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Introduction

Dans ce texte, nous voulons réfléchir à la question du rapport entre les territoires et les coopératives. La notion de « territoire » occupe, depuis quelques décennies, une place grandissante dans les sciences sociales contemporaines (Pagès et Pélissier, 2000), et tout particulièrement dans le développement régional. Comme le fait valoir Bruno Jean (2006, p. 465), « si les notions de territoire et de développement territorial se répandent actuellement dans le discours social comme dans le discours scientifique, c’est peut-être parce qu’elles évoquent mieux que celle de région le fait que celle-ci est une construction sociale ». À l’instar de Bruno Jean, lorsque nous nous référons ici au territoire c’est pour désigner un espace qui est construit socialement, c’est-à-dire produit par l’interaction entre des acteurs. Dans un contexte où les grandes politiques étatiques de redistribution montraient leur essoufflement (Higgins et Savoie, 1994; Jean, 1989; Aydalot, 1984), le territoire et ses attributs sont apparus comme un nouveau moyen ainsi qu’une nouvelle base de référence pour assurer le développement des localités et des régions. Claude Lacour (1996) a parlé de « tectonique des territoires » pour décrire cette revalorisation du territoire dans le monde du développement régional. Ainsi, dans ce contexte, les caractéristiques et dynamiques d’acteurs propres aux territoires (capital social, réseaux d’acteurs, gouvernance locale, culture entrepreneuriale, etc.) deviennent les principaux mécanismes capables d’assurer le développement des régions dans une économie globalisée (Putnam, 1993; Juillet et Andrew, 1999; Pinson, 2004; Fontan, Hamel, Morin et Shragge, 2006; D’Aquino, 2002; Moulaert et Naussbaumer, 2008).

Cet intérêt des chercheurs en développement régional pour le territoire a favorisé un important renouvellement des approches dans ce domaine avec l’émergence de cadres d’analyse comme les districts industriels, les milieux innovateurs et les clusters. Les travaux issus de cette nébuleuse d’approches ont démontré comment le succès des régions s’expliquait par des logiques de coopération entre divers acteurs oeuvrant à l’échelle d’un même territoire. Pour certains (Marshall, 1920; Becattini, 1979; Porter, 1998 et Markusen, 1996; Brenner, 2004; Cumbers et Mackinnon, 2006; Terje Asheim, Cooke et Martin, 2006), cette coopération prend place entre des entreprises occupant un même territoire, alors que pour d’autres ce sont les liens entre acteurs privés, publics et associatifs qui expliquent le dynamisme socioéconomique d’un territoire (Fujita et Krugman, 2004; Darchen et Tremblay, 2008; Boulianne, 2004; Porter, 1990; Scott et Storper 2003; Storper, 1997; Saxenian, 1994). Tous ces travaux, au-delà de leurs différences de perspectives, considèrent que le territoire, c’est-à-dire les relations sociales de coopération entre les acteurs d’un espace de proximité, est une ressource essentielle pour encourager le dynamisme des entreprises locales. Toutefois, si ces travaux parlent souvent de coopération, c’est très rarement pour aborder le rôle des coopératives dans le développement des territoires, mais bien pour expliquer le succès des entreprises privées locales. La question de la place des coopératives n’est pas totalement absente des travaux sur le développement territorial comme en témoigne, notamment, le programme de recherche ARUC Développement territorial et coopération (Dominé, 2011; Giroux, 2010) au Québec. Cependant, ces travaux sont plutôt récents et, de ce fait, ils commencent seulement à éclairer le rapport entre coopératives et territoires. Plusieurs questions restent en suspens. Notamment, on peut se demander si les coopératives se distinguent des entreprises privées sur le plan des rapports avec le territoire et avec son développement. Nous voulons ici contribuer à cette littérature émergente par l’entremise d’une analyse du cas de la Coopérative de développement régional Outaouais-Laurentides (CDROL).

