l’avortement pour protéger la santé ou la vie de la mère et, durant les trois derniers mois de gestation, l’interdire pour protéger la vie potentielle du foetus.
L’arrêt fut sévèrement critiqué par la minorité de la Cour à cette époque, qui souligna l’argument avancé par les mouvements anti-avortement : la réglementation de l’avortement ne devait pas relever de l’État fédéral, mais de chaque état fédéré. Cet argument s’appuie sur l’histoire et la tradition américaines depuis le milieu du XIXe siècle, et aussi sur le 10e Amendement à la Constitution, selon lequel les pouvoirs et compétences non réservés à l’État fédéral (éducation, droit pénal, santé publique) reviennent aux États fédérés. Selon les critiques de l’arrêt Roe versus Wade, l’avortement constituait un volet de la santé publique. Cet arrêt était donc, à leurs yeux, un exemple flagrant « d’activisme judiciaire » de la part de la majorité de la Cour, car la seule mission d’un juge était d’appliquer « strictement » les principes de la Constitution (ce qu’on appelle le strict constructionism). La Constitution ne mentionnant nulle part l’existence d’un droit constitutionnel à l’avortement, tout juge qui soutiendrait la jurisprudence de l’arrêt Roe versus Wade ne saurait défendre la Constitution.
Contestée dès l’origine, cette jurisprudence subit des transformations importantes entre 1973 et nos jours, à mesure que les tenants d’une interprétation souple de la Constitution (flexible interpreters) étaient remplacés par une Cour composée majoritairement de strict constructionists, qui appliquent la Constitution à la lettre. Ce sont surtout les arrêts de la Cour suprême dans Webster versus Reproductive services (1989) et Planned Parenthood versus Casey (1992) qui montrent le transfert vers les états fédérés du pouvoir de définir les critères d’accès à l’avortement, reflétant un mouvement plus général et qui touchait d’autres domaines (l’aide sociale, notamment), connu sous le terme de « dévolution », autrement dit le retour de compétences élargies aux états fédérés.
Trois facteurs principaux expliquent ces développements : le renouveau du christianisme fondamentaliste et la droite politique religieuse qui a émergé de ce renouveau, l’éclatement du féminisme américain et, enfin, le fait même du système politique américain, le fédéralisme, et son fonctionnement.
La droite religieuse
Depuis 1977, il y a eu plus de 80 000 actes de violence menés contre les cliniques ou personnes qui fournissent des conseils ou pratiquent des avortements à travers le pays. Sachant qu’environ 1 800 personnes sont habilitées à pratiquer des avortements, il y a eu, depuis 1977, 7 meurtres, 17 tentatives de meurtres, 41 cliniques totalement détruites par des explosifs, 166 cliniques mises à feu (82 tentatives similaires ayant échoué), 373 cambriolages et vols de personnes ou dans les cliniques, 1 042 actes de vandalisme, 100 attaques contre les cliniques ou personnel des cliniques à l’acide butyrique (un liquide clair sans couleur avec une odeur de vomi qui ne part jamais), 654 menaces d’anthrax par lettre, dont 480 depuis le 11 septembre, 125 agressions physiques de personnel, 355 menaces de mort (prononcées désormais sur des sites internet) et 3 enlèvements[1].
Tous ces actes émanent de groupes extrémistes religieux bien connus des autorités. Ils reflètent évidemment la face radicale du renouveau religieux, et ne représentent pas les Américains qui mettent leur croyance en Dieu au centre du débat public et politique depuis la fin des années 50, mais surtout à partir des années 1960. En effet, les historiens ont longtemps ignoré l’importance du retour sur la scène publique, dès les années 60, des Américains liés aux groupes chrétiens fondamentalistes. Ces derniers ont milité dès le milieu du XIXe siècle et jusqu’aux années 20 et 30, et ont façonné bon nombre de mesures législatives fédérales et fédérées pendant cette période (la Prohibition, pour n’en citer qu’une). Dormant depuis la Grande dépression, ces groupes religieux se sont mobilisés dès la fin des années 50, notamment à travers la figure charismatique de Billy Graham - le même qui a baptisé George W. Bush lors de sa renaissance religieuse, juste avant sa première campagne présidentielle.
