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« In Greek the word means ‘the wounds of returning’. Nostalgia is not an emotion that is entertained; it is sustained. When Ulysses comes home, nostalgia is the lump he takes, not the tremulous pleasures he derives from being home again[1]. »

Retourner brièvement sur l’histoire et la fascinante fortune intellectuelle de ce mot, nostalgie, issu de la nosographie médicale du 17e siècle, n’est peut-être pas une mauvaise manière d’introduire ce numéro que la revue Intermédialités lui consacre, et cette collection de textes qui, de façon singulière et disparate, en proposent quelques dérivés[2]. Ce serait aussi déjà un moyen de commencer à le retourner, de voir de quoi il retourne, se demander quelles variétés de retours, souvent contradictoires, il mobilise et engage. S’il est admis que la nostalgie n’a jamais été autant à la mode, qu’elle fait l’objet d’un intérêt critique, académique et public soutenu depuis plusieurs années, c’est aussi — lançons l’hypothèse — parce qu’elle prend différentes apparences, se prête à différentes lectures, au point de devenir, selon l’angle et le contexte où elle s’énonce ou s’éprouve, méconnaissable, tour à tour maladie, symptôme, remède. C’est certainement cette pluralité de formes, d’identités et de définitions, qui fait que la nostalgie est un bon objet pour une revue comme celle-ci, puisqu’elle peut profiter de l’indécidabilité qui l’habite pour en tester l’élasticité et le caractère polymorphe. C’est ainsi, dans le miroitement des approches et des regards, que de nouvelles possibilités pour la pensée s’ouvrent (et c’est ce qu’autorise l’intermédialité en général). Aussi, commençons par revenir.

Pour mémoire, après la création de ce néologisme gréco-latin par un très jeune étudiant en médecine bâlois en 1688 et son ascension fulgurante dans le domaine médical, philosophique puis esthétique jusqu’à la fin du 19e siècle[3], la nostalgie semble perdre du lustre au fil du 20e siècle (et en particulier dans la période d’après-guerre, encore chargée d’optimisme), acquérant des connotations négatives, notamment auprès de nombre d’intellectuels alertés par les dangers des révisionnismes et des recyclages culturels décomplexés, devenant même une sorte d’affect paria, repoussoir (on lui préfère volontiers une « mélancolie de gauche[4] ») dans les années 1970 et 1980 : politiquement rance, culturellement vile, idéologiquement suspecte. Les critiques les plus féroces de la nostalgie[5] se font entendre au moment où, en tant que trope de la condition postmoderne, elle irrigue les productions culturelles étatsuniennes et européennes, qu’on pense au cinéma (d’American Graffiti de George Lucas, 1973, à Cinema Paradiso, Giuseppe Tornatore, 1988), à la musique (la pratique de l’échantillonage, du pastiche[6]), à la mode (le rétro[7]), à l’architecture[8]. Mais c’est aussi à cette époque que l’on assiste à une première prise en compte de la nostalgie comme objet de réflexion, en dehors du domaine de la médecine et de la psychologie, en sociologie[9] ou en philosophie[10], avant de devenir un thème de pensée discret de la réflexion postmoderne[11] et d’être adoptée dans d’autres domaines des sciences humaines et sociales pour rendre compte de la portée « nostalgique » de leurs objets et de leurs champs d’expertise (en histoire de l’art, en design, en musique, etc.). Le climat intellectuel et les événements politiques qui ont succédé à l’effondrement du bloc soviétique (ne parlait-on pas alors de la fin de l’histoire ?), une reconfiguration des régimes de sensibilité et des structures des sentiments, mais aussi une transformation profonde des cadres mémoriels et médiatiques (notamment depuis l’avènement du numérique), semble avoir depuis engendré une prolifération de manifestations nostalgiques qui s’est répercutée, à terme, dans la recherche savante. Cette dernière, en partie, a eu la tâche de la réhabiliter en tant qu’objet digne d’intérêt en en montrant les multiples dimensions[12].