L’histoire des coopératives au Québec a été marquée par une intégration progressive des coopératives locales dans la construction de grands réseaux coopératifs sectoriels, tels que le Mouvement Desjardins, les grandes fédérations (coopératives d’habitation, coopératives agricoles, etc.) et le Conseil québécois de la coopération et de la mutualité, autrefois le Conseil de la coopération du Québec, qui s’est établi comme interlocuteur entre le gouvernement et les fédérations coopératives. La place des dynamiques territoriales dans ces grands réseaux sectoriels reste toutefois incertaine, puisqu’elle n’a pas fait l’objet d’études scientifiques. À ces grands réseaux s’est ajoutée, depuis une trentaine d’années, l’expérience des coopératives de développement régional (CDR), où la question des rapports entre développement des territoires et coopération se pose plus directement. Les CDR[1] ont négocié, au fil des ans, des ententes avec l’État québécois, qui rémunère une partie de leurs résultats ou de leurs interventions propres au développement coopératif (Loi sur les coopératives, L.R.Q., chapitre C-67.2). Les CDR nous apparaissent ainsi comme un lieu tout à fait propice pour étudier la participation des coopératives dans les dynamiques de développement des territoires.

Ici, afin d’illustrer la place que peuvent prendre les coopératives dans le développement territorial, nous nous intéresserons à la Coopérative de développement régional Outaouais-Laurentides en ciblant une de ses interventions majeures des dernières années : la mise sur pied de la Laiterie de l’Outaouais (Bélanger, 2011). Dans ce texte, nous présenterons les moments marquants de l’intervention de la CDROL qui a mené à la création de la Laiterie, pour ensuite analyser les ressources territoriales qui ont été mobilisées dans le cadre de ce projet. Mais revenons d’abord sur la problématique de l’ancrage territorial des coopératives.

Les ressources territoriales : quels enseignements pour les coopératives?

Depuis quelques décennies, nous avons pu assister à un important renouvellement des approches théoriques qui sous-tendent le champ du développement régional. On retiendra comme exemple l’approche des districts industriels associée à la redécouverte des travaux de Alfred Marshall (1920), celle des milieux innovateurs dans la foulée de Philippe Aydalot (1985), l’économie de proximité ou encore la théorie des agglomérations, souvent associée aux géographes californiens (Saxenian, 1994; Benko et Lipietz, 2000) et qui vient supplanter celle des pôles de croissance (Perroux, 1969; Beaumier, 1998), dominante dans la période d’après-guerre. Ces nouvelles approches, que certains regroupent sous l’étiquette de « nouveau régionalisme » (Scott et Storper, 2003; Telo, 2001; Breslin, 2002; Soja, 2000; Longworth, 2006) ou encore de « systèmes de production localisés » (SPL) (Fauré et Labazée, 2005), ont toutes leurs singularités théoriques. Elles se rejoignent cependant autour de l’importance à accorder au territoire comme une ressource incontournable pour le dynamisme du tissu productif local. Autrement dit, on s’intéresse à un modèle de développement où le dynamisme des entreprises et leur capacité de créer de l’emploi dépendent moins des logiques de marché (la compétition avec d’autres entreprises) que des dynamiques sociales de collaboration et de régulation qui prennent place à l’échelle des territoires de proximité.

Dans le cas de l’approche des districts industriels, notamment ceux de la « troisième Italie » (Becattini, 1979), et d’autres aussi (Cumbers et Mackinnon, 2006; Brenner, 2004), le dynamisme s’expliquerait principalement par la collaboration entre les entreprises intégrées dans un même réseau de production. La collaboration-compétition entre ces petites entreprises leur permettrait non seulement de favoriser l’échange d’information « riche » (Julien, 1997; Wolfe et Holbrook, 2002), mais également de dégager des « économies externes » (Saxenian, 1994), c’est-à-dire la mutualisation de certains coûts de fonctionnement qu’une entreprise seule ne pourrait défrayer (Lüthi, Thierstein, et Bentlage, 2011; Bagoulla, 2006).