Tout au long des années 60, ils s’unirent et militèrent pour mettre, aussi bien à la Maison Blanche qu’au Congrès et dans les Congrès des États fédérés, les élus de leurs choix. Les fruits de ces efforts culminèrent avec l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan en 1980, et la « Révolution reaganienne » a commencé. Cette dernière se poursuit jusqu’à nos jours, à travers le personnage de Samuel Alito, nouveau juge à la Cour suprême confirmé par le Sénat en janvier 2006, catholique pratiquant, et qui fut sous l’Administration Reagan un des plus fervents avocats contre l’arrêt Roe versus Wade.
Les féminismes américains
L’expression le « féminisme américain » est erronée, car il n’y a jamais eu un seul mais plusieurs mouvements féministes américains, et ce depuis le XIXe siècle. À la fin du XXe, pendant que la droite religieuse montait, le féminisme américain se déchirait. Une des origines de ce schisme réside dans une politique mise en oeuvre par le gouvernement américain. Durant les années 50, les États-Unis se sont lancés dans le financement de programmes de contrôle des naissances, ainsi que dans l’expérimentation de nouvelles méthodes de contraception (la pilule contraceptive et la stérilisation) sur les femmes vivant au Porto Rico, afin de résoudre le « problème portoricain » de surpopulation. Les résultats de cette entreprise furent un succès total par rapport aux objectifs annoncés : une étude du gouvernement fédéral montra que plus d’un tiers des femmes portoricaines vivant au Porto Rico avaient été ainsi stérilisées. Quant aux femmes portoricaines immigrées aux États-Unis, notamment à New York, elles bénéficièrent, dès les années 60, de « la operacion » à faible coût, assurée par les services sociaux de l’état de New York. Or, de nombreux cas de stérilisation abusive, pratiquée sans que la femme le sache, sans son consentement, ou encore sous menace de perdre ses allocations d’aide sociale, furent portés à la connaissance de féministes militantes, la plupart de tendance socialiste ou radicale.
En réponse aux plaintes multiples concernant des cas de stérilisation abusive, une association féministe militante s’est créée, le CESA (Committee to End Sterilization). Mais durant les années 70, une étrange bataille l’opposera aux deux plus importantes institutions féministes, la National Organization for Women (NOW) et la National Abortion Rights Action League (NARAL). Contre les abus et la coercition dont étaient victimes les femmes pauvres, pour la plupart issues de groupes ethniques minoritaires, le CESA revendiquait l’établissement de normes plus strictes avant toute stérilisation, c’est-à-dire un consentement pleinement éclairé et un délai de 30 jours entre la prise de décision de la femme de se faire stériliser et l’opération elle-même.
NOW et NARAL (ainsi que Planned Parenthood of America) se sont vigoureusement opposées à l’imposition d’un délai de trente jours au nom de la « liberté reproductive » des femmes. Selon ces organisations, il était devenu trop difficile pour les femmes (ne dépendant pas de l’aide sociale) d’obtenir une stérilisation. Par exemple, dans de nombreux états fédérés, les femmes devaient obtenir la permission de leur mari ainsi que l’accord de deux médecins et d’un psychiatre avant qu’une stérilisation puisse même être envisagée. La « stérilisation sur demande » devint donc une revendication principale de NOW et NARAL. Finalement, c’est le CESA qui l’emporta, comme en témoigne un arrêt de la Cour suprême (Relf versus Weinberger) de 1978. Le Ministère de la santé imposa ensuite les critères de consentement en pratique jusqu’à ce jour.
