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Les entreprises multinationales sont confrontées à des défis interrogeant leur rôle croissant dans la société. Un rôle qui a évolué de manière significative au cours des dernières décennies, prenant la forme d’une Responsabilité Sociale des Entreprises[1] (RSE) devenue de plus en plus incontournable en termes de lois et de réputation. La RSE interroge les conséquences des activités des entreprises, notamment multinationales, vis-à-vis des populations et de l’environnement (Mercier, 2014). L’éthique est parallèlement devenue un domaine traité de manière de plus en plus explicite par les organisations (Matten & Moon, 2008), à travers une formalisation via des outils dédiées au sein des entreprises. Les outils éthiques sont au service de la stratégie des multinationales (Noland & Phillips, 2010; Key & Popkin, 1998) au sein d’une articulation complexe entre un niveau global (géré par la maison mère) et local (les filiales nationales) (Barmeyer & Davoine, 2007). Ils constituent une catégorie d’outils en croissance, dans un contexte où la RSE prend une ampleur grandissante, et sont une émanation de la culture d’entreprise véhiculée à l’international (Barmeyer & Davoine, 2013).

Les outils de gestion sont consubstantiels à l’éthique des entreprises multinationales, dans la mesure où lesdits outils doivent permettre de gérer et de faire vivre l’éthique au sein de ces organisations. Or l’éthique peut être définie différemment selon les individus qui auront chacun une acception et une mise en oeuvre de l’éthique propres. Le paradoxe est généré dès lors que l’on met l’éthique et l’outil en vis-à-vis, car la première est imprécise, quand le second est précis par nature, clairement défini, incarné dans un texte, ou une valeur, et qui vaut pour l’ensemble d’une entreprise (Mercier, 2002, 2014).

Ce paradoxe nous intéresse et nous souhaitons l’aborder de manière originale en identifiant les outils éthiques à des instruments de gestion (Hatchuel & Weil, 1992; Aggeri & Labatut, 2010) à part entière. Il s’agit pour nous de mieux comprendre ces outils, leur mise en oeuvre souvent commune aux multinationales, mais dont la nature et les motivations diffèrent dans un contexte international. La coordination entre la maison-mère et ses filiales, ainsi qu’entre les filiales, est par définition complexe, surtout lorsqu’il s’agit de mettre en oeuvre des outils éthiques à l’international. Il n’existe pas de consensus sur la meilleure façon pour une multinationale de mettre en oeuvre ses systèmes liés à l’éthique et la RSE (Hah & Freeman, 2014). Les travaux sur la question sont encore insuffisants. Pourtant, les outils éthiques, complexes et souvent sous-estimés, au service de la formalisation de l’éthique des organisations, demeurent très présents dans les organisations. Ils font l’objet d’agencements riches et complexes que les multinationales continuent de cultiver, contribuant à leur persistance manifeste (Bondy et al., 2008; Preuss, 2010; Saleh & Antheaume, 2020), et poursuivent des objectifs riches et variables, que nous souhaitons mieux mettre en lumière. Ce sont ces agencements qui peuvent orienter concrètement les comportements des collaborateurs.

En conséquence, notre question de recherche se formule ainsi : en quoi les outils éthiques peuvent-ils être assimilés à des instruments de gestion ? Nous la déclinons en deux sous-questions de recherche : comment s’inscrivent-ils dans le dispositif éthique des multinationales ? Et dans quelle mesure peuvent-ils concrètement orienter les comportements de leurs collaborateurs ? Nous nous inscrivons d’abord dans la littérature sur ces différents sujets. Nous mobilisons ensuite une méthodologie de recherche exploratoire et inductive via une étude de cas multiples de 19 entreprises multinationales (30 entretiens et diverses données secondaires), que nous analysons sur le logiciel d’analyse qualitative Nvivo (Gioia, 2021). Nos résultats montrent que les outils éthiques doivent s’inscrire ensemble, de manière articulée au sein de dispositifs de gestion (Aggeri et Labatut, 2010) multi-instrumentaux et fortement formalisés, pour permettre aux multinationales une mise en oeuvre efficace de leur positionnement éthique à l’international en termes d’orientation des comportements. Moins formalisés, ces dispositifs permettent plutôt la gestion des risques (en termes juridiques et de réputation), et sont plus adaptables à l’international. Nous contribuons ainsi à mieux comprendre la nature et les fonctions des outils éthiques dans leur diversité, au sein des multinationales, en tant qu’outils de gestion à part entière.

Revue de la littérature

Les outils éthiques, des instruments inscrits au sein de dispositifs de gestion

L’éthique est étroitement liée à la culture organisationnelle, d’intensité variable selon les organisations et qui régit de près ou de loin tous les domaines de la vie des collaborateurs (Mercier, 2014). Les outils éthiques, qui sont l’une des explicitations de l’éthique par les entreprises, sont définis ici comme une « formalisation éthique » qui répond « à un double enjeu : elle permet à l’entreprise de réagir aux pressions de son environnement et constitue un moyen de régulation interne » (Mercier, 2002, p. 37). Des exemples très divers existent (code, valeurs, formation éthiques), d’une grande variété sur le fond comme sur la forme (Mercier, 2002). Le code de conduite, l’un des outils que nous analysons, se définit comme un « outil de régulation des relations entre l’entreprise et ses différentes parties-prenantes » (Mercier, 2000, p. 104). Ces outils éthiques continuent d’être mobilisés par les organisations, et occupent une place importante en leur sein (Bondy et al., 2008; Preuss, 2010; Saleh & Antheaume, 2020).

Les outils éthiques pourraient en première approche être assimilés à des outils de gestion (Hatchuel & Moisdon, 1993). Ils sont un moyen de concrétiser la culture organisationnelle et se multiplient depuis des décennies. Répondant à des pressions internes et externes, portés par des parties prenantes autant que par les organisations elles-mêmes, les outils prolifèrent dans toutes les structures (De Vaujany, 2006). L’outil de gestion est « cet auxiliaire du manager, cet ustensile de “l’artisan-gestionnaire” », ayant une « visée opérationnelle [comme] ligne qui guide les travaux et les réflexions des managers » (Aggeri & Labatut, 2010, p. 8-9). L’outil de gestion peut potentiellement exercer une influence sur l’organisation et son fonctionnement (De Vaujany, 2005; Dumas et al., 2012; Grimand, 2012); il est une aide du manager, plutôt opérationnelle (Aggeri & Labatut, 2010). Quant à l’instrument, davantage élaboré que l’outil, il est « le produit d’une opération de pensée d’ordre supérieur », alliée à une « dimension matérielle (materiality, artifact) » et implique « une dimension politique, implicite ou explicite, susceptible d’être révélée dans le cadre d’actions organisées et finalisées » (p. 9). Les instruments de gestion, qui font l’objet d’un intérêt croissant depuis les années 1960, se sont complexifiés tant du point de vue de l’ingénierie que des technologies (Aggeri & Labatut, 2010). Ils dépassent le simple artefact pour embrasser une réalité plus complexe, incluant les usages dudit instrument « et les effets qu’ils sont susceptibles de produire sur les comportements d’autres acteurs » (Aggeri & Labatut, 2010, p.9). L’instrument a une finalité, une motivation implicite que la multinationale souhaite véhiculer.

