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Ce numéro est le deuxième de la revue Enjeux et société – Approches transdisciplinaires, qui était auparavant publiée sous le nom Approches inductives. C’est cependant le premier numéro de l’axe « Approches inductives » depuis que la mission de la revue a été élargie et que six axes différents sont proposés. La vocation de l’ancienne revue Approches inductives se poursuit dans ce sixième créneau transdisciplinaire visant l’étude de l’induction en méthodologie du travail intellectuel. Rappelons que la revue Approches inductives a été fondée par Jason Luckerhoff et François Guillemette de l’Université du Québec à Trois-Rivières afin de permettre la diffusion scientifique en français, de participer au mouvement de publication en libre accès, de valoriser les approches inductives en pédagogie et en recherche, et de proposer un regard transdisciplinaire sur la construction des connaissances. Des contributions empiriques, théoriques, historiques, conceptuelles et critiques que l’on retrouve dans les onze numéros publiés sont utilisées dans le cadre de cours de méthodologie de la recherche un peu partout dans la francophonie. La priorité accordée aux données, à l’expérience vécue et au terrain, autant en pédagogie qu’en recherche, se trouve aujourd’hui davantage valorisée. Les numéros de cette revue ont contribué à créer un réseau international francophone s’intéressant à l’induction. Des colloques et des écoles d’été qui portaient spécifiquement sur l’induction en pédagogie ou en recherche ont été organisés dans différents pays et ont contribué à provoquer des changements dans un bon nombre d’institutions universitaires.

Ce douzième numéro sur les approches inductives est donc le deuxième de la nouvelle revue Enjeux et société et porte sur la santé. La recherche qualitative en santé est bien souvent perçue comme secondaire, incertaine ou anecdotique par de nombreux chercheurs, membres de comités de thèse et membres de comités d’organismes subventionnaires. En fait, on lui reproche de ne pas produire de résultats quantifiables, objectifs ou généralisables, reléguant par le fait même la recherche qualitative au statut de non-science. En réalisant des recensions des écrits, certains chercheurs vont expressément écarter les projets de recherche qui ont été menés selon les critères de scientificité propres à la recherche qualitative. En effet, les recherches menées actuellement en santé sont majoritairement issues des sciences biomédicales où dominent les approches quantitatives fondées sur les principes cartésiens de neutralité, d’objectivité, de causalité et de réductionnisme qui caractérisent le positivisme scientifique présenté par Descartes dans son Discours de la méthode (Descartes, 1637). La majorité des chercheurs se réclament aujourd’hui davantage du postpositivisme que du positivisme, mais il demeure que tout résultant scientifique doit être falsifiable. Ainsi, nombre de recherches réalisées en santé par des sociologues, des anthropologues et des chercheurs en santé publique semblent être reléguées au second plan.

La recherche en santé semble traditionnellement s’inscrire dans une logique hypothéticodéductive par laquelle le chercheur tente de confirmer ou d’infirmer des hypothèses. Or il n’en a pas toujours été ainsi. Déjà au XIXe siècle, Claude Bernard, que l’on reconnait comme étant le père de la médecine expérimentale fondée sur l’empirisme, soutenait que l’expérience et l’observation sont à l’origine de la connaissance du monde. Or, dans une perspective de recherche, l’empirisme se réfère à une démarche inductive.

Durant le siècle suivant, cet empirisme s’est vu cantonné à la pratique clinique alors que, parallèlement, les méthodes quantitatives, dont l’essai randomisé contrôlé représente le modèle idéal, sont devenues prépondérantes, dominantes et presque obligatoires en recherche en santé. Voilà en partie pourquoi les méthodes qualitatives demeurent aujourd’hui mal connues et mal comprises (et parfois inadéquatement enseignées) dans le domaine qui nous intéresse, tant sur les plans épistémologique et méthodologique que sur celui de leur mise en oeuvre pratique. Pourtant, pendant ce temps, les recherches qualitatives menées dans le domaine des sciences humaines et sociales ont continué de se développer. Alors que les recherches utilisant des devis quantitatifs visent à fournir aux praticiens des preuves scientifiques sur lesquelles baser leur pratique, les recherches qualitatives s’intéressent plutôt à l’expérience de la maladie, aux multiples facettes du vécu des patients, à l’expression de leurs besoins, aux pratiques professionnelles – éducatives, préventives ou curatives – des intervenants des systèmes de santé et aux transformations de celles-ci, tant sur le plan clinique que sur le plan organisationnel.

Selon Van Manen (1990), les méthodes qualitatives regroupent différentes techniques de recueil, d’analyse et d’interprétation des données qui visent à décrire ou à comprendre les phénomènes sociaux et qui permettent de porter attention à la signification des phénomènes plutôt qu’à leur fréquence. Ainsi que le soulignent Anadón et Guillemette (2007), la recherche est orientée vers la compréhension de la réalité à partir des points de vue des acteurs eux-mêmes, car ceux-ci sont considérés comme les auteurs de leur réalité sociale qui ne peut exister indépendamment de la pensée, de l’interaction et du langage humain. De plus, les méthodes de recherche qualitative constituent un apport considérable pour la recherche en santé, puisqu’elles sont porteuses d’évolution et de transformation sociales, comme le montre l’histoire de ces méthodes (Balard, Fournier, Kivits, & Winance, 2016).