Ainsi, s’affrontent deux courants principaux du féminisme américain : d’un côté, les féministes « institutionnelles », qui soutiennent le principe d’un « droit à l’intimité » (right to privacy) en matière de procréation, et de l’autre des féministes qui dénoncent ce principe soit parce qu’il n’est pas accessible à tous, soit parce qu’il masque des pratiques d’exploitation du corps des femmes (telle la stérilisation abusive autrefois, et aujourd’hui le recours aux mères porteuses rémunérées, ou aux femmes qui vendent leurs ovules). On est donc face à un conflit parfaitement politique où deux idéologies s’affrontent et ne peuvent pas travailler ensemble. Ces dissensions rendent possibles, et même multiplient les victoires de la droite religieuse qui, bien qu’éclatée en nombreux groupes et groupuscules, parle d’une même voix.
Le fédéralisme américain
Or, cette droite religieuse n’aurait pas connu les succès encourus si le débat n’était pas placé au coeur du système politique américain du fédéralisme. L’interventionnisme des états fédérés en matière de procréation date du milieu du XIXe siècle lorsque, sous l’impulsion des médecins et de la toute nouvelle AMA (American Medical Association), le recours à la contraception et à l’avortement furent interdits dans de nombreux états. Si la préoccupation des médecins était de consolider leur profession face aux pratiques de charlatans, ils étaient surtout inspirés par les thèses hygiénistes, puis eugéniques, de la fin du XIXe siècle.
L’État fédéral fait son entrée dans ce domaine avec l’arrêt de la Cour suprême dans Buck versus Bell (1927), décision qui soutenait la constitutionnalité, pour les États fédérés, de stériliser de force des personnes jugées, par les services sociaux des états, « inaptes » à procréer. Cette décision représente le point de départ d’un interventionnisme de l’État, au sens large, aboutissant dès le milieu des années 60 à une multiplication des politiques publiques dans le domaine de la procréation.
À ce jour, on compte une trentaine de décisions de la Cour suprême des États-Unis, des centaines d’arrêts de tribunaux fédéraux ou dans les états fédérés, et des milliers de mesures législatives de l’État fédéral ou des états fédérés qui encadrent, limitent ou interdisent les pratiques liées à la procréation. Le paradoxe réside dans le fait qu’à l’intervention croissante de l’État se juxtapose un droit constitutionnel à l’intimité (right to privacy) dans le domaine de la procréation, explicité dans les arrêts Griswold versus Connecticut (1965) en matière de contraception, et Roe versus Wade (1973) en matière d’avortement.
Or, depuis Roe, le paysage politique a considérablement changé. La sphère privée du citoyen en matière de procréation est théoriquement respectée, mais selon le milieu socio-économique ou le groupe ethnique auquel il appartient, l’accès à cette sphère lui est souvent fermé, ou il est l’objet de mesures et de politiques qui vont à l’encontre des principes du droit à l’intimité. Par exemple, avec la transformation du Welfare en 1996, et en raison de la restitution aux états fédérés des compétences en la matière, on constate la multiplication des politiques de seuils familiaux (family caps), mises en oeuvres dans environs 30 États, qui diminuent ou suppriment les allocations sociales lors d’une naissance nouvelle dans la famille bénéficiaire. Par ailleurs, l’État fédéral accorde des subsides supplémentaires aux États où l’on constate une diminution du taux de naissances hors mariage (illegitimacy bonus). Enfin, de nombreux états octroient une augmentation de l’aide sociale aux personnes qui se marient. Toutes ces mesures sont ainsi en contradiction avec le droit à l’intimité tel qu’il est défini dans la jurisprudence américaine.
Comment ces politiques sont-elles alors possibles ? Principalement, parce qu’on assiste à une transformation du judiciaire fédéral américain depuis les années 80, aussi bien à la Cour suprême que dans les juridictions de première instance (Federal District Courts) et les cours d’appel (Federal Courts of Appeal), où 80 % des affaires mettant en jeu des questions de constitutionnalité sont jugés. Rappelons que les juges de ce corps, environs 445 à travers le pays, sont nommés par le président des États-Unis et confirmés par le Sénat. Ils sont en poste à vie. Depuis l’arrivée de Ronald Reagan au pouvoir en 1980, c’est plus d’un tiers de ce corps qui a été renouvelé, en majeure partie par des nominations de présidents républicains.