En survolant la littérature des vingt dernières années sur le sujet, il appert qu’il n’est plus dès lors possible de parler de la nostalgie de façon monolithique. Il faudrait, comme le notaient Katharina Niemeyer, Emmanuelle Fantin et Sébastien Févry, parler d’une pluralité de dispositifs nostalgiques[13], déclinés eux-mêmes en fonction des contextes géographiques, culturels, idéologiques et disciplinaires dans lesquels ils surviennent. L’éclectisme des textes qui se sont retrouvés dans ce numéro témoigne à l’évidence de ces variétés d’agencements. Pour preuve, la nostalgie dans ce numéro y est analysée à travers une pluralité de manifestations médiatiques (sculpture, série télé, jeu vidéo, performance théâtrale, photographie, cinéma expérimental, etc.), et à l’aune des noeuds de relations qui en assurent l’intelligibilité et le transport affectif. De ce point de vue, ce que permet l’intermédialité est de nous inviter justement à penser la nostalgie à travers plusieurs époques, à l’intersection de plusieurs médias, afin d’en déplier les lieux communs, les survivances culturelles, les montages temporels, les remodelages mémoriels. Dans le cadre de ce numéro, la nostalgie apparaît comme travail du deuil, problématise le rôle de la maison et du retour au bled, entre en dialogue avec la mélancolie, elle permet de réfléchir à notre rapport affectif aux matérialités de la technique, aux sédimentations culturelles (y compris dans la culture populaire), à la pollution du territoire et sa remédiation théâtrale et performative, aux récursivités temporelles inscrites dans un médium qui fait retour sur lui-même, etc. Ce faisant, retourner (la nostalgie) ne consiste pas seulement à explorer les divers retours (sur le passé, sur le lieu d’origine, sur sa propre histoire, sur un futur antérieur) que la nostalgie peut impliquer, mais aussi les différentes façons par lesquelles il est possible de la retourner pour en montrer l’envers, la couture, la fabrique, la frange, parcourant la frontière, souvent poreuse, qu’elle partage avec d’autres affects (la mélancolie, la tristesse, le regret).

La nostalgie intéresse aujourd’hui les sciences politiques[14], les études littéraires[15], l’anthropologie[16], le cinéma[17], la psychologie[18], le jeu vidéo[19], les études télévisuelles[20], etc. Et s’il existe bien entendu encore (voire de plus en plus) des manifestations essentiellement conservatrices et réactionnaires de la nostalgie (ce que Svetlana Boym appelle la nostalgie « restauratrice », qui décrit assez bien l’idéologie d’un Donald Trump, d’un Vladimir Poutine, mais aussi de Daech et de toutes les extrêmes droites radicales, tous nostalgiques d’un âge d’or largement fantasmé, celui qui va d’Augusto Pinochet à Benito Mussolini), force est de croire que l’époque nous propose aussi des manifestations « critiques » et « réflexives » de la nostalgie, mais également des appropriations ludiques et subversives (ce que Peter Fritzsche appelle une « nostalgie sans mélancolie[21] »), prenant chaque fois des formes esthétiques et sociales extrêmement variées. La nostalgie ne tue plus des soldats suisses; elle est devenue le label d’une industrie culturelle lucrative; elle est l’essence qui nourrit la flamme des discours politiques populistes; elle est aussi liée à des formes, collectives et individuelles, de remémorations sensibles, qui sauvent le passé des pièges de l’amnésie contemporaine et résistent à l’accélérationnisme destructeur du néocapitalisme. Elle peut traduire la douleur des migrants ou des réfugiés climatiques, déracinés de leur chez-soi, décrire le sentiment de perte et d’anxiété lié à la crise environnementale et la sixième extinction de masse (un sentiment souvent décrit par le terme de solastalgie[22]). On le voit, la nostalgie relève d’expériences plurielles.

