Corps de l’article
Vous voulez vraiment être un ami pour eux ?
Soyez honnête… et sans compromis.
Personnage du critique de rock américain Lester Bangs, tel que joué par le regretté Philp Seymour Hoffman dans le film de Cameron Crowe (2000), Almost Famous.
L’évaluation de manuscrits pour des revues savantes est une tâche ingrate, ardue, nécessairement anonyme, largement solitaire, le plus souvent gratuite et pas du tout reconnue. Ça prend un temps fou. On ne sait pas toujours par où commencer ni où arrêter (ou comment). Surtout, on se demande parfois si ce ne serait pas un peu prétentieux de dire à nos collègues que ce qu’ils/elles font n’est pas nécessairement bon ou intéressant, en quoi et pourquoi. Pire encore, on a souvent mieux à faire pour l’avancement de nos propres projets que de passer du temps à suggérer à d’autres comment ils pourraient faire mieux. Et, fréquemment, on sait très bien que ce qu’on suggère de faire exigera beaucoup de temps et d’efforts…
Bon an mal an, je fais plus d’une quarantaine d’évaluations de manuscrits pour différentes revues savantes. J’en fais aussi quelques-unes à titre amical pour des collègues, sans compter l’évaluation de demandes de bourse et de travaux de doctorants ou la critique de mes propres écrits, seul ou avec des collègues. Plus souvent qu’autrement, je dois passer une partie de mes fins de semaine sur ce genre de rapports – souvent tôt le matin, avant que les enfants soient levés…
Alors pourquoi je fais ça ?
Une explication psychosociale pourrait être que je suis un type A à tendances sadomasochistes, une sorte de teigneux qui veut ventiler ses frustrations sur d’autres ou que, comme pourraient le dire mes proches, j’aime tellement chialer que l’évaluation de manuscrits constitue une tâche toute désignée pour un type comme moi… (rires). Pourtant, de mon point de vue, les raisons sont beaucoup plus simples et naturelles : je le fais parce que c’est mon travail, j’y trouve mon compte et oui, j’aime ça !
D’une part, je considère sincèrement qu’évaluer des manuscrits fait partie de mon métier de chercheur. Chaque fois que je soumets un article à une revue savante, je reçois les commentaires de deux, trois, parfois quatre autres chercheurs ou rédacteurs en chef. À de très rares exceptions près, les commentaires reçus sont exhaustifs, détaillés, éclairants, précis et immensément utiles pour la suite. Dans la mesure où je veux publier dans ces revues, j’estime donc qu’il est de mon devoir de mettre mon épaule à la roue du système d’évaluation par les pairs. C’est une simple question de réciprocité.
D’autre part, l’évaluation de manuscrits m’offre un véhicule privilégié pour suivre les plus récents développements dans mes champs d’intérêt et, surtout, pour continuer mes apprentissages et mon développement professionnel. Par exemple, c’est souvent à travers l’évaluation de manuscrits que j’ai pu découvrir que tel ou tel texte pourrait avoir d’importantes implications pour mes propres travaux. Plus encore, l’évaluation de manuscrits m’a beaucoup appris sur l’artisanat de l’écriture. Ma collègue Melissa Cardon (Pace University) a d’ailleurs une très belle façon d’évoquer cet apprentissage quand elle discute de ces questions auprès d’étudiants de doctorat et qu’elle dit : « L’évaluation de manuscrits m’a enseigné ce qui fonctionne dans ce que les autres font – et ce qui ne fonctionne pas ! »[2] Alors que la seule lecture des revues savantes ne permet de voir que les produits finis, l’évaluation de manuscrits offre une vitrine unique pour comparer des travaux présentant différents degrés d’aboutissement. Même que, d’une manière un peu paradoxale, l’évaluation de différents travaux peut permettre de gagner en confiance dans ses propres habiletés à écrire. Après tout, les textes envoyés pour évaluation ne sont généralement pas parfaits du premier jet ! Dans les meilleurs cas, l’évaluation de différentes versions d’un même projet permettra d’apprécier les efforts nécessaires pour transformer un manuscrit prometteur en article publié de haut calibre. Et dans les cas plus difficiles, on pourra réaliser que, somme toute, ce qu’on écrit n’est pas si mal. Dans tous ces cas, l’évaluation de manuscrits permet donc de démystifier le processus de publication et donne un regard privilégié sur ce qui est requis pour y avoir du succès (Cloutier, 2016 ; Cloutier et Langley, 2013 ; Rouleau, 2014).
