Corps de l’article

À la conférence de Davos de 2018, Indra Nooyi, Présidente Directrice Générale du groupe PepsiCo, annonce un virage stratégique vers la confection et la commercialisation de boissons dites « de santé » (jus de fruits, boissons vitaminées) et l’abandon de la vente de sodas : « PepsiCo s’efforce d’assurer une croissance durable sur du long terme en laissant une empreinte positive pour la société et l’environnement […]. Notre objectif consiste à transformer notre portefeuille afin d’offrir des produits plus sains tout en rendant notre système alimentaire plus durable et nos collectivités plus prospères » (PepsiCo, 2018).

Pourquoi et comment la Responsabilité Sociale d’Entreprise (RSE) invite-t-elle les dirigeants à redéfinir les business models (BM) de l’entreprise ? Afin d’apporter des éléments de réponse à ces questions, nous suggérons d’expérimenter la mise en oeuvre de la RSE comme un processus de création de valeurs sociales, sociétales, environnementales et économiques, ces valeurs se définissant comme des indicateurs de contribution de l’entreprise aux enjeux du développement durable (DD). En représentant le système de création de valeur de l’entreprise, le BM se retrouve au coeur de ce processus. Dès lors, quel pourrait-être ce processus et quelle pourrait en être la logique fonctionnelle sous-jacente, c’est-à-dire les mécanismes permettant d’aboutir à la conversion « RSE-création de valeurs sociales, sociétales, environnementales et économiques » ? C’est en menant une recherche-intervention à visée ingénierique (Chanal, Lesca et Martinet, 2015; David, 2012a) au sein de Janssen France, filiale pharmaceutique du groupe Johnson and Johnson, qu’un processus de création de valeurs (au pluriel) par la RSE a pu être élaboré et expérimenté. Guidée par les valeurs du credo de Johnson and Johnson (annexe 1), Janssen France déploie des actions RSE de statuts divers mais sans une analyse stratégique et opérationnelle précise en termes de finalités et de contributions pour elle-même et pour ses parties prenantes.

La directrice RSE souhaite mieux comprendre et mieux structurer la RSE dans le cadre global de la stratégie de l’entreprise et « faire de la RSE plus qu’un outil mais bel et bien la clé de voûte du business model de Janssen ». Cette situation managériale aux enjeux stratégiques importants, constitue la base de nos réflexions et a permis de construire un projet de connaissance en collaboration étroite avec les acteurs de Janssen France. A partir de cette situation empirique, nous y avons vu l’opportunité de matérialiser un phénomène plus général, ici un processus de création de valeurs par la RSE avec comme hypothèse que ce processus faciliterait la prise de décision des dirigeants en matière de RSE. La première partie justifie cette approche et apporte des éléments de réponse à la question du pourquoi la RSE invite-t-elle les dirigeants à redéfinir les BM. La prise en considération par l’entreprise d’enjeux de RSE conduit à une réflexion autour de la mise en oeuvre de différentes pratiques, entre coûts et avantages. C’est pourquoi, il est suggéré de traiter la question de la mise en oeuvre de la RSE sous l’angle d’un processus par lequel les valeurs du DD sont progressivement incorporées à la stratégie et au BM de l’entreprise. Dans l’objectif d’élaborer ce processus, les grilles théoriques dominantes en matière de RSE selon Acquier (2008) : théorie des parties prenantes, les approches des ressources et compétences, le strategic CSR de Porter et Kramer (2006) et le concept de valeur partagée de Porter et Kramer (2011) montrent leurs limites. Elles ne permettent pas de faire un lien explicite entre RSE et BM. Comme souvent en recherche intervention, les cadres conceptuels ne sont pas au bon niveau (Chanal, Lesca et Martinet, 2015). Une revue de la littérature sur la RSE et le BM est alors réalisée afin d’identifier des éléments théoriques constitutifs de ce processus. 26 éléments théoriques sont identifiés et le modèle RCOV-Eps (Ressources et Compétence, Organisation, proposition de Valeur, Équation de profits au pluriel) de Maucuer (2013) est choisi pour représenter et rendre compte de la création de valeurs (au pluriel) par la RSE. C’est sur la base de ces éléments que les interventions du chercheur sont engagées dans l’entreprise afin d’élaborer et d’expérimenter la mise en oeuvre de la RSE à travers un processus de création de valeurs. La deuxième partie de l’article explique la méthodologie et le protocole de recherche mis en place. Se justifie ici le caractère fabricable et coconstruit d’une recherche-intervention. La troisième partie consacrée aux résultats présente le processus tel qu’il a été élaboré et expérimenté et apporte des éléments de réponse à la question du comment la RSE peut-elle permettre aux dirigeants de redéfinir le BM de l’entreprise ? Les principales contributions sont explicitées. Enfin, une conclusion résume les enseignements généraux de ce travail, les limites et les perspectives de recherche. Cette recherche s’inscrit dans les travaux qui étudient les démarches stratégiques et managériales de mise en oeuvre de la RSE par le prisme de l’entreprise. Dans cette approche firmo-centrée, il ne s’agit pas pour autant, de chercher à mesurer un retour sur investissement d’actions RSE ou à faire le lien entre performance économique et performance sociale, à l’instar des nombreux travaux autour du business case[1] de la RSE. L’entreprise ne cherche pas à améliorer sa réputation, sa performance ou sa compétitivité en mettant en place une stratégie de labellisation ou de communication autour de ses engagements de RSE. L’entreprise cherche avant tout, à mieux comprendre comment se définit la RSE dans le cadre de ses activités, comment cette dernière impacte son BM et lui permet de créer un ensemble de valeurs pour la société et pour elle-même. Cette approche donne l’occasion de mieux comprendre comment les dirigeants d’une filiale peuvent décliner localement l’engagement socialement responsable d’un groupe comme Johnson and Johnson, l’approche RSE dans l’industrie pharmaceutique étant globale (Gimenes et Payaud, 2018) comme c’est le plus souvent le cas au sein d’entreprises multinationales (Pestre, 2014).

Pourquoi la RSE invite-t-elle les dirigeants à redéfinir les BM ?

