Corps de l’article

Introduction

Les études qui portent sur les représentations nourries par des groupes minorisés linguistiquement ou portant sur ceux-ci s’inscrivent désormais dans une riche tradition de recherche en sociolinguistique. De ce point de vue, au sein de la francophonie canadienne, le groupe acadien a été l’objet de plusieurs travaux.

Il faut dire qu’en tant que membres d’une communauté linguistique francophone minoritaire subissant l’influence du groupe anglophone majoritaire, de sa langue et de sa culture, et à l’ombre de francophonies imposantes, mieux reconnues, les Acadiennes et Acadiens sont souvent méconnus, quand ils ne sont pas l’objet de commentaires désobligeants ou carrément en butte à « des représentations dévalorisantes » (Boudreau & Violette, 2009, p. 13). De plus, selon une logique bien connue des mécanismes diglossiques, ces derniers et dernières peuvent participer également à produire et reproduire de telles représentations négatives et pessimistes. Celles-ci sont néanmoins doublées par des visions plus positives et optimistes portées tout aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur de la communauté. Les francophones d’Acadie peuvent alors être vus comme résilients et porteurs d’une identité distincte qui contribue à la diversité linguistique et culturelle. Ils peuvent enfin être instrumentalisés pour appuyer certaines visions politiques ou identitaires diverses qui leur sont assez éloignées[1]. Le caractère paradoxal des représentations qui sont à la fois stables et changeantes, clivées et convergentes demandent que la recherche s’y penche de façon continue et contrastée et ce d’autant plus que celles-ci possèdent un véritable pouvoir agissant, par exemple sur l’exercice ou non de la parole publique et plus largement sur le bienêtre ou le malêtre des individus et la capacité d’agir des communautés, mais aussi sur leur reconnaissance au plein sens du terme ou sur leur instrumentalisation potentielle également.

Dans la mesure où les représentations relèvent de « phénomènes observables ou reconstruits par un travail scientifique » (Jodelet, 2003, p. 45), leur étude peut se fonder sur deux types de données. On peut produire de tels témoignages par l’un des nombreux dispositifs auxquels recourt la recherche en sciences humaines et sociales (sondages, questionnaires, entretiens, observations, etc.). On peut aussi chercher leurs traces discursives à partir de supports variés : discours publics, manuels scolaires et sans doute avant tout, si l’on se fie aux travaux menés sur le sujet, au sein d’artéfacts médiatiques. Ainsi, l’un des enjeux en termes de méthode, quand il s’agit de documenter les représentations, consiste à les suivre à travers les différents espaces discursifs dans lesquels elles s’énoncent.

Je propose ici de mettre en lumière un certain nombre de représentations portant sur la situation acadienne à partir d’un support d’expression relativement récent et qui prend de plus en plus d’expansion : celui des commentaires en ligne d’objets audiovisuels eux-mêmes en ligne. Cette « nouvelle » pratique issue du web 2.0 fournit à la recherche des données des plus intéressantes (voir Péquignot, 2019), notamment pour l’étude de représentations. Cette pratique offre aussi une discursivité enrichie de divers procédés sémiotiques faisant du commentaire en ligne de vidéos en ligne un genre technodiscursif nouveau. Ainsi, l’exploration de telles données pose des questions à la recherche en sociolinguistique et en analyse de discours.

Dans cette contribution, je débute avec des considérations concernant la forme et les caractéristiques de ce dispositif technolangagier, je commente aussi le contexte social qui en fait un support de premier plan à l’expression publique d’opinions et d’émotions. Je souligne ensuite certains enjeux méthodologiques, mais aussi éthiques soulevés par l’exploitation de telles données pour en venir à quelques éléments sur la façon dont on peut explorer un corpus de commentaires.

L’étude de cas proprement dite s’ensuit. Après une brève présentation des vidéos à l’origine des commentaires, je souligne ce que le corpus nous apprend sur le commentaire en ligne de vidéos en ligne comme genre : qui commente, comment et pour dire ou faire quoi. Pour finir, nous verrons quelques-unes des représentations majeures qui ressortent des quelque 2300 commentaires considérés ici à partir de vidéos qui concernent selon différents biais la question de l’identité des francophones d’Acadie. Je précise que la partie analytique reste exploratoire ici. Pour le présent texte, j’ai privilégié les considérations méthodologiques et ethniques autour des données utilisées.