Pour ce qui est des milieux innovateurs, la collaboration est aussi à l’honneur. Toutefois, dans ce cas, elle s’élargit pour inclure les acteurs privés et associatifs du territoire. Pour cette approche, en effet, l’innovation, qui serait la clé du succès dans un contexte de mondialisation, n’est pas individuelle (l’entrepreneur comme personne innovante). Elle est plutôt la résultante d’un processus social, où les entreprises entrent en contact non seulement avec d’autres entreprises, mais aussi avec d’autres acteurs clés de leur milieu (centres de recherche, commissariats industriels, centres de formation professionnelle, etc.) (Boulianne, 2004; Hassink, 2004; Camagni et Maillat, 2006). Les géographes californiens (Saxenian, 1994; Benko, 2000), à l’instar de Pierre Veltz (1996) dans ses travaux sur la métropolisation, et d’autres (Newman, 2009; Web, 2008), insistent pour dire que les conditions territoriales pour l’innovation (proximité des ressources spécialisées, densité des relations productives, etc.) sont beaucoup plus facilement réunies dans les très grandes villes-régions.

Les travaux que nous venons de citer sur l’ancrage territorial des entreprises constituent notre repère théorique principal. Cependant, comme on peut le voir dans notre description, ces travaux mettent en exergue l’insertion des entreprises dans un espace de collaboration singulier. Cet espace de collaboration est important, parce qu’il ouvre la porte à ce que l’on peut qualifier, à la suite de Gumuchian et Pecqueur (2007), de ressources territoriales. Pour ces deux auteurs,

Nombreuses sont les références faites à la notion de « ressources territoriales ». Encore faut-il à l’amont se donner une définition non ambiguë de cette notion. On admettra qu’il s’agit d’une caractéristique construite d’un territoire spécifique, et ce, dans une optique de développement. La ressource renvoie donc à une intentionnalité des acteurs concernés en même temps qu’au substrat idéologique du territoire.

Gumuchian et Pecqueur, 2007, p. 5-6

Cette dernière définition attribue un rôle important aux acteurs du territoire dans la construction des ressources essentielles au développement. Cependant, comme c’est le cas pour la plupart des travaux qui s’inscrivent dans la perspective du développement territorial, elle ne mentionne pas d’éléments distinctifs qui permettraient de discerner les ressources produites par différentes catégories d’acteurs sociaux. En effet, les travaux qui s’inscrivent dans la perspective du nouveau régionalisme ont privilégié comme champ d’explication les relations entre des acteurs stratégiques (classe d’affaires locale, établissements universitaires, représentants locaux de l’État central, etc.) ayant accès à des ressources spécialisées (information riche, contrôle de la règlementation, etc.). Il s’agit, autrement dit, d’une collaboration qui s’organise autour d’une certaine couche d’acteurs, constituée principalement de professionnels occupant des positions privilégiées pour le développement de la région. Le rôle que jouent ces acteurs dans le développement territorial est incontournable. Il nous semble tout de même utile, pour notre étude sur la CDROL, de distinguer un autre type de ressource territoriale qui est souvent peu cerné par les travaux néo-régionalistes. Ces ressources découlent de la capacité de mobiliser la population derrière des projets et nous les qualifierons de ressources « citoyennes ».

L’hypothèse de notre projet de recherche est que les coopératives, à l’instar des entreprises privées, peuvent devenir des acteurs du développement régional en mobilisant les ressources territoriales « stratégiques ». Nous pensons qu’elles peuvent également canaliser les ressources « citoyennes » du territoire. Dans ce texte, nous tentons de voir dans quelle mesure la CDROL a puisé dans ces deux registres de ressources territoriales pour monter le projet de la Laiterie de l’Outaouais.

Méthodologie

Notre recherche est de type exploratoire, puisqu’elle cherche à cerner une réalité peu documentée, au moins dans les travaux sur le développement territorial, celle que nous qualifierons de ressources « citoyennes ». Afin de répondre à ce caractère exploratoire, il nous semblait opportun de faire appel, en l’adaptant, à la grille de collecte de données préparée par Yvan Comeau (2003) pour le Centre de recherche sur les innovations sociales. Cette grille propose de tenir compte de plusieurs dimensions d’un projet : son contexte d’émergence, ses acteurs, le contexte institutionnel et organisationnel et, enfin, les bilans liés à la problématique à résoudre. Afin de bien cerner les différentes dimensions du projet de laiterie et le rôle qu’a joué la CDROL dans sa mise en oeuvre, nous avons procédé à une série d’entrevues semi-dirigées qui ont été réalisées entre le 18 novembre 2009 et le 19 mars 2010. Comme nous voulions à la fois documenter le projet de laiterie et mieux comprendre le rôle de la CDROL, nous avons opté pour rencontrer deux types de répondants, soit des acteurs directement concernés par le projet de laiterie ainsi que des intervenants directement impliqués à la CDROL. Au total, nous avons rencontré huit personnes (cinq employés et administrateurs de la CDROL et trois partenaires associés au projet de laiterie).

