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Au Canada, et en particulier au Québec, on a peu étudié le régime seigneurial, pourtant partie intégrante de la construction sociale et économique du territoire. Quand la question est abordée, c’est souvent sous l’angle des seigneuries ecclésiastiques, les individus eux-mêmes étant totalement évacués au profit d’un groupe abstrait : l’ordre religieux. Néanmoins, avec l’essor de l’étude de l’acteur, de la famille et des réseaux ces dernières années, on a vu apparaître des travaux sur les seigneuries laïques, notamment sous l’impulsion de Benoît Grenier, professeur à l’Université de Sherbrooke et codirecteur, avec son doctorant Michel Morissette, des Nouveaux Regards sur l’histoire seigneuriale au Québec.
Ouvrage collectif dont les divers travaux permettent au lecteur de constater le renouvellement de ce champ de recherche longtemps délaissé par les historiens, ce livre donne aussi l’occasion de mesurer l’étendue des investigations à venir. Les trois parties, pouvant être lues à la suite ou séparément sans perdre de vue la problématique générale, sont encadrées par une préface de Donald Fyson et une postface d’Alain Laberge, deux grands noms de l’histoire seigneuriale. Il y a également à la fin du volume une bibliographie abondante ainsi qu’une annexe répertoriant et commentant les papiers terriers. Enfin, on trouve une brève présentation de chaque contributeur.
Les contributeurs viennent des horizons les plus divers et sont à différents stades de leur carrière et de leur recherche, mais tous ont à coeur de démontrer le potentiel et la vitalité du domaine de la recherche seigneuriale. Le but est atteint, efficacement, puisqu’un chercheur en histoire des élites et de la question seigneuriale retirera de cette lecture de nombreuses pistes d’inspiration pour ses propres études. Cependant, c’est aussi le plus gros défaut de cet ouvrage : être exclusivement destiné à cette seule catégorie d’historiens. Un non-spécialiste aura des difficultés à comprendre plusieurs aspects de la recherche et du questionnement des auteurs qui donnent peu de contexte légal, économique et social dans leurs articles. C’est d’autant plus regrettable que cet ouvrage est tout aussi pertinent pour d’autres champs de recherche, notamment dans le cadre de l’histoire des Premières Nations qui bénéficie, avec le travail d’Isabelle Bouchard, d’un nouvel angle d’études présentant les autochtones dans une position de pouvoir sur les habitants d’origine européenne.
La première partie, « Nouveaux regards sur la propriété seigneuriale », est consacrée aux enjeux de la propriété seigneuriale. Ici, David Gilles aborde la question de la complexité du droit féodal ; Joseph Gagné présente l’espace physique du fief ; la transmission du patrimoine seigneurial est étudiée par Jonathan Fortin et André LaRose écrit un article sur les papiers terriers (complété en annexe par un index des documents terriers). Ces quatre thèmes sont abordés de façon claire et didactique, permettant au lecteur de se familiariser avec des aspects souvent méconnus de la question seigneuriale.
Dans « Nouveaux regards sur les seigneurs » se trouvent abordés différents aspects de l’étude du groupe des seigneurs. Jessica Barthe, Isabelle Bouchard, Katéri Lalancette et Alex Tramblay Lamarche présentent ici des questionnements nouveaux sur quatre thèmes qui donnent de la consistance au personnage souvent méconnu et idéalisé du seigneur canadien : la gestion des seigneuries des ursulines de Québec, les seigneurs-députés, les seigneurs autochtones et la « créolisation » des seigneurs anglophones. En présentant ces différents groupes seigneuriaux, les auteurs cassent efficacement l’image monolithique traditionnelle de la condition seigneuriale.
La dernière partie traite de « la mémoire et les persistances seigneuriales », allant au-delà de la date traditionnellement admise de l’abolition du régime, c’est-à-dire 1854. Il s’agit de la partie la plus novatrice de cet ouvrage. En choisissant d’allonger la durée de la période seigneuriale, les auteurs des quatre derniers articles rompent clairement avec l’historiographie traditionnelle du sujet de deux façons. Tout d’abord, ils remettent en question la date de l’abolition du régime en étendant son impact bien au-delà de la période préindustrielle (à travers les articles de Michel Morissette et de Benoît Grenier). Ensuite, et c’est plus important encore, Jean-René Thuot (qui traite des différentes mémoires seigneuriales) et Jean-Michel Daoust (dont l’article est consacré à la représentation du seigneur dans une série télévisée), en traitant de deux aspects de la mémoire seigneuriale et des seigneurs, démontrent bien l’impact du régime féodal sur la culture québécoise contemporaine.
La lecture de cet ouvrage permet de réaliser que la question seigneuriale au Québec est loin d’être résolue. C’est un thème de recherche incroyablement riche et étendu, touchant de près la vie des Québécois d’aujourd’hui et méritant d’être étudié sous de nouveaux angles, de façon toujours plus approfondie. Comme l’indique Alain Laberge dans la postface (p. 431-442), après avoir longtemps été étudié sous le prisme des documents officiels s’intégrant à de grandes synthèses nationalistes, la recherche sur le sujet est désormais dans une phase de remise en question de l’historiographie traditionnelle qui lance les chercheurs sur de nouveaux questionnements.