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01. Introduction

Depuis quelques décennies, les entreprises québécoises et canadiennes se plaignent de raretés et de pénuries de main-d’œuvre, celles-ci étant variables selon les secteurs, mais pourtant prévisibles depuis tout de même une bonne décennie (Tremblay, 2014, 2010, Grenier, 2011). La situation est semblable aux États-Unis depuis plus longtemps et c’est aussi le cas dans de nombreux autres pays, dont certains pays d’Europe après la pandémie. En effet, dans le contexte suivant la pandémie, ou du moins la fin des confinements et fermetures d’établissements, le chômage a diminué radicalement au Québec comme au Canada. C’est une situation plus nouvelle au Québec, puisque cette province a longtemps été caractérisée par des taux de chômage plus élevés que le reste du Canada, en particulier dans les années 80, 90 et 2000. Depuis la fin de la pandémie par contre, et même un peu avant, les organisations québécoises vivent des pénuries accrues de personnel et s’interrogent sur ce qu’elles pourraient faire pour attirer ou conserver la main-d’œuvre, d’autant plus que la population de 65 ans et plus représentera bientôt le quart de la population du Québec. On connait bien sûr les pénuries observées chez les enseignants et les infirmières (Tremblay, 2021, 2014), mais la situation est actuellement répandue dans pratiquement tous les secteurs, le taux de chômage se situant autour de 5 % au Québec depuis 2021, alors qu’on avait plutôt connu des taux supérieurs à 10 % dans les décennies précédentes. L’État comme les entreprises cherchent donc des solutions à cette situation.

Bien sûr, la solution ne se trouve pas uniquement du côté des travailleurs[1] vieillissants ou d’expérience[2] (cette dernière terminologie est préférée du côté de l’État québécois, alors que la première est souvent préférée par les chercheurs, puisqu’elle souligne que le vieillissement est un processus, et qu’elle est considérée moins « âgiste », cf. Bellemare et al. 1998).[3] Par contre, c’est une des principales solutions, puisque cette main-d’œuvre est déjà en emploi et déjà formée et que les données de recherche montrent qu’il est plus difficile de ramener en emploi les travailleurs déjà retraités (Tremblay, 2022b). L’intégration des personnes immigrantes est aussi à considérer parmi les solutions à la pénurie de main-d’œuvre, mais elle paraît insuffisante et exige aussi des efforts en matière de mise à niveau ou de francisation. D’autres solutions peuvent contribuer également à combler les pénuries, comme par exemple le soutien à la conciliation emploi-famille et aux personnes proches aidantes (Tremblay, 2019), à défaut de quoi les femmes se retirent du marché du travail et la population active s’en trouve réduite. Les recherches ont bien montré l’effet des tâches de proche aidance sur l’activité des femmes sur le marché du travail, et le fait qu’en l’absence d’aménagements temporels, elles doivent parfois quitter le marché du travail (Lero et al, 2012; Nogues et Tremblay, 2023c, 2021), accentuant ainsi la pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs, dont ceux de l’éducation et de la santé (Nogues et Tremblay, 2023a,b; Tremblay, 2021). Il ne sera pas particulièrement question des femmes ici, mais des personnes en emploi ou retraitées de manière générale.

Le retour en emploi des personnes qui ont pris la retraite est difficile, mais par contre le maintien en emploi des personnes qui en approchent est une avenue tout à fait pertinente. Cette avenue est malheureusement souvent négligée par les employeurs, en raison de leurs préjugés de moindre performance des travailleurs vieillissants qui, bien que remis en question par les recherches, sont souvent mis de l’avant par les employeurs (Bellemare et al. 1998 et figure 6 plus loin). Par contre, la Fédération des chambres de commerce du Québec rappelait qu’après 60 ans, le taux d’activité recule fortement, le taux n’étant que de 61 % pour les hommes et de seulement 45 % pour les femmes (Cloutier et Dorion, 2010).[4] Il y a donc sans doute un bassin potentiel de main-d’œuvre dans ces groupes d’âge, même si la moitié des personnes ayant pris leur retraite n’envisagent pas de revenir sur le marché du travail (Tremblay, 2022b). Il faudrait sans doute par ailleurs apporter des aménagements aux conditions de travail pour retenir en emploi les personnes de 55 à 65 ou 70 ans qui n’ont pas encore quitté l’emploi.

