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Le XVIIIe siècle, sans avoir apporté de découvertes aussi mémorables, dans le domaine de la physiologie, que celle de la circulation du sang par Harvey au siècle précédent, ne manque pas de questions et de débats qui ont exprimé un véritable mélange d’intuition, de curiosité et d’expérience raisonnée. Qu’est-ce qui différencie un végétal d’un animal lorsqu’on se met à observer la reproduction et le développement des polypes d’eau douce ? La chair peut-elle se régénérer chez des espèces plus complexes dans leur organisation physiologique ? « Deux découvertes rendront principalement notre siècle mémorable dans les siècles à venir : l’électricité et les polypes d’eau douce », constate Claude Le Cat en 1750 à l’Académie Royale des Sciences. Cette deuxième découverte fit couler l’encre de Réaumur, de Bonnet ou encore de Tremblay.
Aujourd’hui, un débat scientifique et médical prometteur, semble-t-il, porte sur la régénération cellulaire à partir des cellules souches, débat prometteur en termes d’implications sur la connaissance du vivant et d’éventuelles exploitations médicales et thérapeutiques. Régénération au XVIIe siècle et régénération à notre époque ne portent pas la même charge sémantique, ne recouvrent pas les mêmes domaines, et ce serait faire preuve d’une dommageable « précursorite », pour reprendre le mot de l’historien de la médecine Charles Lichtenthaeler, que de chercher à tout prix chez Réaumur ou chez Tremblay les prémisses d’un débat qu’ils ne pouvaient en aucune manière formuler : celui du potentiel régénérateur des cellules souches. Derrière ce mot de cellule, on entendait alors des « petites loges ou capsules qui contiennent la graisse dans un corps qui a de l’embonpoint » (d’après l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert), on est donc encore très loin d’une théorie cellulaire...
Sans parler de lien entre la découverte du polype de Tremblay et celle des cellules souches, une question reste d’actualité : jusqu’où le vivant est-il susceptible de repousser ses limites ? Avant d’approfondir cette question, un résumé de l’une des découvertes les plus remarquables qui en sont à l’origine s’impose. Un nom reste accolé à ces fameux polypes, celui d’Abraham Tremblay (ou Trembley) (1710 - 1784). C’est à La Haye où il était le précepteur des deux fils du comte Bentinck, que ce biologiste Suisse découvre cette espèce jusque-là ignorée, fondue dans le décor constitué de ces plantes et de ces insectes que l’oeil, attiré vers des phénomènes de plus grande envergure, dédaigne. Les naturalistes passionnés par les insectes étaient souvent moqués par leurs pairs, comme s’ils s’attardaient sur des petites choses sans véritable importance. Pourtant, l’idée que c’est dans l’infiniment petit que les mystères de la vie trouvent leur explication fait son chemin grâce, notamment, au perfectionnement des microscopes depuis Leeuwenhoek. Tremblay démarre une longue histoire avec ces espèces, dont il ne peut encore déterminer la nature, végétale ou animale. Indiscutablement, ces êtres sont doués de mobilité. Or, le mouvement est bien l’un des attributs qui déterminent la notion même d’animal. Voltaire, se moquant des conclusions de Tremblay et de Réaumur, opposera le fait que nombre de plantes sont régulièrement mues par des causes qui leur restent extérieures. Lorsque Tremblay découpe dans tous les sens possibles ces êtres encore sans nom, il constate leur formidable capacité de régénération. Peut-on parler d’animaux qui prospèreraient par boutures ? Cette question, il la pose au célèbre Réaumur (René-Antoine Ferchault de Réaumur, 1683-1757), avec lequel il établit une correspondance qui embrasse une période de 17 ans (1740-1757) et consiste en 82 lettres de Réaumur à Tremblay et autant réciproquement. Ayant envoyé des spécimens à Réaumur, ce dernier, après avoir procédé aux mêmes expériences, lui répond le 25 mars 1741 : « Ce sont certainement des animaux. Je leur ai même déjà donné un nom sous votre bon plaisir, celui de polipes, et en attendant que vous l’ayez agréé, ou rejeté, je ne laisserai pas de m’en servir pour épargner la longue phrase [corps organisés des plantes] que vous et moi avons employée jusqu’ici pour les désigner ». Ces êtres hybrides ont désormais un nom et une identité. Il reste à déchiffrer l’énigme de leur développement. S’ils se régénèrent, y a-t-il d’autres espèces susceptibles d’une performance analogue ? « Si le développement des corps organisés ou leur simple accroissement ne peut être que l’effet de la plus belle mécanique, constate le naturaliste genevois Charles Bonnet, cousin d’Abraham Tremblay, combien cette mécanique doit-elle être plus belle encore, lorsqu’elle n’est point bornée à procurer simplement l’extension graduelle des parties en tout genre, et qu’elle s’élève jusqu’à procurer la régénération complète d’un membre, ou d’un organe, et même l’entière réintégration de l’animal ! ». L’abbé Spallanzani, dans son Prodrome, publié en 1768, décrit la régénération des cornes et de la tête toute entière du limaçon. De même évoque-t-il celle de la salamandre aquatique, régénération plus fascinante encore puisqu’il s’agit d’un quadrupède, avec des os et un système sanguin…
Cette découverte alimente les questions, parmi d’autres qu’il serait trop long d’évoquer ici, de la génération, de la nature vivante de la matière et des conséquences concernant la nature biologique de l’homme.