La RSE, entre coûts et avantages

Comme le souligne Gond (2011, p.39), en se situant à l’interface entreprise-société, la notion de RSE « véhicule non seulement une représentation de l’entreprise, mais aussi, par définition, une représentation de la société ». L’interface entreprise-société est le lieu d’une dynamique relationnelle entre les entreprises, les États et la société civile. Les acteurs en présence, aux attentes parfois contradictoires, cherchent à trouver un état d’équilibre consensuel autour d’enjeux de biens communs. La mise en oeuvre de la RSE constitue un vecteur de renégociation de cette interface (Gond, 2011). Si la RSE a longtemps été un concept mal défini (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2010; Gond, 2011), il semble qu’aujourd’hui un consensus soit trouvé sur le fait qu’elle représente la contribution de l’entreprise aux objectifs du développement durable (ODD). Si l’articulation entre les ODD et la RSE reste encore un questionnement en soi (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2010), la RSE peut être envisagée comme le concept managérial du DD comme le démontrent Steurer, Langer, Konrad et Martinuzzi (2005). Les ODD (annexe 2), définis par les Nations Unies, sont le fruit de négociations entre les États et la société civile. Ils recouvrent l’ensemble des trois dimensions sociales, environnementales et économiques du développement durable. Ces trois dimensions sont indépendantes mais indissociables. L’objectif est de trouver un équilibre cohérent à long terme entre un développement économique « viable », un environnement « vivable » et un bilan social « équitable ». La réalisation des ODD repose sur une mobilisation de l’ensemble des acteurs dont les entreprises quelle que soit leur taille. Dès lors, « Le rôle de l’entreprise dans la société ne peut être séparé de sa contribution aux biens collectifs, donc au développement durable » (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2015, p.65). Les dix-sept ODD se présentent comme des recommandations et conseils aux industriels et les encouragent à en tenir compte au sein de leurs activités d’une manière volontaire et responsable. Dans cette perspective, les travaux de recherche montrent progressivement l’importance d’interroger les modèles de création de valeur de l’entreprise, c’est-à-dire les BM. Ces réflexions ne sont pas sans conséquence, car elles demandent à l’entreprise de transformer la manière dont elle mène ses affaires et d’élargir la finalité de ses activités au-delà de la seule recherche de profit économique. C’est en cela que la RSE interroge le rôle même de l’entreprise dans la société et la finalité de ses activités. Les travaux récents de Segrestin et Levillain (2018) sur la mission de l’entreprise soulignent particulièrement cet enjeu. Le rôle de l’entreprise dans la société peut-il être séparé de sa contribution aux biens collectifs ? Tout comme il est inutile de nier l’urgence pour une entreprise de s’engager dans des objectifs collectifs de biens communs et de prendre en compte la répercussion de ses activités sur la société, il est inutile de nier l’importance de l’impact économique de la RSE sur une entreprise. En cela, la RSE implique l’analyse de différentes pratiques entre coûts et avantages qu’elles engendrent. Voilà pourquoi selon nous, il paraît essentiel de coupler la RSE au management du BM de l’entreprise. Nous proposons ainsi de considérer la mise en oeuvre de la RSE sous l’angle d’un processus par lequel les valeurs sociales, environnementales et économiques du DD sont progressivement incorporées à la stratégie de l’entreprise et à son BM. Cette proposition va dans le sens des travaux menés notamment par Slack (2012) ou Schaltegger, Lüdeke-Freund et Hansen (2012) qui démontrent de la nécessité d’intégrer la RSE dans les modèles d’affaires pour une croissance durable. Dans cette recherche, nous étudions donc le processus de mise en oeuvre de la RSE sous l’angle d’une mise à l’épreuve du BM de l’entreprise. Ce processus traduit selon nous le passage d’un management « de » la RSE, à savoir la mise en oeuvre de pratiques au travers de programmes RSE, à un management « par » la RSE (Delhaye, El Abboubi et Xhauflair, 2006), définissant la RSE comme vecteur de transformation du modèle d’affaires. Le passage à un management « par » la RSE place le souci de l’humain, de la société et de la planète dans le champ décisionnel des managers. La RSE implique l’introduction de nouveaux critères de décision relatifs au bien-être des salariés, au respect de l’environnement, aux nombreux enjeux territoriaux dans lequel l’entreprise évolue. Elle devient un engagement stratégique et une source d’innovation du modèle d’affaires. Afin d’aider Janssen France à faire de sa RSE la clé de voûte de son BM, il a donc été choisi d’élaborer et d’expérimenter ce processus de création de valeurs (au pluriel) par la RSE. Dans cette perspective, quel est le cadre théorique à choisir ? Les quatre grilles de lecture dominantes dans le champ du management de la RSE selon Acquier (2008) : le management des stakeholders, les approches par les Ressources et Compétences, le strategic CSR de Porter et Kramer (2006) et le concept de valeur partagée de Porter et Kramer (2011) montrent leurs limites.

Limites de quatre grilles théoriques dominantes

Le management des Stakeholders

Avec le concept des parties prenantes (ou stakeholders), Freeman (1984) prône une vision plus ouverte de l’entreprise. En partant du constat de l’émergence croissante d’une multitude d’acteurs plus ou moins menaçants pour une firme, Freeman (1984) invite les managers à leur prise en compte stratégique afin d’anticiper d’éventuels conflits, crises ou blocages. Les parties prenantes peuvent être définies « comme des groupes et personnes pouvant avoir des répercussions sur la réalisation de la mission d’une organisation ou qui sont touchés par celle-ci » (Freeman, 1984, p.54). Il invite à intégrer dans le management stratégique un ensemble de variables sociopolitiques au-delà des forces concurrentielles ou des demandes des actionnaires. Comme le soulignent Aggeri et Acquier (2005), les travaux consacrés à la théorie des parties prenantes partagent un coeur théorique constitué de quatre propositions : 1) l’entreprise a des stakeholders qui ont des exigences à son égard; 2) tous les stakeholders n’ont pas la même capacité d’influence sur l’entreprise; 3) la prospérité de l’entreprise dépend de sa capacité à répondre aux demandes des stakeholders influents et 4) la fonction principale du management est de tenir compte et d’arbitrer les demandes potentiellement contradictoires des stakeholders. Ces propositions ne cherchent pas à expliquer comment les valeurs sociales émergentes peuvent être incorporées à la stratégie de l’entreprise et à son BM. En cela, la théorie des stakeholders montre ses limites dans ce travail de recherche.

Les Approches par les Ressources et Compétences

L’idée de base portée par les approches des Ressources et Compétences (RC) est que l’avantage compétitif de l’entreprise se construit grâce à ses ressources internes. Ce sont ses compétences internes qui permettent à une entreprise de se rendre performante et inimitable (Acquier, 2008). En ouvrant cette réflexion au champ de la RSE, les travaux de Branco et Rodrigues (2006, p.111) expliquent que « les entreprises s’engagent dans la responsabilité sociale des entreprises parce qu’elles considèrent qu’un certain type d’avantage concurrentiel leur revient ». Le fait que la RSE fidélise les employés, qu’elle puisse faciliter l’attrait de talents et le développement de savoir-faire singuliers, permet à l’entreprise de réduire des coûts, d’innover, de tisser des relations uniques avec ses parties prenantes, ce qui impacte positivement sa performance et sa réputation. Ces travaux sont au coeur du business case de la RSE. Les approches par les RC cherchent à démontrer la nature des avantages que l’entreprise est susceptible de retirer d’un investissement en RSE (Acquier, 2008). Elles ne permettent donc pas de comprendre comment l’entreprise peut articuler les enjeux de RSE à sa stratégie et à son BM. En cela, les approches des RC ne peuvent pas être une grille de lecture pertinente à la logique de création de valeurs (au pluriel) par la RSE.

