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à Barbara

Filmer aux bords du réel. Changer constamment des bouts de réel […] en bouts de cinéma reste une opération à la fois risquée et pleine de grâce[1].

After life (1998)[2] est le deuxième long métrage du réalisateur japonais Hirokazu Kore-eda. Documentariste pour la télévision depuis plusieurs années, il réalise un premier film de fiction en 1995. Le passage de la télévision au cinéma et à la fiction ne se fait pas facilement. Kore-eda considère avoir raté son premier film, Maboroshi (1995). Il s’agissait de l’adaptation du roman de Teru Miyamoto, La lumière de l’illusion (1979) et, dans le souci de respecter l’oeuvre originale, Kore-eda s’était enfermé dans un story-board très détaillé qui ne lui laissait aucune liberté. « À la vérité, je me suis enfermé moi-même dans mon story-board. C’était un document de près de trois cents pages, décortiquant tout, image par image. Nul détail n’y restait dans l’ombre. Durant le tournage, à aucun moment je n’ai songé à m’en détacher[3]. » C’est lors d’une conversation avec le cinéaste chinois Hou Hsiao-hsien que la raison de son « échec » lui apparaît évidente. « Comment pourrait-on décider par avance où placer sa caméra, avant d’avoir vu les acteurs jouer dans les conditions réelles du tournage[4] ? » En tant que documentariste, Kore-eda aurait dû le savoir. « Les mots de Hou Hsiao-hsien me sont allés droit au coeur », dira-t-il. « Ils ont réorienté mon travail de manière décisive[5]. » Pour After Life, il décide de se remettre dans la peau du documentariste. « Je voulais créer au présent, inclure les événements qui se produisent lors du tournage[6]. »

L’action de ce deuxième long métrage se déroule dans une sorte de lieu intermédiaire entre la vie et l’éternité, un lieu où les gens arrivent tout de suite après leur mort. Ils sont accueillis par des employé·e·s qui leur expliquent le règlement en vigueur dans cet endroit où ils resteront six jours. Pendant les trois premiers jours, ils devront choisir un souvenir, le plus significatif et le plus heureux de toute leur vie, une fois le souvenir choisi, l’équipe des employé·e·s, et en particulier l’employé qui accompagne telle ou telle personne décédée, veillera à ce qu’un film, le plus fidèle au souvenir, soit tourné pour qu’elle puisse le revivre. Le vendredi est le jour du tournage. On découvrira, dans la dernière partie du film, que ces employé·e·s sont, en fait, eux et elles, aussi des mort·e·s qui n’ont pas su ou voulu choisir un souvenir pour l’éternité. Leur âge est celui qu’ils et elles avaient au moment de leur décès. Le samedi, les souvenirs-films sont projetés à l’écran et chaque personne peut partir dans l’éternité avec le souvenir d’un bonheur retrouvé, parfois compris subitement dans toute sa complexité. Le lundi, on accueille les nouveaux·elles arrivé·e·s, tout recommence et le film s’arrête.

Quand j’ai reçu l’invitation à participer au séminaire « Problématiques de l’intermédialité[7] » pour réfléchir sur le thème « confier » qui donne le titre à ce numéro de la revue, le film After Life s’est imposé à mon esprit. Il arrive parfois qu’un livre ou un film nous appellent, avant même qu’on ne commence à chercher. J’avais vu After Life il y a quelques années[8]. Sans trop savoir pourquoi, j’ai décidé de répondre à son appel. Je découvrais vite que l’intermédialité constitue son esthétique même — c’est de la relation entre les différents modes de médiation de l’expérience que le film prend forme : le souvenir, le récit oral[9], le film documentaire, le film de fiction (moderne et classique), la photo, l’écriture (en tant que fiche identitaire, lettre, journal), la vidéo, la musique et le théâtre.

Confier… au cinéma

Je devais aussi me rendre compte que ce long métrage contribue de façon assez unique à la réflexion sur les multiples significations du mot « confier » ainsi que des nombreuses implications du geste de confier ou de ne pas le faire. Il y est question de faire confiance à quelqu’un·e : la plupart des défunt·e·s font preuve de confiance à l’égard des employé.e.s qui les accueillent et de l’« institution » qui prescrit les règles leur permettant d’accéder à l’éternité. On confie à quelqu’un·e ses souvenirs, ses doutes, sa difficulté à choisir. Les défunt·e·s confient aux employé·e·s travaillant dans cette zone suspendue « à l’entrée du paradis[10] » des moments précieux de leur vie, souvent énigmatiques pour qui les reçoit. On confie son souvenir le plus précieux au cinéma pour que le film qu’on en fait nous permette de le revivre[11]. Le souvenir est, dès le début, un souvenir pour le cinéma, un souvenir en voie de devenir film. On confie à la photo et à l’archive le pouvoir de dire la vérité sur quelqu’un·e. Les photos qui figent les traits d’un visage, les fiches contenant les informations biographiques des défunt·e·s, les enregistrements vidéo… méritent-ils vraiment la confiance qu’iels réclament ? On confie sa vulnérabilité (son visage, dirait Lévinas[12]) à l’image ou, mieux, à la technique audiovisuelle. C’est le visage dans toute sa mobilité, mais aussi la posture, les petits gestes, les silences, le grain des voix; la façon de s’habiller, le bruit à peine perceptible d’un rire timide; le bruit des feuilles et des petits morceaux de bois déposés sur le bureau par une vieille dame… Le film, comme j’essaierai de le montrer, accueille tout ça : pour y parvenir, il s’inscrit dans une zone hybride entre le documentaire et la fiction, en trouvant entre les deux toute la puissance du cinéma. « Fiction ? Documentaire ? Cinéma ![13] » écrit Comolli.