Pourquoi la régénération questionne-t-elle la génération ? Durant cette période du dix-huitième siècle, la question de la répartition des rôles entre mâle et femelle, du développement de l’oeuf et des modalités précises à partir desquelles un être vivant se constitue est encore loin d’être tranchée. Le débat oppose ainsi épigénétistes et préformationnistes. Charles Bonnet utilise la découverte des polypes pour argumenter en faveur du préformationnisme. Il existerait des germes minuscules qui, en quelque sorte, contiendraient l’animal en tout petit. Il ne manquera pas d’être réfuté…
Deuxième question : celle de la matière. À partir de quel stade une matière est-elle dite vivante ? La doctrine vitaliste, qui marque le XVIIIe siècle, s’attache à montrer que le corps n’est pas seulement une machine, comme se plaisaient à le dire philosophes et médecins du siècle précédent (exemple du mécanicisme de Descartes), et que le mouvement et l’animation se distribuent dans les différentes parties du corps à partir d’un principe vital, principe qui a évolué durant le XVIIIe siècle, déterminant les différents éléments concourant à l’animation des corps, de leur matière, et tendant à montrer qu’une physiologie conséquente ne peut se contenter de reposer sur la seule division traditionnelle entre liquides (humeurs telles que le sang, la bile, la pituite et l’atrabile, héritées de l’Antiquité) et solides (l’ensemble des organes du corps). Sensibilité et irritabilité[*], formulées la première fois par Francis Glisson (1597-1677), puis retravaillées par Georg Ernst Stahl (1660-1734) (doctrine qualifiée d’animiste, dans la mesure où elle fait de l’âme le principe général de vie), Albrecht Von Haller (1708-177), l’École de Montpellier avec Paul Joseph Barthez (1734-1806) ou encore, parmi d’autre, Théophile de Bordeu (1722-1776) , sont deux notions qui vont alors contribuer à déterminer les différents degrés du vivant dans la matière : réactivité, mobilité, etc.
Mais si les polypes sont animés, peuvent-ils nous apprendre quelque chose sur le compte d’un être autrement plus complexe, l’homme ? Car derrière toutes ces expériences plane, comme une interrogation lancinante, l’ombre de la complexité biologique de l’homme lui-même... Or, nul ne se risquera à énoncer que l’on peut couper un bras et voir ce dernier repousser, sauf, peut-être, dans les comptes-rendus fantaisistes que des gazettes ne manquent jamais de rapporter. Si la découverte des polypes n’offre aucun débouché thérapeutique, il existe cependant une déclinaison médicale du terme « régénération ». L’Encyclopédie en parle comme d’un « terme de Chirurgie, fort usité dans les traités des plaies et des ulcères, pour exprimer la réparation de la substance perdue ». Ici, il s’agit en fait de cicatrisation, un phénomène connu et exploité depuis déjà longtemps.
On observe donc que la matière vivante, c’est-à-dire les fibres, les tissus muqueux, se montre capable de reconstitution partielle (phénomène de cicatrisation), de régénération partielle ou totale chez certains animaux ; mais, dès lors que trop de questions restent irrésolues, observations et conclusions n’apparaissent pas en mesure de fournir les clés de ce qui reste, à cette époque, l’énigme du vivant.
Diderot se plaît à imaginer des polypes humains évoluant sur Jupiter ou sur Saturne. De l’homme au polype, on passerait de l’ordre de la continuité à celui de la contiguïté. Chez le premier, c’est l’unité qui fait l’animal à travers toutes les abeilles qui constituent la grappe organique de son être, pour reprendre une métaphore largement filée durant tout ce siècle ; chez le dernier, c’est au contraire, l’éclatement occasionnant le bouturage qui apparaît vital, chaque abeille occasionne une nouvelle grappe destinée à éclater elle-même en de nouveaux essaims. Dans les deux cas, c’est toujours le vivant qui s’exprime en de multiples facettes qui ne cessent de surprendre l’observateur attentif et curieux de la nature.
En un mot, la découverte du potentiel régénérateur des tissus à partir de l’observation des polypes ne permet aucun débouché thérapeutique ni même aucune hypothèse sérieuse dans ce domaine, mais étend sensiblement l’horizon du vivant, ses possibilités et ses modalités. Un siècle auparavant, encore loin des polypes, Spinoza recommandait, en parlant du corps, une grande prudence à ses contemporains : « Personne, il est vrai, n’a jusqu’à présent déterminé ce que peut le corps... ».
Parties annexes
Note
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[*]
Nous entendons par ces deux notions l’idée d’une réactivité de la matière, concernant l’irritabilité, et celle de son animation durable, permise par ce qu’on appelerait aujourd’hui l’influx nerveux, concernant la sensibilité ; c’est cette dernière qui exprime vraiment la vie en chaque corps