1. Le commentaire en ligne de vidéos en ligne, un nouvel âge pour la recherche

Commenter en ligne une production audiovisuelle elle aussi en ligne relève désormais d’un usage routinier d’internet. Si pour la recherche, ces commentaires offrent des données exploitables, il convient néanmoins de questionner les approches possibles. C’est ce que nous allons voir dans cette première partie.

1.1. Aspects formels et sociotechniques du commentaire

Le principe de commenter par l’intermédiaire d’un média (notamment un contenu lui-même médiatique) préexiste certainement à internet. Bien avant son avènement, les journaux, et dans une moindre mesure, la radio et la télévision offraient –, et offrent encore – à leur public la possibilité de donner son avis, d’exprimer son ressenti. On pense en particulier aux segments d’objets médiatiques qui permettent ou appellent les commentaires, notamment le genre reconnu du courrier des lecteurs.

Le numérique a permis l’émergence de blogues incitant à l’échange ainsi que de groupes de discussion (sous forme écrite), faisant du commentaire en ligne « l’une des formes de technodiscours les plus fréquents sur le web » (Paveau, 2017, p. 35). Dans son ouvrage sur les formes et les pratiques du discours numérique, Paveau consacre une section entière au commentaire. Notons toutefois que la chercheuse, dans son travail qui remonte à un peu plus de cinq ans, ne mentionne pas le cas des commentaires en ligne d’objets audiovisuels eux-mêmes en ligne, ce qui témoigne de la multiplication rapide et peu prédictible des utilisations du web. Paveau, surtout préoccupée par les commentaires en ligne de textes d’information, voit avant tout le commentaire comme une façon de prolonger des écrits du web par des ajouts, participant à l’écriture augmentée qu’il engendre. En effet, le commentaire en ligne permet des pratiques discursives nouvelles. Avec ce type de commentaire, nous sommes face à

une forme textuelle ancienne qui a évolué […] en même temps que les techniques et les supports d’écriture, ainsi que les genres et les styles de discours. Ses fonctions sont multiples et évolutives à travers les traditions textuelles et culturelles : il est le lieu de l’exégèse, de l’explication, de l’interprétation, mais également de la suggestion, de la proposition ou de la conversation. Sa conversion numérique augmente encore la variété de ses usages et produit des innovations formelles : en s’élaborant de manière native en ligne, le commentaire se transforme en effet sur plusieurs plans, mais prend également des formes inédites

Paveau, 2017, p. 36

Le commentaire en ligne de vidéos en ligne s’inscrit donc au sein d’une pratique plus globale du commentaire numérique. Cet usage particulier connait un succès incommensurable. Pour comprendre cet engouement à commenter en ligne des vidéos en ligne, il faut d’abord rappeler le succès de la vidéo en ligne qui occupe désormais « une place centrale sur le réseau internet » (Atifi, 2019). Selon une étude de Statistique Canada (2022), en 2020 ce sont plus de quatre Canadiens sur cinq (83 %) qui ont regardé des vidéos en ligne et plus d’un tiers (38 %) en ont visionné plus de dix heures au cours d’une semaine ordinaire[2]. Bien qu’il existe d’autres applications numériques pour visionner des vidéos en ligne, YouTube est sans doute le joueur actuellement dominant du domaine[3]. Cette plateforme lancée en 2005 a mis à disposition des usagers et usagères un outil pour diffuser du contenu vidéo tout en encourageant fortement la pratique du commentaire[4]. Il faut dire que YouTube, à l’instar d’autres médias socionumériques, doit précisément sa croissance aux users generated contents (ou simplement users contents : des contenus produits par des utilisateurs ou contenus d’usagers). Dit autrement, à la différence des médias traditionnels, bien des médias issus du web 2.0 ne sont pas seulement des médias de consommation mais aussi des médias de production (voir notamment Atifi, 2019), si bien que l’on peut parler de produsage (voir Paveau, 2017, p. 263-267) pour qualifier leur modèle de fonctionnement. D’abord, un usager ou une usagère téléverse un contenu audiovisuel natif (conçu par et pour le mode de diffusion choisi) ou non natif (créé et diffusé précédemment sur un autre support puis importé et diffusé sur un autre); cette personne peut devenir une véritable youtubeuse ou une créatrice de contenu[5], encouragée notamment par la monétisation de sa production. Cet utilisateur ou cette utilisatrice primaire est alors poussé à inciter des usagers et usagères secondaires, ses vieweurs et vieweuses (qui peuvent s’abonner), à produire à leur tour du contenu sous forme de commentaires (le nombre de ces derniers et celui des vues ou des abonnés influent sur le référencement de la vidéo[6]). Les commentaires (et les commentaires de commentaires) sont tout autant des users contents (Walther & Jang, 2012).