Conformément à la grille de Comeau, les questions posées ont cherché à cerner les différents moments du projet de laiterie, à connaître les divers acteurs clés et leurs rôles respectifs ainsi qu’à dégager le contexte de l’initiative. Elles visaient en même temps à amener nos interlocuteurs à identifier les ressources qui ont été mobilisées pour arriver à mettre sur pied le projet. Afin de consolider le matériel collecté lors des entrevues, nous avons également fait une analyse documentaire de la couverture médiatique du projet de laiterie. Cette analyse s’est appuyée sur une grille de lecture aussi inspirée de la grille de Comeau.

La CDROL et la mise sur pied de la laiterie de l’Outaouais

Le projet de la Laiterie de l’Outaouais a débuté en 2006, à l’annonce de la fermeture de la laiterie Château de Buckingham. Entreprise à propriété régionale au milieu des années 1940, la laiterie Château a été aux mains de coopératives agricoles jusqu’en 2006, alors que la marque de commerce est rachetée par Agropur, la plus grande coopérative de l’industrie laitière au Canada. La transaction conclue avec le propriétaire du moment, Nutrinor, coopérative agricole du Saguenay, prévoyait l’arrêt de la production et la fermeture de l’usine, qui serait finalement démolie. Cela signifiait que le lait produit dans les fermes de la région serait désormais transformé à Montréal.

Dès l’annonce de la fermeture, une première mobilisation s’est enclenchée. La CDROL, à laquelle s’associent deux promoteurs disposant d’une expérience de transformation laitière à Mont-Laurier, avec l’appui de la chambre de commerce de Gatineau et de citoyens engagés de Buckingham, met sur pied le comité de relance de la laiterie. Le premier objectif de ce comité était d’alerter la population au sujet de la fermeture de la laiterie Château et des implications pour le développement de la région. La première solution proposée était d’acheter la laiterie Château pour continuer la transformation. Pendant quelques jours, le comité de relance a exploré l’hypothèse d’une simple relance des opérations avec les anciennes installations de Château. Cependant, l’entente intervenue entre Nutrinor et Agropur interdisait la vente de l’usine à tout groupe envisageant la transformation laitière. Le comité de relance a ensuite tenté de racheter les équipements dans le but de les relocaliser dans une nouvelle usine. Cette option non plus n’a pas été jugée acceptable par les nouveaux propriétaires de l’usine.

Devant l’impossibilité de remettre Château en production, le comité de relance a décidé de mettre ses énergies dans la construction d’une nouvelle usine. Un projet fort ambitieux, ne serait-ce que par l’ampleur du financement requis et du temps nécessaire pour convaincre les divers bailleurs de fonds de la viabilité du projet. Le projet était cependant difficilement réalisable, puisque le comité n’est pas parvenu à réunir les sommes nécessaires auprès des différents bailleurs de fonds. L’investissement est apparu beaucoup trop risqué aux yeux des investisseurs fédéraux et provinciaux, dont l’appui était incontournable.

Cette autre déception n’a cependant pas eu raison de la volonté des promoteurs d’une laiterie régionale. Après plusieurs discussions et négociations entre les divers partenaires du comité de relance, on a plutôt retenu une formule hybride. Le bâtiment abritant la Laiterie de l’Outaouais serait construit par un promoteur immobilier, qui le louerait ensuite à la Laiterie. Cette formule réduisait les coûts d’investissement initiaux et permettait un montage financier satisfaisant. L’entreprise privée serait appuyée par une coopérative de consommateurs et une coopérative de travailleurs.

