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Lorsqu’une entreprise crée un produit ou un service, elle innove. Si un service public fait de même, il se modernise ! Ces formules en disent long sur les idées reçues en matière d’innovation : dans l’entreprise, une prise de risque autonome sans autre souci que la réussite; pour les services publics, une adaptation imposée par l’époque

Hatchuel, 2004

Au cours de la dernière décennie, sous l’impulsion de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) du 1er août 2001, la « modernisation » évoquée ci-dessus s’est souvent concrétisée par la mise en place d’outils de contrôle de gestion (Bartoli, 2005; Demeestère, 2005; Gibert, 2009). De nombreux chercheurs en management public ont étudiés ces réformes en discutant de l’idéologie qu’elles véhiculent (voir par exemple les travaux menés sur le New Public Management de Hood (1991), Bouckaert (2000) ou Verhoest et al. (2004)) ou encore en mettant à jour les divergences existantes entre les résultats attendus et ceux observés (Ittner et Larcker, 1998; Talbot 2005; Bouckaert et Halligan, 2008). Cette recherche s’inscrit dans cette dynamique en étudiant plus particulièrement le processus de construction d’un outil de gestion au sein d’une organisation publique française. Plus précisément, en mobilisant la théorie de traduction élaborée par Callon et Latour (Callon, 1986; 1988; Callon et Latour, 1991), cette recherche emprunte une approche socio-technique où l’étude du comportement des acteurs ne peut s’envisager autrement que dans son contexte et que dans ses relations avec une technique (Latour, 1992a). Pour les tenants de cette théorie, le processus d’instrumentation combine donc des aspects sociaux et techniques qui s’entremêlent pour donner corps à l’outil. Autrement dit, ce dernier résulte d’un processus d’intéressement continu d’acteurs humains et non-humains au travers d’un ensemble de « traductions » de leurs intérêts au sein de l’innovation (Latour, 1987). L’appropriation d’une innovation managériale ne dépend donc pas uniquement des caractéristiques techniques de l’instrumentation, de ses qualités intrinsèques (Grimand, 2006). Comme le signale Callon (2006), la seule étude de l’outil, si elle est nécessaire, parait limitée car elle ne reflète pas les conditions de son émergence[1]. A la suite de ce constat, cet article défend l’idée que l’appropriation d’un outil de gestion par les acteurs de l’organisation publique est favorisée si sa construction est accompagnée par la constitution et la stabilisation d’un nouvel espace social.

Au cours de cet article notre réflexion se structure en trois parties. La première revient sur la rencontre entre l’organisation publique et les outils de contrôle de gestion en explorant le rôle des acteurs dans ces processus d’instrumentation. La seconde partie décrit les principales caractéristiques de la recherche-intervention menée avec l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie (ADEME) et notamment le projet de création d’un outil de calcul de coût du service public d’élimination des déchets. Enfin, la dernière partie étudie les conditions de l’émergence d’une innovation managériale en mettant en exergue les mécanismes de structuration nécessaires à sa construction.

La prise en compte des acteurs dans les processus d’instrumentation : l’apport de la théorie de la traduction

L’appropriation des outils de gestion peut être étudiée en empruntant une approche « représentationniste » (Lorino, 2005) où l’outil de gestion constitue le centre de l’analyse. Le succès de l’implantation repose alors sur les qualités premières de l’outil à rationnaliser une situation ou encore, à agir sur des comportements. Dans ce cadre, l’acteur est désincarné, l’implantation se résume à l’enchaînement mécanique de trois phases : conception, adoption et usage (comme l’indique, par exemple, la théorie de la diffusion de Rogers 1995). Face à cette vision purement technique de l’implantation des outils au sein des organisations, des démarches itératives et réflexives (comme par exemple, la théorie de la structuration de Giddens 1984) sont venues repenser les trajectoires de construction des outils. Au sein de ce courant, l’implantation d’un nouvel outil de gestion est appréhendée comme une construction sociale progressive et imprévisible au coeur de laquelle les acteurs tiennent une place centrale. Construire un nouvel outil de contrôle de gestion change les perceptions des acteurs, met en doute des valeurs, des normes sociales, des routines acquises au fil du temps. La recherche présentée s’inscrit dans ce dernier courant en étudiant ces dynamiques et leurs répercussions sur l’outil via la théorie de la traduction.

Le processus de construction de l’instrumentation : quel rôle pour les acteurs de l’organisation publique ?

Qu’il s’agisse de pressions légales, coercitives ou encore de simples comportements mimétiques, les organisations publiques sont de plus en plus amenées à intégrer au sein de leur management des outils de contrôle de gestion (Van Gestel et Teelken, 2006). Face au faible contenu informatif de la comptabilité publique et aux imperfections du suivi budgétaire (Demeestère, 2005), les managers de ces organisations s’engagent dans la construction d’outils de contrôle plus perfectionnés, capables de répondre à la diversité des besoins d’informations de leurs parties prenantes.

La réussite de ces processus de changements est reliée à des enjeux organisationnels, structurels, culturels mais aussi comportementaux (Bartoli, 2005). Ce dernier point focalise l’attention de nombreuses recherches. Dès 1977, Crozier et Friedberg indiquaient déjà que malgré des apparences de pouvoir, les actions engagées par le sommet de l’organisation publique se confrontent à la résistance générale des catégories subordonnées. Les processus d’instrumentation de l’action publique n’échappent pas à ce constat. L’attentisme, la démotivation, l’absence de stimulation individuelle amènent les acteurs à rejeter, à freiner voire à ne pas utiliser les outils de contrôle de gestion. Ainsi, Emery et al. (2007) mettent en évidence la nécessité d’incorporer les représentations des acteurs dans la construction du système de performance. Veran (2008) rejoint cette vision de l’instrumentation et souligne que seules les parties prenantes les plus légitimes verront leurs préoccupations incorporées au sein des outils de mesure. L’intégration des représentations au sein des processus d’implantation des outils de contrôle devient une des conditions de leur réussite (Chanal, 2000; Lorino, 2005). Des lors, il semble essentiel de remettre l’acteur « au centre du dispositif » d’instrumentation (Naro, 1998). Néanmoins, il ne s’agit pas d’appréhender l’acteur comme une variable isolée au sein de l’analyse mais davantage d’envisager ses relations avec l’outil au cours des processus d’instrumentation. Ainsi, si les perceptions des acteurs sur les outils du contrôle de gestion influencent leur participation à la gestion de l’organisation (Godener et Fornerino, 2005) ces dernières vont aussi contribuer directement à la définition de la forme des outils de contrôle employés (Gervais et Moreau, 2004). Les représentations sont donc envisagées comme des guides, qui autorisent ou non l’action.