Techniquement, la fonction « commenter » constitue une affordance du média, un dispositif qui offre aux personnes utilisatrices les moyens de faire quelque chose. En fait, plus que de mettre à disposition un usage, le dispositif technique est un véritable outil stratégique pensé dans le but d’inciter quelqu’un à faire quelque chose : déposer un commentaire. Toute page YouTube présente un bouton d’action (ou bouton d’appel à l’action, call-to-action) invitant en un clic à laisser un commentaire[7], semblable à celui-ci :

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Si le bouton d’action est un dispositif technique bien pensé pour inciter aux commentaires, il ne faut pas oublier la dimension sociétale de l’usage du commentaire en ligne. L’affichage de soi, de ses opinions ou de son ressenti est aussi au coeur du succès des médias socionumériques, tout comme ces derniers ont contribué à rendre de telles pratiques désirables (Cardon, 2008).

Ainsi, la conjonction d’une technique facile et invitante et d’une époque qui valorise l’expression de soi, voire produit de véritables injonctions à participer (Proulx, 2017), permet d’entrevoir les raisons du succès d’une telle pratique. Pour la recherche en sciences humaines et sociales, le bénéfice de l’existence d’une telle pratique est assurément important, mais comme elle pose également des questions méthodologiques et éthiques.

1.2 Le commentaire comme terrain : aspects méthodologiques et éthiques

La recherche en sciences humaines et sociales en général et la recherche en sociolinguistique, pour celle qui m’intéresse ici, ont depuis longtemps vu en internet un nouvel « eldorado » (Pierozak, 2011) en ce qui concerne la possibilité d’en extraire des données. Dans cette perspective, face au succès de la pratique du commentaire en ligne de vidéos en ligne, nous nous retrouvons devant un nombre incommensurable de commentaires potentiellement transformables en données pour la recherche qui viserait à les prendre pour objet[8]. Toutefois, mon approche ne vise pas à « moissonner des données », à les extraire de leur contexte et à en opérer l’analyse avec la boite à outils prénumérique. Dans le domaine de la linguistique, Paveau (2017) a plusieurs fois interrogé le regard à porter sur bien des modalités de la communication numérique (les forums de discussion, les listes de diffusion, les chats, les courriels, les sites web…), et invite les analystes à penser conjointement les dimensions technologiques et linguistiques, ce qui constitue justement le propre des discours numériques.

Comme l’avance la chercheuse dans son dictionnaire du discours numérique :

Dans une perspective qui considère les énoncés en ligne comme des composites technolangagiers co-intégrant pleinement la dimension technologique et la dimension langagière, le commentaire en ligne peut se définir comme un technodiscours second produit dans un espace dédié scripturalement et énonciativement contraint au sein de l’écosystème numérique connecté

Paveau, 2017, p. 40

Ce faisant, le commentaire comporte un certain nombre de traits dont l’analyse doit tenir compte. Ainsi le commentaire comprend toujours des métadonnées, notamment il peut être consultable selon différents paramètres, ce qui engage son mode de lecture et la production du sens. De plus, alors que toute conversation « dans le monde réel » est close ou destinée à se clore, la conversation en ligne ne connait aucune fin. Cette « conversationnalité » (Paveau, 2017, p. 45) du commentaire augmente aussi du fait de la récursivité de l’acte de commenter en ligne[9]. Finalement, à l’ensemble de ces traits se rajoute le fait que tout commentaire est visible et donc d’un strict point de vue légal, public. Cette visibilité le rend-elle pour autant disponible à toute utilisation seconde et la recherche peut-elle s’en saisir librement pour à son tour le commenter?