Most of that [the material filmed of the reenactment] wasn’t used, but not because that material wasn’t good. In those finished [c’est moi qui souligne] “films” the moment and the process of recalling a memory didn’t really come through. Instead, it came through on the non-professionals’faces in the “making of” sections. […] So we kept the “making of” parts and cut out the final films[14].

Le film montre comment les petits films du souvenir sont tournés ainsi que les émotions que la reconstruction d’un moment passé suscite chez les protagonistes plutôt que les films eux-mêmes. Aux considérations de Kore-eda, on pourrait ajouter celles de Masayoshi Sukita, photographe et opérateur japonais, invité par Kore-eda à collaborer à After Life où il joue le rôle du réalisateur des petits films-souvenirs. « With a documentary you can’t direct things to be exactly as you want them. Reality follows its own course, and you find a way to incorporate it[15]. » La réalité est un processus, le cinéma (documentaire) trouve une façon de l’accueillir dans son devenir. Le verbe « incorporate » me semble particulièrement intéressant ici : on n’est pas dans la reproduction, on n’est pas dans l’objectivation, même pas dans l’enregistrement des événements, on est dans la rencontre du cinéma et de la réalité qui les transforme, dans ce que Kore-eda appelle la production. La matière du réel (les corps, les gestes, les rythmes, les mouvements, les sons, les pensées, les regards…) se mélange intimement à la matière du cinéma (lumière, son, voix, couleur, durée…) et elles forment quelque chose d’unique[16].

On confie au cinéma le pouvoir de nous faire réfléchir à la vie, à la mort, à la mémoire ainsi qu’au cinéma lui-même, inextricablement lié à la vie, à la mort et à la mémoire. La vie, comme le cinéma, est un infini plan-séquence qui se déroule au présent, écrit Pasolini. Les souvenirs participent du même régime de réalité, rentrent dans cette subjective infinie au temps présent. La mort agit dans la vie comme le montage dans le cinéma, nécessaires les deux pour lui donner un sens, pour créer un film, une histoire, pour transformer le présent en passé[17]. On confie au spectateur la responsabilité de remplir les vides. Finalement, on prend en compte la possibilité de ne pas confier et même celle de poser un geste de non-confiance. Deux personnages évoquent l’acte de ne pas choisir un souvenir comme étant un acte de responsabilité. L’un d’eux confiera, défiant, à l’autre, qu’il ne veut pas choisir et que de ne pas choisir est pour lui une façon de prendre la responsabilité de sa vie. Un peu plus tard, c’est l’autre qui confiera à son guide avoir pensé que ne pas choisir serait une façon d’assumer sa responsabilité : face à sa vie ? Il ne précisera pas ni répondra à son interlocuteur qui, d’un ton interrogatif, reviendra sur le terme en le soulignant : responsabilité ? Cette dernière partie du dialogue n’est pas tournée en champ / contre-champ, on entend les mots du vieil homme et on voit le visage de son guide qui les reçoit. Être responsable aussi des mauvais souvenirs ? de sa vie tout entière ? Au spectateur de trouver la réponse.

Quand j’ai reçu son appel, le film en « savait » donc plus que moi.

Dans son étude « Qu’est-ce que la confiance ? », Michela Marzano revient sur l’étymologie du verbe confier du latin cum + fidere (faire confiance, se confier, compter sur…) et l’interprète comme « remettre quelque chose de précieux à quelqu’un en se fiant à lui et en s’abandonnant ainsi à sa bienveillance et bonne foi » [c’est moi qui souligne][18]. Marzano dit, et c’est même le thème de son étude, que la confiance place d’emblée celui qui fait confiance dans un état de vulnérabilité et de dépendance, l’autre face de la confiance étant en fait la trahison, qui ne peut que naître dans un rapport de confiance. Dans le film, les défunt·e·s sont vulnérables face aux employé·e·s qui les interviewent et les écoutent, qui pourraient aussi s’imposer, les censurer, rire d’iels en trahissant leur confiance. Cela arrive au tout début du film quand deux employé·e·s, montant les escaliers, se moquent de l’un des « hôtes », Yamada, et plus tard quand Shiori, la jeune assistante de Mochizuki, anticipe en riant le geste de Watanabe portant ses mains à sa tête parce qu’il ne sait pas choisir un souvenir. Iels sont aussi vulnérables face au spectateur qui peut les saluer avec bienveillance ou antipathie, qui peut les juger, ne pas les comprendre… Et le cinéma peut-il lui aussi trahir ? Les petits films créés pour être fidèles à un souvenir trahissent la quête (de vérité) de Kore-eda qui décide de ne pas les inclure dans la version finale de After Life, mais ils maintiennent la promesse d’aider les défunt·e·s à revivre leur souvenir, à le rendre actuel. Le cinéma semble mériter toute la confiance en tant que média, que lieu de relation, de prise de conscience, d’exploration de la nature humaine.

