Corps de l’article

Introduction

Au cours des dernières années, nous, les trois auteures de cet article, avons eu la chance de mieux nous connaître et de développer une amitié qui va au-delà des travaux que nous menons ensemble. Nous savons maintenant ce que peut apporter l’interdisciplinarité et, plus largement, la transdisciplinarité à nos travaux et comment la superposition et l’entremêlement de nos regards enrichissent les différents projets de recherche que nous menons ensemble depuis la publication de l’ouvrage ABC de l’argumentation pour les professionnels de la santé ou toute autre personne qui souhaite convaincre (1re édition parue en 2015 [Drolet et al., 2015a] et 2e édition revue et augmentée publiée en 2019 [Drolet et al., 2019]). Ainsi, dans le cadre de cet article, nous partageons un récit d’expériences afin de présenter notre approche de l’interdisciplinarité et de la transdisciplinarité. Cet article vise à décrire et comprendre notre approche transdisciplinaire informée par plusieurs disciplines et, par le fait même, à faire avancer les connaissances à propos de cette approche, laquelle demeure à ce jour peu documentée. Pour ce faire, nous retraçons, dans un premier temps, ce qui nous a amenées à joindre nos expertises. Dans un second temps, nous abordons, à partir d’exemples qui ont marqué notre collaboration, comment le fait de provenir de trois, voire six, disciplines différentes – communication et science politique, ergothérapie et éthique (philosophie) ainsi qu’orthophonie et pédagogie appliquée aux sciences de la santé – alimente notre regard sur nos objets de recherche respectifs et notre objet de recherche commun, ici l’argumentation. Nous terminons cet article en revenant de manière plus théorique sur notre approche de la transdisciplinarité et sur les ouvertures offertes par cette approche de recherche.

1. Les débuts : la naissance de l’ABC de l’argumentation

Marie-Josée Drolet, dans la lignée de son ouvrage De l’éthique à l’ergothérapie. La philosophie au service de la pratique ergothérapique (2014), avait comme objectif d’écrire un autre ouvrage dans le domaine de la santé, mais cette fois-ci sur l’argumentation et l’advocacy. Elle avait alors identifié un besoin important relatif à l’enseignement de l’argumentation dans le domaine de la santé, dans le contexte où les professionnels de la santé doivent argumenter dans le quotidien de leur pratique professionnelle, mais n’ont pas en général de formation sur ce sujet lors de leurs études universitaires ni lors de formations continues. C’est avec cette idée en tête qu’en 2012 elle est venue assister au colloque Perelman aujourd’hui[1] où Mireille Lalancette y présentait une recherche réalisée sur les apports de cette sommité en argumentation au domaine de la communication.

Les deux venaient de mondes académiques différents et malgré le fait que’elles partageaient un intérêt pour l’art du discours et de la persuasion, il semblait a priori difficile d’imaginer collaborer en recherche et faire en sorte que leurs travaux et perspectives se rejoignent. Marie-Josée a présenté son projet d’ouvrage à Mireille et lui a demandé d’y prendre part. Mireille lui a plutôt suggéré de le commenter. Elle lui a fait de nombreuses suggestions, en lui spécifiant qu’elle ne pouvait pas coécrire cet ouvrage. Elle pourrait cependant faire partie du comité scientifique de son projet de publication. Marie-Josée est revenue un peu plus tard avec un projet tout autre qui incluait une perspective communicationnelle plus importante, tenant ainsi compte des suggestions de Mireille. De là, cette dernière a pu voir le potentiel du projet et percevoir qu’elle pouvait y apporter une contribution. Entre-temps, Marie-Josée avait aussi vu la richesse des expertises de Marie-Ève Caty, alors nouvellement professeure à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), et entrevu rapidement la contribution appréciable qu’elle pouvait apporter à ce projet de publication avec son expertise en pratique réflexive. De là est né le projet de l’ouvrage l’ABC de l’argumentation pour les professionnels de la santé ou toute autre personne qui souhaite convaincre.