Dépassant l’enjeu méthodologique, restent les enjeux éthiques. En effet, si l’extension continue des formes et des domaines de la communication numérique rend partiellement inadéquate la boite à outil d’analyse prénumérique, il en va de même au niveau éthique : tout protocole préétabli risque d’être vite dépassé et surtout de ne pas répondre aux visées éthiques recherchées. Latzko-Toth et Pastinelli (2013 et 2022) ont ainsi souligné que c’est essentiellement la dimension du caractère public ou privé des données qui occupe une place centrale dans les questions éthiques en matière de recherche sur les pratiques et usages numériques. Or cette dichotomie au fondement des discours normatifs actuels est, selon ces spécialistes du web et des questions d’éthique de la recherche, peu appropriée alors que « par ignorance ou par commodité, on a tendance à transposer aux espaces numériques des catégories élaborées pour des espaces physiques » (Latzko-Toth & Pastinelli, 2013, p. 151). En effet, selon les cadres actuels (ceux du moins des comités d’éthique des universités canadiennes), les personnes effectuant des recherches sont invitées à déterminer à priori la dimension publique ou privée de leurs données « indépendamment du statut que les acteurs concernés confèrent à leurs pratiques » (Latzko-Toth & Pastinelli, 2013, p. 151 se référant à Latzko-Toth & Proulx, 2013). Selon ces derniers, tenir compte des enjeux relatifs au bienêtre des personnes qui « malgré » elles participent à fournir des données de recherche implique de considérer plutôt le « degré de publicité » des données recueillies et demande en conséquence de se « préoccuper des torts que l’amplification de cette publicité peut leur causer » (Latzko-Toth & Pastinelli, 2013, p. 151). Si la diffusion d’un article scientifique reste toujours assez confidentielle, j’ai toutefois pris le parti d’anonymiser l’information concernant l’autrice de la vidéo native du corpus, qui s’identifie sous son nom[10]. Les deux autres vidéos, non natives, viennent pour l’une d’un office public et il s’agit d’un documentaire relativement connu dont je conserve toutes les données permettant de l’identifier; pour l’autre vidéo, son réalisateur professionnel n’est pas le créateur de la chaine qui lui se présente sous un nom d’emprunt. Je conserve aussi ces informations. Pour ce qui est de l’identité des commentateurs et commentatrices, je conserve en général (et commente parfois aussi, car ils présentent un intérêt pour mon propos) les identifiants quand ils sont des pseudonymes – ou ont l’apparence de pseudonymes –, mais non les identifiants qui apparaissent comme les véritables noms des participants et participantes. J’ai conscience que cette solution n’est pas optimale, mais elle demeure somme toute respectueuse d’un anonymat relatif des personnes impliquées dans mon analyse.

1.3 Le commentaire : quelle approche adopter?

À ma connaissance, il n’existe pas encore d’approche méthodologique formalisée pour analyser ce type de corpus. Certains articles comprennent des réflexions et des propositions méthodologiques. Ainsi, la chercheuse en sciences de l’information et de la communication Fanny Georges qui s’intéresse aux commentaires de vidéos de chasse aux fantômes de chaines YouTube spécialisées[11] estime que nous avons là un matériel fort « riche pour les approches qualitatives et ethnographiques [toutefois] la profusion chaotique des contenus […] semble difficilement conciliable avec une approche qualitative » (2019, paragr. 2) Partant de là, l’une des visées de son article consiste à proposer « des éléments de méthode quali-quantitative pour l’analyse des commentaires de vidéos YouTube, en développant une méthodologie attentive aux liens entre une approche ethnographique et l’analyse de données massives » (2019, paragr. 2).

Si Georges déploie une méthodologie empruntant aux approches quantitatives, c’est notamment en raison de l’importance de ses données (deux corpus, un général rassemblant l’ensemble de la production sur YouTube de quatre vidéastes : 791 vidéos et quelques 24 430 commentaires, et un corpus spécifique retenant 9 vidéos par chaine, soit 36 vidéos). Mes données sont bien moindres, elles équivalent à moins de 10 % des données de cette chercheuse[12]. Comme pour plusieurs de mes travaux portant sur des corpus de médias traditionnels ou numériques, j’ai opté pour une approche qualitative, un traitement manuel des données (sans recours à un logiciel d’analyse) et, en tant que linguiste, j’ai privilégié différentes formes d’analyses du discours.