En mai 2007, le comité de relance, soutenu par les médias régionaux, a invité les citoyens à s’engager à consommer le lait de l’Outaouais. Chaque famille pouvait inscrire sur Internet sa consommation future. Rapidement, le site Web a généré l’engagement de 5000 familles et 500 organisations. Près de 1,5 million de litres de lait annuels ont été « vendus ». Cet engagement a certainement contribué à faire bouger les bailleurs de fonds, notamment pour les convaincre de la présence d’un marché. Le comité de relance a utilisé Internet et les réseaux sociaux de façon régulière afin de susciter l’adhésion de la population.

La recherche du financement pour la nouvelle usine s’est étendue sur plusieurs mois. Grâce à l’engagement de la population à consommer le lait de la Laiterie, aux parts sociales des deux coopératives et aux prêts individuels des promoteurs, on a réussi, après beaucoup d’efforts, à convaincre les grands investisseurs publics provinciaux (notamment Investissement Québec) que le risque du projet n’était pas aussi grand qu’à première vue. Le comité de relance a ainsi réussi à mettre en place un montage financier réunissant les 3 millions de dollars nécessaires à la réalisation du projet de la nouvelle laiterie.

C’est en 2008, à l’occasion d’un évènement médiatisé, que plus de 150 personnes, chacune sa pelle à la main, ont participé à la première pelletée de terre. La nouvelle usine allait être construite sur un terrain à l’est de la ville de Gatineau. Les opérations ont finalement débuté en juin 2010, trois ans et demi après la fermeture de la laiterie Château de Buckingham. Un an presque jour pour jour après l’ouverture de la nouvelle laiterie, son lait est bu dans « un foyer sur quatre » dans la région de l’Outaouais et l’entreprise emploie 21 travailleurs (Bélanger, 2011).

Les ressources territoriales « stratégiques » et « citoyennes » mobilisées par la CDROL

La mobilisation des ressources stratégiques

Le projet de mise sur pied de la Laiterie de l’Outaouais doit beaucoup à l’action de la CDROL. Plusieurs partenaires ont été impliqués à divers moments de ce projet, mais tous les acteurs rencontrés reconnaissent le rôle central qu’a joué la CDROL d’un bout à l’autre du projet, comme le fait valoir l’un d’eux :

Mais, le partenaire, c’était la CDROL, parce que quand personne n’y croyait, il y avait un seul groupe qui travaillait et c’était la CDROL […]. La CDROL a mis du personnel, du temps, de l’argent pour faire nos premières publicités. Ils sont allés chercher des petites subventions. Quand le projet aurait dû mourir, il y a eu une période de flottement. Quand on a donné le premier coup et que c’était pour racheter Château, tout le monde était là. Mais quand il a fallu transformer le projet pour la construction d’une usine, donc en ajoutant au moins deux ans à notre scénario, là c’était la CDROL le partenaire. C’était eux qui portaient le projet.

Entrevue no 7

Cependant, si la CDROL a pu jouer un rôle central, c’est à l’intérieur d’une démarche qui est restée collective :

Ils [les employés de la CDROL] ont été un catalyseur. Ils ont pris le rôle de rassembler tous les acteurs et le rôle technique de secrétaire de toute la chose, la logistique, les salles de réunion, les communiqués de presse. Ils ont supporté le comité de relance tout le temps. Ils ont été le catalyseur pour mettre tout le monde ensemble, les faire travailler ensemble et les garder ensemble.

Entrevue no 4

La contribution marquante de la CDROL semble ainsi d’avoir pu faire converger plusieurs partenaires tout au long d’une démarche qui s’est étalée sur trois ans.