Le revivalisme (qui n’a pas toujours été affublé de l’épithète nostalgique), ce désir de retrouver dans un présent (peu satisfaisant) quelque chose d’un passé plus ou moins idéalisé, est bien entendu vieux comme le monde. Sans doute ce qui distingue la nostalgie telle qu’elle se donne à penser depuis quelque temps des néo- et autres « retour à » des époques plus reculées, c’est qu’elle est analysée non plus simplement comme un état émotif (autrefois mortifère), mais de plus en plus comme une pratique, une expérience, un faire, toujours-déjà médiatisé[23]. Cette médiation est elle-même prise dans un écheveau de médias différents, télescopés, qui en assurent le transport affectif, individuel et collectif. Nostalgiser (comme le veut ce joli néologisme qui cherche à s’imposer[24]) est devenu une activité sensible (mémorielle, tactile, affective à la fois) que l’on pratique, aujourd’hui, la plupart du temps, devant un film, un polaroïd, une archive, au contact d’un disque vinyle, en retrouvant un vieux cahier noirci ou un air de musique. Nostalgiser, c’est éprouver la sensation douce-amère d’un contact avec le passé (le nôtre, enfoui dans notre mémoire, mais aussi celui que nous n’avons pas connu), de façon volontaire ou involontaire, d’y retourner, de le laisser nous retourner. Mais penser la nostalgie, aujourd’hui, c’est aussi être sensible à tout ce qu’elle a été, à ce qu’elle sédimente en elle d’histoire, de sens, de matérialités expressives et culturelles, et ce, dès sa confection, sous la plume d’un jeune Suisse.

Nom de maladie : le nom

Bien que cette histoire soit devenue connue à force d’être répétée[25], il est peut-être bon d’y revenir (et de voir comment elle peut attirer un nouvel éclairage, y compris dans le cadre d’une réflexion intermédiale). On le sait, pour Johannes Hofer, l’étudiant en médecine suisse qui en fit sa thèse préliminaire (voir la figure 1) et forgea le terme en 1688, nostalgia (formé des mots grecs nostos, « retour » , et algos, « douleur ») cherchait à traduire dans la langue savante et, ce faisant, à introduire dans le répertoire des maladies du corps et de l’âme (qui dans ces années prenait une expansion galopante), ce que la langue vernaculaire désignait déjà par les mots ou les expressions heimwehe, mal du pays, homesickness[26]. Si le sentiment est courant et sûrement ancien, sa désignation comme maladie, à proprement parler, est moderne. Pour le vitaliste qu’est Hofer, cette maladie de l’imagination résulte d’une fixation des « esprits animaux » (spiritibus animalibus[27]) sur le désir d’un retour à la patrie (quelque part dans un lobe frontal du cerveau se trouve le siège de la patrie). Ce « délire mélancolique » (delirii melancholicii[28]) provoque chez le sujet, selon la belle expression de Bolzinger, une stase, un « arrêt sur image[29] ». Si le nostalgique n’est pas autorisé à revenir chez lui (ne fut-ce qu’en lui en offrant la promesse), il se laisse dépérir et mourra d’une sorte de congestion du corps et de l’esprit, mais il pourra guérir s’il est autorisé à rentrer chez lui (selon les propos rapportés à Hofer). La nostalgie replie en elle la douleur de l’éloignement et l’horizon du retour (ne fut-ce que sous la forme d’une promesse), comme seul signe possible de guérison.

Figure 1

Page de garde de la thèse de Johannes Hofer, Dissertatio medica de nostalgia, oder Heimwehe. Basel, Jacob Bertschius, 1688.

Universitätsbibliothek Basel, Diss 45:2

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Le titre de la thèse est révélateur : DISSERTATIO MEDICA DE ΝΟΣΤΑΛΓΙΑ oder Heimwehe. La disparité typographique (sur laquelle insiste Bolzinger dans son histoire[30]), bien qu’elle soit commune à l’époque, témoigne dans la matérialité du livre imprimé, d’emblée, de l’hybridité linguistique et de l’inscription langagière de la nostalgie, comme l’a si bien montré Barbara Cassin[31]. La nostalgie serait ce sentiment qui, dans chaque langue, renvoie à un mot possédant une aura d’intraduisibilité (saudade, spleen, desengaño, mal du pays, etc.) et faisant appel à son intelligence singulière (jusque dans ses différences typographiques). L’éloignement qui suscite la nostalgie est celui de la terre « natale », de la patrie, mais aussi, très certainement, de la langue dite « maternelle ». Cette différence s’entend, mais elle est aussi dans la frappe des mots qui servent à nommer le mal.