Maintenant que nous avons expliqué comment l’ABC est né, il y a lieu d’expliquer pourquoi nous avons conçu ce livre. Il est d’abord né d’un besoin pédagogique en lien avec l’enseignement de l’argumentation aux professionnels de la santé. Ce besoin a généré un constat important :

aucun ouvrage ne trait[ait], à notre connaissance, précisément des différentes stratégies argumentatives pouvant être utiles aux [professionnels] de la santé afin de faire avancer leurs idées, leurs décisions et leurs pratiques au quotidien, de même que celles des patients qu’ils traitent

Drolet et al., 2019, p. 7

L’ABC visait donc à combler ce vide théorique et pratique. Plus encore, l’argumentation reste un défi pour les professionnels de la santé peu formés à ce sujet. Notre ouvrage visait donc à les outiller afin qu’ils puissent mieux communiquer de manière convaincante. De plus en plus, dans le cadre de leur travail, les professionnels de la santé doivent expliquer, argumenter, plaider, sans pour autant avoir en main des outils pour le faire avec conviction, éthique et doigté. Ils sont tenus de le faire auprès de leurs pairs, de leurs patrons, de leurs patients, de leurs familles et aussi auprès d’associations et d’assureurs. Un autre joueur clé est l’Internet, qui recèle d’informations parfois contradictoires et fausses qu’il faut déconstruire de manière stratégique et didactique sans froisser les patients. Par ailleurs, alors que l’art de convaincre peut venir naturellement pour certains, il reste tout de même un art qui s’apprend et se peaufine au fil du temps. Cette compétence fait justement partie des référentiels de compétences élaborés par les ordres professionnels. L’advocacy, en tant qu’action de plaider et de revendiquer en lien avec une cause ou bien pour une personne (Lalancette et al., 2020), est effectivement une compétence professionnelle recherchée afin de défendre les intérêts, les besoins et les droits des patients. Un rôle plus politique doit donc être développé par les professionnels de la santé. C’est dans ce but pédagogique, et afin d’accompagner notre public cible dans leurs démarches argumentatives, que cet ouvrage a été pensé et créé.

Pour l’idéation et la création de cet ouvrage, nous avons pris appui sur la littérature clé à propos de l’argumentation (nous revenons sur celle-ci dans la section suivante de l’article). Nous avons aussi eu plusieurs discussions à propos de la structure de l’ouvrage. Celle-ci repose sur deux grandes parties, l’une plus courte et théorique (partie 1) et l’autre plus détaillée et pratique (partie 2). Il était important pour nous de présenter l’origine de l’argumentation et ses caractéristiques clés (chapitre 1). Nous y expliquons aussi ce qu’est pour nous argumenter (chapitre 2). De plus, l’ouvrage devait impérativement avoir une dimension pratique afin d’être utile aux professionnels de la santé qui représentent notre principal public cible. C’est ainsi que le chapitre 3 présente comment construire des arguments convaincants, tandis que le chapitre 4 aborde comment construire des plaidoiries convaincantes. Les chapitres 5, 6 et 7 sont le fruit des rétroactions de nos publics cibles à la suite de la publication de la première édition et de formations offertes (plus de détails suivront à ce sujet). Ils concernent respectivement la dimension pédagogique de l’argumentation (chapitre 5), le rôle politique des professionnels de la santé (chapitre 6) et les pratiques d’advocacy (chapitre 7). Chaque chapitre contient en introduction des questions soutenant la pratique réflexive ainsi qu’en conclusion des activités d’intégration, des exercices et des tests de connaissances. De plus, en nous inspirant du cycle d’apprentissage de Kolb (1983; Kolb et al., 2001) et du concept de pratique réflexive (Schön, 1983), nous prenons appui, tout au long de l’ouvrage, sur les expériences concrètes des professionnels de la santé afin d’expliquer l’art de convaincre.

2. Les apports de la transdisciplinarité et notre approche méthodologique

Depuis 2014, nous travaillons ensemble à réfléchir à des questions relatives à l’argumentation. Pour ce faire, nous intégrons nos disciplines respectives dans nos travaux, tout en tentant de dépasser les limites de ces mêmes disciplines. Nous superposons nos regards, nous confrontons nos a priori afin de saisir la complexité de l’objet qu’est l’argumentation à la fois dans ses dimensions théorique et empirique. Tel que nous l’annoncé en début d’article, nous revenons ici sur notre expérience au cours des dernières années afin de faire ressortir comment notre approche transdisciplinaire – laquelle est comprise, pour entamer cette réflexion, comme une approche « qui est à la fois entre les disciplines, à travers les différentes disciplines et au-delà de toute discipline [et dont l’objectif est] la compréhension du monde présent, dont un des impératifs est l’unité de la connaissance » (Nicolescu, 2011, p. 96) – a enrichi nos travaux de recherche et donné lieu, bien entendu, à plusieurs discussions autant philosophiques qu’épistémologiques, éthiques et méthodologiques.