La question de recherche découlant de cette problématique est donc la suivante : sachant qu’un certain nombre de travailleurs vieillissants seraient disposés à rester en emploi, quels sont les obstacles qu’on peut observer du côté des employeurs ? et questions secondaires : est-ce que les préjugés de moindre performance ou autres formes d’âgisme persistent du côté des employeurs, ce qui nuirait à la rétention des travailleurs vieillissants ? quelles sont les perceptions des employeurs quant aux souhaits des travailleurs vieillissants pour le maintien en emploi et que font-ils pour attirer et retenir les personnes vieillissantes en emploi ?

Nous avons donc mené une recherche auprès des entreprises québécoises afin de dresser un portrait des pratiques actuelles et leviers en matière d’attraction et de maintien en emploi de la main-d’œuvre vieillissante.

Dans cet article, nous nous penchons donc sur la perception des entreprises, soit ce qu’elles perçoivent dans le comportement de leur personnel (obstacles et incitatifs au maintien en emploi notamment) et ce qu’elles peuvent envisager pour combler leurs besoins en main-d’œuvre, quelles mesures permettraient selon elles d’améliorer la situation de l’emploi des personnes d’expérience, de leur point de vue. Nous mentionnerons quelques éléments issus d’une autre recherche menée auprès de la main-d’œuvre afin de repérer les éventuels écarts ou convergences entre les deux points de vue. Nous conclurons par des recommandations pour les employeurs, ou encore l’État qui pourrait fournir des incitatifs sur ce plan, étant donné sa préoccupation pour la pénurie de main-d’œuvre actuelle.

Notre recherche a donc été réalisée afin d’approfondir la question de l'attraction et de la rétention – voire de la fidélisation, terme que certains considèrent comme plus positif (Half, 2022) – de la main-d'œuvre vieillissante. Avant de passer aux résultats de la recherche, nous présentons la revue des écrits amorcée en introduction, puis exposons la méthodologie.

02. Revue des écrits : La transition vers la retraite et l’emploi post-carrière

La période de transition vers la retraite et les occasions d'emploi post-carrière suscitent un intérêt croissant et des recherches nombreuses depuis les dernières décennies (Farges et Tremblay, 2017; Gaillard et Desmette, 2010; Guillemard, 2010, 2007; Guillemard et Mascova, 2017; Lazzari-Dodeler et Tremblay, 2013; Pernigotti et Tremblay, 2012; Tremblay, 2018, 2014, 2007). C’est particulièrement dans le contexte actuel de rareté de main-d’œuvre, bien que cette réalité ne soit pas nouvelle pour tous les secteurs et professions, comme nous l’avons indiqué plus haut et comme le notait déjà il y a une quinzaine d’années un des économistes d’Emploi-Québec (Grenier, 2011). L'intérêt pour cette phase de transition est encore plus prononcé étant donné que le modèle traditionnel de parcours ternaire - études, travail, retraite - évolue vers une approche où les étapes de vie se superposent, voire même se renversent (Guillemard, 2007, 2010; Guillemard et Mascova, 2017). C’est ce qui explique que le vieillissement de la main-d’œuvre ait suscité autant d’intérêt dans les dernières décennies. Ainsi, nous assistons à des retours aux études après des années de travail ou de retraite, de même qu'à des réintégrations sur le marché du travail après une prise de retraite. Certaines organisations et certaines conventions collectives du Québec prévoient diverses options pour la retraite en fin de carrière – telle que la préretraite, la retraite progressive ou le report – tandis que d'autres ne proposent qu'une "retraite-couperet" (Guillemard, 2010, 2007), marquée par une cessation abrupte sans possibilité de retour[5] ou de mesures d'aménagement du temps de travail et de la carrière. L’intérêt pour la question de la main-d’œuvre vieillissante s’est un peu atténué durant les années de pandémie, avec l’arrêt du travail dans nombre de services et nombre de fermetures d’entreprises, mais il réapparaît maintenant, avec la reprise des activités.

Un nombre croissant d’entreprises s’interrogent sur les solutions à la pénurie de main-d’oeuvre, particulièrement depuis la reprise post-pandémie qui a intensifié la rareté de main-d’œuvre dans nombre de secteurs. On cherche des solutions pour prolonger la durée d'activité professionnelle, afin de maintenir l’activité ou les heures d’ouverture dans les services (restauration, hôtellerie, etc.). Dans les travaux des années 2010, le concept d'emploi post-retraite avait émergé comme une manière de faire face à cette situation (Jolivet, 2013). Certains les ont qualifié d'emplois "post-carrière", les distinguant ainsi des rôles professionnels antérieurs (Lesemann et Beausoleil, 2004; Lesemann et D'amours, 2010), et mettant en évidence les disparités entre différents groupes (niveaux de qualification, cols blancs, cols bleus, etc.) qui font que certains poursuivent dans le même domaine alors que d’autres doivent changer de secteur ou choisissent de se réorienter après une première carrière (Lesemann et D'amours, 2010; Pernigotti et Tremblay, 2012).