Assimiler l’outil éthique à un instrument, plutôt qu’à un outil de gestion, présenterait l’intérêt de pouvoir l’inscrire dans un dispositif de gestion dédié. Au sens d’Aggeri et Labatut (2010), un dispositif de gestion est « un agencement d’instruments et d’acteurs », faisant « référence à un niveau d’analyse moins élémentaire que celui de l’instrument » et « ce qui pose question dans le dispositif c’est moins l’efficacité de chacune des parties que celle de leur agencement les unes aux autres et les manières possibles d’y parvenir » (p. 11). On peut observer l’élaboration d’un dispositif, les facteurs qui le motivent, et sa mise en oeuvre, ce qui peut donc s’appliquer à l’éthique. Les outils éthiques représentent ainsi une réalité complexe pour les multinationales. Ils sont riches et protéiformes, et leur mise en oeuvre par les multinationales à l’international constitue un processus complexe, aux multiples utilités. La formalisation même des outils éthiques est un domaine de recherche qui mérite d’être approfondi, tant la complexité des relations au sein des multinationales est essentielle. Notre recherche inductive et exploratoire doit permettre de mieux nous renseigner sur les articulations entre les outils éthiques, et les motivations qui les guident. Nous souhaitons mieux connaître la formalisation, le pilotage des outils éthiques à l’international et leurs fonctions.

Fonctions, spécificités et gestion internationale des outils éthiques

Les outils éthiques peuvent assurer des fonctions diverses au sein des organisations. Ce peut être une fonction juridique, notamment depuis 2002 et l’impulsion de la loi américaine Sarbanes-Oxley Act (SOX). Celle-ci a entraîné une forte croissance des multinationales dotées d’un code éthique (Canary & Jennings, 2008) pour renforcer la conformité des entreprises, y compris européenne, à la législation américaine, accélérant leur diffusion globale (Barmeyer & Davoine, 2007). Les outils éthiques peuvent également servir à défendre la réputation, un actif essentiel à préserver pour les multinationales, et la non-prise en considération de l’éthique dans la conduite des affaires peut conduire à des scandales aux lourdes conséquences pour les entreprises (Campbell et al., 2012; Daudigeos et al., 2020; Tian & Slocum, 2016). Mais les outils éthiques sont aussi critiqués, considérés comme une illusion, faussement objectifs et rationnels, ils seraient en réalité un instrument de pouvoir (Holtzhausen, 2015).

Quelle que soit leur fonction, le contexte organisationnel et politique de l’organisation est considéré comme pouvant avoir un impact sur la manière dont les acteurs s’approprient les outils de gestion (Chiapello & Gilbert, 2013; Dumas et al., 2012; Gastaldi & Gilbert, 2016; Grimand, 2012). Les travaux relatifs à cette appropriation (De Vaujany, 2005; Dumas et al., 2012; Grimand, 2012; Martineau, 2014) ont montré que l’outil de gestion peut lui-même exercer une influence sur l’organisation et la manière dont elle fonctionne. Cela doit encourager les multinationales à établir une corrélation entre leurs outils éthiques et la dimension mondiale de leurs activités, pour inclure la diversité notamment juridique dans le déploiement de leur éthique (Talaulicar, 2009). Or la meilleure voie de mise en oeuvre de systèmes liés à l’éthique et la RSE ne fait pas consensus dans la littérature (Hah & Freeman, 2014).

Plus les filiales ont de points communs avec leur maison-mère (en termes de relations fournisseurs, de technologies, de situations concurrentielles, etc.), mais également les unes avec les autres, plus l’intégration globale de la multinationale sera réussie (Andersson & Forsgren, 1994). L’analyse et la prise en compte de ces caractéristiques peuvent aider à générer une meilleure coordination des outils éthiques, la distance géographique générant des difficultés pour le siège à gérer ses filiales (Beddi & Mayrhofer, 2012). Des études ont montré que l’hybridation, ou une activité institutionnelle dans les filiales destinées à combiner et adapter les directives de la maison-mère des multinationales, peuvent constituer une solution viable (Acquier et al., 2018). L’énonciation soignée et formalisée des principes et valeurs éthiques des multinationales à l’international permet aux collaborateurs d’agir de manière plus éthique, notamment si ces derniers sont au clair avec leurs propres principes éthiques personnels (Posner & Schmidt, 1992). L’orientation des comportements des collaborateurs est donc une raison d’être clé, mais non exclusive, des outils éthiques. Cela ne peut se faire qu’au prix d’un travail important de formalisation de l’éthique par les multinationales (Barmeyer & Davoine, 2010). C’est ainsi que se justifie notre question de recherche : en quoi les outils éthiques peuvent-ils être assimilés à des instruments de gestion ? Nous la déclinons en deux sous-questions de recherche : comment s’inscrivent-ils dans le dispositif éthique des multinationales ? Et dans quelle mesure peuvent-ils concrètement orienter les comportements de leurs collaborateurs ?

Méthodologie

L’étude de cas multiples comme méthode de recherche

Notre recherche exploratoire prend la forme d’une étude de cas multiples, portant sur une réalité contemporaine concrète, selon la définition de Yin (2014). Son objectif est de générer de nouvelles articulations entre les concepts (Charreire & Huault, 2001) évoqués ci-dessus, et d’être utile à l’analyse de phénomènes peu connus. Cette méthode de recherche nous permet de mettre en lumière les traits saillants, les enjeux de notre objet d’étude ainsi que les facteurs et les éléments susceptibles de correspondre à des contextes proches (Myers, 2009), permettant une généralisation analytique. L’étude de cas permet aussi d’étudier des phénomènes mal connus (Eisenhardt, 2021), et d’exprimer le lien de cause à effet. Parce qu’elle favorise la recherche de la manière et des raisons qui président aux événements (Yin, 2014), elle constitue une méthode de recherche à part entière en sciences de gestion (Hlady Rispal, 2002).

