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Le micro-crédit est abordé dans cet ouvrage de sociologie comme un vecteur de lien social dans les populations fragilisées des environs de Tunis. Au-delà du fonctionnement économique du micro-crédit ou de son rôle dans le développement économique, l’analyse porte principalement sur les modes de délivrance et de gestion du micro-crédit et ce que ces modes nous apprennent sur la construction ou la gestion de relations sociales.
L’originalité du travail est de présenter un contraste, mais aussi une interaction entre deux formes de fournitures du crédit à des populations pauvres. L’une est principalement gérée par la Banque tunisienne de solidarité (BTS), et l’autre émane de l’ONG Enda Interarabe. La première forme rappelle les pratiques étatiques de développement, mais avec un accent neuf sur la micro-entreprise locale. Elle pratique des taux d’intérêt fortement subsidiés et sélectionne les projets principalement sur leurs mérites administratifs, leur créativité et leur dimension entrepreneuriale. Elle privilégie le financement d’équipements. La seconde forme est proche du micro-crédit d’ONG, connu ailleurs également. Elle pratique des taux d’intérêt élevés mais pas usuraires, demande une caution solidaire d’appartenance à un groupe d’emprunteurs sans parenté et s’appuie sur le prêt progressivement croissant. Elle n’hésite pas à financer un fonds de roulement et des projets peu originaux, voire informels, pourvu que l’emprunteur participe aux contacts sociaux mis en place par l’ONG tant entre emprunteurs qu’avec les agents de crédit. La différence entre le paradigme étatique de la BTS et le paradigme associatif d’Enda permet une théorisation que l’auteure définit dans les termes « de la solidarité administrée à la solidarité co-construite pour un développement social local », qui forment le titre de la quatrième et dernière partie de l’ouvrage.
Logiquement l’ouvrage s’articule donc en quatre parties. La première est consacrée à la présentation du groupe cible et du contexte. Elle décrit la population périurbaine et post-ajustement structurel de Tunis, qui montre d’ailleurs des caractéristiques proches d’autres populations semblables, mais se distingue de populations rurales, moins touchées par les fermetures d’entreprises, le chômage, les familles dispersées. Cette population a ses faiblesses et ses fragilités, comme l’expérience de l’échec professionnel ou familial, de la perte d’un emploi salarié public ou privé. Elle a aussi ses ressources, comme la proximité de la ville, l’accès à une certaine mobilité ou liberté, parfois une plus grande autonomie des femmes. Cette population est parcourue de courants divers, dont certains qui tentent de la structurer ou de la contrôler. L’État aussi estime avoir un rôle à reprendre, mais ne privilégie plus l’emploi salarié, quoiqu’il continue à verser des allocations de licenciement et des pensions.
La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée au système, principalement d’origine publique, de micro-crédit et d’aide à la création d’entreprises. Les intervenants sont nombreux, mais liés, et ils se caractérisent tous par un rôle « structurant », tant économique que territorial. L’artisanat et l’entreprise font ainsi l’objet d’aides spécifiques. Un rôle important est donné au Programme de développement urbain intégré (PDUI), responsable, entre autre de lieux d’activité économique productive. Le micro-crédit est fourni par la BTS, principalement pour des équipements, sans caution, mais sur la base d’un dossier d’entreprise et d’une approbation du « Omda » fonctionnaire local polyvalent. Le taux d’intérêt est bas (5 %). L’ouvrage analyse bien ce qu’il appelle le « lien social administré », son fondement étatique et administratif, mais aussi social, perçu comme une juste solidarité institutionnalisée entre riches et pauvres du pays.