Je dois enfin admettre qu’évaluer des manuscrits, j’aime bien ça ! À cet égard, je suis en parfait accord avec Erik Dane (Rice University) quand il écrit : « L’évaluation de manuscrits donne beaucoup plus de liberté d’expression qu’il n’y paraît. »[3] Plus souvent qu’autrement, l’écriture d’un texte savant demande de suivre un certain nombre de conventions formelles plutôt abstraites, distantes, voire froides. Par ailleurs, le langage qu’on doit utiliser impose aussi d’importantes contraintes : écrire que « les résultats statistiques observés sont tellement “cools” qu’on se sent comme Leonardo di Caprio ou Kate Winslet à la proue du Titanic »[4] communique l’essentiel avec une belle image, mais ne donne pas de manière claire et concise les détails nécessaires quant à la magnitude d’un effet ou si et à quel niveau les résultats sont statistiquement significatifs… Et le style détonne de ce qu’on s’attend à lire dans les revues sérieuses. Or justement, l’écriture de quelques pages d’évaluation et de critiques constructives permet beaucoup plus de liberté et de créativité. À cet égard, Erik Dane souligne que c’est l’un des rares endroits où ce qu’on écrit n’a presque aucune chance d’être critiqué ou rejeté ! Ce qui ne veut pas dire qu’on peut écrire n’importe quoi n’importe comment. L’évaluation de manuscrits exige respect et rigueur. Néanmoins, il demeure que cette activité offre une plage créatrice beaucoup plus large que la rédaction d’un article scientifique – et pas seulement en termes de style, mais aussi dans la recherche de suggestions utiles et éclairantes pour aider à rendre un article encore meilleur. C’est d’ailleurs dans ce dernier aspect que je trouve le plus de plaisir. Pour moi, c’est dans la recherche de suggestions applicables, pertinentes et rigoureuses que l’exercice d’évaluation prend tout son sens créatif.
Alors comment peut-on s’y prendre ? Quelles sont les caractéristiques d’un bon rapport d’évaluation ?
Peu importe la manière, dont je lis un manuscrit (de la première à la dernière page, ou en commençant par la discussion ou les hypothèses, données et résultats), je m’efforce de dresser immédiatement une liste des préoccupations qui retiennent mon attention. Je note généralement ces points à la main, sur la première page de l’article. Arrivé à la fin de ma lecture, j’ai souvent déjà commencé à me former une idée de ce que sera ma recommandation finale, mais ce n’est pas sur cet aspect que je concentre mon attention – du moins pas tout de suite. Je reviens plutôt sur ma liste de points principaux et j’essaie de les organiser par ordre d’importance ; c’est ce classement qui formera la trame de mon rapport. Je peux alors passer à sa rédaction, car c’est bien en écrivant le rapport que je vais peaufiner ma recommandation finale au rédacteur en chef. Voici comment je m’y prends.
Objectifs d’un rapport d’évaluation
J’essaie d’abord d’articuler mes rapports d’évaluation en fonction de deux objectifs principaux : 1) rapidement résumer l’essentiel de mes commentaires et 2) suggérer une direction pour la suite. Pour y parvenir, j’utilise le « truc du métier » suivant.