À partir des différentes traces matérielles de notre expérience (c.-à-d. nos différentes publications ou communications), d’un travail de remémoration d’événements spécifiques et d’échanges, nous nous sommes plongées dans un processus de réflexivité (Finlay, 2002; Fook, 1999; Mauthner & Doucet, 2003) consistant à prendre conscience et à observer avec la même ouverture d’esprit qui caractérise toute notre démarche de collaboration ce qui nous a conduites à réaliser nos différents travaux de recherche et notre ouvrage.

Plus précisément, d’un point de vue méthodologique, nous nous sommes inspirées de la méthode herméneutique de Dilthey (citée dans Desmarais, 2009) et avons adopté une approche à la fois dialectique, c’est-à-dire en comparant et opposant notre expérience (empirie) au concept théorique de la transdisciplinarité, et herméneutique, c’est-à-dire un processus de mise en mots et d’interprétation de notre expérience de transdisciplinarité. Ainsi, deux types de matériaux ont été utiles dans notre processus : la description des faits vécus, tels que des actions concrètes, des événements marquants ou des sentiments ou productions mentales les concernant, et des éléments réflexifs sur les expériences ou événements relatés. Ainsi, le concept de transdisciplinarité nous a servi d’éclairage pour procéder à l’analyse des faits, comme ils se sont déroulés, effectuer une reconstruction temporelle de notre parcours en des étapes cohérentes et nous permettre de décrire et de réfléchir à notre processus de collaboration transdisciplinaire en recherche. Ce travail de mise à distance face à notre expérience, de remise en question de nos connaissances prises pour acquises et de prise de conscience nous a conduites à une certaine compréhension, certes partielle, de la transdisciplinarité. Nous revenons à la fin de l’article sur notre compréhension de ses apports et de ses limites dans le cadre de nos travaux de recherche.

3. Explorer la thématique de la transdisciplinarité à partir de notre expérience de recherche

Quatre exemples tirés de notre expérience de recherche nous semblent particulièrement appropriés pour explorer les apports de la transdisciplinarité à nos travaux de recherche.

3.1 Exemple 1 : s’entendre sur ce qu’est l’argumentation

Afin de rédiger un ouvrage sur l’argumentation, il a fallu, dans un premier temps, se donner une définition commune de l’argumentation, voire de la rhétorique. Pour nous, la rhétorique « réside dans l’art de convaincre par l’argumentation dans le respect et l’écoute de l’autre » (Drolet et al., 2019, p. 44) et où l’efficacité et l’éthique jouent un rôle clé. Plus encore, notre travail inter- et transdisciplinaire nous a permis de développer un consensus commun sur ce qu’est l’argumentation. Au sortir du chapitre 2 visant à définir ce qu’est argumenter, nous arrivons à la définition suivante :

argumenter consiste à opter pour la prise de parole plus que pour la violence, à formuler des raisons qui appuient son point de vue, à communiquer en vue de provoquer un changement chez l’auditoire, à considérer les six conditions de l’argumentation (qui, où, quand, quoi, pourquoi et comment), à connaitre son auditoire et à s’y adapter, à trouver des points d’appui à son argumentaire chez l’auditoire et à s’y adapter, à considérer la doxa de l’auditoire, à miser sur la relation avec l’auditoire, à considérer le caractère plus ou moins actif de l’auditoire, à penser à son image et sa crédibilité, et, enfin, à considérer le logos, le pathos et l’éthos

Drolet et al., 2019, p. 99

Notre vision de l’argumentation repose, après consensus, sur une variété d’auteurs fondamentaux et incontournables autant dans nos champs respectifs que dans celui de l’argumentation. Cette vision commune est présentée au chapitre 2 de l’ouvrage. Elle est intitulée : ce qu’est argumenter? Nous nous y positionnons en expliquant « ce qu’est argumenter » et « ce qu’argumenter n’est pas », en prenant appui sur des auteurs plus anciens comme Aristote (2007) pour aborder les trois grandes modalités de persuasion que sont l’ethos, le logos et le pathos, ainsi que Cicéron (2009) pour discuter de l’importance d’adapter son discours à l’auditoire. Nous avons aussi pris appui sur des auteurs plus contemporains comme Perelman (1970), Perelman et Olbrechts-Tyteca (2008), Simonet et Simonet (1998) ainsi que Breton (2008), pour ne nommer que ceux-là, pour expliquer en quoi l’argumentation se distingue de la manipulation. Les écrits de Charaudeau (2005), d’Amossy (2006) et de Fortin (2007) ont, quant à eux, permis de bien expliquer le rôle clé de l’orateur et la construction de son ethos ou encore son image par le discours, tandis que les travaux de Charland (2003) et d’Angenot (2008) ont alimenté la prise de position sur la doxa de l’auditoire. Il s’agit là d’auteurs mobilisés afin de coconstruire de manière inter- et transdisciplinaire notre vision commune de l’argumentation.