Les études ont d’ailleurs révélé que ce sont davantage les personnes des secteurs à prédominance administrative ou les cols blancs qui prolongent leur carrière (Lesemann et D'amours, 2010); les données plus récentes confirment que les diplômés universitaires montrent un intérêt plus élevé pour la poursuite de la carrière et le maintien en emploi, quoique la charge mentale peut limiter cet intérêt (Tremblay 2022b). Ceci confirme le moindre intérêt des cols bleus, parfois en raison de la charge physique trop lourde, comme c’est souvent le cas dans l’industrie manufacturière (Pernigotti et Tremblay, 2012). L’absence de formation continue pour le maintien et le développement des compétences nuit aussi au maintien en emploi comme l’ont montré diverses études (Cau-Bareille et al. 2022, Pernigotti et Tremblay, 2012).

Il existe certes des préjugés envers les personnes expérimentée ou âgée (Gaillard et Desmette, 2010), ce qui peut influencer leur perception d'eux-mêmes et leur intention de poursuivre ou non leur activité professionnelle (Crenner, 2006). Ces préjugés pouvaient être compréhensibles dans un contexte industriel ou manufacturier, mais nous avons voulu vérifier si c’était toujours le cas aujourd’hui, alors que nous sommes dans une économie largement dominée par les services. Ces préjugés se traduisent par des idées préconçues et de la discrimination à l’endroit des personnes âgées et on fait référence à l’âgisme dans divers travaux pour expliquer les difficultés de maintien en emploi (Fraser et al., 2020, Lagacé et al., 2010). Cette question est donc abordée dans notre recherche, notamment en ce qui concerne la perception de la main-d’œuvre vieillissante du point de vue des employeurs.

Peu d'études ont porté sur les femmes en ce qui concerne la retraite, comparativement aux analyses générales, mais quelques travaux s'y sont toutefois intéressés (Charpentier et Quéniart, 2009; Marchand, 2016, 2018; Marchand et Tremblay, 2021). La dimension du genre doit être prise en compte lorsqu’on réfléchit aux mesures de rétention à mettre en place, car les femmes ont souvent des rémunérations inférieures (Tremblay, 2022c), ce qui peut rendre la prise de retraite plus difficile. Les femmes ont surtout des défis de conciliation travail-famille qui les amènent parfois à quitter temporairement le marché du travail pour s'occuper des enfants (Tremblay, 2019), ainsi que des responsabilités de proche aidante qui peuvent les pousser à réduire leurs heures de travail voire à prendre une retraite anticipée (Lero et al., 2012; Nogues et Tremblay,2023, 2022, 2021). Des chercheurs canadiens se sont également penchés sur les transitions d'emploi des travailleurs âgés quittant des emplois à long terme (Bonikowska et Schellenberg, 2014), révélant des disparités entre différents sous-groupes et des aspirations différentes pour la fin de carrière (Tremblay et Genin, 2010; Tremblay et al., 2008). Par exemple, les hommes et les femmes divorcés seraient plus susceptibles de se réorienter professionnellement que les célibataires, ce qui montre que des variables individuelles peuvent jouer un rôle dans ces transitions (statut matrimonial, etc.). Nous ne pourrons traiter de la situation des femmes dans le cadre de cet article, mais il convient de garder leurs caractéristiques particulières à l’esprit lorsque nous envisageons les obstacles au maintien en emploi, tout comme les mesures que les employeurs peuvent mettre en place pour retenir la main-d’œuvre vieillissante. Les mesures sont pour la plupart les mêmes pour les femmes et les hommes, quoique les femmes recherchent souvent davantage d’aménagements temporels pour des motifs de conciliation, souvent pour la proche aidance (Tremblay, 2019).

C’est entre autres à partir des travaux de recherche exposés ci-haut que nous avons développé nos deux questionnaires d’enquête, auprès des employé.e.s et des employeurs, et nous nous concentrons sur cette dernière enquête ici. Passons maintenant à la méthodologie et aux résultats observés, avant d’exposer des propositions que nous pourrions envisager en matière de politiques publiques et de pratiques d’entreprises permettant de favoriser le maintien en emploi.

