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La dernière monographie de Georges-Henri Soutou, historien des relations internationales, professeur émérite à l’Université de Paris-Sorbonne, éclaire le rôle et les particularités de la France dans la guerre froide entre 1941–1990. Utile—le mot est faible—, elle offre aux chercheurs un panorama détaillé des caractéristiques de son engagement à l’Ouest (ses relations avec Moscou, Washington et Bonn ; les interactions entre le problème allemand et ses perceptions de la menace soviétique ; son armement nucléaire ; sa place dans l’Alliance atlantique ; ses rapports avec les États de l’Est et face à l’atlantisme et à l’idéologie communiste).
Cette étude alimente un champ incontournable de la recherche des deux dernières décennies et répond à quelques problématiques éminentes. Elle est d’autant plus pertinente que ce champ révèle et explicite le « rôle spécifique » (p. 9) des États des Europe de l’Ouest et de l’Est dans la guerre froide, conflit idéologique et de puissance, qui dépasse les seules relations américano-soviétiques. Essentiellement descriptive, son argumentation se fonde sur une démarche minutieuse, rigoureuse et exhaustive dans le traitement des sources. Archives ministérielles, présidentielles, mémoires, notes personnelles, presses écrites, études spécialisées, etc. lui permettent d’éclaircir le dilemme de l’implication de la France dans la guerre froide et du maintien de son indépendance (la défense de ses politiques, de ses conceptions et de ses intérêts particuliers) et, plus précisément, de montrer comment elle a tenté, en promouvant la convergence Est-Ouest et des systèmes de sécurité paneuropéens, de surmonter la guerre froide et de concrétiser ses objectifs de politique étrangère : collaboration et sécurité face à l’Union soviétique ; contrôle et gestion étroite du problème allemand ; désidéologisation de l’Est ; renvoi partiel des Américains de l’Europe.
Ces deux objectifs structurent l’organisation générale de la monographie. Sur quatorze chapitres, deux traitent de l’engagement tardif et d’abord réticent de la IVe République dans le conflit Est-Ouest ; deux couvrent la parenthèse atlantiste (1950–1952), jamais unanime et entière, et l’échec du « projet atlantique, européen et impérial » (p. 223) de Paris ; un détaille les tentatives innovantes de la IVe République pour surmonter la guerre froide et rehausser son rôle à l’Ouest, tentatives, qui à certains égards, préparent le terrain à la Ve République ; deux scrutent les mandats présidentiels du général de Gaulle, son rejet de l’atlantisme, ses affirmations de l’indépendance nationale française et les applications progressives de sa politique russe ; quatre examinent le quinquennat de Georges Pompidou et les septennats de Valéry Giscard d’Estaing et de François Mitterrand et de leurs efforts pour démarquer et adapter la France aux réalités de la détente, de la nouvelle guerre froide et des bouleversements de la situation internationale. Les deux premiers chapitres survolent la Seconde Guerre mondiale, « matrice » idéologique (p. 29), et les perceptions françaises de l’Union soviétique et de l’idéologie communiste et les relations de la France (France libre, France combattante…) avec ceux-ci, et étudient l’alliance franco-russe (décembre 1944) et les déceptions françaises consécutives à celle-ci.
L’intérêt du contenu réside dans quelques idées innovantes et l’emploi des plus récents résultats de la recherche. G.-H. Soutou expose la diplomatie de l’Europe orientale de la IVe République, nuance la rupture du 13 mai 1958, soulève les éléments de continuité entre la IVe République et la Ve République et analyse les interactions—une constante de son histoire—entre le problème allemand et la menace soviétique, interactions notamment prises en compte à l’instigation d’un groupe de diplomates du Quai d’Orsay, « Kennan collectif », et auteur d’une certaine « doctrine française » de la guerre froide (p. 20). L’intérêt de sa monographie est indéniable, d’autant que le conflit Est-Ouest est proportionnellement moins étudié en France qu’ailleurs en Occident.
La France, selon l’auteur, joua pleinement son rôle dans la guerre froide, un rôle déterminant, même s’il s’exprima selon sa propre ligne de conduite, conformément à ses intérêts et à ses conceptions spécifiques et à son statut international, son positionnement stratégique en Europe et sa situation intérieure particulière. Dans le conflit naissant (1944–1947), Paris tenta de maintenir sa neutralité et de préserver la cohésion des puissances victorieuses. L’engagement des Américains en Europe (Truman Doctrine, European Recovery Program) et, surtout, l’appréciation du danger soviétique (blocus de Berlin) et communiste, qu’elle subit à la faveur d’une « guerre civile froide » (p. 102), l’incitèrent à entrer dans la guerre froide, à s’engager durablement à l’Ouest et à rompre le front intérieur issu de la Libération. La France, contrainte sous la pression de la menace soviétique d’abandonner sa politique allemande d’avant-guerre (1948–1949), ne se départit jamais de ses « arrière-pensées » (p. 142) sécuritaires vis-à-vis de l’Allemagne, principale distinction entre sa situation et celle de ses alliés britanniques et américains. Les dirigeants et fonctionnaires français tentèrent, avec plus de résolution que ces derniers, de maintenir auprès des Soviétiques les pratiques d’équilibre du Concert européen, d’administrer le problème allemand et de dépasser la guerre froide dans une optique réaliste. S’ils soutinrent plus ou moins tacitement la division allemande à Moscou, s’ils s’en satisfirent un peu trop, comme l’exprima leur désarroi face aux événements de 1989–1990, la plupart acceptèrent avec des nuances le registre de la « double sécurité », et d’autres, comme C. De Gaulle et F. Mitterrand (1989–1990), promurent aussi une architecture de sécurité paneuropéenne et une convergence politique, sociale ou économique entre les deux Europe. La France comprit dès 1944 que le soutien à ses thèses allemandes se trouvait à l’Est.
La guerre froide de la France atteint ses buts et émet de nouvelles pistes de réflexion. Elle constitue une référence et un point d’appui pour les chercheurs. Cette étude bénéficiera aux recherches à venir, pour peu que s’ouvrent certaines archives—encore trop peu accessible, comme le souligne G.-H. Soutou lui-même.