Strategic CSR de Porter et Kramer (2006) et le concept de valeur partagée de Porter et Kramer (2011)

Dès 2006, Porter et Kramer démontrent le manque de cohérence globale des approches RSE dans les entreprises. Selon les auteurs, si la RSE a eu des difficultés à être intégrée dans les firmes, c’est qu’elle est apparue, aux yeux des entreprises, comme le résultat d’un arbitrage entre l’intérêt de l’entreprise et son engagement social et environnemental. C’est pourquoi Porter et Kramer (2006) proposent d’enraciner la RSE dans la stratégie de l’entreprise et à son offre de valeur par la recherche de l’avantage concurrentiel. Pour y parvenir, les auteurs proposent de distinguer trois grandes catégories de pratiques RSE liées : 1) aux enjeux sociétaux génériques, à savoir des enjeux qui ne sont pas liés directement au métier de l’entreprise, 2) aux impacts sociétaux liés à la chaîne de valeur, directement en lien au métier de l’entreprise et 3) aux impacts sociétaux du contexte concurrentiel. Les auteurs entendent ici la prise en compte des dimensions sociétales, sur lesquelles des « doubles dividendes » sont susceptibles d’être dégagés pour l’entreprise et la société (Acquier, 2008, p.8). Les auteurs distinguent alors deux grandes catégories de RSE, l’une qui renvoie à une attitude plutôt défensive, la responsive CSR et l’autre qui cherche à enraciner la RSE dans la stratégie de l’entreprise, strategic CSR. En construisant leur raisonnement sur l’idée qu’il existerait une RSE plus ou moins stratégique, les auteurs ne négligeraient-ils pas le caractère construit et transformatif de la RSE ? De plus, une telle démarche n’explique pas suffisamment la manière dont les entreprises peuvent créer des valeurs sociales, sociétales, environnementales et économiques de manière concomitante. En proposant la notion de valeur partagée, Porter et Kramer (2011) tentent d’apporter des éléments de réponses à ces commentaires. Les auteurs invitent les entreprises à intégrer les besoins sociaux, sociétaux et environnementaux dans leurs propositions de valeur et à revisiter les étapes de la chaine de valeur afin de concrétiser un avantage concurrentiel. En cela, ils introduisent la notion de besoin de transformation de l’entreprise. Cependant, selon les auteurs, toutes les actions ou dispositifs qui ne contribueraient pas à l’amélioration de la compétitivité de l’entreprise ne peuvent être considérés comme de la valeur partagée. Ainsi, nous comprenons que pour Porter et Kramer (2011), la création de valeur pour l’entreprise s’apparente à la seule valeur économique et financière et non à la création d’autres formes de valeurs. Pour cette raison, le concept de valeur partagée ne peut pas être un cadre théorique adapté au présent travail de recherche qui tente d’élaborer un processus de création de valeurs (au pluriel) par la RSE.

Enseignements

Globalement, ces grilles de lecture fournissent des feuilles de route et outils efficaces pour aider les praticiens à faire de la RSE un levier stratégique pour les entreprises. Cependant, elles ne permettent pas de rendre actionnable un processus qui explicite la relation logique entre la RSE, le BM et la création de valeurs qui en découle. Afin de comprendre en profondeur ce mécanisme, il a été choisi de coproduire des connaissances depuis l’intérieur de Janssen France. Même, si au début le projet de transformation n’était pas clairement identifié par la directrice RSE, elle souhaitait faire évoluer la manière dont la RSE était managée. Selon David (2012a), cette situation justifie une recherche intervention qui s’inscrit dans la démarche de Chanal, Lesca et Martinet (2015) (figure 1). « Il s’agit de comprendre pour faire en même temps que l’action qui s’avère source et vecteur de connaissance » (Martinet et Pesqueux, 2013, p.57).

Dans cette perspective, le BM est expérimenté dans l’esprit du positionnement de Claveau et Tannery (2002), c’est-à-dire comme une fonction médiatrice favorable à la construction mentale de la réalité par les acteurs de l’entreprise. Dans le cadre de notre recherche, l’outil BM doit aider les praticiens à visualiser la création de valeurs (au pluriel) induite par la mise en oeuvre de la RSE. C’est pourquoi, la typologie de BM que nous devons choisir doit être adaptée. Pour la sélectionner, nous abordons le concept du BM par la question de sa finalité.

Figure 1

Démarche d’aller-retour entre la théorie et le terrain

Démarche d’aller-retour entre la théorie et le terrain
Source : Chanal, Lesca, & Martinet, 2015, p.217

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Une vision socio-économique de la finalité d’un BM

Dans la démonstration proposée, l’outil BM doit permettre de représenter la création de valeur(s) au pluriel de l’entreprise. Moyon (2011) et Maucuer (2013) proposent dans leurs travaux doctoraux une classification évolutive des différentes typologies de BM qui révèlent la prise en compte progressive de la dimension sociale de la valeur définissant la performance économique et sociale comme indissociable. Ces travaux reposent notamment sur trois revues de la littérature existantes menées par Lambert (2006), Osterwalder (2004) et Pateli et Giaglis (2005). La synthèse de Moyon (2011) s’étale de 1998 à 2006 et celle de Maucuer (2013) de 2006 à 2010. Il est intéressant de noter qu’entre 1998 et 2006, les critères de classification des différents types de BM sont essentiellement économiques (Maucuer, 2013) : flux de valeur, de revenu, degré de contrôle économique, etc. corroborant les propos de Dahan et al., (2010, p.3) « les recherches sur le modèle d’affaires ont traditionnellement comme objectif la création d’une valeur économique ». C’est progressivement qu’émergent les critères sociaux et environnementaux. Tout d’abord, Nidumolu, Prahalad et Rangaswami (2009) suggèrent que le concept de BM n’a pas vocation à l’étude de la seule création de valeur économique et mettent en évidence les relations qui peuvent exister entre les sources de valeurs économiques, sociales et environnementales. Simanis et Hart (2009) montrent que les stratégies BOP[2] de la banque Grameen lui ont permis de développer un lien fort avec ses parties prenantes, l’aidant à surmonter les menaces concurrentielles. Chesbrough (2006) décrit les relations établies entre le laboratoire Pfizer et des ONG en Afrique pour mettre à disposition des médicaments. L’approche BM permet d’explorer les relations instaurées dans le cadre de partenariats et apporte des informations sur la complémentarité existante entre la valeur sociale et économique. Dahan et al., (2010) expliquent qu’un partenariat ONG-Entreprise peut constituer un modèle d’affaires en soi. Par ailleurs, Yunus, Moingeon et Lehmann-Ortega (2010) proposent le concept de « social business model »[3] pour qualifier les filiales du groupe Grameen. Dans ce type de BM, l’équation de profit social complète l’équation de profit économique. Ainsi, dans l’ensemble de ces travaux la performance économique et la performance sociale apparaissent indissociables, rendant compte d’une finalité socio-économique du BM.