Notre perspective est plutôt synchronique que diachronique (Hlady Rispal, 2002) : nous étudions plusieurs entreprises simultanément. Le choix d’une étude de cas multiples plutôt qu’une étude de cas unique nous permet d’approfondir notre compréhension du phénomène étudié (Stake, 1995), et correspond bien à notre objet de recherche, les outils d’entreprises multinationales. Il s’agit ici d’une recherche inductive (« bottom-up ») pour mieux appréhender la manière dont les entreprises conçoivent l’éthique des affaires et sa mise en oeuvre via des outils qu’elles diffusent du siège vers les filiales à l’international.

Collecte des données : critères de sélection et description des cas

L’unité d’analyse est le niveau organisationnel, l’entreprise. Cette recherche se fonde sur une série de 19 études de cas exploratoires de multinationales. Les entreprises ont été sélectionnées selon plusieurs critères, en vue d’atteindre la plus grande richesse et diversité possibles. Le 1er critère de sélection des cas est la taille des entreprises. Nous nous sommes focalisés sur de grandes et très grandes entreprises (600 à 200 000 salariés), la littérature ayant mis en lumière une corrélation entre la taille d’une entreprise et une tendance à formaliser l’éthique (White & Montgomery, 1980; Robertson, 1991; Ciulla, 1992). Le 2nd critère est la dimension internationale. Les entreprises étudiées sont toutes très internationalisée (présence dans au moins trois pays) (voir tableaux 1 et 2 ci-dessous). Le 3ème critère est l’existence de synergies entre leurs filiales, et entre les filiales et le siège, pour lesquelles on peut observer l’existence d’outils éthiques élaborés par le siège et mis en oeuvre, appliqués par les filiales[2]. Les multinationales retenues ont clairement une forte intégration de leurs filiales. Le 4ème critère est la diversité culturelle au niveau des pays d’origine des entreprises (France, Suisse, USA, Japon, Italie et Royaume-Uni). Le dernier critère est la diversité des secteurs d’activité.

Tableau 1

Présentation des Cas

Présentation des Cas
Source : Élaboration personnelle

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Tableau 2

Profil des personnes interrogées dans chaque cas

Profil des personnes interrogées dans chaque cas
Source : Élaboration personnelle

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Les 19 multinationales étudiées ont été anonymisées à la demande des entreprises, chacune étant par conséquent nommée par une lettre attribuée au hasard. Au total, 28 personnes ont été interrogées, pour 30 entretiens semi-directifs réalisés, suivant le même guide d’entretien. La durée des entretiens oscille entre 30 minutes et deux heures; 22 ont été menés en présentiel et six à distance (téléphone ou visioconférence). La diversité des profils des personnes interrogées est due au fait que le discours des praticiens est considéré comme un point d’entrée dans les cas, et non comme une perception subjective. Nous n’exploitons pas les particularités liées aux métiers et aux fonctions des interviewés, notre niveau d’analyse étant organisationnel. Nous avons atteint une saturation théorique autour du 13ème cas, à partir duquel certains thèmes revenaient de manière récurrente, voire systématique, quand peu de nouveaux émergeaient. Les tableaux 1 et 2 détaillent les caractéristiques des cas étudiées et des personnes interrogées.

L’unique guide d’entretien mobilisé comprend quatre principaux thèmes. Le 1er consiste à identifier les outils éthiques existant dans l’organisation, la manière dont elle les nomme et l’ampleur de leur développement en son sein. Le 2nd concerne le contexte et les raisons de la mise en place des outils éthiques, de leur développement ou modification. Le 3ème thème est relatif à la conception et l’élaboration des outils éthiques, ainsi que les fondements sur lesquels les choix ont été faits. Enfin, le 4ème thème est celui de leur mise en oeuvre à l’international.

Parallèlement aux entretiens, nous avons collecté plusieurs centaines de données secondaires diverses : des documents internes ou publics, relatifs aux outils éthiques, pour mieux comprendre la manière dont chaque multinationale aborde l’éthique des affaires. Une synthèse des documents consultés est présentée dans un tableau dédié ci-dessous (Tableau 3). Cela montre les différentes conceptions des cas étudiés, et permet d’obtenir une vue d’ensemble du discours tenu sur l’éthique. La RSE y est parfois évoquée, notamment en lien avec des actions responsables inspirées des outils éthiques des entreprises.

Tableau 3

Présentation des outils éthiques des cas présentés sur leurs sites Internet respectifs

Présentation des outils éthiques des cas présentés sur leurs sites Internet respectifs
Source : Élaboration personnelle

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Analyse des données

Nous adoptons une approche inductive. Les entretiens ont été enregistrés, retranscrits et analysés sur le logiciel d’analyse qualitative Nvivo, tout comme les données secondaires. Notre méthodologie générale suit la démarche décrite par Gioia (2021) qui s’est fortement institutionnalisée depuis trente ans et est utilisée de manière croissante dans des revues internationales de haut niveau en sciences de gestion (Magnani & Gioia, 2022). Nous sommes partis de la matérialité du terrain, à travers des annotations réalisées sur les verbatim, directement issus des entretiens bruts. Les annotations ont ensuite été regroupées, puis agrégées dans un arbre de manière structurée, avec des thèmes généraux, constituant le codage de premier ordre, selon la méthodologie de Gioia (2021). Cette montée en abstraction a ensuite été poursuivie dans des concepts d’un niveau d’analyse plus théorique, constituant le codage de deuxième ordre. Ces deux ordres de codage constituent notre structure de données (Gioia, 2021), c’est une étape essentielle car elle confère une rigueur à notre recherche qualitative. Le passage du premier au deuxième ordre de codage a été réalisé en alliant des situations différentes, voire opposées, selon les entreprises étudiées notamment. C’est cette diversité, cette variété des cas de figures qui nous a fait prendre conscience de la richesse des configurations possibles. Ces différents positionnements des entreprises s’inscrivent cependant dans des démarches fondamentalement liées à une volonté d’inscrire leur positionnement éthique dans des outils (quelle que soit leur nature), de leur conférer une fonction dédiée (quelle qu’elle soit), et de la formaliser (de manière faible ou plus forte). Cela explique la physionomie de notre structure de données. Le logiciel NVivo a permis de faire ressortir les grandes lignes de notre récit. Les outils éthiques abordés et étudiés sont les codes de conduite, les valeurs et les formations éthiques. Cela a permis de dresser une structure de données très riche, obtenue grâce au travail de codage (Gioia, 2021), présentée dans le tableau ci-dessous (Tableau 4).