Truc du métier #1
Je commence toujours mes rapports par un bref commentaire général, un peu comme une courte lettre que j’adresserais aux auteurs (plus ou moins 1/2 de page). Dans le premier paragraphe, je les remercie de me donner une opportunité de commenter leur travail, et j’inclus une phrase décrivant l’objet de la recherche soumise, quelque chose comme : « Le manuscrit développe et teste un nouveau modèle théorique concernant la relation entre X et Y » ou encore « Le manuscrit rapporte les résultats de l’analyse d’archives et de données macroéconomiques du pays X pour montrer que Y… » J’essaie ainsi de montrer aux auteurs que j’ai bien saisi l’essence du travail soumis. Dans le deuxième paragraphe, je résume en quelques mots deux ou trois aspects de leur étude qui me semblent bien réussis. Mais c’est le troisième paragraphe qui donne le ton. C’est là que se trouve l’essentiel de mon évaluation. Revenant à ma liste de préoccupations principales, j’écris quelques lignes assez directes où je signale qu’en dépit des qualités mentionnées plus haut, un certain nombre d’éléments sembleraient mériter des efforts additionnels. Je liste alors ces éléments par ordre décroissant de priorité, soulignant au passage l’importance particulière des premiers points pour la qualité globale du manuscrit.
Ce n’est qu’à ce moment que je prends du recul et que je forme une première opinion sur la recommandation que je ferai au rédacteur en chef, à savoir une recommandation plutôt positive ou plutôt négative. Je conclus alors ma liste de préoccupations par une phrase qui établit clairement ma position critique par rapport au manuscrit. Dans les meilleurs cas, j’écrirai quelque chose comme « En dépit de ces préoccupations, le manuscrit me semble avoir suffisamment de potentiel pour être considéré plus avant », indiquant ainsi que je ferai une recommandation positive. Dans d’autres cas, j’écrirai que « Ces préoccupations sont importantes et diminuent la rigueur et/ou la portée du manuscrit soumis », révélant alors une position plus mitigée. Dans les pires cas, j’écrirai que « L’importance de ces préoccupations m’empêche d’offrir une recommandation aussi positive que j’aurais souhaité. » Dans tous les cas, j’essaie donc de préciser l’essentiel de ma position (et de mes préoccupations) et ce, dès les premiers paragraphes de mon rapport.
Pour donner aux auteurs une certaine direction quant à ce qu’ils pourraient faire par la suite, j’ajoute finalement un court paragraphe introduisant les remarques détaillées qui suivront, quelque chose comme : « Dans les paragraphes suivants, j’essaierai d’expliquer pourquoi j’ai les préoccupations mentionnées plus haut, et essaierai de suggérer de possibles pistes que vous pourriez mobiliser pour y remédier. » Ayant synthétisé ma position, je passe alors à l’écriture de commentaires plus détaillés.
Quels points doit-on inclure dans un rapport d’évaluation ?
Ça dépend. D’une part, on s’attend généralement à ce que l’évaluation de manuscrits porte sur un certain nombre de questions standards. Le manuscrit offre-t-il une ou plusieurs contributions substantielles et nouvelles qui font avancer la compréhension d’un phénomène (Cossette, 2012 ; Demil, Lecocq et Warnier, 2014) ? Les justifications de l’étude offertes en introduction sont-elles convaincantes ? L’article comporte-t-il des développements théoriques nouveaux et éclairants ? Y fait-on adéquatement référence à la littérature pertinente, et de manière cohérente (Cossette, 2015) ? L’articulation théorie-méthode est-elle également cohérente ? Le cadre méthodologique est-il explicite et approprié ? Les données sont-elles intrigantes ? Les analyses sont-elles conduites avec rigueur ? Les résultats sont-ils interprétés avec justesse ? Etc.
D’autre part, toutes les revues n’attachent pas nécessairement autant d’importance à tous ces points ni dans le même ordre. Le contexte dans lequel l’article est soumis peut aussi changer la donne : par exemple, l’évaluation d’un manuscrit pour un numéro spécial sur une thématique particulière ou un phénomène nouveau ou mal compris va moduler l’importance apportée à différents critères. J’adapte donc le poids donné à différents critères en fonction du contexte et de la revue pour laquelle je fais l’évaluation. Mais en pratique, c’est surtout la nature même d’un manuscrit qui va influencer l’ordre d’importance et la nature des critères d’évaluation d’un rapport. C’est pourquoi l’écriture de tels rapports ne me semble jamais routinière ; il y a toujours des variations. Pour bien tenir compte de ces variations tout en faisant mon travail de manière la plus efficace possible, j’utilise le « truc du métier » suivant.