03. Méthodologie

Nous avons donc mené deux enquêtes. L’enquête dont nous traiterons principalement ici a été menée du 2 mars au 3 avril 2022, en collaboration avec l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés[6]. Elle visait les gestionnaires d’entreprises publiques, privées et aussi d’OBNL (Organismes à but non lucratif) localisées au Québec. Le questionnaire a été mis en ligne et des sollicitations à répondre ont été diffusées par une entreprise spécialisée dans ce type d’enquête, soit la firme Léger. La diffusion de l’information sur le lien pour répondre au questionnaire a été réalisée par divers organismes, dont principalement l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés et le ministère de l’Emploi, et cela a permis de recueillir les réponses de 279 organisations. Les données ont été pondérées en fonction de la taille des entreprises et des secteurs. Nous retenons cette enquête pour une analyse ici car notre deuxième enquête, menée auprès de la main-d’œuvre, a déjà été publiée. Or les personnes d’expérience (définis ici comme 50 ans et plus) affirment que les obstacles se présentent surtout du point de vue des employeurs, et ce, malgré le contexte de pénurie de main-d’œuvre. La deuxième enquête a été menée auprès de travailleurs vieillissants de l’ensemble du Québec. Elle a été menée entre le 18 avril et le 3 mai 2022 auprès de 2004 Québécois âgés de 50 à 75 ans, qui étaient soit à la retraite, soit actifs sur le marché du travail. Les résultats ont ensuite été pondérés selon l’âge, le sexe, la région et la situation d’emploi (emploi, chômage, retraité.e).[7]

Les questionnaires ont été élaborés à partir de notre revue des écrits et de nos recherches antérieures sur la main-d’œuvre vieillissante (Tremblay et Genin, 2010; Tremblay et al., 2008), ainsi que sur les variables identifiées au fil des années dans divers travaux universitaires traitant des fins de carrière et prises de retraite (Bonikowska et Schellenberg, 2014; Lesemann et Beausoleil; Lesemann et D'Amours, 2010 ; Farges et Tremblay, 2017; Marchand et Tremblay, 2021). Les questionnaires ont été validés avec les groupes et ministères partenaires et sont disponibles sur demande.[8]

04. Les résultats

Rappelons que nous nous centrons ici sur les résultats de l’enquête menée auprès des organisations, bien que nous évoquons aussi quelques données issues de l’enquête auprès de la main-d’oeuvre. Nous allons donc présenter les grands résultats, qui nous permettront de mieux comprendre les obstacles à l’attraction et à la rétention du personnel vieillissant par les entreprises et d’identifier les mesures ou programmes qui pourraient inciter ces personnes à rester en emploi.

4.1 Les obstacles au maintien en emploi selon les employeurs

Commençons par quelques constats généraux :

D’abord, selon notre enquête, seulement 37 % des organisations mettent en place des pratiques visant particulièrement le maintien en emploi des personnes âgées de plus de 50 ans. Une importante différence entre les secteurs est observée puisque le secteur privé le fait à 46 %, les OBNL à 37 % et le secteur public à 24 % seulement. Ce sont 14 % des organisations seulement dont certaines pratiques d’affichage de poste ciblent particulièrement les personnes de 50 ans et plus.

Puisque la formation et le développement en continu sont importants pour le maintien en emploi (Cau-Bareille et al., 2022), la majorité des organisations présentent des occasions de développement des compétences. Par contre, l’offre de formation et de développement tend à diminuer avec l’âge. Ainsi, 73 % offrent de la formation et du perfectionnement aux employés de moins de 50 ans, 71 % aux employés de 50 à 60 ans et seulement 61 % aux employés de plus de 61 ans. Parmi les organisations qui en offrent, les sujets privilégiés de formation sont la mise à jour et le maintien des compétences numériques (69 %), la formation pour devenir coach ou mentor (26 %) et la requalification (25 %). Sachant que le maintien des compétences est essentiel pour conserver son emploi ou avoir envie d’y rester, cette réduction de la formation offerte au fil des ans est en quelque sorte un incitatif au départ. Aussi, le volume de formation varie selon le type d’organisation. Il y a davantage de formation dans les OBNL, quel que soit le statut (temps partiel, occasionnel…) et il y en a moins dans le secteur privé (42 % vs 68 %).

D’autres pratiques peuvent influencer le maintien en emploi. Ainsi, pour la planification de main-d’œuvre, la prise en compte de l’âge ne se fait pas partout. Elle est plus présente dans le secteur privé (45 %) que dans le public (25 %). Aussi l’accompagnement du personnel âgé (prise en compte de leur âge, offre de services particuliers, accompagnement à la tâche) est plus fréquent dans le privé (76 %) que dans le public (49 %).