Tableau 4

1er et 2ème ordres de codage et verbatim

1er et 2ème ordres de codage et verbatim
Source : Élaboration personnelle

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Tableau 5

Synthèse des principaux résultats

Synthèse des principaux résultats
Source : Élaboration personnelle

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Résultats

Nos résultats expliquent pourquoi et comment sont formalisés les outils éthiques dans les entreprises multinationales, et les articulations entre les concepts évoqués auparavant. Nous abordons d’abord une première catégorie d’entreprises dont le dispositif éthique, d’inspiration anglo-saxonne, est fortement formalisé, permettant une orientation concrète des collaborateurs vers des comportements éthiques à l’international. Nous exposons ensuite une seconde catégorie d’entreprises mobilisant un dispositif éthique faiblement formalisé, permettant moins d’orienter les comportements des collaborateurs, et suivant plutôt une logique de prévention et de gestion des risques. Le tableau ci-dessus (Tableau 5) synthétise les résultats obtenus.

Un dispositif éthique fortement formalise, inspirée du modèle anglo‑saxon, pour entretenir une culture d’entreprise forte

Un degré de formalisation fort incarné par le code de conduite, fortement articulé avec les outils éthiques au sein du dispositif éthique

Le code de conduite (ou « code de conduite des affaires », « code éthique », « charte éthique », selon les cas étudiés) est la : « déclaration officielle des valeurs et pratiques commerciales d’une entreprise. [… Il] énonce des normes minimales et atteste de l’engagement pris par l’entreprise de les observer et de les faire observer par ses contractants, sous-traitants, fournisseurs et concessionnaires » (Commission Européenne, 2001, p.27). Dans notre échantillon, la structure du texte est globalement celle-ci : mot du dirigeant, introduction, présentation des valeurs et de l’approche éthiques du groupe, évocation croisée de pratiques proscrites ou encouragées, traitant de thèmes divers (conflit d’intérêt, corruption, discrimination, promotion du respect, de l’honnêteté, etc.). Les codes de conduite diffèrent sur un certain nombre de points, dont le niveau de formalisation qui constitue un critère de discrimination essentiel. Cette différentiation a été réalisée pour notre échantillon en comparant le degré de détails des documents, entre des principes très généraux et des éléments à haut niveau de précision. Ainsi, concernant cette première catégorie d’entreprises, le code éthique est très procédural, détaillé, mettant en évidence toutes les situations critiques, classiques ou exceptionnelles auxquelles les salariés peuvent être confrontées, et les comportements attendus (A, C, E, I, K, O et S). Inspirée du modèle américain, c’est une logique de très forte formalisation des rapports sociaux au sein de l’entreprise. L’origine de ce formalisme a ainsi été relevée : « En fait […] derrière le [Code], il y a tout un tas de procédures, de policy [politiques]. De pare-feu qui sont construits au fil du temps. […] [Le Code] c’est […] corporate, c’est un texte américain. Donc, tout est encadré ! » (A); ou « c’est une Charte éthique, avec derrière un certain nombre de principes, […] des procédures, donc c’est pas simplement une charte qui donne des principes généraux » (C). Les employés sont ainsi plus à même de s’approprier des procédures détaillées, plutôt que des principes généraux. La forte formalisation du code participe d’une meilleure capacité à orienter les comportements.

Les cas étudiés promeuvent des valeurs génériques et très variées, telles que « l’intégrité », « le courage », « l’esprit d’équipe », « le respect » ou encore « l’ambition ». Elles appellent à un idéal de comportement. Les valeurs organisationnelles dépendent de l’identité que se donne l’entreprise, elles sont liées aux autres outils éthiques, et sont notamment incluses dans le code de conduite. Ainsi, dans le Cas A, trois éléments sont articulés dans un document interne intitulé « Vision, Mission, Valeur [VMV] », s’appliquant à l’ensemble du groupe et faisant écho au code de conduite. Ces valeurs récemment modifiées représentent une évolution de l’entreprise : « Ce qui a beaucoup changé, ce n’est pas le chapitre des valeurs (…) mais plutôt le chapitre de la stratégie. Et lorsque vous avez un changement de stratégie, pour obtenir l’appui […] des membres de l’entreprise, vous devez renforcer votre vision, votre mission et vos valeurs. […] Pour les faire aller dans la même direction, ils doivent se rassembler autour de valeurs communes » (A). Les valeurs sont là pour « que ce soit plus facile pour les employés » de s’approprier des règles souvent « abstraites », permettant à l’employé « d’être plus conscient aussi de ce qu’il fait » (O).

Des formations éthiques dispensées aux collaborateurs servent souvent à évoquer le code de conduite et les valeurs. Les formations systématiques à l’éthique contribuent à diffuser la même culture d’entreprise à des employés aux profils différents, permettant un pilotage maîtrisé des outils éthiques. Elles sont générales ou spécifiques à un sujet en particulier. Les formations peuvent être délivrées dès l’embauche (A, O, S), pour s’assurer que l’employé intègre bien le code. Des modules de formation en ligne sur les grands problèmes éthiques sont proposés aux nouveaux salariés (A). Cela peut être répété annuellement dans un format plus court (« refresh ») pour communiquer aux collaborateurs les valeurs du groupe (A et C).

Ainsi, le code de conduite inclut les valeurs, et son appropriation est favorisée par des formations dédiées. La forte formalisation de ces trois outils éthiques, coordonnés et liés, font apparaître l’idée d’un dispositif éthique multi-instrumental destiné à faire que les collaborateurs s’approprient efficacement le positionnement éthique de l’entreprise.

Un dispositif éthique fortement formalisé pour renforcer la culture organisationnelle

Générer des outils éthiques peut renforcer la culture organisationnelle des multinationales. Cela confirme l’idée d’un dispositif dédié à l’éthique, déployé de manière consciente et volontaire et sous-tendu par un objectif politique. Il peut s’agir de favoriser la gestion des ressources humaines, dès la phase de recrutement : « Les gens, maintenant, […] ils voient “[le] boulot doit être quelque chose d’éthique, qui bouge quelque chose dans le monde”. […] Ils mettent des valeurs, comme ça, tu fais la candidature, après, tu as les valeurs » (O). Il illustre avec l’une des valeurs de l’entreprise : « l’empathie », car « c’est important pour eux [les candidats], parce que tu ne peux pas faire quelque chose qui n’est pas éthique avec des choses médicales ». Les outils éthiques, renforçant une culture d’entreprise positive, peuvent être décisifs dans l’attractivité des talents et la bonne gestion des ressources humaines.