Cette influence réciproque entre les acteurs et l’outil semble prendre naissance en amont de la phase de fonctionnement de l’outil, dès la phase de construction de l’instrumentation. De Vaujany (2006) propose de lier la conception d’un outil de gestion et son utilisation. Dès lors, la construction d’un outil de gestion devient un processus primordial qui s’envisage dans le temps et qui conditionne directement le succès futur de l’instrumentation (Callon, 2006). Dans l’organisation publique, ce processus joue aussi un rôle primordial : au cours de cette période les choix concernant les objectifs du système, son organisation, le rôle des participants vont être scellés (Demeestère, 2005). Or, la création de l’outil rassemble des acteurs aux motivations différentes. Dès la phase de conception, leurs intérêts risquent de se confronter. Finalement, la diversité des attentes attribuées au projet peut se répercuter sur l’outil élaboré. Le processus de construction de l’outil de gestion est donc confronté à une complexité humaine : il cristallise des enjeux forts et devient l’objet de luttes de pouvoir importantes qui peuvent freiner l’appropriation de l’outil de gestion par les acteurs. Dès cette phase, des mécanismes de co-construction sont observés : d’une part, les représentations des acteurs, et donc leur comportement, influencent la forme de l’outil et, d’autre part, les évolutions dans la forme de l’outil rejaillissent sur les représentations des acteurs (Dreveton, 2008). Afin d’étudier plus finement cette dialectique, la théorie de la traduction est mobilisée.

La théorie de la traduction : une grille de lecture du rôle des acteurs au cours du processus de construction d’un outil de gestion

Même si Callon et Latour (1991) ne placent pas les organisations au centre de leurs préoccupations, leurs réflexions sur l’émergence des faits scientifiques ne suggèrent pas moins une théorie capable de lire les organisations. Après avoir présenté les principaux éléments de la théorie de la traduction, son intérêt dans l’analyse du rôle des acteurs au cours du processus de construction d’un outil de gestion est exploré.

Latour définit le processus de traduction comme : « Le mécanisme par lequel un monde social et naturel se met progressivement en forme et se stabilise pour aboutir, s’il réussit, à une situation dans laquelle certaines entités arrachent à d’autres, qu’elles mettent en forme, des aveux qui demeurent vrais aussi longtemps qu’ils demeurent incontestés. Le choix du répertoire de la traduction n’a pas pour seule ambition de donner une description symétrique et tolérante du processus complexe mélangeant réalités sociales et naturelles. Il permet aussi d’expliquer comment s’établit le silence du plus grand nombre qui assure à quelques-uns la légitimité de la représentativité et le droit à la parole » (1987, p. 205). Comme l’indique cette définition, le processus de traduction s’appuie sur trois notions centrales : le réseau, l’actant et les controverses. Le réseau est défini comme une méta-organisation rassemblant des humains et des non-humains mis en relation les uns avec les autres : c’est en saisissant l’ensemble des entités humaines et non-humaines, individuelles ou collectives que l’on atteint leur compréhension (Callon et Latour 1991). Reconstituer le réseau, c’est regrouper l’ensemble des protagonistes d’un problème. Ici, la notion d’actants, appréhendée comme la réintégration des entités non-humaines (Amblard et al., 1996), est essentielle. Le réseau n’est pas uniquement constitué d’un ensemble d’acteurs en interrelations, ces derniers sont associés à des actants qui les englobent sans les détruire. Les actants donnent l’opportunité aux acteurs de s’associer, de se positionner dans les controverses. Ces dernières jouent un rôle central au sein du processus de traduction en indiquant que le doute des acteurs (sur leur position, sur leurs choix futurs) ne conduit ni au chaos ni à l’absurdité. Au contraire, l’histoire semble gagner en intelligibilité car toutes les fluctuations auxquelles elle donne lieu sont préservées : l’étude des controverses permet de donner du sens aux évolutions du projet en reconstituant les raisons des transformations (Callon et Latour 1991). Les controverses constituent des éléments centraux du processus : dans leurs histoires s’enracinent les faits, leurs usages et leurs formes d’existence. Elles portent le sens et le contenu du fait.

De manière synthétique, en mobilisant les notions de réseau, d’actant et de controverses, Callon et al. (2001) décrivent les différentes phases d’un processus de traduction :

  1. Analyse du contexte : il s’agit de dégager les intérêts, les enjeux et les degrés de convergence des éléments du contexte. Cette description de la situation se concentre sur les acteurs mais aussi sur l’ensemble des non-humains (actants) qui lient les acteurs entre eux.

  2. Problématisation et traduction : cette phase est identifiée comme la production d’une question qui réunit les acteurs. Cette opération de repérage consiste à faire passer chaque entité d’un contexte à une acceptation de coopération.

  3. Constitution d’un point de passage obligé et convergence : il s’agit de trouver un compromis qui constituera les bases du réseau. Les auteurs signalent l’importance des porte-parole pour chaque entité qui se doivent d’être représentés dans tous les espaces de négociation à partir desquels le réseau se construit.

  4. Les investissements de forme : ils représentent la création de supports pour lier les acteurs. Callon (1988) les définit comme le travail réalisé par les acteurs porteurs du projet (acteurs traducteurs) pour faire converger des individus différents et difficilement manipulables.

  5. L’enrôlement et la mobilisation : de l’affectation d’une mission aux acteurs découle une forme d’implication dans l’action.

  6. Le rallongement et l’irréversibilité : cette phase consiste à multiplier les entités.

  7. La vigilance : la chaîne de traduction est soumise à des traductions concurrentes. Il faut donc veiller au bon fonctionnement du réseau et éviter ces menaces.