Les données sur les motifs de départ sont très instructives et illustrent d’importants obstacles au maintien en emploi. Nos résultats indiquent que dans le secteur public, les régimes de retraite constituent un facteur incitant à quitter son emploi. Dans le secteur privé, on évoque davantage la charge de travail, la pénibilité du travail, le manque de flexibilité dans les horaires de travail qui incitent les personnes à quitter l’emploi, selon les employeurs. Les problèmes de santé, la surcharge et la fatigue sont aussi souvent évoqués, ainsi que la prise de retraite du conjoint ou de la conjointe et le manque d’aménagements du temps de travail.[9]

La figure ci-bas illustre ce que les organisations considèrent comme les principaux obstacles au maintien en emploi des travailleurs d’expérience. On constate que nombre d’obstacles n’offrent pas vraiment de prise pour les organisations, par exemple les motifs personnels, la santé et la prise de retraite par le conjoint. Par contre, d’autres obstacles comme la charge mentale et la charge physique de travail, de même que l’insuffisance de rémunération peuvent être modifiés pour favoriser le maintien en emploi. En effet, ces aspects peuvent faire l’objet d’ajustement par l’entreprise, notamment la diminution des charges mentales ou physiques, bien que ce soit plus difficile en contexte de rareté de main-d’œuvre.

Figure 1

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Les résultats montrent des différences de perceptions des employeurs selon le profil de l’organisation : dans le secteur public par exemple, c’est davantage la surcharge et la fatigue qui semblent poser problème, ainsi que l’absence d’aménagements du temps de travail ; dans le privé, c’est davantage la charge physique trop lourde. C’est ce que montre la figure 2. (Notons que les chiffres en vert indiquent un pourcentage significativement plus élevé, alors que ceux en rouge sont significativement moins élevé). 

Figure 2

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Bien que ce soit généralement plus difficile d’attirer des retraités pour les faire revenir en emploi, on constate que du côté des travailleurs d’expérience de l’extérieur de l’organisation (ou retraités), les organisations pensent que l’absence d’aménagement du temps de travail (27 %) ainsi que la rémunération insuffisante (28 %) sont les principaux obstacles qu’il faudrait corriger pour les ramener en emploi après qu’ils aient quitté le marché du travail. Par contre, d’autres facteurs sont semblables pour le maintien en emploi, dont les motifs personnels, qui viennent toujours au premier rang pour empêcher les retraités de revenir en emploi.

Figure 3

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La rémunération est souvent évoquée comme un élément incitant à rester en emploi (ou à le quitter si elle est jugée insuffisante) et nous avons demandé aux entreprises si elles offraient divers types de rémunération, présentés à la figure 4. La rémunération au mérite est plus fréquente dans le privé que dans le public (73 % contre 47 %), l’ancienneté étant le critère dominant dans le secteur public (83 % vs 65 %). On constate aussi qu’il y a plus de flexibilité pour tenir compte des années d’expérience dans le privé (38 %) que dans le privé (21 %). (Rappelons que les chiffres en vert indiquent un pourcentage significativement plus élevé, ceux en rouge, moins élevé).

Figure 4

Type de rémunération qui est offert dans les organisations

Type de rémunération qui est offert dans les organisations

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Nous avons évoqué plus haut la persistance de préjugés ou d’âgisme (Fraser et al. 2020; Lagacé et al. 2010, 2010) à l’endroit de la main-d’œuvre vieillissante et nos résultats montrent qu’il existe encore des préjugés à l’endroit des personnes vieillissantes. Ainsi, les organisations répondantes considèrent que la main-d’œuvre vieillissante est engagée envers l’organisation et compétente, notamment dans les relations avec la clientèle. Par contre, les organisations reconnaissent moins la capacité d’innovation et de recherche de solutions ainsi que la connaissance des technologies pour ce groupe. Il y a donc de l’âgisme ou des préjugés persistants qui peuvent nuire au maintien en emploi de cette main-d’œuvre. La figure 5 présente les perceptions des employeurs concernant la performance des employés de 50 ans et plus, témoignant d’un certain âgisme, puisque ces travailleurs sont jugés moins performants que la moyenne sur plusieurs plans.

Figure 5

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Ayant bien identifié les obstacles, du point de vue des employeurs, nous présentons quelques éléments du point de vue de la main-d’œuvre, avant de passer aux mesures offertes par les organisations afin d’identifier quelles options pourraient permettre de prolonger les carrières, toujours pour les personnes qui le souhaitent bien sûr.

4.2 Le point de vue de la main-d’œuvre vieillissante

Nous évoquons donc ici quelques résultats de notre enquête menée auprès de la main-d’œuvre, afin de compléter le portrait et déterminer s’il peut y avoir convergence entre les points de vue des employeurs et des salariés.[10] Nos données révèlent que parmi les personnes en emploi (salariés, excluant les travailleurs autonomes), 37 % disposent d'une option de pré-retraite au sein de leur organisation, incitant ainsi à une sortie anticipée de l'emploi dans des conditions favorables.