Le modèle RCOV-Eps de Maucuer (2013) comme outil de représentation du système de création de valeurs par la RSE

Dans le cadre de la recherche menée, l’usage du BM cherche à représenter et à expliciter la logique fonctionnelle sous-jacente à un potentiel processus de création de valeurs (au pluriel) par la RSE. Il doit permettre aux praticiens de visualiser la manière dont la RSE s’opérationnalise au sein de l’entreprise et comment se créent les valeurs par et pour l’entreprise et la société. Le choix d’une configuration du BM qui soit la plus adaptée possible est donc essentielle. Comme le soulignent, Johnson, Christensen et Kagermann (2008), les représentations multidimensionnelles du BM sont constituées de plusieurs éléments emboîtés. L’analyse de leurs interactions permet d’en comprendre le fonctionnement. Maucuer (2013) met en exergue 20 configurations différentes de BM. Notre revue de la littérature permet de compléter cette liste (annexe 3) avec le modèle de Johnson, Christensen et Kagermann (2008), le modèle GRP de Verstraete et Jouison-Laffitte (2009), le modèle Canvas d’Osterwalder et Pigneur (2010) et le modèle RCOV-Eps de Maucuer (2013). La nature et le nombre de composantes varient beaucoup d’un chercheur à l’autre en fonction des perspectives de chacun et du degré d’abstraction choisi. La notion de valeur sociale apparaît dans le modèle de Yunus et al. (2010) et celui de Maucuer (2013), mais selon deux approches différentes. Comme évoqué, Yunus et al. (2010) proposent le concept de « social business model » en séparant le profit social du profit économique. Cette approche permet concrètement de discuter de l’utilité sociale des entreprises. Il semble cependant que la valeur sociale y soit mesurée d’une manière distincte de la valeur économique, occultant les liens potentiels entre ces deux dimensions. Comme le précisent Demil, Lecocq et Warnier (2013), elles pourraient même apparaître comme opposées. Maucuer (2013), en proposant le modèle RCOV-Eps (figure 2) appréhende la dimension sociale de deux façons : 1) au travers de la redistribution d’une partie du profit économique en termes de ressources immatérielles pour l’entreprise et 2) au travers d’un profit sociétal en termes d’externalités positives créées par l’entreprise. Ainsi, chez Maucuer (2013), l’équation de profits est au pluriel, elle est économique et sociale et constitue une ressource que l’entreprise pourra mobiliser dans le futur. C’est pour ces raisons que nous avons privilégié l’usage du modèle RCOV-Eps de Maucuer (2013) dans nos travaux, car il permet de rendre particulièrement compte de la création de valeurs (au pluriel) par l’entreprise.

Processus de création de valeurs par la RSE : quelle grille de lecture ?

Au terme de l’analyse qui vient d’être menée, le modèle RCOV-Eps de Maucuer (2013) se retrouve donc au coeur du processus tel que nous cherchons à l’élaborer. Dans cet objectif et parce que les cadres théoriques dominants montrent leurs limites, une revue de la littérature sur la RSE, sur sa mise en oeuvre et sur le BM a été menée afin d’identifier des éléments théoriques pertinents pour être des éléments constitutifs de ce processus. L’idée est de définir une grille de lecture adaptée à notre recherche intervention. Afin de mieux comprendre la RSE, nous avons pris appui sur des auteurs comme Acquier et Aggeri (2008), Capron et Quairel-Lanoizelée (2010), (Gond, 2011), Gond et Igalens (2012, 2014) qui offrent une approche descriptive et historique du concept. Afin de comprendre les mécanismes de mise en oeuvre de la RSE, les travaux de Carroll (1979), Wood (1991), Clarkson (1995) Swanson (2008), Maon, Lindgreen et Swaen (2009), Gond et Igalens (2012) et les quatre grilles théoriques dominantes évoquées ont été scrutées. La revue de littérature sur le BM a permis d’éclairer les différentes définitions et représentations du concept en tant qu’outil représentant le système de création de valeur(s) (au singulier et au pluriel) de l’entreprise. Au terme de cette revue, nous sélectionnons 26 éléments théoriques (annexe 4). Cette sélection prend en compte les déterminants qui amènent une entreprise à s’engager dans des actions socialement responsables et à rendre stratégique sa RSE (éléments de 1 à 12 et 20 à 23), ceux qui lui permettent de rendre compte de la finalité de ses activités et sa contribution aux ODD (7; 13, 14) et enfin, ceux qui permettent de faire le lien de manière plus ou moins explicite entre RSE et BM (6; 15 à 19; 21; 22; 24 à 26). Sur la base de ces éléments, il est maintenant possible d’envisager la mise en oeuvre de la RSE à travers un processus de création de valeurs (au pluriel). Ces éléments rassemblés constituent une sorte de cahier des charges à l’élaboration du processus. Afin d’explorer la mise en oeuvre de la RSE à travers ce processus, une recherche-intervention au sein de Janssen France a donc été menée avec comme hypothèse principale que la mise en oeuvre concrète de ce processus faciliterait la prise de décision des dirigeants en matière de RSE.

Figure 2

Le modèle RCOV-Eps

Le modèle RCOV-Eps
Source : Maucuer, 2013

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Méthodologie : une recherche-intervention