Nous avons aussi eu une discussion importante sur le statut de ce qu’il est convenu d’appeler en rhétorique et, plus spécifiquement, en philosophie les « sophismes », c’est-à-dire des arguments ayant des logiques fallacieuses. Marie-Josée, ayant des études en philosophie, tenait mordicus à parler des sophismes. Mireille s’y opposait avec ferveur sur la base du fait qu’il est possible de construire un sophisme à partir de « bons » arguments ou de « stratégies discursives » valables et que nous enseignons toutes. Plus encore, il ne s’agissait pas pour Mireille, qui est professeure en communication politique, d’être en mesure d’identifier les sophismes, mais plutôt d’en voir les failles, d’être en mesure de les déconstruire pour développer notamment une contre-argumentation ou bien une stratégie politique.

Ainsi, pour elle, une liste de sophismes n’était pas vraiment utile, ou si peu. Au contraire, cette liste pouvait devenir paralysante pour toute personne qui cherche à communiquer, sans tomber dans ces impasses argumentatives et persuasives. Après de longues discussions ponctuées de nombreuses stratégies persuasives de la part de chacune, nous nous sommes entendues pour ne pas parler de sophismes, mais bien de « pièges à éviter » (Drolet et al., 2019). Notre consensus nous a permis d’identifier et de présenter 11 pièges à éviter et surtout de mettre de l’avant le processus argumentatif fautif lorsque desdits sophismes sont utilisés. Une fois le processus exposé, il est possible de réfléchir à ce qui rend cette stratégie argumentative peu fiable. Cela nous a également donné la possibilité de créer toute une série d’exercices, grâce à l’expertise de Marie-Ève, visant à assimiler et à retenir les stratégies gagnantes pour formuler des arguments convaincants.

3.2 Exemple 2 : développer un modèle commun d’argumentation

C’est dans la lignée des discussions sur les sophismes que nous avons eu l’idée de proposer la méthode dite I-DÉ-A-L-E, laquelle est le fruit d’une coconstruction à partir de nos savoirs respectifs. Les trois premiers éléments de notre modèle ont été alimentés par Mireille et Marie-Ève, tandis que les arguments logiques et éthiques relevaient plus de l’expertise de Marie-Josée. La question de l’autorité et de l’expertise étant importante dans le domaine des discours et de la communication politique, Mireille a mis son expertise au service des arguments d’autorité. La formation scientifique de Marie-Ève a été utile quant à elle pour les questions relatives aux arguments inductifs et déductifs. L’exemplification des différents types d’arguments fut réalisée à partir de cas concrets et d’exercices liés à nos expertises respectives. En créant la méthode I-DÉ-A-L-E, nous voulions offrir un modèle facile à utiliser et à retenir pour les professionnels de la santé ou toute autre personne qui cherche à convaincre, mais aussi faire un clin d’oeil aux modèles rhétoriques qui utilisent eux aussi des acronymes. Sans notre travail et l’investissement de nos regards respectifs, bref sans l’apport transdisciplinaire, il n’aurait pas été possible de créer cette méthode et, plus largement, l’ABC de l’argumentation, car ce dernier prend appui sur cette méthode. Par ailleurs, la méthode I-DÉ-A-L-E a également donné lieu à la publication d’un article de vulgarisation (Drolet et al., 2016a).

3.3 Exemple 3 : analyser des mémoires d’ordres professionnels et réfléchir à la nouvelle gestion publique

Le troisième exemple porte sur nos différents regards appliqués sur un objet concret : des mémoires des ordres professionnels des deux dernières auteures de cet article, soit l’Ordre des ergothérapeutes du Québec (OEQ) et l’Ordre des orthophonistes et des audiologistes du Québec (OOAQ).