L’analyse de contenu ou l’analyse thématique m’a permis, à partir d’une lecture intensive (Krieg, 2000) du corpus, d’extraire les thématiques dominantes et les idées générales qui sont développées. J’ai procédé par resserrement et identifications progressives de ces thématiques récurrentes. L’analyse a été conduite en continu tout au long de l’exploration du corpus, par des allers et retours entre le corpus et l’analyse en cours, opérations au cours desquelles j’ai classé et éventuellement reclassé thématiquement chaque commentaire sans être trop systématique. Cette démarche – répondant au principe de l’emergent-fit (voir Horincq-Detournay, 2021), c’est-à-dire de l’ajustement continu – a permis progressivement une appréhension plus resserrée du contenu des commentaires. Cette approche macro de l’analyse de discours qu’est l’analyse de contenu peut être « utilisée comme méthode unique pour une recherche ou alors être combinée avec d’autres modalités analytiques » (Paillé & Mucchielli, 2012, p. 231). Dans la mesure où il serait malencontreux avec ce type de données de s’en tenir strictement à une appréhension du contenu des commentaires, j’ai mobilisé des éléments de l’approche critique en analyse du discours ainsi que des outils d’approches plus formelles. Et surtout, à la suite notamment de Paveau (2017, 2019), j’ai considéré que l’analyse du discours numérique demandait de sortir d’un point de vue strictement logocentré, comme on va le voir dans l’étude de cas, et j’ai pris en compte des données au-delà du simple contenu linguistique des commentaires.

2. Une étude de cas : approche des commentaires de trois vidéos YouTube sur l’identité des Acadiens et Acadiennes

Dans la mesure où, comme nous le verrons, le genre (le ton, l’origine…) des objets audiovisuels commentés influe sur les commentaires reçus, il est important pour commencer de fournir des informations sur les vidéos qui font l’objet de commentaires.

2.1 Les vidéos en ligne : une pluralité de genres

Les objets audiovisuels proposés sur le web sont de nature fort disparate. Dans une proportion somme toute réduite, j’ai voulu que le corpus reflète à minima cette diversité. Mon choix s’est arrêté sur trois vidéos différentes du point de vue de l’identité sociale, mais aussi ethnique de l’émetteur, du genre, du format, de la nature native ou non native de la vidéo, du type de chaine YouTube.

La première vidéo choisie est native du web. Comme sans doute dans des millions de vidéos disponibles sur YouTube, on y voit une personne cadrée assez serrée prendre la parole pour un temps réduit (ici 5 min 13 s) et y tenir un propos en lien avec sa vie personnelle. L’autrice nous propose un pitch[13] qui consiste à indiquer à un public extérieur à la communauté qu’il existe d’autres communautés francophones au Canada que la communauté québécoise. L’autrice part de sa propre expérience : le fait d’être confondue avec une Québécoise quand elle voyage hors du pays, et se propose de définir son acadianité en racontant l’histoire de l’Acadie de façon « condensée » (dans ses mots). Elle met l’accent sur un évènement historique majeur, le Grand Dérangement. Elle a mis en ligne sa vidéo il y a cinq ans et elle cumule au moment de la recherche (hiver 2023), 97 commentaires. Cette vidéo, qui relève du genre du témoignage en ligne et prend la forme d’une revendication (ici, être reconnue pour qui on est), est assez exemplaire de l’appropriation d’internet par les membres de minorités. Plusieurs recherches ont en effet souligné le recours de plus en plus marqué aux médias sociaux numériques en général et spécialement à la vidéo en ligne (Atifi, 2019) par des individus appartenant à des groupes minorisés. L’objectif est souvent de mettre de l’avant son identité spécifique, habituellement mal connue, d’exprimer sa solidarité avec son groupe tout en se plaignant du traitement qui lui est infligé en visant souvent un groupe précis. En somme, ici, à la connivence se joint la doléance. Cette vidéo est identifiée par le code V1.

Cette appropriation de nouveaux espaces de prise de parole par l’intermédiaire de nouveaux dispositifs numériques témoigne certainement d’une capacité d’agir renouvelée. L’enjeu n’est pas banal, quand on sait l’importance de la question identitaire en Acadie (Arrighi & Boudreau, 2016). On peut voir là une déclinaison de l’affirmation identitaire qui est par exemple au coeur de bien des oeuvres littéraires (du monologue de la Sagouine au poème Je suis Acadien de Raymond-Guy LeBlanc), qui motive les tintamarres du 15 août, etc. Finalement, on peut voir dans l’acte de cette vidéaste acadienne une forme (même minimale) de cyberactivisme (de vidéoactivisme, voir Riboni, 2022). Elle s’inscrit parfaitement dans le genre de vidéo qui vise à corriger, par un témoignage individuel qui se veut bien senti, l’image d’un groupe.