Marzano associe la confiance à la capacité à créer des liens. Confiance en soi comme condition préliminaire pour établir des relations avec autrui et confiance dans les autres pour pouvoir vivre ensemble même au risque de la dépendance[19]. Dans le film, on voit un lien important se développer entre les défunt·e·s et leur guide. Pour ne prendre qu’un exemple, pensons à la vieille dame aux lunettes rondes qui ne parle presque jamais et ramasse des petites choses dans le jardin : des feuilles mortes, des glands, des morceaux de bois… Son entrevue s’articule autour de plusieurs segments : tout au début, on la voit assise à une table, tournant le dos aux deux fenêtres, elle regarde hors champ, en silence, probablement en direction de l’homme qui sera son guide, son chapeau est posé sur la table. On entend le chant d’un oiseau. Le son dans le film est toujours diégétique. Tous les sons : soupirs, voix, gazouillement des oiseaux, signalisation sonore qu’une communication est sur le point d’être faite par haut-parleur à tout le monde; horloge, musique jouée par les employé·e·s… semblent être mis en valeur par le silence d’où ils émergent ponctuellement. Dans le plan suivant, les deux sont assis à la table, elle regarde vers les fenêtres d’où vient le chant de l’oiseau. Kawashima, le guide assigné, la regarde et finalement se tourne, lui aussi, vers les fenêtres en cherchant à voir ce que la dame regarde. Il n’y a pas de dialogue. Ce moment contraste avec la scène précédente où Kawashima faisait face au jeune Iseya, en constant mouvement, toujours en train de parler pour refuser ce qu’on lui propose. Dans le deuxième segment mettant en scène leur rencontre, Nishimura répond aux questions de Kawashima par des signes de tête, presque sans le regarder. Elle continue à sortir de son sac blanc, en plastique léger, ses trésors ramassés dans le jardin, produisant chaque fois un bruit comme de papier de soie. Elle les dispose méticuleusement sur la table. La scène est filmée frontalement, l’employé reste tout le temps hors champ, on entend sa voix, le ton bienveillant et éduqué au respect de l’autre, invitant à la confiance.

La médialité, écrit Éric Méchoulan, « c’est tout ce qui construit du milieu et des milieux, et qu’il faut donc entendre dans deux sens : le milieu comme ce qui est entre des objets ou des sujets, et le milieu comme ce qui enveloppe des objets ou des sujets[20] ». Si on essaye de définir la médialité du geste de confiance entre Kawashima et Nishimura, transformant le milieu qui les enveloppe, elle passe par le ton de la voix de l’homme qui exprime respect et tendresse; par l’aise caractérisant l’attitude de la vieille dame, confiante en sa communion avec la nature et indifférente à tout le reste; par la durée de leur échange accentué par les longs silences, les bruits, les rares mots; par le contraste entre les valeurs véhiculées par les questions de l’employé tournant autour de la famille et les valeurs de la vieille dame, deux mondes à part. Il est intéressant de noter que Hara Hisako, l’actrice qui joue le rôle de la vieille dame, a joué très souvent des rôles de mère et de grand-mère dans des films et des drames télévisés au Japon. Ici, la famille ne fait pas partie de l’expérience de son personnage ni de ses désirs.

Entre deux « je »

Le contact se fait en parlant des fleurs : c’est Nishimura qui pose une question, sa voix se manifeste comme un événement, après tant de silence, révélant son individualité unique : « Vous n’avez pas de fleurs ici ? » Alors, comme dans un renversement des rôles, c’est à Kawashima de répondre : « Oui au printemps, elles sont jolies ! » Sa voix se réchauffe et s’anime, le contact est fait, la confiance établie, il y a eu rencontre. Nishimura le regarde un instant et sourit : « Elles doivent être très jolies. » Elle continue à faire tourner entre ses doigts une feuille jaune de ginko. Kawashima (restant hors champ) lui demande son âge, il revient aux questions banales, de routine, la scène change. On est maintenant dans une réunion des employé·e·s qui discutent des différents cas, la photo de Nishimura, une photo de document d’identité sans expression, est projetée à l’écran, on parle d’elle, on la réifie, sans l’atteindre. Le film crée ce terrain où les images et les sons s’entrechoquent pour produire une réalité qui est seulement dans l’entre-deux. La « réalité » de la vieille dame apparaît dans les intervalles entre les questions rituelles et ses silences, entre son comportement et le récit qu’on fait d’elle, entre ses images filmées et la photo projetée à l’écran, entre le son de sa voix et le milieu où elle se manifeste. En parlant du documentaire, Jean-Louis Comolli dit : « Entre les deux “je”, celui du sujet social et celui du sujet filmé, un écart apparaît. Le cinéma documentaire a pour raison d’être de montrer cet écart, de le rendre sensible et d’en faire un outil pour comprendre notre propre altérité[21]. »

After Life n’est pas un documentaire, mais il adopte une approche documentaire qui rend cette affirmation de Comolli pertinente et suggestive. Dans La définition du documentaire (1995), Kore-eda propose une distinction intéressante entre production et reproduction, entre mise en scène et trucage. Le trucage interviendrait quand le·la réalisateur·trice veut plier la réalité à une idée préalable, quand iel reste prisonnier·ière des clichés. « Or, le plus grand enjeu de la mise en scène documentaire, c’est de rester soi-même tout en restant ouvert à la réalité[22]. » Quand on s’enferme, on se condamne à la reproduction, quand « on s’ouvre à soi-même et au sujet que l’on filme, on entre dans l’espace de la production[23] ». C’est dans cet espace de la production que l’écart entre le « je » du sujet social et le « je » du sujet filmé apparaît, hors des clichés, des étiquettes. Non seulement : ces personnages sont morts, leur statut dépasse leur « je social »; leur mort les met en porte-à-faux avec leur identité sociale. Toutes les personnes qui arrivent dans cette antichambre du paradis, qu’elles soient interprétées par des acteur·trice·s professionnel·le·s ou par de non-acteur·trice·s, révèlent au spectateur cet écart entre leur « je » social et leur « je » filmé, (révèleraient-iels leur « je » véritable ?).