Quand nous avons eu l’invitation à participer au colloque du CRILCQ (Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises) – dans la suite du colloque Perelman aujourd’hui –, nous avons discuté des différentes possibilités de poursuivre notre collaboration dans la lignée de nos travaux amorcés dans le cadre de l’ABC de l’argumentation. Mireille a proposé d’étudier des mémoires écrits par les ordres professionnels de Marie-Josée et de Marie-Ève afin d’analyser la manière dont ces ordres argumentent dans le contexte de la nouvelle gestion publique (NGP). Rapidement les expertises de ces dernières sont venues alimenter la problématique dans laquelle s’insérait cette recherche : les effets de la NGP sur le travail des professionnels de la santé et sur les patients. Nous avons donc travaillé à documenter l’historique, mais aussi les effets de la NGP sur les professionnels et les patients. Mireille a pu documenter l’aspect politique de cette question, tandis que Marie-Josée et Marie-Ève ont alimenté les aspects relatifs à l’advocacy dans le contexte professionnel, la première contribuant à la partie éthique et la seconde, à la partie scientifique.

Du point de vue du travail avec les données, Mireille était complètement dans son élément, ayant l’habitude d’adopter une perspective d’analyse de divers discours sociaux et politiques dans le cadre de ses recherches. Mireille était aussi à l’aise avec l’approche parce qu’elle connaissait le format – mémoire en commission parlementaire – pour l’avoir étudié dans le cadre de sa thèse de doctorat. Elle en connaissait donc les codes et la rhétorique employée. Il s’agit dans ces documents de persuader à propos de changements à apporter ou non à certaines décisions gouvernementales. Mireille y voyait le potentiel et les ramifications politiques. Au départ, Marie-Josée et Marie-Ève n’étaient pas certaines de la richesse des mémoires en tant qu’objets de recherche. Néanmoins, au fil des discussions et des rencontres de travail, leur regard s’est vite développé et elles ont pu collaborer et enrichir les analyses. La superposition des regards fut alors riche, fertile et productive. Lorsqu’est venu le temps de pousser plus loin la réflexion, les expertises de chacune ont été mises à profit afin d’identifier quatre rationalités en tension, en plus de proposer un modèle permettant d’illustrer de manière imagée les tensions entre la NGP et le travail des professionnels de la santé. Plus encore, les travaux menés par Marie-Josée sur la « justice occupationnelle » ont amené à proposer un prolongement à l’article sous la forme d’une réflexion éthique critique intitulée : « “Brisées par leur travail! OU Au bout du rouleau” : Réflexion critique sur les modes managériaux en santé », laquelle a été publiée dans la Revue canadienne de bioéthique (Drolet et al., 2020).

Au final, ce projet d’analyse de mémoires de deux ordres professionnels a donné lieu à deux communications une au colloque international Rhétorique et relations publiques : perspectives théoriques et empiriques dans le cadre du 85e Congrès de l’ACFAS (Lalancette et al., 2017) et une autre au colloque du CRILCQ, Discours sociaux et régimes de rationalité (Lalancette, Drolet, & Caty, 2019) et à deux publications (Drolet et al., 2020; Lalancette et al., 2020).

3.4 Exemple 4 : les activités de formation à la méthode I-DÉ-A-L-E et la réédition de l’ABC de l’argumentation

À la suite de la publication de l’ABC en 2015, nous avons été invitées à tour de rôle à offrir différentes formations à des professionnels de la santé ou à d’autres groupes (Caty et al., 2017; Drolet et al., 2015b, 2016b, 2016c; Lalancette et al., 2015a, 2015b, 2016). Ces rencontres et les rétroactions reçues à la suite de la publication de la première édition de l’ABC nous ont permis de bonifier notre regard et de prendre en compte les besoins des milieux relatifs à la formation à l’argumentation. C’est ce qui nous a amenées, en 2018, à réviser et à améliorer notre ouvrage, en fonction des commentaires reçus à la suite de la publication du manuscrit et aussi en lien avec les suggestions offertes lors des formations.

Dans cette 2e édition, nous avons ajouté trois nouveaux chapitres, tous guidés par nos expertises respectives et les suggestions que nous avons reçues de notre lectorat, et à la suite des formations offertes. Ces trois chapitres sont venus enrichir le livre dans son ensemble, de même que les formations pratiques qui y sont reliées ainsi que la manière dont il est mobilisé en classe dans divers collèges et universités. Ces chapitres portent respectivement sur l’enseignement de l’argumentation, l’advocacy en action dans les milieux de travail et l’advocacy politique. Ces ajouts complètent et bonifient la dimension pédagogique de l’argumentation et ont enrichi notre réflexion initiale.