C’est en chercheur-intervenant au sein du comité RSE de Janssen France que ce projet de recherche a été coconstruit avec les acteurs de l’entreprise. Nous nous voyons confier la mission d’accompagner Janssen France à transformer la manière dont est gérée la RSE dans l’entreprise afin d’enrichir son BM et de contribuer aux enjeux du DD. Il s’agit de percevoir, d’analyser et de corriger une situation managériale complexe et problématique. En cela, la recherche s’inscrit dans la démarche de Chanal, Lesca et Martinet (2015, p. 218) : « [...] nous ne cherchons pas à évaluer les résultats de l’organisation par une norme exogène posée à priori, mais plutôt à élaborer des connaissances procédurales pour aider les acteurs à identifier des problèmes et à formuler des voies de progrès sur la façon de concevoir et de piloter des processus qu’ils peuvent évaluer eux-mêmes ». Dans cet objectif, nous avons opté pour une recherche-intervention à visée ingénierique. La recherche-intervention fait « progresser de manière interactive, formalisation et contextualisation de modèles et d’outils de gestion » (David, 2012a, p. 256). En s’inspirant des travaux de Chanal, Lesca et Martinet (2015) et David (2012a), la méthodologie de cette recherche se structure selon quatre phases. Au regard de l’objectif poursuivi, de nombreuses données et un contact prolongé avec le terrain ont été nécessaires. La phase d’intervention s’est étalée sur une période de deux ans et le protocole de recherche (annexe 5) s’appuie sur une collecte de données aux sources variables. La phase 1 du protocole cherche à modéliser le problème complexe auquel est confrontée l’entreprise. Pour ce faire, un diagnostic des pratiques de RSE dans l’entreprise a été mené. L’analyse de différents documents a permis de repérer 151 actions déjà déployées par la firme. Le framework[4] de Gimenes et Payaud (2018) a été utilisé pour analyser ces données secondaires (annexe 6). En parallèle, 25 entretiens semi-directifs auprès des dix membres du comité de direction, de treize directeurs et trois managers représentant toutes les fonctions de l’entreprise siège et terrain, ont permis de collecter les difficultés rencontrées par les acteurs de l’entreprise dans la mise en oeuvre de la RSE. Une analyse collective de ces difficultés a permis de qualifier les défis auxquels les acteurs pensaient être confrontés dans la mise en oeuvre de la RSE. La phase 2 a pour objectif d’élaborer, en chambre, des outils d’aide à la représentation de la problématique. Il s’agit ici de déduire, par croisement des données théoriques et empiriques, un processus de création de valeurs par la RSE. En croisant les 26 éléments théoriques, identifiés dans la revue de la littérature, avec les défis auxquels les acteurs de l’entreprise pensaient être confrontés dans la mise en oeuvre de la RSE, des schèmes de raisonnement sont déduits, aboutissant à l’élaboration d’un processus en trois séquences. La figure 3 illustre la démarche mise en place. La phase 3 enclenche le processus de changement dans l’entreprise par confrontation du processus sur le terrain. Enfin, la phase 4 cherche à tirer des enseignements par un bouclage théorique. C’est ainsi, comme le soutient David (2012b, p. 129) qu’une recherche-intervention contribue à la fois « aux préoccupations pratiques des gens dans une situation problématique immédiate et aux buts des sciences sociales par une collaboration dans un cadre éthique mutuellement acceptable ». Toutes les interventions ont été préparées, discutées et suivies au sein du comité RSE de Janssen France, qui se définit ici comme une « instance de gestion de l’investigation » au sens de Girin (1990, p.167).

Figure 3

Croisement des données

Croisement des données

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Résultats et contributions

Résultats de la phase 1, modélisation du problème complexe : les défis que Janssen France pense devoir relever

La phase 1 cherche à modéliser le problème complexe en analysant les difficultés que les acteurs de l’entreprise disent devoir relever dans la mise en oeuvre de la RSE. Un codage axial des 25 entretiens permet de faire ressortir 106 difficultés. C’est lors d’un workshop interactif[5] avec les acteurs de l’entreprise que l’analyse des 106 difficultés est réalisée. Ce travail de réflexion partagée revient à identifier les causes sous-jacentes de l’émergence d’une difficulté en particulier. L’enjeu est de regrouper par thème ces causes sous-jacentes. Nous avons laissé les acteurs définir le nombre de thèmes qu’ils voulaient, évitant de les contraindre dans une forme de pensée spécifique. 14 thèmes ont été identifiés en lien avec les 106 difficultés et ont été regroupés en quatre principaux défis à relever : 1) définir, clarifier et partager la vision et la mission de Janssen; 2) mieux comprendre l’externe et coconstruire avec les parties prenantes les projets responsables; 3) opérationnaliser la RSE et 4) coconstruire le projet RSE avec les collaborateurs. Comme expliqué, ces défis ont été croisés avec les 26 éléments théoriques identifiés grâce à la revue de la littérature durant la phase 2 du protocole.

Résultats de la phase 2, élaboration d’outils d’aide à la représentation de la problématique : déduction d’un processus de création de valeurs par la RSE en trois séquences

Les schèmes de raisonnement menés permettent de déduire un processus de création de valeurs par la RSE en trois séquences : 1) rendre stratégique la RSE en combinant les valeurs de l’entreprise à celles du DD. Cette séquence invite à poser un diagnostic des pratiques de RSE et à définir les piliers stratégiques de la responsabilité sociale de l’entreprise; 2) rendre logique la relation entre la RSE stratégique et sa mise en oeuvre opérationnelle en manageant le BM-RCOV-Eps de l’entreprise. Cette séquence suggère de co-définir un plan d’action RSE intégré avec les collaborateurs et les parties prenantes externes, en rendant concrètes les contributions de l’entreprise aux enjeux du DD. Puis, elle invite à rendre explicites la mobilisation et l’enrichissement du BM de l’entreprise, son utilité sociale, sociétale, environnementale et économique; 3) exécuter avec efficience le BM enrichi, source d’une dynamique de création de valeurs par la RSE. Cette séquence préconise aux praticiens de favoriser l’engagement émotionnel au sein de l’organisation, de coconstruire avec les collaborateurs et les parties prenantes externes les indicateurs de contribution de l’entreprise aux enjeux du DD et de piloter la performance à travers une équation de profits (au pluriel).

Afin d’illustrer la démarche entreprise, un exemple de schèmes de raisonnement est partagé. En croisant les éléments théoriques n°2, 8, 9 et 10 avec le second défi identifié par l’entreprise, mieux comprendre l’externe et coconstruire avec les parties prenantes les projets responsables, le schème de raisonnement mené a contribué à la définition de deux séquences du processus (figure 4).

Figure 4

Croisement des données

Croisement des données

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Les trois séquences ainsi déduites ont été confrontées au terrain. Plus précisément, elles ont été expérimentées avec les acteurs de Janssen France durant la phase 3 du protocole, dans l’objectif de faciliter la prise de décision des dirigeants de Janssen en matière de RSE et d’insuffler le changement dans l’organisation.

Résultats de la phase 3, confrontation des outils avec le terrain : expérimentation des trois séquences déduites des schèmes de raisonnement