Faire confiance est (se) transformer

Un peu plus avant, après une subjective du jardin vu par la vieille dame, on la retrouve, débout, près de la fenêtre, Kawashima est assis à la table et l’écoute parler, leur dialogue porte sur les fleurs de cerisier. L’espace entre les phrases est long. Il sort une photo de la poche de son gilet, la regarde brièvement et après, il se lève et va vers la dame pour la lui montrer. « Ma fille s’appelle Fleur de cerisier parce qu’elle est née en avril », dit-il, ému. Les deux, de dos, devant la fenêtre regardent la photo et, dans le plan suivant, on les voit de profil, lui regardant sa petite dans la photo, elle regardant le jardin. Kawashima parle à la vieille dame de sa mort advenue il y a trois ans et de son inquiétude pour sa fille. Les rôles se sont définitivement inversés. Entre les deux, un lien s’est créé qui a amené l’homme à se confier à la vieille dame et, elle, à sortir de sa solitude et à écouter. La confiance qui s’établit entre les deux personnages amène à leur transformation, à une métamorphose qui est ouverture à la vie de l’autre. Lors du tournage des films-souvenirs, on les voit encore ensemble, assis, elle balançant ses pieds au-dessus du sol, toute petite qu’elle est. Repris de profil, la vieille dame et son guide ont la même expression, un sourire à peine esquissé, le regard tourné dans la même direction. Leur proximité n’est pas seulement physique et elle est faite de tout ce qui est arrivé avant ainsi que de ce qui va arriver. Finalement, quand les films-souvenirs sont terminés et qu’on se prépare à partir avec l’accompagnement d’une musique solennelle, on les retrouve, la vieille dame et son guide : on les voit de dos, ils sont debout, elle arrive à peu près au coude de l’homme et lui tire la veste pour avoir son attention, encore un geste de confiance. Elle lui offre alors son petit sac en plastique blanc, rempli, cette fois, des (faux) pétales de fleur de cerisier qui ont servi à la réalisation du film-souvenir. Les deux corps sont courbés, celui de la femme par l’âge, celui de l’homme parce qu’il se plie pour lui répondre. Le montage rend presque tangible la nature du geste de confiance dans son affirmation et dans son pouvoir transformationnel : le détail des mains de Kawashima qui ouvre le sac pour voir les pétales, son visage en gros plan, ému, leurs regards qui se croisent brièvement, le sourire de Nishimura et son geste de se retourner pour regarder en avant, à nouveau seule, mais pas seule; le gros plan de l’homme qui la remercie par un signe de la tête, même si elle ne le voit plus (mais le perçoit-elle ?), et sourit avant de se retourner pour regarder, lui aussi, en avant, conscient que quelque chose s’est passé qui a tout changé.

Marzano reprend la réflexion de Georg Simmel sur la confiance[24] : Simmel associe confiance et foi et souligne que souvent dans les relations humaines, on a tendance à croire en quelqu’un sans savoir exactement pourquoi. La confiance, d’après Simmel, englobe toujours une part d’ignorance. On peut facilement reconnaître cette « part d’ignorance » constitutive de la confiance chez la plupart des personnages de After Life qui ne questionnent pas les règles du lieu et se prêtent à l’exercice sans essayer d’en savoir davantage. Dans l’étude de Marzano, il est aussi question du pouvoir du bénéficiaire de la confiance et de comment ce pouvoir peut avoir le revers positif de :

permettre aux acteurs plus vulnérables [les enfants, les étudiants, mais aussi, dans le cas qui nous intéresse ici, les morts qui arrivent un peu perdus dans ce lieu suspendu et les employé·e·s enfermé·e·s dans les mêmes gestes et les mêmes questions conservatrices] d’évoluer et de grandir, de découvrir le monde et de se découvrir eux-mêmes[25].

Et encore un peu plus avant on lit : « Elle  [la confiance]  engendre des relations fortes où la dépendance et la fragilité se mêlent toujours à la possibilité d’une transformation du moi et à la découverte d’un autre rapport au monde[26]. » Ce processus devient visible dans les relations entre les défunt·e·s et les employé.e.s. C’est ce qui arrive à Watanabe et, plus précisément, à Watanabe et au jeune Mochizuki, les deux, mais aussi à la plupart des hôtes et des employé.e.s qu’on a vu·e·s se côtoyer pendant ces quelques jours qui préparent à l’éternité. Kawashima et Nishimura en sont par ailleurs un exemple éloquent.

Un lieu de transit

La relation entre Mochizuki et Watanabe est au coeur du film. Parmi les défunt·e·s que Mochizuki se fait confier pour les aider à choisir le souvenir qu’iels emporteront dans l’éternité, il y a Watanabe, un monsieur de 71 ans. Shiori, secrètement amoureuse de Mochizuki, fera aussi partie du réseau intriqué de relations qui les unit. Watanabe n’arrive pas à rappeler à sa mémoire ce souvenir qui puisse condenser le sens profond de sa vie, en fait, cette quête lui fera voir sa vie comme insignifiante avant de pouvoir transformer sa vision. En parlant avec Kawashima, au début du film, Mochizuki définit son « disciple » (au fond, c’est de ça qu’il s’agit, d’un rapport mentor-disciple) comme un médiocre disciple. Lors de la séance de discussion avec les autres employé·e·s pendant laquelle iels échangent sur les différents cas — les portraits photos des défunt·e·s étant projetés l’un après l’autre à l’écran — Mochizuki fait part aux collègues du désir de Watanabe de « trouver une preuve de sa vie » et dit que pour l’aider, il a commandé les vidéocassettes. La vie entière d’une personne est confiée à des vidéocassettes qui, toutefois, n’en restituent pas le sens. Ce n’est qu’un enregistrement, ce n’est que de la matière à partir de laquelle fabriquer des souvenirs. On pense encore à l’infini plan-séquence dont parlait Pasolini :

Il apparaît donc que le cinéma (ou mieux la technique audiovisuelle) est en substance un plan-séquence infini, comme l’est précisément la réalité pour nos yeux et pour nos oreilles, pendant tout le temps où nous sommes en mesure de voir et d’entendre (un infini plan-séquence subjectif qui se termine à la fin de notre vie) : et ce plan-séquence n’est autre que la reproduction […]  du langage de la réalité : en d’autres termes, la reproduction du présent. Mais à partir du moment où intervient le montage, c’est-à-dire quand on passe du cinéma au film […] le présent se transforme en passé […] . Ici, il m’apparaît nécessaire de dire ce que je pense de la mort […] la réalité a un langage qui lui est propre […].  Un tel langage coïncide pour ce qui concerne l’homme avec l’action humaine. Cela veut dire que l’homme s’exprime surtout par son action […]  parce que c’est par elle qu’il modifie la réalité et influe sur l’esprit. Mais son action manque d’unité, c’est-à-dire de sens tant qu’elle n’est pas accomplie.  […] Mourir est donc absolument nécessaire, parce que tant que nous sommes en vie, nous manquons de sens, et le langage de notre vie (par lequel nous nous exprimons et auquel nous attachons la plus grande importance) est intraduisible : un chaos de possibilités, une recherche de relations et de significations sans solution de continuité[27].