4. La transdisciplinarité : les plaisirs et les défis de combiner/superposer nos regards

Dans cette section de l’article, nous revenons sur notre collaboration et les exemples précédents, et nous en servons comme tremplins pour réfléchir aux apports et aux défis de la transdisciplinarité. D’abord, il convient de distinguer la transdisciplinarité de l’interdisciplinarité, deux concepts similaires, mais pourtant bien différents sous bien des aspects. D’emblée nous pouvons statuer que notre travail est interdisciplinaire, si l’on adopte la vision suivant laquelle l’interdisciplinarité est le fait de mettre en dialogue plusieurs disciplines (Darbellay, 2015). Nos travaux sont interdisciplinaires, en ceci qu’ils mettent « en relation au moins deux disciplines, en vue d’élaborer une représentation originale d’une notion, d’une situation, d’une problématique » (Maingain et al., 2002). Nos disciplines servent, dans notre cas, à éclairer l’argumentation. Plus encore, pour nous, l’interdisciplinarité, par la combinaison des disciplines et leur enchevêtrement dynamique, permet « de décrire, d’analyser et de comprendre la complexité d’un objet d’étude donné »[2] [traduction libre] (Darbellay, 2015, p. 165). Retenons cependant que « [l]’interdisciplinarité va plus loin que la simple juxtaposition de différents points de vue disciplinaires, elle implique une approche collaborative et intégrative des disciplines sur un objet commun, dans la production conjointe de connaissances »[3] [traduction libre] (Darbellay, 2015, pp. 165-166). Ainsi, notre approche est interdisciplinaire, étant donné que nous travaillons à produire de nouvelles connaissances sur un objet commun – l’argumentation – par la combinaison de nos regards, mais elle est également transdisciplinaire, étant donné notre posture scientifique et intellectuelle qui est « à la fois entre les disciplines, à travers les différentes disciplines et au-delà de toute discipline. Sa finalité [celle de la transdisciplinarité] est la compréhension du monde présent, dont un des impératifs est l’unité de la connaissance » (Nicolescu, 2011, p. 96). Comme nous l’avons vu plus tôt dans l’article, notre travail « inter- et transdisciplinaire tente de relier plusieurs postures épistémologiques, plusieurs manières de penser et de réaliser la recherche en termes théorique et méthodologique pour la coconstruction d’un objet de connaissance négocié et partagé »[4] [traduction libre] (Darbellay, 2015, p. 172).

Ensuite, nous pouvons dire qu’il n’y a pas de transdisciplinarité sans travail d’équipe et sans le regroupement de collègues ayant un désir de travailler ensemble afin de combiner et de superposer leurs regards sur un même objet. Plus encore, il est névralgique qu’il y ait un grand respect de l’autre, de l’ouverture d’esprit et un désir de dialogue pour que l’approche transdisciplinaire fonctionne. Afin d’être en mesure de combiner les regards, les expériences et les postures épistémologiques, il est nécessaire de participer au processus avec une humilité intellectuelle, sans laquelle il n’est pas possible de se rejoindre ni d’avancer. Sans que nous l’ayons explicitement nommé au moment de réaliser notre recherche, nos travaux et notre approche rejoignent les trois caractéristiques clés de la transdisciplinarité : « 1) la recherche in vivo, 2) le désir de compréhension et 3) le fait d’être orientée vers l’étonnement et le partage et l’inclusion des valeurs (option humaniste) » (Nicolescu, 2011, p. 98). Les exemples précédents témoignent de cette approche partagée qui a rendu possibles des avancées intellectuelles importantes et où les consensus ont donné lieu à un renouvellement des regards face à l’objet d’intérêt qu’est l’argumentation. Ainsi, tous les nouveaux projets nous ont permis, chacune à notre tour, de prendre l’initiative – qu’il s’agisse de préparer un papier pour une conférence, une formation ou bien un chapitre pour l’ouvrage – et surtout de travailler et de remettre en question notre vision de l’argumentation de différentes manières.

Sans notre travail d’équipe et la richesse offerte par nos regards et provenances disciplinaires respectives, il n’aurait pas été possible d’écrire l’ABC de l’argumentation tel qu’il a été publié en 2015 ainsi que revu et augmenté en 2019. En effet, la combinaison des regards sur un même objet – l’argumentation – permet de dépasser les limites de nos disciplines respectives et de combiner nos perspectives et nos regards complémentaires. Comme le souligne Nicolescu, « la transdisciplinarité s’intéresse à la dynamique engendrée par l’action de plusieurs niveaux de Réalité à la fois » (2011, p. 97). En ce sens, elle « est radicalement distincte de la recherche disciplinaire, tout en lui étant complémentaire. La recherche disciplinaire concerne, tout au plus, un seul et même niveau de Réalité » (p. 97). Plus encore, « la connaissance disciplinaire et la connaissance transdisciplinaire ne sont pas antagonistes, mais complémentaires » (p. 97). C’est ce que nous avons pu voir lorsque nous avons mené différents travaux de recherche au cours des dernières années.