En décrivant le processus d’intéressement des acteurs, la théorie de la traduction propose une nouvelle vision de la création d’un outil de contrôle de gestion principalement fondée sur ses enjeux humains. Pour Callon et Latour (1981), la traduction s’entend comme l’ensemble des négociations, des intrigues, des actes de persuasions, des calculs, des violences qui permet à un acteur de parler ou d’agir au nom d’un autre acteur. Ainsi, lier le processus de traduction et les acteurs suppose que ces derniers soient capables de proposer de nouvelles interprétations qui déplacent les intérêts des parties prenantes du projet afin d’atténuer leurs divergences. Au sein de cette construction, les acteurs sont donc identifiés comme les principaux vecteurs de l’innovation managériale (Akrich, 1993). Ces réflexions s’inscrivent dans la lignée des travaux de Weick (1979) autour de la notion « d’enactment » : une pratique est le résultat d’une dynamique d’interprétation entre un individu et son environnement. Ainsi, la construction d’un outil reflète avant tout une construction sociale du sens. L’outil est une production humaine construit socialement par les significations fluctuantes que lui accordent les acteurs participant à son processus de création (Orlikowski, 1992).

En synthèse, la théorie de la traduction semble pouvoir éclairer le rôle des acteurs au cours du processus de création d’un outil de gestion. Dans un premier temps, cette construction théorique souligne l’intérêt de la dialectique acteurs / outils dans le processus de construction de l’outil : comment les acteurs (via leurs représentations) agissent sur l’outil ? mais aussi, comment, en retour, ces mêmes acteurs sont-ils structurés par la création d’une instrumentation ? Dans un second temps, la théorie de la traduction intègre à l’étude de la conception d’un outil de gestion ses conditions d’apparition. Le processus de création ne relève pas uniquement d’enjeux techniques, il devient une construction sociale (Chua, 1995). Dans ce cadre, le déterminisme social et technique laisse place à une troisième voie qui permet d’entrevoir les relations entre ces deux éléments dans la construction d’une généalogie commune. A la suite de ce constat, cette recherche tente d’explorer le processus par lequel une technique (un outil de contrôle de gestion) et un social (des organisations publiques) se forment : « ce ne sont pas les deux lignes parallèles du social et du technique qui nous apprennent quelque chose, mais bien la négociation sinueuse du milieu » (Latour, 1992b). L’application de la théorie de la traduction s’apparente à un cadre explicatif permettant d’approfondir notre questionnement de recherche sur le rôle des acteurs de l’organisation dans le processus de création d’un outil de contrôle de gestion des activités publiques.

Une étude de cas : la création d’un outil de calcul de coûts des activités du service public d’élimination des déchets

Au cours de la dernière décennie, la gestion des déchets s’est progressivement affirmée comme une question de société pour de nombreux pays industrialisés. La France n’échappe pas à ce mouvement. Le développement des infrastructures publiques nécessaires au traitement des déchets (plateforme de compostage, centre de tri, usine d’incinération, déchetterie) a particulièrement mis en avant la question du coût et du financement de ce service public. En 10 ans, le coût de la gestion des déchets a, en moyenne, doublé en France. Fait qui ne laisse pas insensible les citoyens, les responsables des collectivités locales en charge de ce service mais aussi les pouvoirs publics. Ainsi, afin de donner « un nouvel élan à la gestion des déchets », Madame Nelly Olin, alors Ministre de l’Ecologie et du Développement Durable, définissait le 20 septembre 2005 trois priorités d’actions parmi lesquelles : la maîtrise des coûts de gestion des déchets. A son tour, en 2007, le Grenelle de l’Environnement réaffirme l’urgence de développer une nouvelle fiscalité en matière de déchets. Afin de répondre à ses préoccupations, l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie (ADEME) initie, dès le début des années 2000, un nouveau projet : construire un outil de calcul des coûts des activités du service public d’élimination des déchets afin d’améliorer la maîtrise des dépenses publiques.

L’instrumentation du service public d’élimination des déchets : un projet nouveau pour l’ADEME et les collectivités locales

L’ADEME est une organisation publique française créée en 1992 (résultant de la fusion entre l’Agence Française pour la Maîtrise de l’Energie -AFME- et l’Agence pour la Qualité de l’Air –AQA-). Les finalités de cette organisation sont définies dans ses statuts : « Cet établissement public exerce des actions, notamment d’orientation et d’animation de la recherche, de prestation de services, d’information et d’incitation dans chacun des domaines: la prévention et la lutte contre la pollution de l’air, la limitation de la production de déchets, leur élimination, leur récupération et leur valorisation et la prévention de la pollution des sols; la réalisation d’économies d’énergie et de matières premières et le développement des énergies renouvelables, notamment d’origine végétale; le développement des techniques propres et économes; la lutte contre les nuisances sonores » (Loi n° 90-1130 du 19 décembre 1990, article 1er). La création de cet établissement répond à la volonté des pouvoirs publics français de relever un défi essentiel pour le XXIème siècle : celui d’un développement économique et technologique respectueux de l’environnement. Pour relever ce défi, l’Agence est structurée autour de 3 services centraux et 26 délégations régionales. Au total, 930 collaborateurs ont comme objectif de développer trois compétences dédiées à cette organisation : l’expertise, la création de nouvelles connaissances et leur diffusion. La gestion des activités déchets constitue un des axes de développement privilégiés de l’Agence (30 % de son budget d’intervention). Cette gestion est technique : l’ADEME doit promouvoir le développement des capacités de collecte sélective et de traitement. Pour autant, la gestion financière des déchets n’est pas délaissée. Elle s’inscrit comme un objectif majeur : « Pour faciliter les débouchés des matières à recycler et ainsi alléger la facture « déchets » des contribuables / usagers, [l’ADEME] recherche la réduction des coûts à tous les stades ». Cette volonté fait suite aux difficultés rencontrées par les collectivités locales dans la mise en oeuvre de processus de gestion capables de fournir des informations chiffrées fiables sur les activités du service déchets. Au cours des années 1990, le service déchets subit une croissance importante de son activité : la multiplication des installations techniques (les déchetteries, les plateformes de compostage, les centres de tri, etc.) et la modernisation importante des filières existantes (incinération, décharge) s’accompagnent d’une forte augmentation de la production de déchets. Cette croissance des moyens mis à disposition de la lutte contre la prolifération des déchets a une contrepartie : il est de plus en plus coûteux de traiter les déchets pour les collectivités locales. Le coût de gestion globale des ordures ménagères à la charge des collectivités se situe généralement entre 100 et 175 €/tonne, soit 30 à 75 €/habitant/an[2]. Le problème technique devient donc un problème de gestion : gérer techniquement les déchets ne peut se faire sans le souci d’une gestion financière des activités liées aux déchets.