Cette première vidéo est native du web alors que les deux autres sont des productions audiovisuelles réalisées pour les médias traditionnels (la télévision) et ayant migré postérieurement sur le web. La deuxième vidéo choisie est produite par un réalisateur de profession travaillant au sein d’une institution dédiée à la production de contenu audiovisuel, à savoir l’Office national du film. Le court-métrage documentaire L’éloge du chiac, du Québécois Michel Brault, sorti en 1969, donne la parole à une institutrice et à ses élèves qui débattent de l’avenir du français en Acadie et de la pertinence ou non d’adopter une forme de langue moins marquée localement. Ce document est disponible sur la chaine YouTube de l’ONF, mis en ligne depuis 8 ans, et il a recueilli 55 commentaires. Il s’agit d’un documentaire connu, peut-être le premier qui traite de la spécificité linguistique des Acadiens. Je l’ai choisi en considérant qu’il pouvait être visionné par des personnes au profil varié intéressées par l’Acadie. Son dépôt sur la plateforme YouTube témoigne aussi de l’un des usages de ce média socionumérique qui permet une (re)découverte d’objets audiovisuels appartenant à un âge prénumérique de la société. Cette vidéo est identifiée par le code V2.

Enfin, la dernière vidéo est un documentaire français réalisé par Lionel Boisseau en 2016 et intitulé 100 % Acadiens, ces Français d’Amérique du Nord. Mis en ligne sur la chaine française Amérique française, revendiquant une certaine francité de l’Amérique du Nord, cette vidéo a reçu quelques 2124 commentaires en ligne depuis 6 ans. Ce documentaire est assurément destiné à un public français; il est pédagogique mais aussi folklorisant (ce qui ressort d’emblée dans le choix de la trame sonore ou encore de l’image extraite de sa présentation sur son site original de diffusion [voir l’illustration 1]). Le point de vue externe de la vidéo fait aussi que la majorité des commentaires sont rédigés en dehors du Canada, essentiellement depuis la France peut-on conclure de certains indices. La vidéo fut originellement diffusée par France TV (s. d.) qui la présente ainsi : « Ils sont quatre millions : qui sont ces Français partis outre-Atlantique il y a trois siècles et que l’on confond aujourd’hui avec leurs voisins québécois? » Cette vidéo est identifiée par le code V3.

Illustration 1

Visuel de la présentation du documentaire sur France TV (s. d.).

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La chaine YouTube Amérique française peut être définie comme une chaine qui peut attirer des vieweuses et vieweurs rattachés à une certaine mouvance « identitaire » qui propose une vision du passé français et de la culture française actuelle comme déliquescente du fait de la perte des valeurs traditionnelles, de l’empire colonial français, mais aussi en raison de l’immigration, des politiques libérales, etc., comme nous le verrons plus loin avec certains commentaires. Toutefois, il est aussi important de noter que le documentaire ne s’inscrit pas, lui, dans cette mouvance et que tous les commentaires (la grande majorité en fait) ne sont pas de cet acabit.

Dans la mesure où le genre de la vidéo ainsi que l’identité de la chaine qui le diffuse semblent aussi avoir une influence sur les commentaires – qui les rédige et pour dire quoi, sur quel ton, etc. –, les précisions données ci-dessus vont prendre toute leur importance dans l’appréhension des commentaires.

Pour rappel, retenons qu’il y a 97 commentaires pour la première vidéo, 56 pour la deuxième et 2124 pour la dernière, ce qui fait un total de 2277 commentaires (au moment où le relevé a été clos, ce qui n’implique pas la clôture de l’espace de commentaires qui peut continuer à être modifié).