Rappelons que la formation de Marie-Josée est double (ergothérapie et philosophie). Pour la discipline qu’est l’ergothérapie, il s’agit de prendre la mesure du fait que les êtres humains sont des êtres occupationnels, ce qui implique qu’ils ont des droits occupationnels. Ainsi, l’ergothérapeute, en tant qu’agent de changement social, a le devoir de s’impliquer socialement ou professionnellement pour renverser les injustices occupationnelles, car l’ergothérapeute est un expert en habilitation à l’occupation. Il fait de la réadaptation en utilisant les pouvoirs thérapeutiques des occupations humaines, notamment des occupations signifiantes et significatives. L’ergothérapeute doit développer ses compétences professionnelles (ex. : expert en habilitation, en communication, agent de changement, professionnel, praticien érudit, gestionnaire de sa pratique et collaborateur), comme l’énonce le Profil de la pratique des ergothérapeutes au Canada (Association canadienne des ergothérapeutes [ACE], 2012). Marie-Josée est également formée en philosophie, voire en éthique, et enseigne cette matière à l’université. Cette discipline vise à porter un regard critique sur les différentes normes sociales qui encadrent la vie collective, à réfléchir aux valeurs qui devraient présider la vie collective et à la manière de les implanter, de réfléchir aux différentes injustices sociales, dont les injustices épistémiques, qui perdurent encore de nos jours, afin de les mettre en lumière, de les dénoncer, de les renverser.

Marie-Ève est, quant à elle, formée en orthophonie et enseigne dans cette discipline. L’orthophonie est une discipline qui étudie, prévient, évalue, identifie et traite les problèmes de la voix, de la parole, du langage oral et écrit, de la communication et de la fonction oropharyngée. L’expertise des orthophonistes est mise à contribution auprès des personnes de tout âge ainsi qu’auprès de leurs proches. Les orthophonistes exercent plusieurs rôles qui nécessitent de multiples compétences professionnelles, comme l’énonce le Profil des compétences nationales pour l’orthophonie (Alliance canadienne des organismes de réglementation en orthophonie et en audiologie [ACOROA], 2018). Plus précisément, dans leur rôle de défenseur, les orthophonistes mettent à profit leur expertise pour faire progresser la santé et le bien-être des gens en les guidant dans le système de soins de la santé ou de l’éducation et en leur permettant d’accéder à de l’aide et à des ressources en temps opportun (ACOROA, 2018). En d’autres mots, les orthophonistes travaillent à « rendre la communication efficace, un droit humain, accessible et réalisable pour tous » [traduction libre] (American Speech-Language-Hearing Association, n. d.). Marie-Ève possède également une expertise dans la discipline de la pédagogie appliquée aux sciences de la santé. Cette discipline, centrée sur les principes d’apprentissage des adultes et de l’apprentissage tout au long de la vie, vise à comprendre ce que c’est de penser, d’agir et de se sentir comme un professionnel de la santé afin de créer, de mettre en oeuvre et d’évaluer chaque aspect de la formation des professionnels de la santé (ten Cate, 2021).

Mireille est formée en communication et science politique. Ses travaux portent principalement sur la communication politique. Son regard est donc celui offert par la perspective communicationnelle sur les phénomènes sociaux, politiques et médiatiques. Elle adopte cette perspective pour étudier l’argumentation et les représentations. Elle s’intéresse à l’action par la parole et les discours. Sa perspective, contrairement à celle offerte par l’éthique, est souvent non normative et non critique, et vise plutôt à mieux comprendre les phénomènes et à en percevoir les effets, sans juger de leurs apports positifs ou négatifs. Il y a donc ici une distinction importante du point de vue de l’approche adoptée par Marie-Josée, en ceci que l’éthique propose un regard normatif sur la vie en société.