Truc du métier #2
À proprement parler, je n’ai pas de canevas universel que j’utilise pour chaque rapport. Par contre, je commence toujours un nouveau rapport sur la base du fichier écrit pour la dernière évaluation faite pour la revue qui me demande l’évaluation. Ceci me met plus facilement dans l’esprit des autres évaluations faites pour cette revue – favorisant ainsi une certaine continuité dans le ton. Dans le même ordre d’idées, il arrive que je recycle des paragraphes entiers écrits précédemment pour expliquer tel ou tel problème ou présenter mes suggestions pour le résoudre. Mais dans tous ces cas de figure, je révise ensuite ces commentaires pour les adapter au contexte particulier du manuscrit que j’évalue. Ce faisant, je mobilise des « recommandations » que j’ai pu peaufiner au fil du temps et qui me permettent de communiquer rapidement le sens de mes préoccupations sans avoir à toujours partir de zéro. Mais je le fais sans non plus sentir que je répète les mêmes choses, parce que j’adapte toujours ces commentaires au contexte particulier d’un manuscrit. Le produit fini est donc toujours un peu différent.
Doit-on formuler des suggestions aux auteurs ?
Absolument ! Pour moi, c’est la partie la plus utile – et celle où je trouve le plus de plaisir ! Parfois, ces solutions sont évidentes. C’est le cas de problèmes techniques de méthode qui appellent simplement à refaire les analyses différemment ou avec plus de rigueur. C’est aussi le cas lors de la discussion des résultats où, notamment, certains se contentent de décrire les résultats obtenus sans offrir de véritables contributions pour de futures recherches ; la solution sera nécessairement de réécrire ou d’enrichir cette partie du texte différemment. La même solution s’appliquera à des introductions qui ne parviennent pas à bien justifier une étude au regard de l’état actuel des connaissances, ou de sections de développements théoriques insuffisamment étoffées, comme lorsque le texte ne parvient pas à justifier les hypothèses sur le plan théorique. Tous ces cas demandent des révisions. À cet égard, je recommande souvent aux auteurs de prendre un peu de recul pour bien réaliser ce qui manque dans leur argumentaire avant de s’attaquer à la réécriture comme telle.
Mais il arrive aussi que les problèmes affligeant un manuscrit soient plus complexes et que leur éventuelle solution appelle un véritable effort d’imagination. Par exemple, il m’est arrivé de considérer plus à fond la structure des données recueillies par des auteurs pour leur proposer des mesures ou encore un découpage analytique complètement différent, mais plus cohérent avec leur modèle théorique, leurs hypothèses ou même les principes théoriques à la base de leur étude. Dans ce genre de situation, mon défi créatif est d’essayer de rapidement trouver une ou plusieurs pistes possibles de solution que je peux alors proposer aux auteurs. Et quand j’arrive à le faire en quelques minutes, avec une solution utile, pertinente et réalisable, je me sens un peu comme si c’était moi qui tenais Kate Winslet dans mes bras (si vous avez suivi l’exemple plus haut, vous avez compris qu’il y a alors des preuves statistiquement significatives que mon état affectif est supérieur à 0).
Bien sûr, je n’ai pas toujours autant de plaisir ! Il arrive quelquefois qu’un manuscrit présente tellement d’erreurs fondamentales que le mieux à faire est d’expliquer aux auteurs pourquoi ces erreurs ont d’importantes conséquences sur la portée de leur texte. Curieusement, ces situations découlent souvent d’un problème d’articulation entre théorie et méthode. C’est le cas de manuscrits où l’on ne mesure pas les concepts et relations pour lesquels on a développé la théorie ou les hypothèses. C’est aussi le cas de manuscrits où l’interprétation théorique qu’on donne aux résultats semble peu fondée, quelquefois pour des questions de validité ou le plus souvent, simplement parce qu’on peut rapidement imaginer une explication alternative qui invalide l’interprétation donnée par les auteurs – et donc l’explication théorique qu’ils donnent à ce qu’ils ont observé. Tous ces cas sont hautement problématiques, non seulement parce qu’ils touchent aux fondements d’une étude, mais aussi, et surtout, parce que leur résolution demandera souvent aux auteurs de collecter de nouvelles données, voire de recommencer toute leur étude à zéro ou presque.