Cette idée se retrouve dans plusieurs entretiens : « les règles sont devenues une culture. Entre le moment où tu poses des règles, et le moment où ça devient quelque chose qui fait partie des employés, qui est donc une culture d’entreprise, c’est des années. […] Les gens sont formés, […] surtout pour les nouveaux arrivants. […] Ils prennent des habitudes et ça devient quelque chose qui est normal » (A). Ces règles, déclinées dans le code de conduite et pour lesquelles les employés sont formés, induisent des comportements attendus par le groupe. C’est la description d’un dispositif éthique fortement formalisé, confirmée ici : « l’idée de la charte éthique et des process qui sont agrégés autour […] c’est arriver à un rôle modèle, que tout le monde soit dans… c’est une matrice. » (A). Ce « rôle modèle » façonne les employés emprunts de cette éthique, qui se confond avec la culture d’entreprise, et oriente les employés vers plus de vertu. Il illustre son propos avec les cadeaux qu’on offre aux partenaires d’affaires, et réglementés par le code éthique : « On m’invite au restaurant, ou je reçois un cadeau d’un client. […] Il est expliqué clairement ce que tu peux acheter, […] recevoir… Quels sont les montants que tu peux offrir, est-ce que tu peux inviter les gens au restaurant, […] en week-end, […] leur payer leur taxi… Tout est cadré. Et toutes ces procédures de policy trouvent leur origine dans le [Code] » (A). Les règles sont concrètes, et peuvent être suivies pour éviter les dérives. Le cas L, également américain, est proche du Cas A.

Pour le Cas C, il existe « toute une gamme procédures dans le domaine de l’éthique », « par exemple pour les cadeaux d’entreprises, […] dans la manière dont on se débrouille avec les agents… », qu’il convient de respecter, ce qui permet selon lui de : « donner la possibilité au responsable qui est en front-line de dire mais, si vous faites des trucs que vous feriez pas en conscience […] ne le faites pas pour l’entreprise […]. On a vraiment l’impression d’être parti sur des zones très saines de business » (C). Davantage soumis à des contrôles, notamment de grands bailleurs de fond tels que la Banque Mondiale, compte-tenu de leurs nouvelles activités, il a fallu agir : « mettre en place toute une démarche […] beaucoup plus classique selon les normes anglo-saxonnes, de charte détaillée » (C). Le dispositif éthique est ici richement détaillé, formalisé, permettant une appropriation quotidienne des principes promus, implémentée dans la culture d’entreprise. Le même raisonnement est appliqué dans le cas K concernant : « les relations commerciales, sur les corruptions et autres ». La précision des règles éthiques permet une appropriation, et un meilleur respect de la part des employés. Cela renforce l’idée qu’un dispositif éthique multi-instrumental fortement formalisé est plus efficace pour promouvoir l’éthique de l’entreprise. En outre, le fait qu’une volonté politique du groupe guide le déploiement des instruments éthiques étaye l’idée de dispositifs à part entière et pas seulement d’outils de gestion.

Un dispositif éthique fortement formalisé pour une diffusion internationale uniforme de la culture organisationnelle des multinationales

Dans l’ensemble, les dispositifs éthiques étudiés pour cette première catégorie ne tiennent pas compte de la diversité culturelle des filiales des multinationales : fédérateurs, globaux, ils sont conçus par la maison-mère et mis en oeuvre par l’ensemble des pays d’implantation sans réelle adaptation. Le fait que le code de conduite soit le même partout favorise la collaboration entre collègues : « Tu bosses avec des collègues basés à Taïwan. Tout le monde est très “compliant” [conforme] par rapport au [Code], conscient de sa diversité, qu’il faut trouver les moyens pour travailler ensemble… […] Ces outils-là […], c’est des facilitateurs dans la gestion de nos opérations. […]. C’est des fondements […] On fait du business en se basant là-dessus. […] La philosophie c’est ça » (A). Un code de conduite unique génère une base de compréhension commune entre collaborateurs de cultures nationales différentes. Le dispositif éthique ainsi déployé renforce la culture d’entreprise globale des filiales des multinationales.

Des initiatives locales renforçant l’appropriation du dispositif peuvent émerger dans certaines filiales, promouvant la culture d’entreprise. Dans le Cas E, en France, un travail « d’application pratique » des valeurs a été réalisé pour permettre une « culture commune de gestion ». Cette « traduction des valeurs en actions concrètes pour faire résonner la culture managériale » est un renforcement de la formalisation. Les valeurs « sont toujours traduites en cadres de référence [de comportements] suffisamment normalisés et assez précis » (E), pour une appropriation par les salariés et les managers, et éviter les « biais subjectifs » dans leur définition, favorisant ce dispositif éthique multi-instrumental fortement formalisé.

Un dispositif éthique faiblement formalise, à des fins juridiques et de communication

Un degré de formalisation faible du fait de codes de conduites minorés, et peu articulés avec les autres instruments éthiques au sein du dispositif éthique

Une seconde catégorie de codes de conduite, plus synthétiques, présente un niveau de détails moindre (D, F, G, H, J, L, M, N, P, Q et R). Ces derniers couvrent malgré tout l’essentiel des thèmes évoqués ci-dessus et renferment les principales orientations éthiques de l’entreprise, sans détailler les procédures, ni préciser toujours les comportements attendus. Dans le cas G, le code de conduite implique « un niveau d’abstraction élevé sur les principes », et donc peu de détails, comme dans les cas H et N. Dans les cas J et L, le code de conduite existe mais n’est quasiment pas évoqué, ce qui semble minorer son importance. Dans le cas D, l’interviewée est bien consciente de l’aspect rudimentaire du code de conduite, et le lie à la culture du groupe : « on a effectivement une charte et des principes d’action qui sont assez […] light, qu’on est en train de retravailler, mais on cherche à garder quelque chose de simple, qui correspond à notre culture assez, j’allais dire, de taille humaine » (D). Le Cas B est le seul ne disposant pas de code de conduite, d’où un degré de formalisation de l’éthique très inférieur aux autres. C’est un choix de l’entreprise : « je ne suis pas certaine que la direction du groupe soit favorable à la rédaction d’une charte éthique, […] ça enfermerait trop les comportements. Ce n’est pas dans l’éthique de l’entreprise. […] Ce qui est fait, c’est la mise en valeur de comportements » (B).