Face à cette situation, et conformément à ses missions, l’Agence apporte une solution aux collectivités locales en s’engageant dans un nouveau projet : construire et implanter un outil de calcul des coûts de gestion des déchets à même de piloter la croissance des activités du service déchets et ses conséquences financières. Pour mener ce projet, quatre étapes sont définies :

  • La première consiste à rencontrer les collectivités, et plus précisément les membres des services déchets, afin de comprendre le fonctionnement de leurs activités sur ce service.

  • La deuxième étape ambitionne de décrire l’état actuel de la gestion des déchets au sein des collectivités locale. De plus, au cours de cette étape, une étude de faisabilité technique de l’outil sera menée en collaboration avec une collectivité. Celle-ci devra permettre de dessiner les contours de l’outil.

  • La troisième étape détaillera les besoins de gestion de l’ensemble des acteurs concernés par la gestion des déchets (responsables, techniciens, élus etc.).

  • La quatrième étape clôturera le projet par l’expérimentation d’un outil de gestion des coûts du service déchets. Cette dernière étape sera menée en relation avec quelques collectivités qui décident de s’engager fortement dans la démarche en implantant l’outil de gestion au sein de leur service déchets.

Pour l’ADEME ces quatre étapes doivent permettre de créer l’outil et de l’expérimenter au sein de quelques collectivités. A la suite de ces actions, le projet s’engagera dans une phase d’extension de l’outil à de nouvelles collectivités sur l’ensemble du territoire national.

Rôle du chercheur au cours de la mise en oeuvre du processus de construction de l’outil de calcul des coûts

Lorsque le chercheur rencontre les membres de l’ADEME, cette dernière désire engager ce nouveau projet. L’intégration d’un chercheur sur ce dispositif a donc un objectif simple pour les membres de l’Agence : confier la responsabilité opérationnelle du projet au chercheur. Afin de répondre à cette attente, une recherche-intervention est engagée (Jönsson et Lukka, 2006, David 2002, Plane 2000). En effet, il ne s’agit pas pour le chercheur d’adopter une posture extérieure à l’organisation, ni même de jouer un rôle d’observateur du projet, mais bien de s’impliquer activement au sein de ce changement. Cette visée transformative permet d’associer l’étude menée à une recherche-intervention, cette dernière consistant à « aider sur le terrain, à concevoir et à mettre en place des modèles, outils et procédures de gestion adéquat, à partir d’un projet de transformation plus ou moins complètement défini » (David 2000). Aussi, au cours des deux années nécessaires à la construction de l’outil de gestion, le chercheur va piloter et s’impliquer au sein des quatre étapes composant le projet :

  1. La première étape du projet correspond, pour le chercheur, à une phase de sensibilisation à la gestion des déchets au sein des collectivités locales. Concrètement, celle-ci se traduit par des visites de sites (déchetteries, plateformes de compostage, centres de tri) et six entretiens approfondis (menés auprès de responsables et de techniciens du service déchets) au sein de deux collectivités locales pour comprendre le mode de fonctionnement du service public d’élimination des déchets.

  2. Afin de dresser un état des lieux sur la gestion comptable du service déchets, un questionnaire est administré. Concrètement, cette enquête est adressée à l’ensemble des collectivités locales gérant les déchets au sein de deux régions françaises (Aquitaine et Poitou-Charentes). Au final, sur les deux cent trente trois collectivités locales ciblées, cent trente ont répondu (soit un taux de retour qui avoisine les 60 %).

  3. Au cours de la troisième étape, l’analyse des expériences et des besoins de gestion des collectivités locales a été réalisée par :

    • La création et l’animation, par le chercheur, d’un réseau de collectivités intéressées par cette thématique : dans le cadre de réunions collectives, ces organisations (vingt collectivités locales) sont venues échanger sur leurs expériences et leurs besoins de gestion.

    • Vingt et un entretiens individuels approfondis ont été réalisés dans six collectivités auprès de différentes personnes : des directeurs, des responsables techniques et financiers mais aussi des élus et des comptables.

    Ces entretiens et réunions collectives ont été entièrement retranscrits et étudiés à l’aide d’une grille d’analyse permettant de mettre à jour les représentations des acteurs sur le futur outil de gestion.

  4. La dernière étape consiste à déployer l’outil de gestion dans cinq collectivités locales. Pour implanter l’outil dans ces structures, des stagiaires ont été impliqués sur le projet. Ces derniers se concentrent sur les développements techniques de l’outil au sein des collectivités. Au cours de cette étape, le chercheur joue un rôle de support en supervisant l’ensemble des implantations au sein des cinq collectivités locales. Des réunions collectives, organisées à intervalle régulier par le chercheur, ont permis d’accompagner ces expérimentations.

Au final, au cours de cette recherche, les données collectées représentent : 45 heures d’entretiens individuels, 20 heures de réunions collectives et l’exploitation de 130 questionnaires. A ces données, il faut ajouter l’analyse de sources d’informations secondaires : compte rendu de réunion, documentation interne de l’ADEME et des collectivités locales, site internet et de nombreux contacts informels.

En plaçant au coeur de la création de connaissance le principe d’interaction chercheurs / praticiens (Moisdon, 1984), la validité des résultats d’une recherche-intervention est soumise à de nombreuses interrogations. L’étude d’un cas unique et l’engagement actif du chercheur sont souvent identifiés comme des freins à la généralisation de résultats ou encore à la nécessaire objectivité du travail de recherche. Afin de limiter ces risques, un dispositif de recherche a accompagné l’action du chercheur et ses analyses. Au cours du projet, deux structures encadrent l’évolution de la construction de l’outil. Au groupe de travail, composé de membres de l’ADEME et du chercheur (ayant en charge le suivi des aspects opérationnels du projet), un comité de pilotage du projet a été adjoint. Ce dernier composé de membres de l’ADEME, du chercheur-intervenant et de chercheurs appartenant au laboratoire de recherche (identifiés comme des spécialistes de la thématique de recherche), s’est réuni, environ une fois tous les deux mois, pour discuter de l’avancement du projet de connaissance. Ce dispositif a été l’occasion pour le chercheur de revenir sur des aspects plus théoriques et ainsi d’éviter une emprise trop forte de l’organisation dans laquelle il évolue. De plus, afin de perfectionner les analyses menées, la collecte de données a été fondée sur le principe de triangulation des informations recueillies (Hlady-Rispal, 2002). La triangulation a été réalisée à deux niveaux :

  • Sur les données : si le processus de recherche mobilise principalement des techniques qualitatives (entretiens semi-directifs, réunions collectives, visites de sites) une méthode quantitative a été utilisée au cours de l’étape n°2 pour répondre aux besoins du projet.