Rédiger un rapport pour de tels manuscrits n’est pas agréable. Cela dit, mon mandat reste fondamentalement le même : il s’agit de suggérer aux auteurs des pistes de solutions qu’ils pourraient explorer pour corriger les lacunes observées. Faire ce genre de recommandations, ce n’est pas routinier et ça demande à chaque fois un certain effort créatif.
Recommandations au rédacteur en chef : rejeter, demander des révisions ou accepter ?
J’ai entendu plusieurs avis sur cette question au cours des ans. Pour ma part, je me mets à la place du rédacteur en chef et je me dis que, positive ou négative, je préférerais toujours lire une recommandation claire de la part des évaluateurs. C’est donc ce que je fais. Dans mes commentaires confidentiels aux rédacteurs en chef, j’écris noir sur blanc ma recommandation : « Compte tenu des qualités et préoccupations mentionnées ci-haut, je recommanderais [selon le cas] i) d’accepter ce manuscrit [conditionnellement ou pas, avec ou sans modifications], ii) d’offrir aux auteurs la possibilité de soumettre une version améliorée de leur texte ou iii) de rejeter ce manuscrit et de ne pas considérer d’éventuelles révisions. » Bien sûr, je laisse une marge de manoeuvre au rédacteur en chef, mentionnant explicitement que la décision ultime reste sa prérogative et que je serai heureux de réviser mon rapport ou une version modifiée ou révisée du manuscrit, suite aux améliorations apportées par les auteurs.
Mais comment est-ce que je prends ma décision ? Sur quelle base est-ce que je décide de formuler une recommandation positive ou négative ?
Truc du métier #3
Très simplement, il s’agit pour moi d’estimer la somme de travail qui serait nécessaire pour réviser le manuscrit (en fonction des commentaires et suggestions formulés plus haut) et atteindre les standards de publication de la revue qui me demande de faire l’évaluation. Dans certains cas, cette estimation est facile à déterminer. C’est le cas lorsqu’il s’agit de manuscrits qui n’offrent que peu ou pas de contributions théoriques significatives ou, dont l’articulation de la méthode, des données ou des analyses présentent des lacunes fatales qu’il serait impossible de corriger sans recommencer presque à zéro. De tels manuscrits vont appeler une recommandation négative – le plus souvent, de ne pas offrir la possibilité de revoir et resoumettre le manuscrit. C’est également le cas de manuscrits qui offrent de réelles contributions développées de manière rigoureuse et valide et communiquées de manière particulièrement convaincante. De tels manuscrits vont appeler une recommandation positive.
Entre ces deux extrêmes se trouvent les manuscrits qui vont demander des efforts additionnels. En plus de mon évaluation de la somme de travail à réaliser pour améliorer le manuscrit, je vais alors considérer d’autres dimensions. L’article est-il particulièrement bien positionné pour la revue ? Répond-il aux critères éditoriaux de la revue, tels que stipulés dans ses politiques éditoriales ? Touche-t-il une question théorique fondamentale pour le lectorat de cette revue ? Présente-t-il des aspects innovateurs qui sembleraient particulièrement opportuns à souligner, par exemple l’étude d’un phénomène nouveau, historiquement négligé ou d’un intérêt théorique ou pratique élevé, le développement d’une nouvelle approche méthodologique pour étudier un phénomène ou l’obtention de données inédites ou particulièrement complètes, exhaustives ou valides pour rendre compte d’un phénomène d’intérêt ? Une réponse positive à de telles questions va m’encourager à offrir une recommandation plus positive.