Dès son origine, la question du « mot » appelé à nommer la maladie et, comme le note Starobinski, le faire sans doute aussi exister, est centrale[32]. L’indécidabilité de la nostalgie et ses fluctuations sémantiques de sens font aussi partie de son histoire et probablement aussi de sa fortune. Dans sa thèse, Hofer soupèse différents mots : nostomania (folie du retour), philopatridomania (« la folie de l’amour de la patrie[33] »), mais lui préfèrera nostalgia[34]. Or, dès la deuxième édition de la thèse de Hofer, en 1710, un autre médecin suisse, Theodor Zwinger, se l’appropriera, effacera le nom de Hofer, et fera deux ajouts qui feront florès : il le désigne comme un mal dont souffrent en particulier les soldats suisses — absents de la thèse initiale de Hofer — et il mentionne le fameux « ranz des vaches » comme déclencheur typiquement suisse de nostalgie, et dont on retrouve pour la première fois dans cette publication une transcription musicale[35]. Mais surtout, le mot nostalgie s’y trouve remplacé par un nouveau mot bricolé : pothopatridalgia (que Cassin traduit par la « douleur du désir-passion de la patrie[36] »). Si Zwinger se prive du « retour » en excisant le nostos, il introduit par contre l’idée féconde d’une passion brûlante pour la patrie avec le mot pothos : Pothos, fils d’Aphrodite et de Chronos, frère d’Éros, est un des trois Érotes (les dieux ailés), et il incarne le désir inassouvissable, la passion ardente[37]. Aussi, très tôt, à côté de la douleur (algia) vient se placer le désir.

En 1745, Albert Haller publie à nouveau cette thèse, restaure « nostalgia » et le nom de Hofer, mais sur le frontispice, on lit : Dissertatio curioso Medica De Nostalgia vulgo : Heimwehe oder Heimsehnsucht[38]. Soudain, cinquante ans après, on voit à côté de Heimwehe (comme mal du pays, de la patrie) apparaître cet étrange Heimsehnsucht (néologisme qui a eu une courte vie), qui introduisait le sehnsucht, affect romantique par excellence, renvoyant à cette impossibilité du retour à la maison à un longing ou un yearning (déjà impliqué dans le pothos de Zwinger) sans secours possible, à un mal de l’être et du temps, qui est aussi une passion-douleur. Les vicissitudes éditoriales de la thèse ne sont ainsi pas sans témoigner d’un glissement progressif du sens en fonction de l’évolution des sensibilités.

En témoigne ce passage de l’Anthropologie de Kant, en 1798, qui vient, cent vingt ans après que le terme a été forgé, renverser les termes à travers lesquels on doit penser la nostalgie. Il écrit :

Les Suisses ainsi que les Westphaliens et les Poméraniens de certaines régions, à ce que m’a raconté un général expérimenté, sont saisis du mal du pays (Heimweh), surtout quand on les transplante dans d’autres contrées; c’est par le retour des images de l’insouciance et de la vie de bon voisinage, du temps de leur jeunesse, l’effet de la nostalgie (Sehnsucht) pour les lieux où ils ont connu les joies de l’existence; revenus plus tard chez eux, ils sont très déçus [getauscht] dans leur attente, et se trouvent ainsi guéris; sans doute pensent-ils que tout s’est transformé; mais en fait, c’est qu’ils n’ont pu y ramener leur jeunesse[39].

Ce que Kant signale, ici, c’est que la nostalgie pour un lieu n’est, en réalité, rien d’autre qu’une nostalgie pour le temps (celui de l’enfance). Mais peut-être que contrairement à ce que croyait Kant, ce qui guérit, n’est pas le fait de « revenir d’une illusion », mais précisément, le fait de pouvoir retrouver, dans les lieux, le temps de l’enfance, même si on ne peut la ramener, la faire revenir. Retourner suffit. On pourrait ainsi sans peine émettre l’avis que cette ouverture de la nostalgie, de maladie mortifère associée à l’exil géographique, à la langueur tout humaine devant le temps perdu et retrouvé à travers le truchement d’un jeu de sensations et d’imagination, explique très certainement sa migration et sa popularité (hors des milieux savants), voire sa conversion et sa réhabilitation progressive en tant qu’affect positif (y compris dans les milieux savants).