2.2 Le commentaire comme genre : qui commente, comment, pourquoi?

Arrêtons-nous pour débuter sur le commentateur ou la commentatrice de vidéos en ligne. En linguistique, pour les tenants d’approches qui visent à corréler des propos ou des formes linguistiques à des profils bien définis d’individus, le commentaire en ligne de vidéos en ligne peut sembler déficitaire. Par exemple, les paramètres classiques (âge, sexe, origine, occupation) dont dépendent en sociolinguistique variationniste bien des clés explicatives sont en effet largement absents. Toutefois, si de prime abord on dispose de peu d’informations sur les personnes qui commentent, on peut d’une part interroger fondamentalement ce qui compte comme données sociologiques et personnelles pour comprendre un commentaire et d’autre part, pour qui y prête attention, on peut extraire bien des indices et des informations sur les émetteurs et émettrices de telles données. Ici, l’information majeure que fournissent bien des commentateurs et commentatrices est celle de leur identité ethnique, directement ou indirectement : ils disent ainsi « à partir d’où » ils ou elles parlent, ce qui est in fine fort pertinent pour l’analyse. C’est en fait assez souvent de ce point de vue là qu’ils ou elles prennent ou disent prendre la parole. Ainsi, si l’une de nos youtubeuses explique pourquoi elle n’est pas Québécoise et que le documentaire français vise à expliquer qui sont les Acadiens et Acadiennes, plusieurs commencent leur commentaire par une déclaration d’identité :

Commentaires 1 et 2 (publiés sous la V1) :

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Commentaires 3 et 4 (publiés sous la V2) :

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Commentaires 5 et 6 (publiés sous la V3) :

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Hormis ces déclarations d’identité explicites contribuant au premier plan à la construction discursive de l’éthos de la personne commentatrice et qui sont fort nombreuses, on relève dans un corpus fait de commentaires en ligne de vidéos en ligne bien d’autres moyens de dire qui on est (ou désire être, croit être… ce qui ici revient au même). Il existe en effet différents procédés sémiotiques (textuels ou visuels) qui sont utilisés dans des situations de communication numérique écrite pour proposer une certaine mise en scène de soi, si bien que l’on peut parler de construction technodiscursive de l’éthos.

Pour commenter sur YouTube il faut se créer un profil via un compte Google ce qui implique de s’identifier (au sens actif de se doter d’une identité). Les choix en la matière sont le nom, qui est souvent un pseudonyme, et la « pastille ». Les deux peuvent s’avérer de véritables actes d’identités, des identitèmes selon la terminologie de Boyer (2016). Le pseudonyme et la pastille qui marquent une identité virtuelle et visuelle indexent en effet souvent des traits identitaires et leur choix est souvent révélateur de ce point de vue[14]. Ainsi, le choix du pseudonyme nous en apprend souvent plus sur la personne que lorsqu’elle signe de son vrai nom. Comme le note Moukrim (2022, p. 158) : « On ne choisit pas son nom, on le porte, il est donné par les autres […] Le pseudonyme, par contre, nous le choisissons nous-mêmes. C’est une sorte d’auto-nomination, un acte conscient et volontaire ». Cislaru note que « l’auto-nomination sur internet laisse transparaître une intention de signifier aussi bien qu’une recherche de représentation » (Cislaru, 2009, p. 44). Ainsi, le pseudonyme, souvent défini comme une dénomination servant à masquer l’identité, peut ici la dévoiler, puisqu’il relève d’une intention de communiquer sur soi. Il est ainsi le nom choisi qui permet de présenter la face que l’on désire dans un contexte donné, c’est un élément à part entière de la construction de son identité. Le choix de conserver son anthroponyme (qui est aussi un choix) est également révélateur « d’une facette de la personnalité du locuteur » (Emerit, 2014, p. 100, cité dans Moukrim, 2022 p. 159). Paveau rappelle quant à elle que sur la toile où l’énonciation pseudonyme « est la règle », les pseudos sont « les vrais noms » des sujets parlants en ligne (Paveau, 2017, p. 41). Pour la pratique du commentaire, le pseudonyme a un rôle identifiant.

Une brève étude des identifiants des commentateurs et commentatrices est assez révélatrice. Prenons le cas de pseudonymes relevés dans les commentaires de la vidéo de la chaine Amérique française où plusieurs indiquent des choix identitaires (voire nationalitaires) : une référence au nom latin de la Gaule (ProGallia), le nom d’un personnage de bande dessinée censé incarner le « franchouillard » par excellence (Robert Bidochon) et le recours au nom d’un artéfact « typiquement » français (la Baguette). On note aussi plusieurs pseudos qui renvoient à l’identité ethnique, ainsi des génériques tels que La Québécoise, Historien Cadien, The Acadian Guy, SeigneurduQuebec ou encore des qualificatifs comme Un bon francophone. Il y a des pseudonymes référant à un personnage littéraire (Fifi Brindacier) ou historique (Jean Jaurès), d’autres qui se veulent sans doute drôles, tels que Jojo Lapatate, ou assez proches du nom de codes, tels Jokeer14 ou mic90042. Enfin, un nombre non négligeable utilise ce qui semble être leur vrai nom.