Lorsqu'interrogés sur les obstacles au prolongement de leur carrière, les répondants ont évoqué divers facteurs. Pour 42 %, la possibilité financière est un élément déterminant (dont 16 % en tant que premier choix), 38 % ont mentionné des motifs personnels (6 % en premier choix), 36 % ont cité la surcharge et la fatigue (6 % en premier choix), 28 % ont mis en avant une charge mentale excessive (10 % en premier choix), et 26 % ont signalé des problèmes de santé (14 % en premier choix).

Si l’on analyse les différences significatives selon le genre, les femmes ont davantage évoqué une charge mentale trop lourde (34 % contre 22 % chez les hommes), la retraite du conjoint (20 % contre 8 %), les enjeux de santé familiale (12 % contre 6 % - probablement des situations de soutien à un proche), ainsi que les effets de la pandémie de Covid-19 (9 % contre 4 %).

Cependant, tant pour les femmes que pour les hommes, les éléments les plus prépondérants restent la possibilité financière de cesser de travailler (respectivement 39 % et 46 %), les motivations personnelles (35 % contre 41 %) et la surcharge avec fatigue (40 % contre 3 %). Il est important de noter que ces réponses présentent des variations selon le niveau de scolarité. En effet, 51 % des diplômés universitaires estiment qu'ils peuvent prendre leur retraite financièrement, alors que ce chiffre n'est que de 28 % pour les personnes ayant un diplôme de niveau secondaire.

Dans la figure 6, le total choisi renvoie au total des personnes ayant identifié ce choix ou cette réponse, alors que la ligne du dessous (en rouge) renvoie aux premiers choix seulement.

Figure 6

Obstacles au prolongement de carrière

Obstacles au prolongement de carrière

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Nos données (Tremblay, 2022a) mettent en lumière un paradoxe intéressant. Bien que les personnes ayant une formation universitaire soient significativement plus en mesure de prendre leur retraite de façon plus aisée sur le plan financier, ce sont ces personnes qui poursuivent leur emploi. Par contre, les personnes ayant moins de moyens financiers et celles ayant un niveau de scolarité inférieur, qui vivent davantage de problèmes de santé (37 % contre 16 %) et font face à des exigences physiques plus intenses (21 % contre 9 %), ne poursuivent pas leur activité professionnelle. Il est également notable que les milieux syndiqués offrent davantage d'options financières pour une sortie anticipée (47 % contre 38 % parmi les non-syndiqués).

Nous constatons donc qu’il y a certaines convergences entre les points de vue des employés et des employeurs en ce qui concerne les obstacles au maintien en emploi. Nous passons maintenant aux mesures offertes par les organisations.

4.3 Les mesures offertes par les organisations

Les mesures offertes varient selon le secteur d’activité de l’organisation. Ainsi, le télétravail est davantage offert dans le secteur public, moins dans le privé, et c’est une mesure contribuant au maintien en emploi. Le développement des compétences est plus fréquent dans le secteur privé et les OBNL, où les pratiques d’aménagement du temps de travail sont aussi plus fréquentes.

La figure 7 indique les mesures que les employeurs considèrent comme plus importantes pour maintenir la main-d’œuvre en emploi; notons que ces mesures ne sont pas nécessairement mises en place mais reflètent ce que les employeurs considèrent comme les mesures les plus importantes pour garder leur main-d’œuvre en emploi. Les mesures favorisant le retour en emploi sont semblables, mais étant donné qu’il est plus difficile de ramener les retraités sur le marché du travail que de conserver des gens en emploi, nous ne présentons ici que les mesures pour le maintien en emploi. Environ la moitié des retraités ne reviendraient pas en emploi, alors que pour les persones qui y sont toujours, elles pourraient y rester, si les conditions de travail sont satisfaisantes.

Figure 7

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Les organisations indiquent avoir plus de flexibilité dans le privé (38 % contre 21 % dans le public), pouvoir verser une rémunération au mérite (73 % vs 47 % dans le public), alors que dans le public, c’est l’ancienneté qui détermine les salaires (83 % vs 65 %), la flexibilité des salaires ne peut donc pas tellement être utilisée pour retenir la main-d’œuvre dans le public. (Rappelons que les chiffres en vert indiquent un pourcentage significativement plus élevé, ceux en rouge, moins élevé).