Fait à souligner, il arrive assez souvent que les cas moins positifs soient des articles en développement qui, en plus de présenter quelques insuffisances notables, paraissent ne pas avoir été envoyés à la revue la plus appropriée pour leur propos. Par exemple, j’ai récemment eu à évaluer un manuscrit qui traitait des déterminants culturels de la création d’entreprise pour une revue de psychologie appliquée, ou un autre qui traitait des processus d’internationalisation des jeunes entreprises dans une revue centrée sur les questions d’innovation technologique. Au-delà de leurs mérites respectifs, mais aussi en considérant leurs autres lacunes, il me semble que ces articles auraient probablement paru plus à leur place dans d’autres revues (voir à ce sujet la chronique de Gond [2013] ou encore les recommandations de Anne Huff [1999] ou de Fayolle et Wright [2014] sur la décision de soumettre un article à telle ou telle revue).
Quel format adopter ? Quelle structure ?
Comme je l’ai écrit précédemment, la composition de rapports d’évaluation offre une plus grande plage de liberté créatrice que l’écriture d’articles comme tels. Il n’y a pas nécessairement de format ou de structure standard, outre le fait que personnellement et à la demande expresse de quelques revues et rédacteurs en chef, je recommande fortement d’indiquer sans ambigüité les points qui semblent prioritaires et de bien les distinguer des points plus secondaires.
Truc du métier #4
Je prends systématiquement la peine de préciser que mes commentaires sont présentés par ordre décroissant d’importance et de priorité, et non en fonction d’un ordre standard ou de l’endroit où ces préoccupations se présentent dans le manuscrit. Dans d’autres cas, par exemple quand je discute d’une série de points plus techniques de méthode ou d’analyse, j’indique clairement si un point est majeur et s’il constitue une demande explicite de ma part, ou encore si ce point est plutôt une suggestion ou une invitation à réfléchir et discuter.
Quel ton adopter ?
Ici encore, j’ai lu plusieurs avis contradictoires par le passé. Certains recommandent de dépersonnaliser le rapport en référant uniquement au texte ou en parlant toujours « des auteurs » à la troisième personne. D’autres recommandent d’être plus personnels et de composer le rapport en s’adressant directement aux auteurs, à la deuxième personne. Bien sûr, il faut trouver un juste milieu entre une approche trop brutalement directe et un verbiage inutilement distant et obséquieux.
Truc du métier #5
Pour ma part, j’utilise les deux règles suivantes. Quand il s’agit d’attirer l’attention sur une erreur ou quelque chose de négatif, je parle de l’étude et j’utilise la troisième personne. Par exemple, j’écris : « Les analyses effectuées souffrent d’importantes lacunes au niveau de… » ou « Les paragraphes de discussion ne permettent pas de… » Dans la mesure du possible, j’essaie aussi de donner des exemples précis de ce qui est problématique dans le texte ou l’analyse. Par contre, quand il s’agit de donner des indications ou faire des suggestions, je m’efforce de parler directement aux auteurs, à la deuxième personne. J’essaie aussi d’employer un ton formel, mais engageant et convivial, le genre de ton que j’aime qu’on emploie quand on discute de mes propres errements. C’est ce ton que j’essaie d’adopter, ni paternaliste ni faussement empathique, mais véritablement authentique. Repensant au film de Cameron Crowe cité en introduction (Almost Famous), j’estime que cette « honnêteté sans compromis », dont parle le personnage de Lester Bangs est ultimement ce qui peut se révéler le plus encourageant pour les auteurs.
Pas encore convaincus ?
Vous n’êtes toujours pas sûrs si vous voulez vous investir dans le travail d’évaluateur – ou vous l’avez fait et vous vous demandez pourquoi continuer ? Vous pensez que tout cela prend trop de temps, que ça ne rapporte rien ou, plus simplement, vous ne savez pas comment vous lancer ou par où commencer ?