On le voit bien, la nostalgie n’est pas un affect tombé du ciel : elle renvoie à tout un artisanat de la fabrication, elle met en jeu la matérialité du langage, de la forge des mots du savant aux planches de l’imprimeur-typographe, des dispositifs de captation de la mémoire à la projection des sentiments les plus intimes, du laboratoire du chercheur en psychologie aux dynamiques des réseaux sociaux. Est-ce cette indécidabilité et cette plasticité, corrélative à la construction discursive et linguistique de la nostalgie, qui fait qu’elle est aujourd’hui comprise moins comme le nom d’une maladie qu’un remède à la tristesse ou à la mélancolie dont on guérit en retournant, en nostalgisant ? C’est ce que conclut l’équipe de chercheurs anglais : « Regarded throughout centuries as a psychological ailment, nostalgia is now emerging as a fundamental human strength. It is part of the fabric of everyday life and serves a number of key psychological functions[40]. » Mais si la nostalgie fait partie du « tissu de notre vie quotidienne », c’est aussi parce que cette dernière est impliquée dans des mailles toujours plus subtiles de technologies et de médias qui la façonnent et l’activent, mais aussi en renversent le sens et la présence dans le champ du discours. Quelques exemples contemporains pour conclure permettent de voir comment on peut retourner la mélancolie en jouant à la nostalgie.

De maladie à remède

Can nostalgia save us from melancholy?[41]

Figures 2, 3 et 4

Avec l’aimable autorisation de Pamplemousse Games
Avec l’aimable autorisation de Pamplemousse Games
Avec l’aimable autorisation de Pamplemousse Games

Photogrammes de la vidéo promotionnelle pour le jeu Spleen, Pamplemousse Games, 2021.

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Cette question énigmatique se trouve au milieu d’une bande-annonce promotionnelle (voir les figures 2, 3 et 4) pour un jeu vidéo RPG 2D au titre baudelairien, Spleen (Pamplemousse, 2021)[42]. Dans ce jeu de rôle vidéoludique inspiré de l’univers des mangas japonais, un avatar dépressif puise dans le monde de l’enfance la force que confèrent la fantaisie et l’espoir pour redonner un sens à sa vie glauque et monotone. En retournant en enfance (dans ses rêves, en mémoire), le personnage retrouve ce temps du possible — un temps où « tout est possible » — qui lui permet de se projeter vers l’avenir en retrouvant un présent soudain libéré de sa gangue pétrifiante. Si dans la mélancolie, le temps (ou quelque chose du temps) ne passe pas et rend le présent trop lourd à porter, la nostalgie, considérée dès lors non plus comme un état, mais comme un appel, un désir, une expérience (nostalgiser), permet une mise en mouvement (physique, imaginaire), dans le temps ou l’espace, animée par la jouissance de pouvoir contredire le principe de son irréversibilité. Le temps retrouvé est un temps retourné.

Un même retournement de la mélancolie par la nostalgie apparaît dans la seconde partie du roman contemporain Saturne (2020) de Sarah Chiche[43], entièrement consacré au récit de la profonde dépression qui paralyse la narratrice et la coupe de tout désir (y compris celui de vivre). Cette dépression est le symptôme d’une histoire familiale complexe (donnée dans la première partie), d’un rapport violent à une mère psychiatrisée et au manque d’un père dont on n’a cessé de lui parler mais qu’elle n’a jamais connu. À un moment de l’intrigue, la famille retrouve des bobines de films super 8 non développées qu’on parvient à ressusciter et qu’on projette à la narratrice. On y voit la petite famille, la mère, le père, l’enfant, unis, aimés. Elle décrit ainsi :

le film super-8 se strie de griffures blanches, il se bloque, puis se débloque, leur faisant reprendre leur promenade à toute allure, comme des personnages d’une comédie burlesque. […] Les couleurs du film claquent dans mon oeil. Je pousse un cri.
Je vois enfin le visage de celui qui la filmait [ma mère]. Je vois le visage de mon père.
 Son visage remplit l’écran.
 Mon père vivant.
 Je vois mon père vivant.
Je le vois bouger. Il a donc bougé un jour. Il bougeait. Il bouge. Il existait. Il a existé.
[…]
Je le vois prendre un bébé au visage fripé de sommeil dans ses bras. Il lui caresse la joue, l’embrasse tendrement puis lui chuchote quelque chose dont le film, muet, ne révélera jamais rien. L’enfant ouvre les yeux, déplie son minuscule poing serré, attrape le doigt de son père et plante son regard dans le sien. Tout son visage s’anime de joie. Les coins de sa bouche se soulèvent. Je t’aimais donc et tu m’aimais aussi.
[…]
Je me lève. J’ai toujours été seule. Tu ne m’as jamais abandonnée. Tout ce temps, sans toi, je n’ai jamais été seule. J’étais toi, aussi. J’étais deux. J’avance vers mon père. Je pose une main sur sa joue comme de l’autre côté de l’écran, il pose une main sur la mienne. La douceur terrible de son sourire fond sur ma bouche. Mon rire fuse avec mes larmes[44].