Ainsi, depuis 1980, on constate l’arrivée en force de juges « conservateurs ». Non pas forcément conservateurs en matière de moeurs personnelles, bien que cela soit souvent le cas, mais conservateurs dans leurs visions des rapports entre l’État fédéral et les états fédérés : des juges « antifédéralistes » qui considèrent le droit des états fédérés à légiférer dans de nombreux domaines supérieur à celui de l’État fédéral à intervenir.
Dans le domaine de l’avortement, la mise en oeuvre de cette vision du fonctionnement du fédéralisme américain se trouve dans les deux arrêts de la Cour suprême mentionnés préalablement (Webster versus Reproductive Services et Planned Parenthood versus Casey). Quel était l’objectif de ces décisions ? Le même que celui exprimé par Samuel Alito dans son rapport de 1985 au président Reagan, dans lequel il dénonce l’activisme judiciaire de l’arrêt Roe versus Wade, et où il présente une « stratégie pour tout d’abord diminuer la portée de l’arrêt » et, enfin, aboutir à ramener le pays dans son contexte d’avant Roe versus Wade, où chaque État fédéré décidait si l’avortement était ou non légal. Webster et Casey vont permettre le véritable essor de cette stratégie. Ainsi, depuis 1989, mais surtout depuis 1992, les états ont promulgué des centaines de lois qui diminuent l’accès à un avortement légal et sûr pour des milliers de femmes, la plupart mineures et pauvres. Dans la seule année 2005, 52 lois ont été promulguées, restreignant l’accès à l’avortement.
Ainsi, 29 États obligent le médecin à tenter de décourager la femme à avorter, en évoquant des informations souvent erronées (par exemple des liens entre le cancer du sein et l’avortement), ou à fournir des informations visuelles et auditives quant au développement foetal ; 33 États interdisent l’usage des fonds publics pour financer les avortements des femmes pauvres, même lorsque l’avortement est nécessaire d’un point de vue médical ; seulement 17 États utilisent leurs propres fonds publics pour financer des avortements nécessaires d’un point de vue médical ; 21 États obligent une mineure qui souhaite avorter à obtenir l’autorisation des parents, et 13 exigent que les parents en soient informés[2].
Le résultat est que 87 % des départements (counties) aux États-Unis n’ont pas de personnel qualifié pour pratiquer un avortement (alors qu’un tiers des femmes américaines âgées de 15 à 44 ans habitent ces départements), le nombre de naissances d’enfants non désirés est en hausse et le taux de naissances d’enfants chez les mineures reste parmi les plus élevés dans les pays industrialisés (sans parler du triste fait du nombre d’avortements clandestins, et d’accidents ou de morts des femmes dans ces cas-là).
Avec la confirmation de John Roberts et de Samuel Alito, c’est l’avenir de l’arrêt Roe versus Wade qui est en jeu. Si cet arrêt est renversé, la situation qui émergerait alors constituerait un véritable retour au contexte d’avant 1973. Une étude récente du Center for Reproductive Law and Policy indique que sur les 50 États fédérés, 21 seront alors susceptibles d’interdire totalement le recours à l’avortement, et 9 autres d’en assujettir l’accès à des conditions très sévères[3]. L’actualité confirme le début de ce processus avec le vote d’une loi, dans le Dakota du Sud, qui interdit le recours à l’avortement, suivi du passage d’une loi similaire en Louisiane, qui rentrera en vigueur le jour où Roe versus Wade serait renversé. Cette éventualité se précise puisque la Cour suprême a récemment accepté d’entendre non pas un, mais deux cas traitant de l’avortement. Les décisions sont attendues avant la fin de l’année 2006.
Parties annexes
Notes
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[3]
« What if Roe Fell », disponible sur le site du CRLP, www.crlp.org