L’expérimentation de la séquence 1 du processus « rendre stratégique la RSE en combinant les valeurs de l’entreprise à celles du DD » a permis aux acteurs de Janssen France de faire le lien entre les valeurs du credo de Johnson and Johnson et celles du DD. Le credo est devenu le socle de la RSE dans la filiale. Il facilite la déclinaison locale de l’engagement socialement responsable de Johnson and Johnson et donne du sens aux choix stratégiques. Le diagnostic des pratiques de RSE mené dans l’entreprise s’est révélé rapidement important pour les praticiens afin de clarifier leur propre compréhension de la notion de RSE et de choisir une orientation stratégique en la matière. L’analyse du framework de diagnostic des pratiques de RSE (Gimenes et Payaud, 2018) (annexe 6) révèle que les 151 engagements RSE de Janssen France s’inscrivent majoritairement au niveau de trois étapes de la chaîne de valeur du médicament : la recherche et développement (R&D, 13 %), l’approbation (6 %) et l’usage des médicaments (60 %), la fonction support des ressources humaines (RH) représentant quant à elle 7 % des projets repérés. Les actions en R&D se concrétisent au travers de partenariats avec des acteurs privés et publics afin de coconstruire des projets de discovery[6] et de développement clinique. Janssen France semble vouloir assumer une responsabilité toute particulière dans le fait de faciliter l’innovation. L’entreprise souhaite être reconnue comme un partenaire de choix pour répondre aux besoins médicaux non couverts et améliorer le parcours de vie des patients. C’est dans cet objectif qu’elle développe une politique d’open-innovation, de développement coopératif au service du patient. Cette ambition lui permet de contribuer à la fois à l’ODD 9 : promouvoir une industrialisation durable et à l’ODD 3 : bonne santé et bien-être. Les projets consacrés à l’approbation des médicaments ont pour finalité l’optimisation de l’accès aux soins. Ce sont des projets coconstruits avec les autorités de santé, les universités et professionnels de santé pour rendre disponibles les médicaments aux patients. Les pratiques RSE - éthique, transparence, approche de coconstruction avec des partenaires publics - sont au coeur de ces projets. Les actions concernant l’usage du médicament se concrétisent à travers trois thèmes principaux : la sécurité du patient, le soutien à la formation médicale des professionnels de santé et le soutien à l’organisation des parcours de soins. Ces projets représentent le plus gros investissement pour l’entreprise (60 % des projets repérés) et confirment sa contribution à l’ODD 3 : bonne santé et bien-être. À noter que les 7 % d’actions RH menées à destination des collaborateurs cherchent à favoriser la sécurité, la santé au travail, l’équité, la diversité, l’égalité et le développement professionnel. Ces actions décrivent la contribution de l’entreprise aux ODD 5 et 10 : agir pour l’égalité entre les sexes et réduire les inégalités. L’analyse des pratiques de RSE de Janssen France informe sur la mission socialement responsable que l’entreprise souhaite poursuivre : découvrir et mettre à la disposition des patients, des médicaments pour répondre à des besoins médicaux non-couverts tout en s’assurant de leur bon usage. Dans cette finalité, le diagnostic révèle que l’entreprise privilégie les projets pour répondre au bon usage des médicaments. Ces projets sont déployés avec et pour ses parties prenantes historiques, à savoir les professionnels de santé. Le taux de 60 % soulève une réflexion quant aux potentielles suspicions qu’il pourrait y avoir autour du risque de conflit d’intérêt. Au-delà de cet enjeu, l’entreprise se prive potentiellement d’autres sources de créativité et de partenariats innovants. Le diagnostic l’encourage à élargir sa réflexion et à s’ouvrir à de nouvelles opportunités au niveau d’autres étapes de sa chaîne de valeur, comme par exemple l’étape de la distribution. En effet, la distribution des médicaments soulève des enjeux majeurs autour de l’accès aux soins, de l’impact environnemental des activités comme la gestion des déchets des médicaments et les risques de rupture de stock. Il est recommandé à l’entreprise d’envisager le déploiement d’actions RSE au niveau de cette étape, ce qui pourrait l’aider à enrichir sa proposition de valeur. En pratique, le diagnostic a été complété par une analyse de l’environnement sociétal dans lequel évolue la firme. Les besoins et attentes de la société sont identifiés et priorisés au regard des actions déjà déployées. Cette approche a permis d’orienter l’entreprise vers quatre piliers stratégiques. La présidente directrice générale a validé l’engagement de la firme sur : 1) l’accès aux soins pour tous. L’entreprise va chercher à diversifier la manière dont elle intègre cet enjeu sociétal en optimisant sa chaîne de distribution des médicaments et en élargissant son réseau de partenaires; 2) le renforcement de l’esprit communautaire et solidaire dans l’entreprise avec une plus grande prise en compte de la problématique du handicap; 3) le renforcement de sa contribution au développement territorial. Les enjeux RSE sous-jacents sont de soutenir les infrastructures sociales et soutenir le développement économique local à travers des mécénats de compétence par exemple. Il s’agit aussi de développer la concertation sur des projets locaux pour faciliter la mobilité urbaine. Ce pilier stratégique invite Janssen à une réflexion nouvelle sur sa place dans la société et 4) la prise en compte des problématiques liées au fonctionnement des infrastructures de l’entreprise et aux pratiques au sein de sa chaîne de distribution. Ce pilier stratégique aborde la question des émissions de CO², des déchets produits par les activités de l’entreprise (transports, emballages), les questions de biodiversité et d’écologie liées aux médicaments non utilisés ou encore les questions liées à la gestion des ressources naturelles (consommation de l’eau, de l’électricité, du papier, l’usage du recyclage).

Les piliers stratégiques définis, la deuxième séquence du processus a permis d’expérimenter l’usage du modèle RCOV-Eps de Maucuer (2013) afin de rendre logique la relation entre la RSE stratégique et sa mise en oeuvre opérationnelle. 4 workshops interactifs ont permis à 44 collaborateurs de définir collectivement un plan d’action RSE sur chaque pilier stratégique. Ce sont 14 nouveaux projets de RSE à intégrer au BM de l’entreprise qui ont émergés de ces ateliers de créativité. Les actions ont été précisément décrites par les collaborateurs afin de traduire concrètement les contributions de l’entreprise aux enjeux du DD. Puis, grâce à l’usage du modèle RCOV-Eps de Maucuer (2013), les dirigeants de Janssen France ont pu visualiser en quoi les 14 actions RSE proposées impactaient les ressources et compétences de l’entreprise, son organisation, sa proposition de valeur. Nous illustrons cette deuxième séquence à travers une action RSE proposée par les collaborateurs de Janssen France et co-construite avec des pharmaciens hospitaliers. Afin de répondre aux enjeux RSE de l’accès aux soins contributifs à l’ODD 3 via la distribution des médicaments, les collaborateurs ont développé un service innovant, nommé Cap Logistique afin d’apporter aux pharmaciens hospitaliers une méthodologie d’optimisation du cycle de commandes des médicaments. Les établissements de santé peuvent calculer leurs économies grâce à l’optimisation de leurs commandes. L’usage du modèle RCOV-Eps permet de visualiser la transformation apportée par cette initiative intégrée (figure 5).