En fait, les vidéos de la vie de Watanabe sont des plans-séquences en quête de montage. Elles contiennent une vérité qui n’est pas toute la vérité et qui va se mettre en relation avec les autres vérités qui constituent son existence. Comment y trouver la preuve de sa vie ? Comment affirmer sa vie quand elle s’étale devant lui différente de celle qui était dans sa tête ? En parlant de la genèse du film, Kore-eda dit qu’au début de sa carrière, quand il travaillait comme assistant réalisateur à la télévision, il lui arrivait de passer des nuits à visionner et transcrire des interviews enregistrées sur vidéocassette. En faisant ça, une pensée lui avait traversé l’esprit : « When I die, what if I find myself in an editing room like this watching my life on a videodeck ?[28] »

Accompagnant Watanabe dans sa quête pénible, Mochizuki reconnaît en la femme de son disciple son ancienne fiancée. Il en est troublé et il essaye de se désengager du cas Watanabe. Mais lui aussi doit faire face à sa vie. Tout se passe sous le regard appréhensif et jaloux de Shiori. On apprendra que Mochizuki est né en 1923, et mort à la guerre à l’âge de 22 ans le 28 mai 1945. La confiance entre les deux hommes est fragile. Leurs vies se frottent, mais il n’y a pas de véritable rencontre, il n’y a pas cet élan qu’on a reconnu dans la relation entre Kawashima et la vieille dame, par exemple, cet « abandon à l’autre », dont parle Marzano. Mais, étonnement, de celle que j’appellerais une non-rencontre naît la rencontre de Mochizuki avec soi-même. Elle passe par la relation avec Watanabe et par toutes les médiations la constituant : les lieux où les deux se côtoient; le langage; les fiches informatives contenant les données de l’identité sociale de l’homme, sa photo, les vidéos où la vie de Watanabe, en particulier sa vie avec sa femme Kyoko, est platement enregistrée; le souvenir qu’il a finalement choisi et qu’on a tourné en film; la lettre qu’il laisse à Mochizuki. Ce réseau de médiations s’élargit à comprendre les échanges de Mochizuki avec son équipe et avec Shiori, et les souvenirs qu’il a aidé à faire remonter à l’esprit de ses « disciples » et à devenir des films pendant ses longues années de service. Soudainement, tout prend un sens et Mochizuki devient capable de choisir le souvenir auquel confier sa vie pour l’éternité.

Marzano conclut son étude en disant : « La confiance entre les êtres humains surgit à partir du moment où l’on s’efforce d’habiter et de séjourner dans un lieu de transit, dans l’espace du va et vient de la rencontre[29]. » Cet espace est clairement perceptible dans les différents segments mettant en scène la rencontre entre Kawashima et Nishimura que j’ai analysés plus tôt, ainsi que dans la mise en scène de la non-rencontre entre Mochizuki et Watanabe autour de laquelle le film s’organise.

L’observation de Marzano m’a semblé particulièrement intéressante aussi parce qu’avec After Life, nous sommes, justement, en un lieu de transit. Le choix du décor renforce cette idée : le bâtiment un peu délabré évoque une vieille école. Or l’école est un lieu par lequel on passe pour se diplômer. Ici, il s’agit de se diplômer de la vie comme Kore-eda le dit dans son entrevue[30]. Le banc où on s’assoit temporairement quand on est de passage dans un parc, pour se reposer, contempler, converser, attendre… Les escaliers où on ne fait que passer… Il y a un terme en japonais Shonanoka qui indique les sept jours pendant lesquels les esprits des morts sont suspendus entre le monde des vivants et l’éternité. Kore-eda se dit fasciné par cette idée de zone intermédiaire. L’entre-deux — vie — éternité — renverrait par analogie à l’entre-deux réalité-cinéma et aussi à l’entre-deux documentaire-fiction. Charles Tesson[31] et Linda Ehrlich[32], tous les deux dans leur commentaire d’After Life, voient cette analogie comme fondatrice du film de Kore-eda. Il s’installe dans l’entre-deux documentaire-fiction pour « écrire » l’entre-deux vie-cinéma, vie-éternité.

Des « présences réellement filmées »

Pour son deuxième long métrage, Kore-eda décide en fait de travailler avec l’opérateur Yutaka Yamazaki, une collaboration qui n’a pas arrêté depuis. Yamazaki n'avait jamais travaillé sur le set d’un film de fiction mais il apporte au film une esthétique et une éthique documentaires que le jeune Kore-eda accueille avec ouverture d’esprit et humilité. Le résultat est un film hybride, comme on l’a vu, où « la fiction rend ‘‘ vrai ’’ le fictif, le documentaire interroge les réalités et en fait douter[33] ». Les employé·e·s multiplient les efforts pour reconstruire la « vérité » du vécu des personnes qu’iels accompagnent dans ce voyage final. Iels ont recours aux artifices parfois les plus grossiers pour y arriver et le « vrai » se produit et illumine le visage des protagonistes. D’autre part, le documentaire qui, avec compassion, révèle l’écart entre le sujet social et le sujet filmé, met en question les vérités des documents d’archives, comme les enregistrements vidéo ou les photos d’identité, ou encore les fiches remplies de données objectives relatant la vie d’une personne. Le documentaire, écrit Comolli :

Est le royaume de l’ambiguïté, le territoire des métamorphoses, le domaine du récit. […] C’est pourquoi le documentaire a fort à faire avec la fiction. […] L’inscription vraie ou la présence réellement filmée (et non « la présence réelle ») est bien le motif de base du documentaire. Un sens religieux ? Communion : une même communauté, par-delà ses irréductibles différences, est unifiée par un geste commun : filmer, être filmé[34].