On pourrait sans doute penser, non sans raison, que le projet de relance de la Laiterie, étant donné son ampleur et sa complexité, dépassait largement les capacités humaines et financières d’une organisation comme la CDROL, tout comme celles des autres organisations régionales. Dans ce cadre, il était normal d’avoir recours à une approche concertée permettant de mutualiser les ressources de plusieurs organismes. Même en adoptant une telle approche, la mise sur pied de la Laiterie a largement utilisé les ressources de la CDROL pendant plus de deux ans (entrevues no 6 et no 8). Il n’en demeure pas moins que, selon ses employés et administrateurs, l’approche partenariale et concertée, privilégiée pour la mise sur pied de la Laiterie, est utilisée systématiquement dans les projets de la CDROL, petits ou grands. Un administrateur qui a bénéficié du soutien de l’organisme pour lancer une coopérative dira ainsi :

Quand j’avais mon projet, je suis allé au Carrefour Jeunesse Emploi et au CLD et on était comme un petit projet pour eux. Par contre, quand on est arrivés à la CDROL, on nous a dit : « On va impliquer tout le monde pour que ça marche bien. »

Entrevue no 3

Dans le cas du projet de laiterie, cette approche partenariale a pris la forme du comité de relance. Ce comité et le travail que celui-ci a réalisé correspondent tout à fait à la mobilisation des ressources « stratégiques » du territoire. Le comité va regrouper des individus issus de divers organismes oeuvrant sur le territoire régional – la Chambre de commerce, le centre local de développement ainsi que les deux entrepreneurs privés et un citoyen de Buckingham qui agira comme porte-parole du comité. La CDROL offrira l’hébergement et la coordination du comité, en plus de travailler à des aspects spécifiques. La CDROL a su faciliter la collaboration entre les divers partenaires territoriaux, en apportant à la table du comité de relance des expertises et des ressources essentielles pour mener ce projet à bien. La présence de la Chambre de commerce, du CLD et de la CDROL a permis non seulement de cautionner le projet, mais également de faciliter la recherche de financement auprès d’organismes tels qu’Investissement Québec, en plus de surmonter les difficultés techniques et légales liées à la création d’une entreprise privée associée de près à deux coopératives (coopérative de consommateurs et coopérative de travailleurs actionnaires). À ces partenaires formels regroupés dans le comité de relance se sont également ajoutés d’autres partenaires plus ponctuels. Par exemple, la coopérative de travail 1-20Média, une collaboratrice fréquente de la CDROL, a gratuitement mis sur pied le site web pour la Laiterie; les médias régionaux ont pour leur part accepté d’offrir de l’espace publicitaire gratuit pour le projet.

L’attachement au territoire de l’Outaouais semble avoir été un moteur qui a stimulé l’implication de ces différents partenaires, autant ceux regroupés dans le comité de relance que ceux ayant offert une contribution plus ponctuelle. L’n des membres du comité nous a confié :

Personnellement, ce qui m’a poussé [à m’impliquer], c’est la région. Je suis partant du local et de la région. Je suis devenu membre de la coop des consommateurs. Alors au départ, il n’y a pas eu d’hésitation, parce que je crois à la production locale et qu’il faut encourager les gens de chez nous.

Entrevue no 1

La plupart des partenaires stratégiques semblent en effet motivés par une identification au territoire et donc par une volonté de collaborer pour soutenir le développement de ce territoire. En définitive, la contribution importante de la CDROL aura été de canaliser cette appartenance autour d’un objectif commun, la préservation d’une capacité de production et de distribution du lait en région.

À cet égard, le réseau de partenaires mobilisés par la CDROL n’est pas sans rappeler ceux qui sont étudiés par les nouveaux régionalistes. Tout comme les PME s’appuyant sur un faisceau de relations propices à l’innovation, la Laiterie doit son existence à un réseau de collaboration territorial très riche en ressources indispensables au projet : de l’expertise, des contacts politiques et de la crédibilité. Toutes des ressources territoriales qui participent aussi au développement des PME branchées sur leur milieu.

La mobilisation des ressources « citoyennes »

Si le comité de relance s’appuyant sur des acteurs clés du développement régional a joué un rôle crucial dans le développement de la Laiterie, l’histoire ne s’arrête pas là. En effet, comme en témoigne l’historique du projet, la mobilisation des citoyens de la région a été partie intégrante de la stratégie du comité de relance. Les citoyens ont d’abord été sollicités dans la création de la coopérative des consommateurs. Pour 200 $, une personne pouvait devenir membre et participer, par l’intermédiaire de la coopérative, à l’actionnariat de la Laiterie. C’était aussi une façon très concrète de démontrer son engagement à l’égard de la relance de la Laiterie. Rapidement, la coopérative a compté près de 500 membres. En 2011, elle regroupe près de 700 personnes et organisations.