Concernant les valeurs, l’ensemble des entreprises en disposent. Essentielles, « [elles] essaient de fédérer les gens sur l’esprit du fait que tout est basé sur les individus, […] c’est que les gens doivent se reconnaître dans les valeurs de l’entreprise » (R). Elles sont diffusées à l’identique par la maison-mère vers les filiales. Elles peuvent être liées à la culture d’origine de l’entreprise, comme dans le Cas F, en l’occurrence japonaise. Le Cas B n’ayant pas de code, les valeurs prennent de facto une place centrale : « le dirigeant actuel a souhaité clarifier les valeurs et animer le réseau d’entreprises [du groupe]. […] C’est des comportements qui sont valorisés à l’intérieur du réseau ». L’utilité des valeurs est le maintien d’une ligne générale de comportements, peu formalisée, laissant cette liberté aux employés. Cela renforce l’idée d’une importance plus grande des valeurs dans un dispositif éthique sans code de conduite.

On trouve dans cette catégorie de cas des formations générales, en face à face (de deux heures à une journée) (H). Il existe également des formations plus ciblées, pour des groupes spécifiques d’employés, comme les directeurs de filiales, avec un « encadrement éthique » focalisée sur les valeurs : « la formation “servant leadership” [aide 200 managers dont je fais partie] à conduire leurs équipes en phase avec ces valeurs-là ». Dans l’ensemble, on trouve moins d’articulations des différents outils éthiques dans cette catégorie d’entreprises, ce qui suggère là encore une plus faible formalisation du dispositif éthique de ces multinationales.

Les dispositifs éthiques faiblement formalisés, pour une anticipation et une gestion de risques protéiformes

La gestion des risques juridiques, une contrainte favorisant l’émergence d’un dispositif éthique

Nos résultats montrent que l’obligation légale est une motivation centrale à cultiver une éthique pour les entreprises formalisant faiblement leurs dispositifs éthiques. Cela peut sembler paradoxal de prime abord, dans la mesure où c’est plutôt la catégorie d’entreprises ayant des dispositifs éthiques fortement formalisés, évoquée dans la partie précédente, qui possède des codes de conduite d’inspiration anglo-saxonne. En réalité, le code de conduite est plutôt considéré ici comme un faire-valoir, un prétexte permettant de se conformer à la loi (compliance), mais sans réelle teneur juridique en soi, et peu relié à la culture d’entreprise par les répondants. C’est le contexte qui, de différentes manières, a contraint les multinationales à se doter d’un dispositif éthique. Dans le Cas F, on souligne que « la Japanese SOX, on l’appelle “J-SOX” » est une législation japonaise inspirée de la loi américaine Sarbanes-Oxley Act (SOX, 2002) : « on a mis en oeuvre le même type de règles pour les entreprises cotées japonaises […]. Dans ce cadre, […] je crois que c’est 2009, il a été nécessaire de rédiger une charte éthique » (F). Des contraintes juridiques ont également eu des conséquences pour le site français du Cas F : « on était très en retard sur tout ce qui était bribery [corruption], ce qui faisait que nos entreprises se faisaient condamner très lourdement aux États-Unis. Maintenant, on est en train de mettre ça en place » (F). La contrainte juridique, et l’anticipation des risques, ont forcé le Cas F à formaliser l’éthique a minima (un code de conduite de seulement quatre pages) :

Quand on leur en parle [au siège], ils ne sont vraiment pas avancés dans ce domaine [l’éthique]. […] Dans notre groupe, on a une culture qui est forte et qui existe depuis très longtemps. […] Si on traduit l’éthique en termes papier, le Japonais a beaucoup de peine à sortir […] une charte éthique. […] C’est utile d’avoir une charte éthique, mais en fait, derrière tout ça, comme souvent au Japon, il y a des documents écrits qui vont organiser formellement des choses qui ne s’appliquent pas vraiment ».

F

La culture d’entreprise japonaise du Cas F se suffisant à elle-même, elle n’a pas à être confortée par des outils éthiques « consistants », ne nécessitant pas de forte formalisation. La loi et la cotation en bourse génèrent le dispositif éthique, une idée similaire au Cas P : « l’évolution réglementaire […] nous a poussés aussi à évoluer [en matière d’éthique] ».

Un passé empreint de déviances juridiques est également une contrainte à se doter d’un dispositif éthique : « il a dû y avoir des dérives dans le passé […] Si on regarde à 10, ou 20 ans en arrière, je pense que cet esprit de, […] enfin, des fournisseurs qui soudoyaient les responsables qualité ou les commerciaux, ça devait être une pratique qui devait être assez répandue. […] Et après il y a eu une évolution des moeurs » (N). Les outils ont été mis en place comme « rappel », « un moyen juste de se dédouaner pour la société » (N). C’est un moyen pour la multinationale de s’exonérer partiellement des responsabilités juridiques, et non une volonté délibérée de développer un dispositif éthique d’envergure au profit d’une culture d’entreprise plus vertueuse, ce qui explique pourquoi le dispositif éthique est moins formalisé.

La gestion des risques liés à la réputation, l’autre contrainte favorisant l’éthique

Une forte exposition publique encourage les multinationales à oeuvrer davantage à anticiper les risques liés à la dégradation de leur image et de leur réputation. C’est une autre contrainte, parallèlement à la loi, qui a conduit les multinationales à se doter de dispositifs éthiques restés peu formalisés : « [C’est pour éviter] toute mauvaise presse, parce que ça en va de la responsabilité de la société et de [son] image, que des règles, enfin que des chartes éthiques et des règles de conduite ont été mises en place » (N). Le lien est établi entre réputation et mise en place d’un dispositif éthique. L’exemple de la lutte contre les discriminations est utilisé : « D’un point de vue RH, toute firme doit être inclusive. Je pense que c’est une vraie erreur stratégique, enfin de pas l’être, en fait. Un en termes de marque employeur, […] c’est important de montrer qu’on est open » (J). Le risque d’une image ternie contraint ces entreprises à se doter d’un dispositif éthique, une motivation qui n’appelle pas une forte formalisation, la simple existence d’un dispositif suffisant à le promouvoir.