After Life met en scène des acteur·trice·s professionnel·le·s et des non-acteur·trice·s. Cinq cents personnes, pour la plupart âgées, ont été interviewées pendant les repérages, on leur posait la question : « Si vous étiez sur le point de mourir, quel souvenir de votre vie vous chéririez le plus ? » Onze de ces interviewé·e·s ont été choisi·e·s pour jouer dans le film. La façon de filmer fait de chaque présence « une présence réellement filmée ». Pour mieux comprendre ce qu’est une « présence réellement filmée », on pourrait revenir à la distinction que Kore-eda propose entre la production et la reproduction. La première est mise en scène, « interprétation de la réalité selon une vision personnelle[35] », création au présent, incluant les imprévus du tournage; ouverture à soi-même et à l’autre; elle est possible quand les concepts d’impartialité, neutralité, faits objectifs révèlent leur nature de clichés. Ce qui est réel est la relation entre qui filme et qui est filmé. La reproduction, quant à elle, peuple les films de « présences réelles », objets d’un regard neutre, impartial, qui n’hésite pas à se servir de toutes sortes de trucages pour entretenir l’illusion d’une réalité objective dont on a le contrôle.

La communauté dont parle Comolli, « unifiée par un geste commun : filmer, être filmé », résonne dans les mots et l’action de Mochizuki (le personnage avec lequel Kore-eda dit s’identifier) à la fin du film. C’est le souvenir de la communauté, de tout ce qu’elle lui a appris, qu’il portera avec lui dans l’éternité.

Le réseau des médiations

After Life pose un geste particulier : en tant que film, il s’installe et installe le spectateur dans l’intermédialité : comme si, pour explorer la relation entre le cinéma, la vie, la mémoire (et peut-être la mort), il fallait passer par le croisement, l’interaction de différents modes de médiation. Le réseau de relations entre le récit oral, le cinéma de fiction, le cinéma documentaire, le cinéma en tant qu’ensemble de films déjà réalisés qui entrent en résonance avec celui-ci; la vidéo, la photo, le théâtre, l’écriture… nous renvoie à la quête de la vérité de la vie; nous révèle l’éphémère, la vulnérabilité des êtres, ce présent « linguistiquement intraduisible[36] », dont parle Pasolini. Comme le suggère Linda Erlich, par le jump cut, le film reprend des techniques du théâtre Kabuki qui séparent et réunissent différents participants[37]. La médiation du théâtre renforce à la fois l’idée de différence et d’unité. Le jump cut, qui est aussi utilisé à l’intérieur d’un même plan, semble suggérer qu’une personne n’en est pas une, elle est en relation, elle se transforme, et que le film « ne nous livre que des extraits de ce qui a été filmé : telles phrases, telles mimiques, tels gestes, dans une discontinuité qui ne cherche pas à se dissimuler derrière l’illusion du raccord cinématographique[38] ».

Kore-eda a novélisé son film, en choisissant comme personnage principal Shiori, la jeune assistante de Mochizuki, amoureuse de lui. C’est difficile d’en parler parce que le roman n’est pas disponible en traduction, mais j’ai l’impression, de ce que Kore-eda en dit, que c’est une façon de poursuivre la quête, mais aussi de la terminer. On passerait de « l’extériorité absolue[39] » avec laquelle le cinéma nous confronte (dans les visages, les postures, les voix, les silences et les gestes des différents personnages) en laissant tout ouvert, à la psychologisation des personnages, non plus le « you are not me », mais le « I am you[40] » qui permet d’arrêter le processus, de passer au prochain film. « I am shining a light on my story from a different angle, and perceiving it anew. There is this feeling that I can move on to the next film after doing that[41]. »

Une anecdote non sans intérêt : dans son commentaire du film, Charles Tesson donne une lecture de la fin du film et une interprétation de Mochizuki qui montrent le besoin du spectateur, même le moins naïf, de revenir à des certitudes. En fait, son récit fausse la réalité du film. Il dit que le meilleur souvenir de Mochizuki, celui qui lui permettra de quitter ce lieu suspendu entre la vie et l’éternité, est le même que celui de la femme qu’il a aimée et qu’en se rendant compte de ça, il peut finalement choisir et partir vers l’éternité[42]. Mais ce n’est pas le cas : Mochizuki se rend compte qu’il a fait partie du bonheur de quelqu’un et à partir de cette réalisation, il réfléchit à sa vie dans cet afterlife et il en comprend le sens. Ce que Mochizuki choisit comme souvenir est la relation, le lien, le processus d’apprentissage… Le film récréant son souvenir nous le montre en train de vivre cette prise de conscience et nous fait voir l’équipe qui le reprend, son équipe de travail, la troupe : c’est avec eux et avec toutes les personnes qu’il a aidées à transiter vers l’éternité qu’il a appris combien la vie de quelqu’un est aussi faite de la vie des autres. Ce que Mochizuki comprend est ce que George Bailey de It’s a Wonderful Life (Frank Capra, 1946) parvient à comprendre quand l’ange lui montre ce que la vie dans sa communauté serait s’il n’avait pas existé. C’est sa relation à l’autre, l’imbrication des vies qui fait le sens de la vie. 