Truc du métier #6
Pas de souci ! Se lancer dans l’évaluation est assez simple : il suffit d’offrir vos services ! Vous pouvez souvent vous inscrire sur le portail d’une revue ou encore contacter le rédacteur en chef ou un membre du comité éditorial d’une revue. Mais tant qu’à offrir vos services, je recommanderais de le faire de manière stratégique. Choisissez une revue qui est proche de vos intérêts ou, plus précisément, une revue qui semble particulièrement pertinente pour le genre de travaux qui vous intéressent. Vous êtes passionné de recherches qualitatives élaborées dans une perspective ethnographique ou vous vous intéressez aux plateformes de sociofinancement ? Concentrez alors vos efforts sur une revue qui publie ce genre de recherche et signalez votre intérêt dans votre offre de service. Mieux encore, identifiez un rédacteur en chef ou un membre du comité éditorial de la revue qui publie ce genre de travaux et approchez cette personne directement. Si vous en êtes à vos premières armes, par exemple pour les étudiants de doctorat, je recommanderais de commencer par faire l’évaluation de manuscrits pour de grandes conférences ou sous la supervision d’un chercheur chevronné. Encore là, vous pourrez généralement signaler vos intérêts ou compétences pour certains sujets ou pour des méthodes ou approches particulières.
Pour conclure cette chronique en beauté et encourager novices et experts à s’investir dans l’évaluation de manuscrits, j’aimerais partager une dernière citation cinématographique, celle-là tirée du dessin animé Ratatouille du réalisateur américain Brad Bird (2007). La fin du film raconte l’épiphanie que ressent le redouté critique de restaurant Anton Ego quand il goûte le plat que lui a préparé Rémy, mais surtout, quand il découvre qui est vraiment Rémy. Voici ce qu’écrit Ego dans sa chronique du lendemain.
« À bien des égards la tâche du critique est aisée. Nous ne risquons pas grand-chose, et pourtant nous jouissons d’une position de supériorité par rapport à ceux qui soumettent leur travail à notre jugement. […] Il est pourtant des circonstances où le critique prend un vrai risque. C’est lorsqu’il découvre et défend l’innovation. Le monde est souvent malveillant à l’encontre des nouveaux talents et de la création. Le nouveau a besoin d’amis. »
Tout comme le personnage d’Anton Ego, il arrive que le travail d’évaluateur me mette en face de manuscrits sans saveur ou présentant d’importantes lacunes. Mais il y a des moments où ce que je lis est intrigant, puissamment novateur et fondamentalement intéressant. Parce que ça relève de mon métier et que j’aime ce qui est beau, je veux être aux premières loges pour voir émerger de telles pièces. Je veux apprendre de ces pièces pour parfaire mes propres travaux. Et c’est pour ça que, comme Anton Ego, je continue de servir comme évaluateur… plus affamé que jamais.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Un grand merci à Pierre Cossette pour m’avoir invité à écrire cette brève chronique – et pour sa patience à attendre le résultat qui, j’espère, le fera un peu sourire.
-
[2]
Academy of Management Entrepreneurship Division’s Doctoral Consortium, Anaheim, Californie, 2016.
-
[3]
http://moc.aom.org/blog/blog-4-on-reviewing-and-self-expression/.
-
[4]
Voir la scène épique du film de James Cameron (États-Unis, 1997).
Références
- Cloutier, C. (2016). How I write : an inquiry into the writing practices of academics. Journal of Management Inquiry, 25(1), 69-84.
- Cloutier, C. et Langley, A. (2013). L’écriture en équipe : une double perspective. Revue internationale PME, 26(3-4), 7-12.
- Cossette, P. (2012). La contribution théorique : une grande oubliée. Revue internationale PME, 25(3-4), 7-15.
- Cossette, P. (2015). Citer : quoi (mais pas qui), sous quelles conditions, dans quels buts et comment. Revue internationale PME, 28(1), 7-15.
- Demil, B., Lecocq, X. et Warnier, V. (2014). Qu’est-ce qu’une recherche utile ? Revue internationale PME, 27(3-4), 7-13.
- Fayolle, A. et Wright, M. (2014). How to get published in the best entrepreneurship journals : a guide to steer your academic career. Cheltenham, Royaume-Uni, Edward Elgar Publishing.
- Gond, J.-P. (2013). Pourquoi écrire et publier en français ? Revue internationale PME, 26(2), 7-12.
- Huff, A.S. (1999). Writing for scholarly publication. Thousand Oaks, Sage Publications.
- Rouleau, L. (2014). Publier, ce n’est pas sorcier… C’est un art ! Revue internationale PME, 27(2), 7-13.