Les pratiques d’aménagement du temps de travail, souvent souhaitées par les travailleurs d’expérience, sont plus fréquentes dans les OBNL, notamment les horaires flexibles et autres mesures visant une meilleure conciliation. Pour l’ensemble des pratiques incitatives au maintien ou au retour en emploi, les travailleurs de 65 ans et plus sont moins intéressés que les plus jeunes (50-65 ans), tout comme les personnes avec une scolarité de niveau secondaire, alors que les diplômés universitaires y sont globalement plus sensibles (vu les limites d’espace nous ne présentons pas les tableaux détaillés ici). La figure 8 met en évidence les pratiques qui sont effectivement offertes par les organisations, et non pas leurs perceptions de ce qui serait souhaitable (figure 7).

Figure 8

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La réorganisation du travail est plus fréquente dans les OBNL et le secteur privé que dans le secteur public. Il faut noter que cela n’est pas toujours nécessaire pour conserver une main-d’œuvre d’expérience, et que c’est moins souvent nécessaire pour un travail administratif ou de col blanc que pour un travail physique ou manuel. Par contre, c’est tout de même parfois une mesure importante pour le maintien en emploi, surtout en ce qui concerne la réduction de la charge émotionnelle, mentale ou physique d’un poste.

Figure 9

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4.3.1 Pratiques de formation, mentorat, et transmission des savoirs

Les recherches ont montré que les pratiques de formation et de mentorat peuvent être importantes pour le maintien en emploi (Cau-Bareille et al., 2022), et non seulement la formation que l’on reçoit comme employé (qui diminue après 50 et encore plus après 60 ans) mais la formation et les connaissances que l’on peut transmettre (Mansour et Tremblay, 2021). Ainsi, les pratiques de transmission des savoirs et savoir-faire peuvent être proposées dans les organisations et elles l’ont parfois été justement comme des mesures qui pourraient inciter la main-d’œuvre d’expérience à rester en emploi (Tremblay et Genin, 2010), notamment avec des formules comme le coaching et le mentorat (Davel et Tremblay, 2011). La figure 9 semble indiquer que les entreprises sont en accord avec cette idée, mais il n’est pas certain que la pratique soit si répandue, malgré les taux d’accord observés ici. Ce sont en tout cas des pratiques dont les entreprises qui vivent des pénuries de main-d’œuvre pourraient certes s’inspirer.[11]

Figure 9

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Dans notre enquête, nous avons vu que les organisations réduisent la formation offerte aux employés à partir de 50 et 60 ans, de sorte qu’il est probable que ceci réduise la capacité ou l’intérêt de ces personnes à rester en emploi, à se sentir à l’aise, valorisées et compétentes pour le faire. Ce serait une avenue à explorer, bien que cela ne semble pas être au nombre des principaux motifs de départ à la retraite ou de non-retour en emploi.

4.3.2 Les politiques publiques les plus souhaitées par les organisations

Les organisations et notamment les entreprises privées souhaitent souvent que l’État les aide en diverses matières touchant la gestion des ressources humaines, entre autres pour les aider à conserver leur personnel. Quelles sont donc les mesures que les organisations souhaiteraient voir mises en place ? Nous avons posé la question aux organisations.

Figure 10

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Les mesures ou politiques les plus souhaitées par les organisations pour attirer ou conserver les travailleurs d’expérience sont fortement orientées vers des soutiens financiers, soit : l’amélioration de la fiscalité (68 %); un soutien financier à l’embauche de travailleurs d’expérience (51 %); un soutien financier pour l’aménagement du temps de travail (34 %); une banque de candidatures de travailleurs d’expérience (33 %); le soutien conseil pour l’embauche de travailleurs d’expérience (18 %).

05. Conclusion : Les mesures favorisant l’attraction et la rétention

Notre recherche visait à identifier ce que les organisations du Québec vivant une pénurie de main-d’œuvre peuvent faire pour attirer et retenir la main-d’œuvre vieillissante. Nous nous intéressons notamment les personnes de 50 ans et plus, et en particulier à celles de 60-65 ans, qui quittent souvent le marché du travail, même si l’âge ‘normal’ pour une pleine retraite est généralement de 65 ans, du moins pour les régimes publics.