Faut-il rappeler que les toutes premières études nommément baptisées avec le générique « recherche qualitative » sont apparues chez des chercheurs et chercheuses en santé? En effet, les premiers textes substantiels publiés dans le but de définir ce qu’est la recherche qualitative ont été écrits dans la décennie de 1960 par Barney Glaser et Anselm Strauss qui étaient alors professeurs dans une faculté de sciences infirmières (nursing), celle de l’Université californienne de San Francisco. À partir de leurs expériences concrètes de recherche sur le phénomène du « mourir » dans les hôpitaux, ils ont publié des textes sur leur processus méthodologique et ont relié ce processus à la recherche qualitative.

Parmi les écrits académiques issus de ces expériences de recherche en santé, on trouve l’article que Glaser a publié, en 1965, dans lequel il explicite la méthode d’analyse qualitative utilisée dans les recherches menées avec Strauss sur les soins aux mourants. La première note de bas de page de cet article affirme : « Cet article est issu des problèmes d’analyse survenus lors de l’étude des soins hospitaliers de fin de vie, en particulier des relations entre les membres du personnel soignant et les patients mourants »[1] [traduction libre] (Glaser, 1965, p. 436). La même année, Glaser et Strauss écrivent un autre article dans lequel ils explicitent leur méthodologie. Le titre de l’article est Discovery of substantive theory: A basic strategy underlying qualitative research (Glaser & Strauss, 1965b). Ils reprennent par la suite l’essentiel de cet article dans leur première monographie sur les résultats de leurs recherches sur le « dying » : Awareness of dying (Glaser & Strauss, 1965a).

En 1966, ils publient, dans la revue Nursing Research, « The purpose and credibility of qualitative research » (Glaser & Strauss, 1966). À notre connaissance, c’est le premier article qui explicite ce qu’est la recherche qualitative et qui donne les grands principes méthodologiques pour la réaliser.

C’est en 1967 que Glaser et Strauss publient leur fameux livre The discovery of grounded theory (Glaser & Strauss, 1967). Il faut bien remarquer le sous-titre de ce livre pour en comprendre le contenu et le caractère historique dans l’apparition et la diffusion de la recherche nommément qualitative. Ce sous-titre est : Strategies for qualitative research. À notre connaissance, c’est le premier livre qui porte sur l’épistémologie et la méthodologie fondamentale de la recherche qualitative. En d’autres mots, c’est un livre fondateur de la recherche qualitative tel qu’elle se fait depuis plus de 50 ans. Et les auteurs de ce livre affirment qu’il constitue une explicitation de leurs recherches en santé. On sait que l’expression qualitative research était employée dans les cours universitaires depuis les années 1930, et dans plusieurs universités du monde anglo-saxon, mais ce sont Glaser et Strauss qui ont publié les premiers textes qui ont eu une large diffusion. Depuis ce livre fondateur, la majorité des publications en anglais qui affirment faire de la recherche qualitative se réfèrent à la Grounded theory (Birks & Mills, 2011).

Les recherches en santé ont vu dans la recherche qualitative une merveilleuse opportunité, en termes de méthodes, pour étudier et comprendre des phénomènes qui ne peuvent pas être abordés par les méthodes quantitatives ou expérimentales. Le meilleur exemple est peut-être cette recherche sur le phénomène de « mourir » dans les hôpitaux réalisée par Glaser et Strauss. Ses résultats mettent en lumière, entre autres, que la mort n’est pas un terminus mais un processus, et que la mort d’une personne n’est pas un phénomène individuel mais collectif. Nous pouvons penser aussi, toujours à titre d’exemples, à toutes les recherches sur le caring, sur le coping, sur a communication entre les professionnels et les patients et sur l’adhésion au traitement.

Pour ce qui est du caractère inductif de la recherche qualitative, rappelons ce que souligne Kaufmann :

L’approche inductive a pour avantage de permettre de ne pas tomber dans ce piège où l’on installe la théorie d’entrée de jeu et où les faits, trop aisément manipulables, se cantonnent à un rôle d’illustration ou de confirmation de la théorie énoncée

2001, p. 12

Autrement dit, comme le rappellent D’Arripe, Oboeuf et Routier (2014) et Dey (1999), il ne s’agit pas d’ignorer ce que l’on sait, mais de toujours conserver un esprit suffisamment ouvert pour ne négliger aucune lumière qui permette de mieux comprendre le phénomène à l’étude. En même temps, les connaissances antérieures, de même que les recherches de la communauté scientifique, sont considérées comme des ressources et des contributions dans cet effort de compréhension et d’analyse à partir des données.