Mais la coopérative des consommateurs n’était qu’une façon de se mobiliser pour soutenir le projet de relance. Les manifestations les plus spectaculaires de cela ont pris place autour de la campagne de mobilisation à consommer le lait de l’Outaouais. Rappelons que cette démarche visait notamment à surmonter deux embûches importantes : d’abord convaincre les bailleurs de fonds (Investissement Québec) de la présence d’un marché pour le lait d’une nouvelle laiterie régionale, puis convaincre les épiciers d’offrir de l’espace de tablettes pour ce même lait.

Afin de montrer la présence d’un marché pour le lait régional, et pour réunir des fonds nécessaires au démarrage de la nouvelle laiterie, les organisateurs ont cherché à obtenir l’appui de la population de la région. Par l’entremise de l’électronique et des réseaux sociaux, ils ont demandé aux citoyens de préciser combien de litres de lait de la Laiterie de l’Outaouais ils s’engageaient à consommer. Les résultats de cette campagne ont, et de loin, dépassé leurs attentes. Les organisateurs prévoyaient des engagements de l’ordre de 200 000 litres par semaine. Or, après quatre semaines, on avait déjà récolté des engagements pour plus de 1 435 000 litres.

L’appui apporté à la Laiterie par la population est d’autant plus surprenant qu’il s’agit d’un produit qui se démarque très peu du lait produit par les grands distributeurs oeuvrant à l’échelle du Québec ou du Canada (Agropur, Parmalat, Béatrice, etc.) (entrevue no 6). Autrement dit, il ne s’agit pas d’un produit de niche. Cela veut dire que la popularité du produit s’explique par la combinaison de deux facteurs. Tout d’abord, une volonté de la population de participer au développement régional, une dimension sur laquelle on a largement insisté. Ensuite, une préoccupation écologique habilement soulevée par les promoteurs du projet, soit celui de l’augmentation importante du camionnage entraînée par la disparition d’une capacité régionale de transformation du lait. Comme le fait valoir un des employés de la CDROL :

Antoine Normand, vice-président de la Chambre de commerce, est venu nous voir et nous a dit « Pourquoi on fait pas une coop? Je pourrais mobiliser la Chambre de commerce et ses membres pourront acheter une part dans l’entreprise. » Mais ce n’est pas ça qui est arrivé. Ce ne sont pas les entreprises de la région qui ont acheté des parts, [mais plutôt] les simples citoyens pour des raisons écologiques. Les consommateurs ont dit : « On ne va pas permettre que notre lait parte pour Montréal pour nous être retourné après, c’est ridicule. »

Entrevue no 5

De l’avis de plusieurs répondants, c’est cette mobilisation des citoyens qui a fait basculer le projet pour le rendre réalisable. Alors qu’au début il y avait plein de bonnes raisons de penser que le projet n’avait pas d’avenir –parmi lesquelles le fait qu’aucune laiterie régionale n’avais été mise sur pied depuis des décennies au Québec –, la mobilisation des citoyens par l’entremise de la coopérative de consommateurs a permis de confirmer la pertinence du projet et de contribuer à sa relance.

De surcroît, en rattachant à la Laiterie (qui est elle-même une entreprise privée) une coopérative de consommateurs, on pouvait non seulement mobiliser les citoyens en appui au projet, mais également leur accorder un certain mot à dire dans l’initiative. Un répondant fortement impliqué dans la coopérative de consommateurs dira :

La conscience de la Laiterie, c’est la coop de consommateurs. Par exemple, on voulait avoir un édifice certifié LEED, mais les promoteurs nous ont dit que ça coûtait trop cher. Donc, on a négocié et on n’a pas eu la certification, mais on a eu une laiterie plus verte que si la coop de consommateurs n’aurait pas été là.