  • Sur les personnes : les données collectées concernent les membres de l’ADEME mais aussi ceux des collectivités locales. Et, au sein de ces structures, l’attention du chercheur ne s’est pas uniquement focalisée sur les membres du service déchets, ainsi, des responsables financiers, des comptables, des élus et des stagiaires ont participé aux entretiens individuels et aux réunions.

Enfin, dans le souci de conserver une trace du processus engagé, un journal de recherche (Wacheux, 1996) est venu commenter l’évolution du projet. Ce dernier a permis de garder un témoignage des différentes évolutions du projet et de nourrir la réflexion théorique de la recherche (par confrontation des récits aux théories mobilisées).

En synthèse, au-delà des dispositifs mis en oeuvre pour garantir la validité des résultats, le choix d’une recherche-intervention reflète surtout la volonté du chercheur de cerner plus finement les réalités des outils de gestion en s’approchant au mieux de la vie des organisations (Hatchuel, 2002). Ainsi, cette méthodologie de recherche permet, dans notre cas, d’explorer en détail le rôle des acteurs des processus d’instrumentation mis en oeuvre au sein des organisations publiques.

Construire un outil de contrôle de gestion ou la nécessaire invention d’un nouveau mode d’action publique

Au cours de cette dernière partie, l’étude de la construction de l’instrumentation fait émerger une nouvelle vision du processus de création d’un outil de gestion au sein de l’organisation publique : cette dernière est envisagée comme une opportunité au développement d’un nouvel espace collectif permettant d’améliorer les mécanismes d’appropriation de l’outil.

La construction d’un outil de gestion : une dialectique acteurs / outil ?

La construction d’un outil de gestion des activités publiques déstabilise l’organisation. L’outil et les acteurs du projet évoluent, s’opposent et se transforment tout au long des différentes étapes du projet.

Au niveau humain, un retour sur l’histoire du processus permet de constater l’évolution des représentations des acteurs sur l’outil de gestion[3]. Le premier exemple de ces transformations concerne les membres des collectivités locales impliqués dans le projet. A l’origine du projet (étape 2), ces acteurs ne possèdent pas de représentations claires sur le contenu de l’outil : « Je ne saisis pas très bien quelle forme pourrait prendre cet outil. Il est vrai que je connais peu de chose en matière de contrôle de gestion ». Deux mois après cet entretien (au cours de l’étape 4), le même acteur déclarait avec beaucoup de précision et d’assurance : « Face à certaines difficultés, nous avons décidé de créer un service spécifique qui regroupe l’ensemble des charges fixes pour obtenir deux coûts […]. Nous pouvons ainsi observer si l’évolution du coût est liée à l’activité du service ou si cette dernière est plus structurelle ». De la même façon, ces acteurs affinent leur perception sur les caractéristiques de l’outil. Au démarrage du projet, les membres des collectivités éprouvent des difficultés à identifier et à discuter des aspects techniques de l’instrumentation. Pourtant, au cours des phases d’expérimentation, ces mêmes acteurs développent une vision précise de l’outil jusqu’à décider eux mêmes de ses orientations techniques : « L’option testée à X, d’une répartition a posteriori des charges de structures, semble intéressante. Les communautés de communes de Y et de W décident de l’adopter afin de juger des résultats de cette méthode ». Le second exemple concerne les changements observés sur les représentations des membres de l’ADEME impliqués sur la construction de l’outil. A l’origine, ces acteurs désirent implanter un outil à même de comparer le coût du service déchets entre les collectivités : « Ce projet vise […] à l’expression qualifiée et comparable des coûts ». Néanmoins, avec l’intégration des membres des collectivités locales au sein de la démarche, l’objectif associé à l’instrumentation évolue. En effet, pour ces derniers, l’outil de gestion « doit permettre de réagir, de mettre en place des actions correctrices », « dans l’idéal, il faudrait un outil qui fournisse des indicateurs de façon très régulière, pour suivre l’évolution de l’activité ». Cette controverse sur la finalité même de l’outil menace la poursuite du projet. Les membres des collectivités locales ne veulent pas seulement d’un outil de calcul des coûts, ils désirent implanter un outil qui leur permettre de maîtriser les coûts du service déchets. Or, la vision prônée par l’Agence se heurte à cette représentation car elle pourrait conduire à la création d’un outil dont l’unique finalité serait la connaissance du coût du service. Aussi, face au risque de non-utilisation de l’outil mais aussi de démotivation, voir de retrait, des collectivités locales engagées sur le projet, les membres de l’ADEME font évoluer les objectifs associés à l’outil : « l’outil doit permettre aux membres des collectivités de mettre en place une gestion active des conséquences financières prises sur ce service ». L’outil de calcul des coûts se transforme en outil de gestion des coûts. Le but de l’instrumentation n’est pas seulement la connaissance du coût pour le coût mais bien l’action que cette évaluation va engendrer, les prises de décisions que vont prendre les membres des collectivités pour améliorer la gestion du service. Ainsi, les membres de l’Agence font évoluer leurs représentations. Ces dernières passent d’un outil institué sur une logique « externe » de comparaison des collectivités locales à un outil ancré sur une logique « interne » de suivi des activités du service déchets.

En synthèse, l’étude des deux principaux groupes d’acteurs du projet d’instrumentation indique une évolution de leurs représentations. Plus généralement, nous observons que ces transformations apparaissent principalement au cours des phases de matérialisation de l’outil (étape 2 et 4). Les diverses formalisations de l’instrument de gestion permettent aux acteurs de se positionner, de se confronter et indirectement de faire évoluer leur perception de l’outil.

Au niveau technique, la construction de l’outil de gestion est affiliée à un processus dynamique de transformations successives. A l’origine, l’outil n’est pas clairement défini. Au cours de la première étape, l’étude des documents relatifs au projet fait apparaître l’utilisation de différents termes : « comptabilité analytique », « comptabilité de gestion » et « étude de coûts ». Avec la deuxième étape, apparaît une première esquisse de l’outil. Cette dernière, essentiellement l’oeuvre des membres de l’Agence, s’assimile à un outil de comptabilité analytique classique (cf. tableau 1) établi sur la distinction charges directes / charges indirectes et sur l’identification des centres de responsabilité nécessaires à la réalisation du service. Pour l’ADEME, le déploiement de cet outil doit permettre de comparer le coût du service au sein des collectivités locales.