Selon nos résultats, les solutions pourraient se trouver entre autres dans une meilleure fiscalité, puisque nombre de travailleurs âgés semblent penser que l’impôt les pénalise trop lorsqu’ils restent ou reviennent en emploi. Par contre, nos recherches montrent aussi que d’autres mesures seraient pertinentes, entre autres des mesures permettant de valoriser la main-d’œuvre vieillissante, comme des programmes de formation, de reconnaissance, mais surtout la participation à des activités de mentorat (Mansour et Tremblay, 2021) et des mesures d’aménagement du temps ou de l’espace de travail (temps partiel, réduction d’heures, télétravail...), comme l’indique notre recherche auprès de la main-d’œuvre (Tremblay, 2022a)

Les mesures de réduction de la charge de travail seraient certes très importantes, mais dans un contexte de rareté de main-d’œuvre il est difficile de réduire la charge mentale dans les secteurs publics et des services, et la charge physique dans les milieux industriels, si ce n’est possiblement par de nouvelles technologies qui pourraient alléger la charge de travail. Certaines organisations ont déjà mis en place des technologies comme des caisses automatiques (sans caissières), et certaines technologies d’intelligence artificielle pourraient contribuer à alléger les tâches et la charge physique et mentale, mais ceci n’est pas encore très avancé, surtout dans les nombreuses PME du Québec. (Psyché et Tremblay, 2023)

La rémunération semble aussi être une variable importante. Cependant, certaines entreprises, surtout les PME, n’ont pas une grande latitude en matière de rémunération, la marge de profit étant limitée dans certains secteurs. Cependant, des mesures comme l’aménagement du temps de travail pourraient faire l’objet de réflexion pour prolonger la carrière des personnes qui le souhaitent. En effet, les salariés n’obtiennent pas nécessairement les aménagements souhaités, et quittent souvent prématurément le marché du travail alors que les aménagements de temps de travail (entre autres) constituent un incitatif pour la poursuite de carrière (Najem et Tremblay, 2011).

Notre enquête permet aussi de mettre en évidence d’autres programmes ou mesures que les entreprises aimeraient voir se développer pour les aider à conserver leur main-d’œuvre expérimentée ou à attirer ces personnes. Outre une amélioration de la fiscalité, qui peut prendre diverses formes[12], d’autres options sont mises de l’avant, comme un soutien financier ou un service-conseil pour l’embauche de travailleurs d’expérience, une banque de candidatures disponibles, ou encore la mise en place de programmes permettant d’aider les organisations à développer des mesures innovantes en matière de temps de travail. Il faut reconnaître que les OBNL et les petites et même les moyennes entreprises sont souvent dépourvues de service de ressources humaines. Par conséquent, elles vivent souvent des difficultés lorsqu’il s’agit d’embaucher des travailleurs plus âgés, et pourraient être aidées par des services publics ou un soutien financier.

D’autres mesures pourraient être envisagées pour favoriser le maintien en emploi, notamment la mise en place de programmes encourageant la semaine de quatre jours, une option souvent attrayante pour la main-d’œuvre vieillissante qui veut se dégager du temps pour les loisirs. De plus, la possibilité d’une réduction progressive du temps de travail hebdomadaire (passant à 4 puis 3 et 2 jours par semaine sur plusieurs années), ou l’offre de semaines voire de mois de congés supplémentaires, pourraient susciter un fort intérêt. (Tremblay, 2010, Tremblay et Jebli, 2012). Par contre la mise en œuvre de telles mesures n’est pas toujours simple et doit être considérée, tant pour les mesures de préretraite que pour celles de réduction ou d’aménagement du temps de travail : délai de prévenance, réversibilité ou non de l’aménagement, compensation de la rémunération s’il y a réduction du temps de travail, par exemple pour la semaine de quatre jours, où il y a parfois une perte de rémunération, parfois pas.

Bien que l’État propose déjà des programmes de soutien visant à concilier la vie professionnelle et la vie familiale et personnelle, il pourrait envisager un renforcement du soutien pour les personnes proches aidantes. En effet, nombreuses sont les travailleuses expérimentées qui se voient contraintes de réduire leur temps de travail voire d’abandonner leur emploi pour assurer des soins à un-e proche (comme aider à l’hygiène, à l’habillage ou à la prise de repas; cf. Nogues et Tremblay, 2021). Actuellement, les organisations semblent peu sensibles aux défis associés à la proche aidance (Lero et al. 2012; Nogues et Tremblay, 2023c). Dans cette perspective, des programmes de sensibilisation et de soutien pourraient sans doute contribuer à maintenir en emploi la main-d’œuvre expérimentée.

Les limites de cette recherche résident dans le fait qu’il s’agit uniquement d’une recherche quantitative. Elle doit être complétée par des recherches qualitatives qui permettraient par exemple d’évaluer s’il serait possible de diminuer la charge de travail physique et mentale dans certains milieux, et si d’autres formes d’aménagement de l’organisation et du temps de travail pourraient favoriser un meilleur maintien en emploi.