Figure 5

Mobilisation et enrichissement du modèle RCOV-Eps de Janssen France grâce au projet Cap Logistique

Mobilisation et enrichissement du modèle RCOV-Eps de Janssen France grâce au projet Cap Logistique

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Le projet Cap Logistique enrichit la proposition de valeur de l’entreprise. Sa mise en oeuvre permet à la firme d’exploiter d’une manière plus large les compétences de ces responsables commerciaux. De nouvelles tâches leur sont attribuées, alignant l’organisation interne à la proposition de valeur. La mise en oeuvre de ce projet crée des valeurs sociétales, sociales, environnementales et économiques pour les pharmacies, les établissements de santé et l’entreprise elle-même. Concrètement, la séquence 2 du processus a aidé les dirigeants à comprendre en quoi la mise en oeuvre des actions de RSE mobilisait et enrichissait les composantes du BM tout en traduisant concrètement l’utilité sociale de l’entreprise. À postériori, il aurait été intéressant que la séquence puisse également les inviter à questionner le plan d’action proposé par les collaborateurs : pourquoi certains ODD ont-ils été pris en compte et pas d’autres ? Pourquoi le choix s’est-il porté sur certaines parties prenantes et pas d’autres ? Cette réflexion aurait pu créer une dynamique de dialogue au sein de l’entreprise et enrichir le processus décisionnel.

La troisième séquence du processus a permis d’engager l’entreprise au déploiement des nouvelles actions et donc au changement. C’est une phase où l’entreprise « exécute avec efficience le modèle RCOV-Eps enrichi, source d’une dynamique de création de valeurs par la RSE ». Dans cet objectif, l’engagement des collaborateurs est primordial. Pour ce faire et en prenant appui sur les travaux de Dauchy (2013), il a été préconisé à Janssen France d’avoir une représentation visuelle de son engagement socialement responsable (figure 6). Selon Dauchy (2013, p. 137), « il s’agit en quelque sorte de cartographier la conduite collective de l’action ».

Puis, l’entreprise se met dans une dynamique de mesure de ses contributions aux enjeux du DD et de pilotage de l’équation de profits au pluriel, grâce au modèle RCOV-Eps. Pour reprendre l’exemple de Cap Logistique, la mesure d’impact sociétal montre une réduction de 35 % des fréquences de commandes et une réduction des risques de manutention au sein des pharmacies rendant compte de la contribution de l’entreprise à l’ODD 8 : travail décent et croissance économique. La diminution de l’empreinte carbone, liée à la réduction des commandes et des emballages, est en cours de calcul et permettra de démontrer que l’entreprise contribue à l’ODD 13 : mesures relatives à la lutte contre les changements climatiques. Ce projet partenarial rend également compte de la contribution de l’entreprise à l’ODD 17. En interne, cette action intégrée a généré de la motivation et de la fierté d’appartenance de la part des collaborateurs impliqués, développant le capital humain immatériel de l’entreprise.

Figure 6

Représentation visuelle de l’engagement socialement responsable de Janssen France

Représentation visuelle de l’engagement socialement responsable de Janssen France

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L’expérimentation du processus a conduit les dirigeants de Janssen à valider 13 des 14 actions de RSE proposées par les collaborateurs. Cependant, notons que dans les faits, aucune des 14 actions n’a demandé un investissement financier important, ni un changement organisationnel significatif. Ce constat nous interroge : est-ce que des actions plus disruptives auraient pu être proposées 1) si les directeurs n’avaient pas été en présence des collaborateurs pour élaborer le plan d’action et 2) si des parties prenantes externes avaient pu participer aux workshops ? Enfin, si d’autres approches managériales pouvaient probablement conduire au même résultat empirique, il apparaît cependant ici, que notre hypothèse principale selon laquelle ce processus faciliterait la prise de décision des dirigeants en matière de RSE était adaptée à la problématique de Janssen.

Résultats de la phase 4, bouclage théorique et contributions

Le bouclage théorique confronte par une démarche abductive les résultats empiriques avec la littérature afin de tenter de conceptualiser les savoirs acquis. L’activité scientifique consiste « à construire des réalités en manipulant des entités supposées, et en saisissant les phénomènes produits » (Martinet et Pesqueux, 2013, p.254). Dans ce travail, la construction de cette réalité aboutit à une modélisation du processus de création de valeurs par la RSE (figure 7).

Figure 7

Processus dynamique de création de valeurs par la RSE

Processus dynamique de création de valeurs par la RSE

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Ce processus a vocation à guider des praticiens en volonté de manager leur organisation « par » la RSE. Il s’inscrit dans une volonté d’être un « savoir actionnable » au sens d’Argyris (1995, p.257) chez qui un savoir est « un savoir à la fois valable et pouvant être “mis en action” dans la vie quotidienne » des organisations. Il apporte des éléments de réponses à la question du comment la RSE invite-t-elle les dirigeants à redéfinir le BM des entreprises. En cela, il a également vocation à favoriser la compréhension des mécanismes de mise en oeuvre de la RSE et du lien existant entre RSE et BM influençant leurs définitions respectives.

Contribution à une meilleure compréhension des mécanismes de mise en oeuvre de la RSE

Nos travaux montrent qu’il est possible d’arbitrer des décisions en matière de RSE à travers un processus de création de valeurs. Les dirigeants sont en mesure d’évaluer les besoins de transformation de l’entreprise nécessaires à la mise en oeuvre de la RSE. Ils font des choix qui correspondent à une certaine vision de la mission d’utilité sociale de l’entreprise et de la manière dont ils souhaitent tirer profits de leurs activités. Mettre en oeuvre la RSE revient donc à piloter un processus de création de valeurs sociales, sociétales, environnementales et économiques dont le BM RCOV-Eps (Maucuer, 2013), en tant qu’artefact social, permet de rendre compte de la relation logique entre la RSE stratégique et sa mise en oeuvre opérationnelle. La mise en oeuvre de la RSE, via ce processus, enrichit les composantes du BM de l’entreprise de manière récursive, signe que l’entreprise se « réinvente ». Le besoin de transformation de l’entreprise dans la mise en oeuvre de la RSE est lié à une nouvelle conception de son objet social qui se voudrait davantage en harmonie avec l’évolution de la société. La modification en 2019 des articles 1833 et 1835 dans la loi PACTE traduit concrètement cette idée. Mettre en oeuvre la RSE à travers le processus de création de valeurs tel que défini, permet d’élargir la vision de la finalité des activités de l’entreprise, au-delà de la seule performance financière. Il permet de, non seulement traduire les valeurs universelles du DD dans la stratégie comme préconisé par Bergery (2011), Gond et Igalens (2012), mais également au sein du BM. Ceci construit simultanément du sens et de l’action. La stratégie donne la vision, le BM permet de la rendre explicite à travers la finalité des activités (Dauchy, 2013).