Tableau 1

Première version de l’outil de gestion

Première version de l’outil de gestion

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Au cours de la troisième étape, l’intégration des membres des collectivités locales met en exergue l’importance de dépasser une logique de comparaison pour s’orienter vers une logique de suivi des activités. Un membre d’une collectivité résume cette volonté : « Pour moi, ce ne sera pas un outil de comparaison […] mais davantage un outil de suivi des objectifs du service ». La controverse vécue sur les finalités de l’outil se répercute sur les développements techniques de l’outil. La première version de l’outil, proposée par l’ADEME, n’emporte pas l’adhésion des collectivités locales. De nouveau, le risque de désengagement des collectivités locales apparaît. Afin de dépasser ce différend, l’outil se transforme : l’ensemble des activités nécessaires au processus de gestion des déchets est identifié afin d’évaluer un coût par type de déchets et non par service (tableau 2). Pour les membres de l’Agence, cette évolution est reliée à des raisons techniques : « Le développement de l’outil s’est confronté à une difficulté technique essentielle : la distinction charges directes / indirectes. Pour construire l’outil de calcul des coûts, il faut se fonder sur les activités des collectivités et non sur leurs services ». Néanmoins, cette modification de la structure des coûts s’avère nécessaire et pertinente car elle autorise un pilotage des activités du service déchets. L’influence des représentations sur l’outil de gestion apparaît : les attentes des membres des collectivités sont différentes de celles des membres de l’Agence et, progressivement, les acteurs des collectivités locales vont convaincre ceux de l’Agence et ainsi amener l’outil à changer de forme. Il y a un donc un mécanisme d’intégration des représentations des acteurs au sein de l’instrumentation.

Tableau 2

Seconde version de l’outil de gestion

Seconde version de l’outil de gestion

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En synthèse, cette analyse révèle les liens directs existants entre l’actant et les acteurs du projet : les représentations influencent l’outil de gestion qui va, à son tour, actualiser les représentations des acteurs. Cette dialectique s’avère intéressante dans la gestion du processus d’instrumentation : les transformations des représentations et de l’outil de gestion permettent de perfectionner la phase de construction de l’outil par une appropriation de l’outil par les acteurs d’une part, et par une assimilation des représentations des acteurs dans l’outil, d’autre part. Toutefois, le processus de création n’est pas uniquement dépendant des caractéristiques intrinsèques de l’outil et des capacités d’évolution des acteurs. Cette analyse reste cantonnée à un modèle de co-détermination. Aussi, afin de dépasser cette vision, une autre voie est explorée : la technique et le social émergent conjointement d’un processus, l’outil étant finalement considéré comme une simple modalité d’association.

Un vecteur de réussite du projet : la mise en place d’un nouveau mode d’action publique

Cette nouvelle perspective permet d’envisager le projet comme un processus de stabilisation conjointe de l’outil et d’un milieu social (ces deux éléments étant indissociablement entremêlés et liés à leur contexte d’apparition). Dès lors, l’appréhension du projet se métamorphose : l’instrumentation n’est plus envisagée comme une contrainte supplémentaire à l’action publique mais comme en opportunité au développement d’une nouvelle logique d’action.

La création d’un nouvel espace social

Pour favoriser la création de l’outil, l’Agence favorise l’éclosion d’un nouvel espace social fondé sur la constitution d’un réseau d’organisations. Si pour Schumpeter, le succès d’une innovation dépendait d’un entrepreneur innovateur (Schumpeter, 1934), dans le cas étudié, l’ADEME s’apparenterait davantage à un « entrepreneur public » (Hafsi et Bernier, 2005) qui réinvente une organisation moins formelle, moins hiérarchique, aux frontières mouvantes, qui permet de relancer des organisations en perte de vitesse.

Un regard sur l’histoire du projet dévoile cette caractéristique. Au cours des premières étapes du projet, l’Agence décide la création et la mobilisation d’un réseau d’organisations. Comme le rappellent Trosa et al. (2004, p. 43) : « une méthode de comparaison de coûts ne peut se construire efficacement sans dialogue ». Le choix de cette configuration organisationnelle est un moyen de piloter la construction de l’outil en proposant un lieu d’échanges, d’interactions entre les acteurs du projet (Mustar, 1997). Dans un premier temps (étape 3), l’Agence réunit l’ensemble des collectivités qui désirent participer à la démarche (soit 20 collectivités), elle crée un premier réseau. Puis, dans un second temps, elle ne peut expérimenter l’outil avec toutes ces organisations, aussi elle réduit sa composition à 5 collectivités (étape 4). De plus, le réseau ne va pas uniquement impliquer l’ADEME et les collectivités. Une association locale, des conseils régionaux vont aussi prendre part aux discussions. La géométrie et la composition variable du réseau sont des éléments propices au développement de l’innovation managériale. Les échanges menés au sein de cette structure encouragent l’émergence de nouveaux savoirs communs. Ainsi, la réunion d’acteurs provenant de différents horizons devient un passage obligé autorisant la création d’un collectif nécessaire à la réalisation d’un projet impliquant des acteurs aux intérêts divergents.

Dans le cas étudié, la création de l’outil a permis de construire des modes de coordination spécifiques qui ont induit des avantages locaux. En effet, la formation de ce nouvel espace social a des répercussions au sein même des structures impliquées dans le projet. Ainsi, les acteurs des collectivités locales font évoluer leur organisation. La progression du projet nécessite la création de nouveaux groupes de travail qui regroupent des techniciens du service déchets mais aussi des comptables de la collectivité : « Le fait que des personnes de différents services se retrouvent au sein des réunions est une excellente chose. Cela permet de confronter les avis de tout le monde sur le sujet et d’avancer avec l’accord de tous ». De la même façon, le fonctionnement de l’outil au cours de la phase d’expérimentation requiert la création de nouvelles procédures appliquées entre les services « déchets » et « comptable » de la collectivité locale. Or, avant ce projet, ces deux services étaient clairement dissociés dans le fonctionnement de la collectivité : « Pour les orientations budgétaires, je n’ai pas besoin de travailler en collaboration avec les membres du service comptable ». Ainsi, la réalisation du projet engendre la mise en place de nouveaux dispositifs organisationnels qui viennent bousculer le fonctionnement routinier des collectivités locales.