Ainsi, la combinaison de nos approches rejoint la perspective transdisciplinaire discutée par Darbellay (2015), qui explique que le concept de transdisciplinarité recouvre deux orientations majeures et complémentaires. La première vise à faire en sorte que les connaissances soient produites dans une perspective systémique, globale et intégrée. La seconde cherche, quant à elle, à tisser un dialogue complexe entre les cultures scientifiques, peu importe leur provenance – humaines, sociales, techniques ou scientifiques. Nos regards combinés et nos expertises réunies permettent en effet, mais non sans défis, de transcender les a priori, les visions stéréotypées et les autres éléments non remis en question afin d’aller au-delà des doxas propres à nos disciplines respectives comme nous l’avons évoqué lors de l’analyse des mémoires. Parmi les défis ou critiques pouvant être soulevés par rapport aux travaux inscrits dans une perspective transdisciplinaire, celui de la légitimation de ces travaux auprès des institutions et des pairs semble important à mentionner (Bühler et al., 2006; Caron & Turcotte, 2017). Dans notre cas, nous l’avons en quelque sorte contourné en publiant nos travaux dans des revues disciplinaires et, ce faisant, en mobilisant des concepts et théories qui résonnaient avec ces domaines – par exemple l’éthique ou la communication. Un autre défi a été de réconcilier ou de transcender nos provenances et nos biais disciplinaires respectifs. Plus précisément, en raison du « pluralisme épistémologique » (Calenda, 2017), il a parfois été déstabilisant de construire la cohérence de notre cadre d’analyse et, à d’autres moments, impossible, pour chacune, de totalement se départir de nos expertises qui teintent inévitablement nos regards, comme ce fut le cas lors de la rédaction d’un article plus critique des modes managériaux en santé (Drolet et al., 2020). Par contre, ce défi s’est aussi révélé un atout alors que la superposition et l’intégration des regards ont permis des perspectives plus riches sur notre objet commun qu’est l’argumentation. Nous avons donc combiné et entremêlé différents styles de raisonnements scientifiques ainsi que différentes postures, et oscillé entre une approche inter- et transdisciplinaire (voir aussi Darbellay [2015] à ce sujet), ce que nous estimons être la force de nos projets.

Conclusion : l’inter- et la transdisciplinarité, la piste d’avenir pour la recherche scientifique

Le travail inter et transdisciplinaire réalisé dans le cadre des activités de recherche et de rédaction de l’ABC de l’argumentation ainsi que celles réalisées dans le cadre de nos autres collaborations de recherche (voir notamment, Caty et al., 2021; Drolet & Girard, 2020; Girard et al., accepté; Lalancette, Raynauld, & Crandall, 2019; Lalancette & Small, 2020; Marland & Lalancette, 2014), où plusieurs disciplines sont mobilisées et combinées de manière inter- et transdisciplinaire, nous ont amenées à constater les apports positifs de la combinaison et de la superposition des regards et aussi le caractère bénéfique d’un travail d’équipe où chaque collègue et chaque approche apporte une richesse au projet. Plus largement, dans la lignée de Darbellay (2015), nous estimons qu’

[a]ujourd’hui, la mise en oeuvre de ce type d’approche répond à un besoin de la communauté des chercheurs, qui doit apporter quotidiennement des réponses à des questions théoriques et pratiques très complexes et non réductibles à un point de vue disciplinaire unique [5] [traduction libre]

p. 164

Nous estimons également que l’approche transdisciplinaire apparaît pertinente pour aborder divers enjeux sociaux contemporains liés à nos disciplines respectives et relatifs à l’intersectionnalité, c’est-à-dire aux situations iniques vécues par les personnes qui cumulent plusieurs formes de discriminations, voire d’oppressions. Plus précisément, la transdisciplinarité apparaît nécessaire pour étudier les situations d’injustice vécues par les personnes qui cumulent certains traits identitaires susceptibles de les confronter à de telles situations (ex. : femme autochtone vivant une situation de handicap ou encore homme trans et racisé vivant avec un problème de santé mentale), car elle a le potentiel d’appréhender avec finesse la complexité de ces situations ainsi que de valoriser le savoir expérientiel de ces personnes.

Plus largement, il y a lieu de se demander comment les universités pourront continuer à intégrer à leur juste valeur les approches transdisciplinaires à leurs enseignements et perspectives de recherche afin justement d’être en mesure d’étudier les enjeux de société complexes et d’y trouver des solutions. Enfin, ce contexte amènera aussi les grands organismes subventionnaires à continuer de revoir leur manière d’octroyer des fonds et de découper les disciplines. Cela pose certainement des défis, mais le décloisonnement des disciplines ne pourra qu’être bénéfique à la communauté scientifique, aux domaines du travail et à la société dans son ensemble.