On le voit, chez Sarah Chiche, la nostalgie permet au passé de revenir, de s’en faire une image et de débloquer le temps (jusque dans le temps des verbes) qui se remet à circuler (comme les « esprits animaux » de Hofer). La nostalgie permet de sortir de la mélancolie et d’écrire le mal saturnien qui ronge la narratrice. Le défilement de la pellicule (on imagine sans peine une pellicule super 8 Kodachrome, avec ses « couleurs [qui] claquent[45] ») permet de retrouver le lieu du passé, vivant, intact, de faire le deuil, tout en maintenant la plaie laissée ouverte par la perte, près du coeur.

Un dernier exemple se trouve à la fin de l’épisode 13 de la saison 1 de Mad Men (Matthew Weiner, 2007–2015)[46]. Il s’agit d’un moment d’anthologie, souvent cité : Don Draper présente son idée pour la campagne entourant le lancement du projecteur à diapositives de Kodak (voir la figure 5).

Figure 5

Photogramme de la série Mad Men, saison 1, épisode 13, « The Wheel », Matthew Weiner, 2009.

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Plutôt que de la vendre comme une invention du futur, il en fait, au contraire, un médium du passé, qui nous permet de reconnecter avec le passé. Il introduit sa présentation avec une réflexion sur la nostalgie et sa valeur publicitaire.

Nostalgia—it’s delicate, but potent. Teddy [son ancien employeur] told me that in Greek nostalgia literally means ‘the pain from an old wound.’ It’s a twinge in your heart far more powerful than memory alone. This device isn’t a spaceship, it’s a time machine. It goes backwards, and forwards… it takes us to a place where we ache to go again. It’s not called the wheel, it’s called the carousel. It lets us travel the way a child travels, around and around, and back home again, to a place where we know are loved[47].

Pendant son discours, Draper fait défiler sur le carrousel des photos de sa famille que, nous le savons, est au bord de l’éclatement (quand il rentrera ce soir chez lui, sa femme sera partie avec ses enfants). La nostalgie est peut-être, ici, pour Draper, un remède qui lui permet de nommer cette plaie douloureuse qui l’habite (liée aussi à son enfance, qu’il n’aura de cesse, tout au long de la série, à ne pas vouloir voir revenir). Mais il décrit aussi la fortune et le potentiel « commercial » de la nostalgie : ce n’est plus la nouveauté qui vend, c’est la promesse du passé. Matthew Weiner, créateur de la série, nous indique ici, avec une force redoutable, le tournant nostalgique que prendra la publicité dès les années 1960 et toute l’industrie culturelle qui en découlera dans les années 1970 et 1980. Faut-il rappeler que Mad Men[48] a été (tout comme Stranger Things (2016–)[49] qui lui succède dans le temps et l’esprit), un opérateur puissant de nostalgie hipster, aux conséquences économiques indubitables : du regain d’intérêt pour les cocktails vintage et les machines à écrire, aux vinyles et à la résurrection du super 8[50].

De remède à la mélancolie à stratégie de marketing (dont l’efficacité sur le public larmoyant de cette scène est indéniable), tout le spectre de la nostalgie contemporaine est là. Ce qu’il y a d’intéressant, forcément, dans tous ces cas, est la dimension proprement intermédiale inscrite dans ces trois scènes. Un jeu vidéo puisant ses sources dans le roman graphique et le manga; un roman décrivant l’apparition du passé revenant en super 8; une série télé sur le monde de la pub qui témoigne de la naissance d’un nouveau médium, le carrousel à diapositives et d’une nouvelle rhétorique publicitaire. Penser intermédialement ces scènes, c’est être attentif aux interactions entre la matérialité des supports et les affects qu’elle soulève, les blessures qu’elle ranime, transporte ou guérit.

C’est aussi ce à quoi, dans chacun des textes de ce numéro de la revue Intermédialités, les auteurs et les autrices ont tenté d’être attentifs, en retournant (vers) la nostalgie.