La faible formalisation du dispositif éthique permet une adaptation à la diversité nationale des filiales

Le peu de formalisation des dispositifs éthiques permet dans les multinationales de cette seconde catégorie de laisser une marge d’adaptation aux filiales nationales. Dans le cas M, chaque filiale pays produit sur-mesure son propre code éthique, la maison-mère n’en ayant pas encore édité. La responsable pays a choisi de s’inspirer du code éthique de la filiale espagnole, qui a été adapté au Mexique où elle travaille. Néanmoins, les choses évoluent, la maison-mère de la société prévoyant à court terme de rédiger un « code éthique mondial [qui] remplacerait le code d’éthique du Mexique par le code d’éthique français » (M), nationalité de la maison-mère. Cela pourrait renforcer la formalisation du dispositif éthique global et diminuer les adaptations nationales. Quant au Cas G, il travaille sur le projet de nouveaux codes, peut-être par pays, pour une meilleure prise en compte des différences nationales par les outils éthiques existants. Il parle du code éthique actuel du groupe comme d’un code « 1.0 », et aimerait passer à un code « 2.0 », de nouvelle génération. Cela n’a pu être réalisé faute de moyens et de « maturité » de l’entreprise et des équipes chargées du code. Le but serait de laisser plus d’adaptation et d’interprétation des valeurs au niveau des pays. La rédaction d’un code éthique indien (pays d’implantation majeur du groupe) est ainsi envisagée. Il s’agit de se fonder : « sur les sept valeurs, […] ça veut dire décrire ce que veut dire par [exemple] conflit d’intérêts, à un niveau d’abstraction […] suffisamment compréhensible. Et utiliser la métaphore suivante : la gestion des conflits d’intérêts, c’est une montagne. La manière d’atteindre la montagne va être différente [selon les filiales pays] » (G). L’idée est de « s’inscrire dans le système de valeurs au niveau local, dans la réalité indienne », pour une meilleure appropriation de l’outil central qu’est le code de conduite. La faible formalisation du dispositif éthique est justifiée car elle permet un « niveau d’abstraction suffisamment compréhensible », pour une meilleure adaptation aux filiales de la multinationale, en l’occurrence ici en Inde pour un groupe français.

Discussion

Des instruments éthiques inscrits dans un dispositif dédié : pour un réel impact sur les comportements

Les outils éthiques, quelle que soit l’entreprise étudiée, vont au-delà de simples documents dénués de sens. Ils sont pensés et imposés par le siège des multinationales qui exerce une politique consciente, à la différence d’autres outils de gestion qui ne sont pas nécessairement prescrits et qui peuvent émerger au niveau de la filiale. Nous proposons dès lors d’assimiler le code de conduite, les valeurs organisationnelles, ainsi que les formations éthiques, davantage à des instruments de gestion, au sens développé par Aggeri et Labatut (2010), qu’à des outils de gestion. Les instruments représentent une conceptualisation plus riche que les outils de gestion, aidant à résoudre des problèmes complexes, à orienter des décisions, à réduire cette complexité, à réguler les rapports sociaux, à générer et maintenir une cohérence d’ensemble (Berry, 1983). Nos résultats montrent également qu’il ne suffit pas d’introduire un nouvel outil éthique pour constater machinalement les effets attendus par ses concepteurs (Grimand, 2012; De Vaujany, 2005). Les instruments éthiques ne prennent toute leur ampleur que s’ils s’inscrivent dans un dispositif de gestion clairement défini, qui aura d’autant plus de raison d’être que les instruments qui le composent seront articulés de manière pertinente (Foucault, 1994; Girin, 1996), et pilotés dans la durée. Cela passe par un degré de formalisation fort, et plus ce degré est important, plus les effets escomptés sont significatifs. En outre, le dispositif de gestion, par définition, « est encore le produit d’une intervention gestionnaire délibérée : il se conçoit, s’aménage, se transforme en vue de finalités », allant au-delà de la simple « vision du dirigeant » (Aggeri & Labatut, 2010, p. 11). Les instruments éthiques doivent s’inscrire dans une réelle cohérence d’ensemble, au sein de dispositifs pensés pour la multinationale prise dans sa globalité. Si leur finalité est d’orienter les comportements, les instruments éthiques doivent dès la conception et tout au long de leur mise en oeuvre se donner les moyens d’être appliqués par l’ensemble des filiales à l’international. Pour cela, ils doivent être complémentaires. Il convient de les mettre en oeuvre de manière logique, et de les piloter de manière adéquate, ce qui sera accentué par une formalisation forte desdits instruments.

Le code de conduite demeure un outil central de l’éthique pour l’ensemble des organisations que nous avons analysées (à l’exception notable du cas B), de même que les valeurs qu’il renferme. Les codes étudiés suivent des logiques diverses et cherchent à définir les comportements attendus ou à éviter de manière plus ou moins formalisée. C’est une tendance qui vérifie la littérature. Celle-ci assimile les chartes éthiques des multinationales à une vision valorisant des comportements précis visant à l’excellence (Etchegoyen, 2000). La littérature souligne également le lien fort existant entre le code de conduite et les valeurs, ces dernières présidant souvent à la rédaction de ces documents (Barmeyer & Davoine, 2010). La formation éthique, présente dans la grande majorité des entreprises étudiées, peut en tant qu’élément de pilotage des outils éthiques, également avoir cet effet de cohérence psychologique (Bourguignon & Jenkins, 2004). C’est un élément important pour la mise en oeuvre d’outils éthiques, et leur appropriation par les acteurs (De Vaujany, 2006). La formation peut aider à comprendre la teneur éthique des décisions à prendre, à identifier de potentiels problèmes éthiques et à gérer la complexité de certaines situations en suscitant la discussion (Mercier, 2014). La formation peut être le lieu de réflexions collectives améliorant le jugement moral et le raisonnement éthique des membres d’une organisation (Nichols & Day, 1982).

Le code de conduite doit ainsi être élaboré en considérant l’ensemble de la multinationale, inclure des valeurs abordables par tous les collaborateurs, et ces derniers doivent être formés et entretenus de ces questions par leurs cadres pour un pilotage réussi. Il ressort de notre étude qu’un instrument de gestion seul, et non ou mal communiqué, risque de ne rester qu’un outil, un artefact rudimentaire qui peut facilement tomber dans l’oubli. Cela confirme la pertinence de la notion de dispositif (Aggeri & Labatut, 2010; Gilbert & Raulet Croset, 2021) concernant l’éthique, qui sera d’autant plus suivi d’effets qu’il sera fortement formalisé, quelles que soient la motivation et la forme des instruments qui le composent.

Quelles fonctions pour les dispositifs éthiques ?

Réputation et péril juridique : des dispositifs éthiques faiblement formalisés au service d’une gestion des risques globale des multinationales

Les dispositifs éthiques assurent des fonctions variables. Dans les cas de multinationales dont le dispositif éthique est faiblement formalisé, la gestion des risques est une fonction essentielle des outils éthiques, qu’elle soit volontaire, pro active ou contrainte par les évènements. Il s’agit pour les organisations de se prémunir de risques légaux, de scandales qui pourraient avoir un impact négatif sur leur fonctionnement à l’international. L’éthique revêt une importance stratégique, et les arguments rationnels pour soutenir qu’elle est financièrement et économiquement importante pour les entreprises sont nombreux (Carroll & Shabana, 2010). Les risques sont mentionnés dans plusieurs entretiens comme l’un des objectifs des outils éthiques. La littérature montre que les codes de conduite peuvent parfois servir une logique d’assurance ou de prévention des risques, notamment juridiques (Adelstein & Clegg, 2016). Cela peut être assimilée à une attitude défensive des multinationales, qui craignent les conséquences négatives de leurs propres activités sur leur environnement (Renouard, 2009), renforçant le rôle-clé de l’éthique dans la RSE comme bouclier. Cela confirme cette logique d’efficacité, à laquelle doit contribuer le dispositif de gestion, en l’occurrence ici une performance (Gilbert & Raulet Croset, 2021) en termes de compliance, de conformité juridique.