He participates in other people’s memories. He thought memory was something that remains inside you, but he realizes that memories about him residing in others are also a part of him[43]

Si l’imbrication des vies fait le sens de la vie d’une personne, l’imbrication des films fait le sens du film et du cinéma. After Life accueille d’autres films comme des parties de lui-même. Heaven Can Wait de Lubitsch, réalisé en 1943, est évoqué par Kore-eda comme la référence première pour son film (voir la note de bas de page n° 10). J’ai déjà mentionné It’s a Wonderful Life et, en fait, le titre original du film de Kore-eda est Wonderful Life (Wandâfuru raifu). Il y a aussi Vivre (Ikiru) (1952) de Kurosawa, dont le protagoniste s’appelle Watanabe et travaille pour le gouvernement dans un bureau plein de paperasse où tout le monde essaye de travailler le moins possible, une vie triste, privée de sens comme celle du personnage homonyme de After Life. C’est quand on lui diagnostiquera un cancer terminal que Watanabe prendra la responsabilité de sa vie et fera tout pour lui donner un sens. Il y a encore le remake de Heaven Can Wait (1978), le film de Warren Beatty et Buck Henry dont le début peut rappeler l’atmosphère de After Life : le brouillard d’où les morts apparaissent, aussi l’idée d’une zone intermédiaire où les morts arrivent et sont accueillis par des petits bureaucrates et amenés en avion dans l’au-delà. Il y a aussi le cinéma d’Ozu évoqué par certains cadrages et par l’actrice qui joue Kyoko, femme de Watanabe, et qui a aussi joué pour Mizoguchi, Kurosawa, Naruse.

Est-ce que l’essence du cinéma serait de permettre l’être dans la relation ? Marion Froger a démontré que :

Il est possible d’établir un rapport étroit entre l’expérience relationnelle et l’expérience esthétique du documentaire, qui reposerait sur la perception du sens et de la valeur du rapport à l’autre. Le lien à l’autre serait alors le principal enjeu d’une image offerte, créée et perçue hors des cadres institués des rapports sociaux qu’implique ce commerce de l’image[44].

C’est aussi, je crois, la conclusion à laquelle arrive Kore-eda dans sa pratique, en convoquant pour y arriver différents médias.

Plusieurs critiques ont souligné l’unicité de ce film qui conjugue le mystérieux (sinon le mystique) et l’ordinaire. En fait, c’est un film qui apparaît très simple, mais qui est d’une grande complexité, peut-être aussi parce que, en explorant la relation entre le cinéma et la mémoire, ou plutôt entre le cinéma, la mémoire et la vie, il les rapproche en ce qu’ils ont de plus insaisissable, leur devenir, leur nature de processus. « A memory is not like a fossil fixed deep in the earth. In terms of the timing of a recollection, as a person remembering changes, the memory changes as well. Memory is ever changing[45]. » La plupart des personnages choisissent des sensations : la brise sur le visage, le soleil sur le corps, le contact avec le corps de la mère, son parfum, les pétales de cerisier qui tombent… ou des actions comme l’attente, l’acte d’attendre quelqu’un; ou encore des événements comme l’apparition soudaine du rayon de lune sur les rails qui éblouit le jeune en l’empêchant de se jeter sous le train en course…

C’est aussi un film qui confie au spectateur une responsabilité importante en lui niant la vision du produit fini (le film que chacun des personnages apportera dans l’éternité) ainsi que toute explication, et en le renvoyant à la recherche de son propre souvenir ou à la décision de ne pas en choisir un. Une seule exception : Mochizuki, le sien est le seul film-souvenir qu’on verra. Il est presque impossible de ne pas se laisser tenter par l’exercice de trouver le souvenir qui nous permettrait d’affirmer notre vie (comme le dit Watanabe). Nguyen, qui a écrit l’article « After Life : in Memoriam[46] », joue le jeu auquel le film nous invite. Kore-eda lui-même a dit qu’il ne choisirait pas : quel meilleur sort pour un cinéaste que de passer l’éternité à faire des films !

Cinéma, mémoire, Histoire

« As they tell their personal histories, one story following another, the Showa era emerges, that era before, during and after World War II (1926–1989)[47]. » Un aspect très intéressant du film est la relation entre l’Histoire et les histoires, la banalité et la « petitesse » des souvenirs desquels se dégage quand même une époque, chargée d’événements. La guerre, la persécution des Coréens au Japon, le grand tremblement de terre à Tokyo… Je pense soudainement aux anges dans Les Ailes du désir (Wim Wenders, 1987), pour qui le temps est fait d’événements énormes et minuscules sans distinction, sans hiérarchisation. Mais les anges ne sont-ils pas le cinéma qui peut nous apprendre une autre façon de penser l’Histoire, toile intriquée de grands événements et d’événements minuscules mais tout aussi importants[48] ? Il ne faut pas oublier que les films-souvenirs sont des reconstitutions (reenactments), Anne Bénichou, en parlant du reenactment comme mise en question de l’autorité de l’archive, écrit :

Avant d’être un ensemble de connaissances, l’histoire serait de l’ordre des sensations. « Forme d’histoire affective », le reenactment saisit les émotions liées à une situation passée et en produit de nouvelles. Il permet que les sensibilités historiques se révèlent et s’expriment[49].