Le processus de création de valeurs par la RSE, tel qu’expérimenté, offre également la possibilité de traiter la question de l’exécution de la stratégie RSE sous un nouvel angle. Cette dernière est en effet traitée classiquement à travers une phase dite de « mise en oeuvre » suivie d’une phase « d’évaluation ». Ces deux étapes se retrouvent notamment dans le modèle intégrateur de Maon, Lindgreen et Swaen (2009) ou dans le processus de Porter et Kramer (2006, 2011). Dans le processus proposé, il s’agit « d’exécuter avec efficience le modèle RCOV-Eps » (séquence 3). La notion « d’efficience » traduit l’idée selon laquelle l’exécution d’une stratégie ne serait pas naturelle et demande à être accompagnée. Dauchy (2013, p.131) explique qu’« un modèle économique porte et oriente une action humaine collective. La performance est avant tout la résultante d’une énergie et d’un engagement humains. Performer, c’est précisément agir, « bien faire les bonnes choses » ». En somme, une bonne stratégie qui serait mal exécutée au sein d’un BM ne produit pas de performance. Pour répondre à cet enjeu, Osterwalder, Pigneur (2010) et Dauchy (2013) encouragent les entreprises à coconstruire et faire évoluer leur BM avec les collaborateurs de l’entreprise. Notre recherche-intervention confirme ce point et démontre en quoi co-définir avec l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise l’engagement RSE et ses indicateurs de contribution est gage d’une exécution efficiente du BM.

Contribution à une meilleure compréhension du lien entre RSE et BM influençant leurs définitions respectives

Cette recherche suggère une nouvelle représentation conceptuelle de la RSE au coeur du BM. La RSE interroge et se concrétise à travers les composantes du BM de l’entreprise. En cela, elle peut se définir comme un engagement stratégique, source de transformation du BM contribuant à créer un ensemble de valeurs pour l’entreprise et la société. Dans ce cadre, le BM peut se définir comme une configuration de choix intermédiaires entre la stratégie et les pratiques qui influencent la façon dont une organisation crée et redistribue des valeurs économiques, sociales, sociétales et environnementales. Selon nous, le BM et la RSE découlent de l’intentionnalité d’un collectif dont l’entreprise est le porte-parole. En s’inspirant des travaux de Verstraete, Kremer et Jouison-Laffitte (2012), nous suggérons que l’outil BM puisse modéliser l’engagement de l’entreprise en matière de RSE et puisse rendre compte de la convention que cette dernière souhaite passer avec la société autour de son utilité sociale. Dans cette perspective, le BM peut se définir comme une convention de contribution de l’entreprise aux enjeux du développement durable. C’est cette idée principale qui fonde, selon nous, la logique fonctionnelle du processus de création de valeurs par la RSE tel que proposé. La RSE contribue ainsi, à fonder une sorte d’idéologie des mécanismes de création de valeurs au pluriel.

Limites, conclusion et perspectives

Limites

D’autres approches théoriques telles que les concepts d’encastrement au sens de Granovetter (1985), de biens communs, de contrat social, auraient pu enrichir la réflexion menée. Ces éléments auraient-ils pu être des grilles de lecture adaptées à la mise en oeuvre de la RSE à travers le BM ? Dans l’approche choisie, il aurait été pertinent et utile de mettre en place un système de contrôle de la sélection des 26 éléments théoriques. Sur le plan méthodologique, si ces travaux confirment qu’une recherche coconstruite avec les acteurs de l’entreprise offre une grande variabilité dans la collecte des données, il n’a cependant pas été possible d’intégrer des parties prenantes externes à l’entreprise dans la réflexion stratégique. Elles ont été impliquées au moment de la co-construction des projets. Cet élément aurait pu encore plus traduire le caractère négocié et coconstruit de la RSE. Cette recherche est une analyse de la mise en oeuvre de la RSE par le prisme de l’entreprise, il aurait été intéressant de soumettre cette approche managériale au jugement des parties prenantes de l’entreprise et avoir leur appréciation sur l’engagement stratégique choisi par Janssen France. Nous soulignons enfin, que dans cette recherche intervention, les actions RSE proposées par les collaborateurs n’ont pas nécessité d’importants investissements financiers ni une transformation disruptive du BM. Les résultats peuvent donc laissés à penser que le processus, tel que proposé, contribuerait plutôt à faire évoluer le BM de manière incrémentale.

Conclusion et perspectives

Dans cette recherche, il est suggéré de traiter la question de la mise en oeuvre de la RSE à travers un processus de création de valeurs (au pluriel). Le présupposé est que pour faciliter la prise de décision en matière de RSE, il est utile de rendre explicite la logique fonctionnelle de ce processus, c’est-à-dire les mécanismes permettant d’aboutir à la conversion « RSE - création de valeurs sociales, sociétales, environnementales et économiques ». L’usage du modèle RCOV-Eps de Maucuer (2013) est privilégié comme outil permettant d’expliciter ces mécanismes de création de valeurs. Il traduit, selon nous, la relation logique entre la RSE stratégique et sa mise en oeuvre opérationnelle. Dès lors, l’entreprise n’a plus vocation à créer uniquement de la valeur économique et financière mais aussi des valeurs sociales, sociétales et environnementales, représentatives de sa contribution aux ODD. Les phases 2 et 3 du protocole de recherche ont permis d’élaborer et d’expérimenter un processus en trois séquences. La première séquence aide l’entreprise à mieux comprendre sa RSE et à définir une orientation stratégique précise. Les acteurs de l’entreprise comprennent comment s’est construit la RSE dans l’organisation, apprennent à faire le lien entre les valeurs de leur credo et celles du DD. L’engagement socialement responsable de Johnson and Johnson est ainsi pris en compte localement. Les praticiens peuvent engager leur entreprise dans une perspective d’amélioration et passer à un management « par » la RSE. Les séquences 2 et 3 du processus offrent la possibilité de piloter le processus de création de valeurs à travers le BM RCOV-Eps, ce dernier rendant opérationnel et logique la RSE stratégique de l’entreprise. Les dirigeants de Janssen France sont en mesure d’arbitrer les projets socialement responsables proposés par les collaborateurs en analysant leurs impacts sur le BM de l’entreprise au service d’une équation de profits au pluriel. L’application par les praticiens de ce processus valide la connaissance produite au sens d’Argyris (1995, p.257). Un bouclage théorique propose une modélisation du processus expérimenté empiriquement (figure 7). Ce modèle a vocation à guider des praticiens en volonté de manager leur organisation « par » la RSE. Il se présente comme une méthode heuristique qui offre la possibilité aux dirigeants de décrire, de construire ou de faire évoluer le BM de leur entreprise au prisme de sa RSE. Cette recherche intervention offre ainsi une nouvelle conception de la RSE au coeur du BM. Elle ouvre également une piste de réflexion sur la manière de concevoir la performance globale de l’entreprise. Alors que la littérature sur la RSE souligne l’utopie mobilisatrice de la performance globale (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2006), la notion de profits au pluriel ne pourrait-elle pas apporter un nouvel angle d’analyse ? Cette approche favoriserait, selon nous, une vision plus durable et moins courtermiste des affaires. Cette recherche intervention a par définition était construite à partir d’un cas unique, il serait donc maintenant intéressant d’expérimenter le modèle dans d’autres entreprises rencontrant des problématiques comparables et ainsi de faire évoluer en affinant, amendant ou supprimant certaines propositions théoriques et opérationnelles suggérées.