En synthèse, les propriétés intrinsèques de l’outil ne suffisent pas à le porter. Le réseau reconfigure un espace social en associant de multiples acteurs à la construction de l’outil mais aussi en aménageant les organisations qui le développent (Bornand, 2004). Ainsi, il soutient la création de l’outil en créant les conditions d’un dialogue et en structurant l’organisation et son environnement à la logique véhiculée par l’outil.

La stabilisation du nouvel espace social

La création de l’outil de calcul des coûts est liée à la structuration d’un réseau d’organisations mais aussi d’acteurs. Or, parmi ces derniers, la présence de porte parole est essentielle (Akrich et al. 1988). En effet, leurs actions vont permettre de renforcer le réseau créé en le rendant de plus en plus irréversible et d’intéresser les acteurs en favorisant leur convergence sur le projet.

Un réseau irréversible : la présence d’acteurs « promoteurs »

Les membres de l’Agence organisent la mise en place d’un véritable processus de traduction (cf. figure 1). Certes ils désirent que le projet progresse, mais ils veulent surtout que l’outil de gestion soit adopté par les membres des collectivités locales. Aussi, au cours du processus de construction, ces derniers créent des irréversibilités qui, progressivement, stabilisent le nouvel espace social en complexifient la remise en cause du projet.

Figure 1

La théorie de la traduction et le processus de recherche

La théorie de la traduction et le processus de recherche

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Le premier stade d’irréversibilité est atteint lors de l’intégration des collectivités locales à la démarche. Rapidement, les membres de l’ADEME comprennent le danger que constitue l’imposition d’un outil qu’ils auraient construit à priori. Aussi, dès la deuxième étape, ils intègrent des collectivités. Cette participation n’est pas « fictive », elle transparaît dans les modes de coordination du projet et dans les décisions prises. Indirectement, cette implication rend le projet de moins en moins réversible. Une deuxième irréversibilité apparaît lors de la création de l’outil de gestion des coûts. A ce stade, « les investissements de forme » et « l’enrôlement » sont réalisés (vingt collectivités sont mobilisées dans le réseau d’échanges sur l’outil) et un retour en arrière semble difficile, car les membres des collectivités sont impliqués fortement sur la première formalisation esquissée. Enfin la dernière irréversibilité intervient au cours de la phase d’expérimentation de l’outil lorsque le processus réplique les phases de « rallongement de l’irréversibilité » et de « vigilance ». L’ADEME va sélectionner 5 collectivités locales au sein des 20 ayant participé au réseau d’échanges. Cette sélection ne crée pas d’opposition car elle est réalisée sur la base d’un volontariat. Toutefois, il est essentiel de noter que l’expérimentation est menée au sein de structures déjà impliquées au cours des étapes précédentes. Cette stratégie renforce l’assise du projet. De plus, à ce stade, l’outil existe, il est utilisé par des collectivités. L’agence, une collectivité locale, ne peut plus décider seule d’un abandon du projet.

La promotion du projet n’est donc pas seulement un acte de communication, c’est aussi un échange constructif sur l’outil, un engagement fort. Les actions menées par les membres de l’Agence sont reliées à cet objectif. Dès lors, ils deviennent des acteurs « promoteurs » du projet. L’excellence « technique » n’est pas suffisante, l’établissement d’un lien de confiance assure la progression du processus de construction (Buclet, 2005). Si l’outil de calcul des coûts cristallise l’attention de nombreux acteurs, son évolution est conditionnée par les capacités de mobilisation des promoteurs du projet. Ils doivent intégrer durablement les acteurs sur les différentes phases du projet, stabiliser de plus en plus fortement le réseau créé. Pour autant, les irréversibilités engagées ne sont pas suffisantes à l’élaboration d’un outil de gestion cohérent pour l’ensemble des organisations et des acteurs du projet. La promotion n’engendre pas automatiquement l’adhésion, des résistances peuvent émerger et fragiliser l’espace social créé.

Un réseau convergent : la présence d’acteurs « traducteurs »

Le processus de traduction semble créer les conditions d’un espace commun de développement qui permet au projet de progresser et au réseau de le supporter. Cependant, si l’avancée du projet engendre des irréversibilités, elle doit aussi faire émerger des convergences qui renforcent la création de l’outil en stabilisant davantage l’espace social créé. Au cours du projet, la recherche de consensus s’est réalisée par l’intermédiaire des actions engagées par les stagiaires et les chercheurs impliqués sur le projet. Leur situation d’intermédiaire, positionnés entre les membres de l’Agence et des collectivités, permet à ces acteurs de rechercher des consensus et ainsi d’atténuer les divergences entre les membres du projet. Des acteurs « traducteurs » apparaissent :

  • Les stagiaires : au cours de la phase d’expérimentation de l’outil, la situation d’extériorité des stagiaires leur a permis d’effectuer des traductions pour sceller des accords entre les membres du réseau : « Il y a une bonne coopération entre la collectivité et l’ADEME. Mais il a fallu que j’explique la mission de l’Agence et comment la collectivité pouvait trouver des intérêts à la développer »;« Il faut être capable de répondre aux attentes de l’ADEME et de la collectivité. Donc j’ai dû bien interpréter les deux démarches, les joindre pour qu’elles se complètent ».

  • Les chercheurs : les travaux du chercheur (les formalisations comme les notes de lecture ou les synthèses d’action) participent à l’apprentissage des acteurs du projet et permettent à ces derniers de s’accorder sur les évolutions de l’outil. Par exemple, les formalisations créées participent à la construction de représentations communes : le processus d’élimination des déchets, présentant un processus « type » d’élimination des déchets, permet aux membres des collectivités de définir les activités de ce service et de travailler à l’affectation des charges sur chaque activité.