Dans la troisième partie, on découvre l’offre de micro-crédit et de formation de l’ONG Enda Interarabe et son étonnante souplesse quant aux usages du crédit. Cependant, les personnes interrogées décrivent comme strictes ses exigences de remboursement à temps et à heure, ses limites aux montants des premiers crédits, l’obligation de participer à un groupe non familial et de répondre aux questions fréquentes de l’agent de crédit. Il apparaît que les emprunteurs complètent souvent les crédits de la BTS avec des crédits d’Enda, utilisant les premiers pour leur équipement et les seconds pour leur fonds de roulement. Les taux de remboursement d’Enda seraient supérieurs à ceux de la BTS, mais aucun chiffre n’est donné. Les taux d’intérêt de 18 % pratiqués par Enda sont souvent observés ailleurs aussi pour du micro-crédit de ce type, d’autant que les montants sont faibles et que la maturité est courte.
La quatrième partie compare les deux types de liens sociaux créés par les deux formes de crédit et d’aide à l’entreprise. La première forme, qui est « administrée », relie le groupe cible à l’ensemble du pays, dépend de procédures et passe par des spécialistes de leur domaine d’intervention. La seconde est « co-construite », se trouvant dans les groupes solidaires de crédits, dans la possibilité de faire tourner l’argent grâce aux remboursements rapides, mais aussi dans l’intervention régulière des agents de crédit et des offres de formation de l’ONG. Une certaine complémentarité apparaît, ne fût-ce que dans le comportement opportuniste de nombreux emprunteurs qui s’adressent aux deux acteurs, mais aussi dans une relation ambiguë de coexistence reconnue ou tolérée.
L’auteure émet l’hypothèse que pour Enda « l’économique est réenchassé dans le social », ce qu’on peut comprendre comme une utilisation du micro-crédit pour recréer des liens entre membres d’une population fragilisée plutôt que comme une utilisation des groupes solidaires comme un moyen d’obtenir des remboursements des crédits et de maintenir ainsi la pérennité du crédit. L’un n’exclut cependant pas l’autre. De nombreux témoignages permettent de comprendre l’attitude des emprunteurs face aux deux formes de micro-crédit. Leurs préoccupations sont souvent pragmatiques et montrent que la forme ONG est un complément indispensable, atteignant des personnes et des activités que l’État n’atteint pas, et pas seulement pour cause de caractère informel. Ce secteur de subsistance est d’ailleurs bien analysé dès la description du contexte dans la première partie du livre et dans la comparaison entre les deux formes d’intervention. Il est particulièrement riche en liens sociaux et ne semble pas devoir être perçu comme opposé aux activités formelles.
Les dangers de segmentation de la société entre formel et informel sont abordés ainsi que les questions de dépendance, étant donné les structures mises en place tant par l’État que par les ONG, qui sont très éloignées de l’anonymat du marché, de prix libres ou de choix entre fournisseurs multiples. Cependant, il apparaît, au moins implicitement, qu’une certaine concurrence existe entre les acteurs du micro-crédit et de l’aide à l’entreprise et que les emprunteurs et petits entrepreneurs sont capables d’en tirer parti.
Le livre est très bien documenté à tous égards : scientifique, contextuel et empirique. Sur ces trois plans, de nombreuses citations soutiennent judicieusement le propos. L’auteure démontre incontestablement une grande connaissance de son sujet et de son champ d’observation, dans lequel elle a d’ailleurs été active. Des encadrés clarifient des notions et apportent des exemples, tandis que quelques schémas et tableaux structurent des comparaisons ou des relations organiques. Une abondante bibliographie complète l’ouvrage. Certains regretteront l’absence de matériel statistique ou de formalisation, mais cela ne s’imposait pas dans le cadre conceptuel où se situe l’étude.
Comment faut-il interpréter le sous-titre de l’ouvrage « La solidarité instituée » ? Est-ce un regret par rapport à un monde rêvé plus spontané ou simplement plus juste au départ, est-ce un accomplissement par rapport à une population dispersée et fragilisée, ou cela cache-t-il une tension mal résolue entre deux formes de solidarité ? La question reste peut-être ouverte, et c’est un des mérites du livre d’avoir apporté une illustration bien documentée de deux formes de solidarité. Cette documentation est précieuse pour tous ceux qui s’interrogent sur la construction de liens sociaux comme pour ceux qui s’intéressent aux forces et faiblesses du micro-crédit comme outil de développement économique et social.