Lui font écho les mots de Linda Ehrlich qui dit à propos du film de Kore-eda : « Un autre rôle important de la mémoire est celui de garder en vie des interprétations alternatives de l’Histoire comme un correctif à celles autorisées et officielles[50]. » Dans cet entre-deux documentaire-fiction, Kore-eda choisit de ne pas chercher la vérité du passé (toujours irreprésentable), qu’il s’agisse de celle du Japon ou de celle des gens ordinaires qui s’en souviennent. Il sait très bien qu’on n’a pas accès à une vérité objective, mais il laisse « réverbérer » le passé dans le présent des multiples récits et du film. « The lesson, rather, is that there can be historical depth to the notion of truth — not the depth of unearthing a coherent and unitary past, but the depth of the past’s reverberation with the present[51]. »

J’aimerais conclure par une image que je reprends à Elias Canetti. Le mot poète s’est vidé de sens, dit Canetti dans son discours munichois[52] : ceux qui se proclament poètes sans douter de leur droit à le faire et qui ne voient pas l’état du monde dans lequel nous vivons n’ont rien à offrir à l’humanité, usurpent le mot poète. Canetti cite deux phrases d’un auteur anonyme trouvées par hasard : « si j’étais réellement un poète, il me faudrait empêcher la guerre ». C’est une affirmation dramatique de responsabilité, la responsabilité des mots. « Si par des mots on peut provoquer tant de choses, pourquoi ne pourrait-on pas les empêcher par des mots[53] ? » Est-ce que cela ne vaudrait pas aussi, peut-être encore plus, pour les images et les sons des artefacts audiovisuels ? La réflexion sur l’affirmation de cet auteur anonyme qui écrivait le 23 août 1939, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, amène Canetti à dire :

Tant qu’il y a quelqu’un — il y en a naturellement plus d’un — qui assume la responsabilité des mots et qui réagit de la façon la plus grave à la constatation de leur faillite totale, nous avons le droit de conserver un mot qui fut toujours employé pour les auteurs des oeuvres essentielles de l’humanité; des oeuvres sans lesquelles nous n’aurions même pas la conscience de ce qui constitue cette humanité[54].

La conclusion à laquelle Canetti arrive est qu’il n’y a pas de poètes aujourd’hui, mais qu’on peut « souhaiter passionnément qu’il y en ait ». Ça serait quoi alors un poète? « En premier lieu, c’est le plus important, je dirais qu’il est le gardien des métamorphoses[55]. » Cette image du « gardien des métamorphoses » semble décrire le cinéma, serait-il le poète de notre époque ?

Comme il y a des poètes qui usurpent le mot « poète », il y a des films où le cinéma usurpe le mot « cinéma », mais il y en a où le cinéma semble remplir ce que Canetti appelle « la tâche proprement dite des poètes » et devenir « le gardien des métamorphoses ». « Voilà qui serait, à mon sens, la tâche proprement dite des poètes. […] ils devraient maintenir ouverts les accès entre les êtres. Ils devraient pouvoir devenir n’importe qui, le plus infime, le plus naïf, le plus impuissant même[56]. » After Life accueille des personnes ordinaires de tout âge et expérience et les met en relation avec compassion, maintient ouvert l’accès entre les personnages / acteurs, entre eux et les spectateurs, entre les modes de médiation de l’expérience, entre les espaces et les corps, entre les temporalités, entre les films et, ainsi, permet la transformation de l’expérience dans le film et chez le spectateur.

Par la métamorphose seulement, au sens extrême où est ici employé ce mot, on parviendrait à sentir ce qu’un être est derrière ses mots, on ne pourrait saisir autrement la consistance réelle de ce qu’il y a là de vivant. C’est un processus mystérieux, dont on n’a guère étudié la nature encore; et c’est pourtant le seul vrai accès à autrui[57].

Un peu plus avant dans le même passage, Canetti avait dit que : « La grande majorité des êtres aujourd’hui ne disposent plus guère de la parole, ils s’expriment par les phrases toutes faites des journaux et des médias officiels[58]. » Mais le cinéma, « langue écrite de la réalité[59] », dont la parole n’est qu’une partie, peut, peut-être mieux que n’importe quel autre art, sentir et faire sentir ce qu’il y a derrière les mots et les silences de quelqu’un, écrire le vivant, et nous permettre d’accéder à autrui.

celui-ci [le poète] doit, en premier lieu, créer toujours plus de place en lui. De la place pour le savoir qu’il acquiert sans but décelable; et de la place pour les êtres dont il fait l’expérience et qu’il accueille par métamorphose. […] il ne collectionne pas les êtres, il ne les range pas de côté posément : il les rencontre et les accueille vivants seulement[60].

C’est plus pertinent de parler du cinéma comme poète que du cinéaste. Le cinéaste est lui aussi pris dans ce processus de métamorphose, transformé par le film qui l’accueille et lui donne accès à autrui. Les mots de Kore-eda semblent le confirmer quand il dit que quelles que soient les idées préconçues qu’il avait concernant les circonstances, les événements et les personnages de son film, il savait que tout pouvait tomber à l’eau pendant qu’il filmait[61]. Jean-Louis Comolli associe le cinéma (documentaire et fiction) à l’idée de transformation, la transformation passe par la durée, il écrit, « la durée c’est le temps pour que quelque chose se transforme et d’abord pour qu’une relation se pose, s’installe, se développe[62] ». Pour lui, il s’agit de la transformation du spectateur « confronté à l’Autre » dans le film : il s’agit de la « transformation de la place qui est attribuée au spectateur et que le déroulement du film a pour mission de faire se transformer[63] ». Comme After Life le montre, la transformation touche la relation film / spectateur, mais elle est aussi constitutive du film : le cinéma, langue écrite de l’action, écrit le mouvement de la vie, l’impermanence des choses, la transformation du soi des personnages, la transformation des événements, des perceptions, des vérités, la métamorphose et, bien sûr, en produit une chez le spectateur.

En analysant After Life sous les prismes de l’intermédialité et de « confier », j’ai trouvé, et j’espère l’avoir montré, même indirectement, que l’idée de transformation est l’axe portant du film qui devient pour moi l’un de ces cas assez rares où le cinéma se fait poète et assume la responsabilité de son faire.