L’irréversibilité et la convergence croient au fur et à mesure que le réseau se complexifie. En effet, plus il y a d’interrelations, plus il y a de décisions et plus le nombre de traductions augmente. Le nouvel espace se stabilise car dans ce contexte, modifier un élément c’est s’engager dans un processus de retraduction généralisée. Comme le signale Callon (1991), remettre en cause les traductions est une opération coûteuse : cela nécessite des investissements importants pour défaire les traductions existantes, en enclencher d’autres et détourner les équivalences réalisées (mobiliser, enrôler de nouvelles alliances). Pourtant, au cours du projet, des résistances apparaissent. Le fait de réunir des acteurs et des organisations différentes augmente les risques d’opposition (notamment au cours des étapes 3 et 4). Ainsi, comme indiqué précédemment, des controverses se manifestent au cours de la construction de l’outil sur la forme mais aussi sur le fond du projet. Un autre exemple intervient en fin de projet, au cours de la phase d’expérimentation. Durant cette dernière étape, certaines collectivités expriment leur désaccord sur les caractéristiques premières de l’outil. Pour ces organisations le projet devrait permettre de construire un outil évaluant la performance globale du service (et non seulement sa performance financière) : « La vision proposée par la matrice des coûts est réduite aux aspects financiers du service, alors que la performance de ce dernier n’est pas uniquement liée à cette dimension, la qualité du service est aussi un point important ». Cette prise de position pourrait amener ces collectivités à abandonner le projet Pourtant, cette opposition ne freine pas l’avancée du processus de construction. Les traductions étant déjà trop nombreuses, il est impossible, pour ces acteurs, de remettre en cause l’intégralité du projet initié et engagé par l’Agence. Aussi, ces organisations n’entrent pas en résistance, au contraire, elles s’appuient sur le projet porté par l’Agence pour répondre à un de leurs besoins et développent un autre outil de gestion, outil plus proche de leurs préoccupations. Ainsi, certaines collectivités implantent des systèmes de tableaux de bord qui se nourrissent, en partie, des informations émanant de l’outil de calcul des coûts des activités du service déchets : « La collectivités X désire continuer à s’engager au sein du projet, toutefois elle développera en interne, en s’appuyant sur la matrice des coûts, un système de tableau de bord plus réactif ».

Les différentes étapes suivies au cours de ce projet ont permis de constituer et de stabiliser un réseau d’organisations et d’acteurs autour d’un outil de gestion. Progressivement, ce réseau a su porter son objet pour devenir de plus en plus irréversible et convergent (figure 2) :

  • L’irréversibilité est obtenue par les acteurs « promoteurs » du projet : ils organisent le processus de traduction menant à la construction de l’outil;

  • La convergence entre les membres du réseau est atteinte grâce à l’action des acteurs « traducteurs » : ils recherchent les consensus nécessaires à la construction d’une innovation dans un réseau d’organisations.

Figure 2

Convergence et irréversibilité du processus de construction de l’outil (adapté de Callon, 1991)

Convergence et irréversibilité du processus de construction de l’outil (adapté de Callon, 1991)

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Ce double mouvement permet d’améliorer les mécanismes d’appropriation car il favorise une stabilisation du nouvel espace social : d’une part, les phases d’irréversibilité mobilisent un collectif en l’impliquant fortement sur la création de l’outil, d’autre part, les phases de convergence permettent d’atténuer les désaccords entre les acteurs de cet espace pour solidifier son développement.

Conclusion

En analysant la création d’un outil de contrôle de gestion de l’action publique, cette recherche a permis d’observer un collectif « en cours de structuration ». Les résultats indiquent que le succès de la création d’une instrumentation des activités publiques est directement lié aux possibilités de reconfiguration de l’espace social. Ainsi, dans le cas étudié, l’environnement des organisations publiques, souvent décrié, devient une opportunité au déploiement de nouvelles logiques d’action. Si cette étude emprunte à la théorie de la traduction pour étudier le rôle des acteurs, elle apporte l’idée d’un découplage des rôles. Les acteurs ne peuvent pas être associés au réseau uniquement pour représenter leurs intérêts ou ceux de leur organisation. Pour qu’un nouvel espace social émerge et se stabilise, certains doivent endosser des rôles plus globalisants. Dans ce cadre, les porteurs de projet, les porte parole, ne peuvent être à la fois pilotes et traducteurs. Leur engagement, leur parti pris, ne leur donne pas cette légitimité. Ils peuvent, par contre, devenir des promoteurs de l’outil et organiser l’intéressement des organisations concernées par la thématique abordée (ici, l’outil de calcul des coûts du service déchets). Aussi, une nouvelle catégorie d’acteurs, extérieurs aux organisations, doit intégrer le réseau afin d’opérer les traductions nécessaires au bon fonctionnement de ce collectif.

Si l’histoire de ce projet semble relater un succès du processus de création de l’instrumentation publique, il faut signaler les limites de cette analyse. La première concerne le temps de l’étude : seul le processus de construction a été exploré. Il reste donc à savoir comment se déroulera le processus de généralisation de l’outil. Comme le signale Callon et Latour (1981) « En associant des matériaux de différentes durées, on hiérarchise un ensemble de pratiques de telle sorte que certaines deviennent stables et qu’il n’est plus nécessaire d’y revenir […] Pour construire le Léviathan il faut enrôler un peu plus que des relations, des alliances et des amitiés. Un acteur grandit à proportion du nombre de relations qu’il peut mettre, comme on dit, en boîtes noires. Une boite noire renferme ce sur quoi on n’a plus à revenir ». La boîte noire est-elle suffisamment opaque ? Les traductions seront-elles résister ou, au contraire, l’outil devra-t-il se transformer pour les intégrer ? La seconde limite tient à l’analyse d’une catégorie d’acteur : les élus des collectivités locales. Ces derniers ont été associés à la construction de l’outil. Ils ont participé aux réunions collectives, ils ont aussi été impliqués au sein d’entretiens individuels. Pourtant, dans le cadre de l’utilisation de l’outil, seront-ils toujours aussi favorables à la démarche engagée ? La mise à jour du coût du service public d’élimination des déchets ne va-t-elle pas engendrer des dissidences ? La troisième limite majeure tient à la méthodologie de recherche mobilisée. A partir d’une seule et unique étude de cas, la généralisation de résultats est délicate. Aussi, les deux vecteurs du succès du processus de construction (création et stabilisation d’un nouveau réseau social) devront être confrontés à de nouveaux contextes afin de renforcer la validité des résultats de cette première étude.

Face à ces limites, nos pistes futures de recherche se concentrent d’une part, sur la possibilité de généraliser nos résultats en multipliant les études de cas de construction des outils de gestion au sein des organisations publiques (Yin, 2003) et d’autre part, sur l’étude du rôle des élus au sein de ces processus d’instrumentation.