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L’acte médical est refus d’abandon, volonté de soulager la souffrance et affirmation de l’égal droit à la vie et au bien-être de chaque être humain. De plus en plus étroitement liée à la pratique médicale moderne, la recherche biomédicale en partage les buts et les valeurs. Si l’interrogation éthique est, selon les mots d’Emmanuel Levinas, l’expression de la vocation médicale de l’homme et, si l’on entre en éthique, comme l’a écrit Paul Ricoeur, par « l’affirmation de la volonté que la liberté de l’autre soit », médecine et recherche sont, par nature, des démarches éthiques : des mises en pratique du souci de l’autre. Pourtant, comme pour toute activité humaine, seule une interrogation permanente sur la manière dont elles sont pratiquées peut permettre d’apprécier si elles servent toujours au mieux les valeurs qui les fondent et si, visant à soulager la souffrance, elles ne risquent pas, soudain, dans un retournement paradoxal, de devenir par elles-mêmes sources de souffrance.
L’appel de M. Jean-Pierre Rouette au printemps dernier dans Le Monde [1] soulevait cette question de manière bouleversante. M. Rouette, âgé de 49 ans, est atteint d’une forme familiale rare de maladie à prion, invalidante et mortelle à court terme, qui a déjà emporté sa mère et sa soeur. M. Rouette demandait de pouvoir bénéficier, à titre compassionnel, d’un traitement mis en oeuvre à titre expérimental en Grande-Bretagne, et dont l’effet espéré est de freiner l’évolution de la maladie.
Les raisons des réticences des autorités sanitaires françaises étaient scientifiquement légitimes. D’une part, seul un essai contrôlé (une moitié des malades, tirée au sort, reçoit le traitement expérimental, l’autre moitié un placebo) permettrait d’évaluer, de la manière scientifiquement la plus rigoureuse, les risques et les éventuels effets bénéfiques de ce traitement expérimental, et de le proposer ou non dans l’avenir, en connaissance de cause, à d’autres patients. Un tel essai était envisagé en France, mais pas avant plusieurs mois. Donc, si la maladie de M. Rouette évoluait rapidement, il ne pourrait participer à cet essai. L’inclusion dans un essai à venir ne pouvait ainsi représenter l’alternative réelle à un accès au traitement à titre compassionnel. D’autre part, une réponse positive à la demande de M. Rouette pouvait demain inciter d’autres patients, dans une situation identique, à demander eux aussi de bénéficier d’un traitement compassionnel, plutôt que de participer à un essai contrôlé. Or, pour obtenir, dans le cas d’une maladie rare, des résultats interprétables, un essai nécessite l’inclusion de la plupart des patients atteints de cette maladie. Dans un tel contexte, comment choisir entre l’impératif de soulager la détresse d’un malade et celui d’assurer la faisabilité future d’essais contrôlés, qui permettront peut-être dans l’avenir d’aider d’autres malades ?
La demande personnelle de M. Rouette a été acceptée. Mais son appel continue, néanmoins, de soulever plusieurs problèmes de fond. Au coeur de tout acte médical existe, à l’état latent, une tension entre le devoir d’aider au mieux, aujourd’hui, la personne souffrante, et le devoir de recueillir tous les enseignements qui permettront, demain peut-être, de mieux prendre en charge d’autres malades. C’est parce qu’il peut paraître légitime, en toute bonne foi, d’accorder la priorité aux progrès dont pourront bénéficier les patients de demain que la Déclaration d’Helsinki, qui définit au niveau international les devoirs de la recherche biomédicale, précise dans son article 5 que « les intérêts de la science et de la société ne doivent jamais prévaloir sur le bien-être du sujet ». Il nous faut devant chaque cas singulier réfléchir à la place qu’il convient d’accorder au traitement compassionnel, même quand son administration risque de freiner les progrès de la connaissance. Lorsqu’une maladie n’est pas invalidante ou mortelle à court terme, et/ou qu’il existe déjà des traitements, il est dans l’intérêt même des malades que les effets d’un traitement expérimental ne soient explorés que dans le cadre d’un essai contrôlé permettant une comparaison avec un traitement disponible ou, à défaut, avec un placebo. Dans un tel contexte, le consentement éclairé - le choix informé d’accepter ou de refuser de participer à un tel essai - est l’expression du respect accordé à la liberté du patient. Mais quand l’alternative à l’inclusion dans un essai est l’invalidité ou la mort à court terme, que les critères retenus ne permettent pas au malade de participer à l’essai, ou que l’essai n’est pas encore près de débuter, peut-on refuser systématiquement, a priori, l’accès à un traitement expérimental à titre compassionnel ? Et qu’en est-il dans les cas mêmes où l’inclusion dans un essai contrôlé contre placebo est possible ? Si l’on veut que la participation au tirage au sort, élément indispensable des bonnes pratiques de la recherche biomédicale, soit réellement l’expression d’une libre décision, ne faudrait-il pas, dans ces situations d’exception, proposer aussi l’accès au traitement expérimental à titre compassionnel ?