L’observation de ce principe d’ouverture est l’une des conditions de réussite de la démarche inductive. En pratique, il s’agit de ne pas négliger les différentes options théoriques qui se présentent au fur et à mesure de la progression de la recherche et de s’y référer lorsque les données issues du terrain le demandent. Le défi est, par conséquent et ainsi que mentionné plus haut, de rendre compte des expériences vécues dans leurs significations, leurs complexités et leurs dynamiques, plutôt que de partir d’hypothèses de recherche à vérifier sur le terrain. Cette démarche intellectuelle complexe permet de mieux comprendre un phénomène et de contribuer à la construction d’une théorie « groundée », ou fondée, enracinée, c’est-à-dire

une théorie qui découle inductivement de l’étude du phénomène qu’elle présente et qui émerge progressivement de l’analyse des données. Cette théorie est développée et vérifiée, de façon provisoire, à travers une collecte systématique et une analyse des données relatives à ce phénomène. Donc, collecte de données, analyse et théorie sont en rapport réciproque étroit. On ne commence pas avec une théorie pour la prouver, mais plutôt avec un domaine d’étude et on permet à ce qui est pertinent pour ce domaine d’émerger

Strauss, 1992, p. 53

Depuis quelques décennies, les méthodes qualitatives ne cessent de gagner en importance dans les sciences sociales, ce dont témoigne le nombre croissant de publications scientifiques sur le sujet et les nombreux congrès, colloques et autres symposiums organisés à travers le monde. Traditionnellement utilisées dans plusieurs domaines des sciences sociales, les méthodes qualitatives gagnent aussi en popularité dans les sciences de la santé. En effet, il apparait clairement que des disciplines telles que la médecine, les sciences infirmières, l’ergothérapie, l’orthophonie, la psychologie et la psychoéducation renouent, et ce, pour différentes raisons, avec les méthodes qualitatives qu’elles semblaient avoir délaissées ou réservées à la pratique clinique. Ainsi, les méthodes qualitatives se trouvent de plus en plus souvent mobilisées par des chercheurs issus de disciplines médicales ou paramédicales ou d’équipes multidisciplinaires, dans des recherches diversifiées comme en témoignent, notamment, les articles de ce numéro. Cependant, en dépit de l’intérêt qu’elles suscitent, cette popularité croissante soulève encore aujourd’hui de nombreuses questions. Ainsi que le lecteur pourra le constater à la lecture de ce numéro de la revue, la recherche qualitative ne s’exprime pas selon un modèle unique. Au contraire, ceux qui la pratiquent ont recours à diverses techniques, méthodes ou approches et font appel à différentes procédures d’analyse qui varient selon les situations et les besoins, selon les objectifs de recherche ou encore selon la position épistémologique des chercheurs (Tremblay, 1997).

Le premier article, de Julie D’Haussy, nous fait entrer dans la richesse cognitive du processus méthodologique d’une étude ethnographique sur l’obésité au Burkina Faso. On y trouve l’itinéraire inductif de la chercheuse, de même qu’un récit de ses questionnements, de ses découvertes, de ses chemins non anticipés et de ses étonnements.

Dans le deuxième article, Louise Duchesne, Zahira Ben Hassoune, Suzie Gobeil, Maurice Bhérer, Isabelle Millette, Claire Croteau et Normand Boucher présentent le parcours méthodologique et les résultats d’une recherche réalisée à partir du vécu de personnes adultes sourdes de naissance et de leurs proches. Cette recherche constitue un exemple éloquent de l’apport de la recherche qualitative à la pratique des professionnels.

La recherche sur le vécu parental de la naissance, présentée dans le troisième article, a été réalisée dans trois pays : le Brésil, le Canada et la France. Les auteurs, Marguerite Soulière, Gilles Monceau, Nathalie Mondain, Simone Santana da Silva et Anne Pilotti, proviennent de ces trois pays. Ils témoignent d’une efficace collaboration dans leur processus méthodologique, non seulement entre eux, mais aussi avec les participants qui sont, d’une part, des parents et, d’autre part, des professionnels de la naissance.

Le quatrième article, de Julie Béliveau et Anne-Marie Corriveau, se trouve au carrefour de la méthodologie de recherche-action et des pratiques organisationnelles. Il explicite les défis particuliers et les avantages de l’utilisation d’un outil méthodologique qui sert à la fois à la collecte et à l’analyse des données. Les auteures font ressortir notamment les retombées de ces méthodes de recherche sur le développement des organisations de santé.

Le dernier article portant sur le thème du numéro présente les résultats d’une recherche dont le caractère transdisciplinaire le rend très riche et pertinent pour de nombreux chercheurs. Les auteures Geneviève de Repentigny-Roberge, Guylaine Le Dorze et Tiiu Poldma montrent clairement les avantages de la participation des différentes personnes concernées par l’objet d’étude, ici les personnes ayant des incapacités en visite dans un centre commercial rénové.

Le sixième article, hors thème, a été rédigé par Jean-Louis Jadoulle et propose le fruit de projets de recherche en pédagogie sur un aspect particulier de l’enseignement de l’histoire : l’analyse des documents. Son article intéresse autant les chercheurs en enseignement de l’histoire que ceux qui se préoccupent de la formation des enseignants.