Entrevue no 6

L’appui des citoyens, tout comme celui des partenaires stratégiques, semble avoir été une ressource indispensable au projet. Il semble bien que, sans ce pilier, le projet aurait difficilement conservé l’élan qui lui a permis d’arriver à terme. On peut également penser que la formule coopérative s’est avérée un bon véhicule pour stimuler et entretenir la participation des citoyens, une tâche qui aurait été plus difficilement réalisable si la Laiterie avait été strictement une entreprise privée.

Dans le cas de la Laiterie, la CDROL a mis en oeuvre une approche hybride qui fait s’entrecroiser le recours à des ressources territoriales stratégiques et celui à des ressources citoyennes. Cette approche hybride axée sur la mobilisation des ressources territoriales s’écarte parfois des paramètres de financement du gouvernement, privilégiant une réponse à des besoins régionaux. Le cas de la Laiterie en est sûrement un très bon exemple. Rappelons que la CDROL reçoit une bonne partie de son financement en vertu d’une entente provinciale avec le ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation (MDEIE). Les sommes sont octroyées en fonction des coopératives formées et du nombre d’emplois créés dans ces nouvelles coopératives. Comme l’ont signalé plusieurs, il s’agit d’un projet qui était perçu comme important du point de vue des acteurs et de la population régionale, mais qui a permis de créer un nombre très limité d’emplois dans des coopératives nouvelles. De surcroît, comme en témoigne le type d’entreprise privilégié dans le projet (une entreprise avec une coopérative de travailleurs actionnaires et une coopérative de consommateurs comme actionnaires), la CDROL conçoit son action comme arrimée aux besoins et aux ressources régionales plutôt que comme strictement dictée par la formule légale coopérative. Selon une expression lancée par un des employés, la CDROL serait une « coopérative de développement régional avant d’être une coopérative de développement coopératif ».

Conclusion

Ce texte voulait poser la question de la contribution des coopératives au développement régional. Les travaux à la mode chez les nouveaux régionalistes ont cerné les contours d’un modèle de développement régional, où les PME locales se développent en puisant des ressources dans les dynamiques des territoires d’où elles émergent. En explorant une littérature émergente sur le sujet, nous avons cherché à voir dans quelle mesure les coopératives trouvent dans le territoire des ressources qui assurent leur contribution au développement régional. Afin de bien cerner l’ancrage territorial des coopératives, nous avons repéré deux types de ressources provenant des territoires : les ressources « stratégiques », bien documentées par les travaux portant sur les PME, mais aussi les ressources « citoyennes », absentes de ces travaux.

Notre analyse de l’intervention de la CDROL dans le cas de la Laiterie de l’Outaouais a confirmé le recours à une approche hybride qui valorise autant les ressources citoyennes que les ressources stratégiques. Il semble que ce projet marquant pour le développement de l’Outaouais n’aurait jamais vu le jour sans l’important appui qu’il a trouvé auprès des citoyens sollicités par l’entremise des réseaux sociaux. Dans un même ordre d’idées, le projet n’aurait sûrement pas pu naître sans la longue collaboration entre les partenaires stratégiques qui se sont regroupés dans le comité de relance et la mobilisation des ressources citoyennes n’aurait certainement pas pu se faire sans le recours aux ressources stratégiques. Ces deux types de ressources semblent s’être bien combinées et interpénétrées pour permettre de lever les importants obstacles qui empêchaient la réalisation du projet.

Cette analyse nous a permis de confirmer une certaine originalité des coopératives (ou du moins des coopératives de développement régional) du point de vue des rapports avec le territoire. Nous avons en effet levé le voile sur un type de ressources, celles dites citoyennes, peu documentées par les travaux des nouveaux régionalistes portant sur les PME privées. Par ailleurs, on peut se demander si le rapport particulier au territoire que nous avons observé dans le cas de la CDROL est le propre de l’action des CDR, ou s’il est observable chez d’autres coopératives. Dans le contexte québécois, comme ailleurs, une bonne partie des coopératives sont intégrées dans une logique sectorielle, ce qui favorise sensiblement la collaboration entre coopératives dans des réseaux verticaux. Les CDR, par leur mandat de développement régional, sont peut-être un lieu propice pour expérimenter des relations de coopération horizontales incluant des coopératives, mais aussi d’autres partenaires, selon les besoins, les opportunités et surtout les ressources territoriales.