L’appel de M. Rouette conduit aussi, sur un plan général, à s’interroger sur plusieurs contradictions. La première concerne la réponse à apporter à des appels individuels relayés par la presse. Peut-on se satisfaire de solutions d’exceptions, adoptées au cas par cas, sans prendre aussi en compte les problèmes similaires vécus par d’autres malades qui n’ont pas la possibilité de s’exprimer publiquement ? La deuxième contradiction concerne nos conduites face à la notion d’incertitude thérapeutique. Dans notre pays sont prescrits des traitements homéopathiques dont aucun essai clinique contrôlé n’a mesuré l’efficacité. Peut-on accorder l’accès à l’incertitude thérapeutique quand la vie n’est pas en danger, et dans le même temps l’interdire quand la souffrance et la mort sont le seul horizon à court terme ? Une autre contradiction concerne la notion de liberté de choix du patient. Dans notre pays, une personne peut refuser, pour raisons de convictions personnelles, un traitement efficace (une transfusion sanguine, par exemple) même si cette décision risque, à court terme, de provoquer sa mort. Peut-on respecter la liberté individuelle de celui qui décide de mourir en refusant un traitement efficace, et pas celle de celui qui demande de tenter un traitement incertain ? Ne privilègie-t-on pas, paradoxalement, dans ces deux cas, la mort aux dépens de la vie ?
La médecine moderne a été profondément transformée par le développement de la recherche biomédicale, mais aussi par l’instauration des soins palliatifs, expression remarquable et ultime du refus d’abandon, du souci d’accompagnement et d’humanité. Mais faut-il, pour autant, refuser la moindre lueur d’espoir et le moindre doute sur la certitude que l’avenir est déjà entièrement écrit ? Le refus de tout traitement compassionnel, malgré la demande du patient, n’est-elle pas comme une image inversée de l’acharnement thérapeutique ? N’est-ce pas dans l’incertitude, aussi infime soit-elle, que peut se construire, aussi bref soit-il, un chemin de vie ? Croire dans les progrès de la recherche, c’est croire en la survenue - toujours rare au niveau individuel - d’une transformation future de l’impossible en possible. Bien sûr, accepter ou combattre sa fin qu’on voit venir sont deux attitudes individuelles également respectables. Et il nous faut essayer d’écouter, d’accepter et d’accompagner aussi bien ces choix de vie radicalement différents.
Il est probable que l’on écoute plus attentivement ceux dont on pense qu’ils seront encore présents parmi nous pendant longtemps que ceux dont on pense qu’ils vont bientôt nous quitter. Pourtant, l’appartenance pleine et entière à l’humanité n’est pas fonction de l’avenir dont on dispose. La brièveté du temps qui reste à vivre est une des dimensions essentielles de la vulnérabilité. Comme l’a souligné il y a plus de quinze ans le Comité consultatif national d’éthique [2], nous avons le devoir de protéger encore plus ceux qui sont vulnérables. Et protéger une personne vulnérable n’est pas se substituer à elle. C’est essayer de favoriser au mieux l’expression de la liberté et l’autonomie dont elle éprouve progressivement le manque. C’est, sous des formes infiniment variées, et toujours à réinventer, préserver au plus loin son entière humanité.
Dans l’urgence, nous sommes intervenus publiquement pour répondre à l’appel de M. Rouette [3]. Puis le Comité d’éthique de l’Inserm et l’Espace éthique de l’AP-HP ont engagé une réflexion de fond sur les modalités d’accès au traitement compassionnel. Le premier des « Rendez-vous publics du Comité d’éthique de l’Inserm » organisés en partenariat avec l’Espace éthique de l’AP-HP aura pour objet une restitution des réflexions sur ce thème, accompagnée d’un débat, avec l’espoir de contribuer à ce que nous considérons comme l’un de enjeux majeurs de la recherche biomédicale et de la médecine moderne [4] : réussir à continuer de concilier au mieux les valeurs essentielles, mais parfois contradictoires, d’efficacité et d’humanité.
Parties annexes
Références
- 1. Rouette JP. Urgence absolue. Le Monde 15 mai 2004.
- 2. Sicard D (coordinateur). Avis n°7 du 24 février 1986. Travaux du Comité consultatif national d’éthique, 20e anniversaire. Paris : PUF, 2003 : 332-8.
- 3. Ameisen JC, Hirsch E. Médecine moderne et traitement compassionnel. La Croix 5 juillet 2004.
- 4. Debuire B, Hirsch E (coordinateurs). La Recherche peut-elle se passer d’éthique ? 5e Colloque de l’Université Paris 11, 2004, Cité des Sciences et de l’Industrie. Paris : Espace éthique AP-HP-Université Paris 11-Vuibert , 2004.