Les multinationales mettent parfois en oeuvre leurs outils éthiques pour simplement soigner leur réputation. Les crises et les scandales éthiques en particulier, exigent une attitude très volontaire. A cet égard, la mobilisation et l’affirmation d’une éthique peuvent être utiles aux entreprises, surtout si elles ont une longue histoire en la matière, qui peut le cas échéant contrebalancer le scepticisme de leurs clients (Vanhamme & Grobben, 2009). Plus globalement, les risques doivent conduire à appréhender l’éthique comme un domaine à part entière, concret, précis et efficace, et non simplement cosmétique, car la demande des consommateurs et des parties prenantes en général est pressante (Flipo, 2007). En l’occurrence, on pourrait reconnaitre ici derrière le dispositif une logique de performance (Gilbert & Raulet Croset, 2021) en termes de réputation, destinée in fine à protéger et renforcer la performance économique globale des multinationales. Mais l’éthique pour la communication pure, affichée sans aucune mise en oeuvre, est un cas de figure peu présent dans notre échantillon. La RSE des multinationales est considérée par nombre d’organisations de la société civile davantage comme un simple objet de promotion, qualifiée de « CSR washing » (Corporate Social Responsability washing; Pope et Waeraas, 2016). Idéologiquement, les codes de conduite font l’objet de très fortes critiques (Lenoir, 1991; Lipovetsky, 1992). Les programmes RSE sont vus par le courant critique comme des discours visant à légitimer et consolider le pouvoir des grandes entreprises (Banerjee, 2008). Nos résultats infirment cette littérature pourtant abondante sur le sujet.

Les dispositifs éthiques fortement formalisés, pour une culture d’entreprise éthique globale dans les filiales des multinationales

Dans les cas de multinationales aux dispositifs éthiques fortement formalisés, on a constaté une fonction favorisant la régulation des comportements en faveur de l’éthique, et renfonçant une culture d’entreprise vertueuse. La croissance des multinationales les amène à atteindre une taille qui soulève des problèmes notamment en termes organisationnels, (Robertson, 1991; Ciulla, 1992). Dès lors qu’elle atteint une taille critique, la culture d’entreprise ne peut plus rester informelle et implicite, du fait de l’éloignement géographique et de la diversité des profils qu’elle abrite. Ce constat a été dressé dans plusieurs des cas étudiés.

Face à cette complexité grandissante, la forte formalisation de l’éthique peut favoriser une meilleure intégration globale des collaborateurs. Les instruments éthiques répondent à la nécessité pour le siège d’une multinationale de partager un cadre commun avec des filiales étrangères parfois très éloignées (Saleh & Antheaume, 2020). Dès l’avènement du management stratégique comme champ de la littérature, l’éthique et les obligations morales de l’entreprise en ont été considérées comme parties intégrantes (Hosmer, 1994; Key & Popkin, 1998) : en suscitant la confiance dans l’entreprise, un engagement et une relation de coopération sont construits, dans une logique stratégique. Il est nécessaire d’intégrer l’éthique dans la stratégie globale des entreprises pour viser le succès, et bénéficier clairement aux parties prenantes (Noland & Phillips, 2010). Ainsi, le dispositif éthique favorise clairement la performance sociale et organisationnelle des multinationales (Gilbert & Raulet Croset, 2021).

Nos résultats montrent enfin que les instruments éthiques, élaborés par le siège des multinationales, ne sont que peu adaptés dans leur mise en oeuvre dans les filiales. Nous n’avons pas constaté d’hybridation (Acquier et al., 2018), ni de prise en compte réelle du contexte local de toute nature (Hah & Freeman, 2014; Talaulicar, 2009), mais plutôt une mise en oeuvre uniforme du dispositif éthique, notamment lorsque le degré de formalisation est fort, renforçant là encore l’idée d’une culture d’entreprise globale de la multinationale.

Conclusion

Les outils éthiques s’apparentent moins à des outils de gestion qu’à des instruments éthiques, dont on a pu constater la diversité au sein des entreprises multinationales. Une pluralité d’instruments éthiques existe en leur sein, élaborés par la maison-mère et majoritairement diffusés tels quels dans les filiales à l’international. Il convient d’aborder les instruments éthiques ensemble, de manière cumulative et complémentaire, pour permettre l’appropriation la plus forte possible par les collaborateurs à l’international du dispositif éthique de l’organisation. Un dispositif éthique fortement formalisé sera plus efficace pour orienter concrètement les comportements des collaborateurs et favoriser une culture d’entreprise vertueuse, quand un dispositif éthique faiblement formalisé apparaît plutôt comme un moyen de prévention et de gestion des risques juridiques et d’image.

Les limites de cette recherche résident dans le nombre d’entretiens, qui aurait pu être supérieur aux 30 entretiens obtenus, ce qui aurait permis d’approfondir les cas d’entreprises multinationales étudiées. En outre, les personnes interrogées ici avaient des fonctions différentes dans chaque organisation. Les discours individuels auraient été plus aisément comparables s’ils avaient eu des fonctions similaires.

Une recherche qualitative approfondie du dispositif éthique multi-instrumental d’une multinationale, dans une perspective processuelle, permettrait de saisir la nature des instruments éthiques le composant, leur réception au sein de l’entreprise et leur insertion parmi les autres types de dispositifs. Cette étude de cas unique devrait permettre d’interroger des dirigeants et des employés, au siège et dans les filiales, et croiser ces informations avec de multiples données secondaires, pour nourrir le panorama desdits instruments. Par la suite, une seconde recherche, critique des dispositifs éthiques des multinationales, permettrait de confronter les instruments éthiques à la fois au fonctionnement réel de l’organisation, aux comportements individuels des salariés, et à la vision des parties prenantes. Cela pourrait passer par une étude de cas multiples, croisant des entretiens avec les professionnels, des données internes aux multinationales, et des données externes relatives auxdits instruments éthiques (rapports d’associations, d’ONG et littérature scientifique).