Par ailleurs, le pseudonyme peut aussi servir à indiquer comment on voit son rôle sur le web (servir « à annoncer la couleur » en somme). Ainsi, dans la V1, de rares commentaires assez antipathiques ont été rédigés par un commentateur qui s’est autodésigné comme un « insulteur » :

Commentaires 7 et 8 (publiés sous la V1) :

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En plus d’un identifiant nominatif (nom ou pseudo), optionnellement, on peut se choisir une « pastille » avec une image tenant lieu d’identité visuelle (le choix par défaut étant une pastille colorée avec une initiale). Ainsi,

les images choisies vont évidemment jouer un rôle important dans la construction de son identité en ligne. Diverses stratégies peuvent être observées. La photographie peut représenter « l’être réel » […] Elle peut aussi représenter un « être mis en scène », c’est-à-dire une image […] mettant en valeur un trait identitaire particulier, une affinité ou une dimension spécifique […] Une photographie peut aussi manifester l’appartenance de l’utilisateur à une communauté ou à une sous-culture […]. Enfin, l’image peut représenter un symbole, une illustration ou un avatar, renvoyant de manière le plus souvent métaphorique à un trait identitaire mis en valeur ou [à] une affinité particulière

Marcoccia, 2016, p. 148-149

Tout ceci se retrouve bien dans quelques pastilles qui sont des « pastilles identitaires » (voir l’illustration 2).

Illustration 2

Exemples de pastilles d’identification de commentateurs et commentatrices provenant du corpus.

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On note que la fleur de lis qui peut être tenue pour l’un des symboles, si ce n’est le symbole, de la francité en Amérique du Nord est bien représentée. D’autres symboles comme le coq, les drapeaux ou couleurs indiquent encore des identités de manière imagée. Notons toutefois que le choix d’une pastille dénotant une identité est somme toute assez marginal, la grande majorité des personnes qui commentent ici n’ayant fait aucun choix. D’autres indices d’actes d’identité peuvent être décelés par les choix de langue ainsi que de traits indexicaux comme les sacres québécois (on compte plusieurs tabarnak, par exemple).

Poursuivons cette exploration du genre technodiscursif qu’est le commentaire en ligne d’objets audiovisuels eux-mêmes en ligne en commentant le format de ceux-ci. Si le commentaire numérique relève assurément d’un genre discursif, avec ses sous-genres tels que le commentaire en ligne de vidéos en ligne, cela implique quelques caractéristiques formelles partagées, au premier rang desquelles se trouvent la brièveté, l’expressivité et le caractère augmenté; les trois visent à capter l’attention dans cette pléthore de signes qui naviguent sur internet, et à ce que le commentaire soit lu. En se fiant aux quelque 2277 commentaires du corpus, on peut soutenir qu’il y a un style commentaire.

Le commentaire en ligne de vidéos en ligne, à l’instar de nombre d’écrits d’écran, est un genre qui fait dans la brièveté. Une large proportion des commentaires tient en une ligne, comme on peut le voir dans les exemples suivants.

Commentaires 9 à 13 (provenant de la V1) :

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Lorsque le commentaire dépasse une ligne, il va rarement au-delà de trois ou quatre (sauf exception de textes inversement très longs[15]). Cette brièveté participe certainement d’une certaine expressivité du commentaire qui, par le recours à plusieurs stratégies, est assurément un genre expressif. On désire être lu.

Que dit-on en une ligne ou guère plus et comment le dit-on? Les commentaires courts sont en général non révisés, c’est-à-dire que les mots sont abrégés, laissés avec leurs coquilles éventuelles, miment souvent l’oral informel, notamment avec de nombreuses élisions – ya pour il y a, jte pour je te, etc. On note un certain nombre de signes linguistiques courts et emphatiques, typiquement des interjections – yo, hahah, par exemple, qui ont une valeur phatique témoignant du caractère dialogique du genre –, ainsi que la présence de quelques acronymes communs sur le web comme mdr. Souvent, on semble faire peu de cas des règles graphiques et orthographiques.

Parce que l’écrit en ligne est un écrit augmenté, on note l’usage d’éléments visuels, tels les émojis, parfois répliqués. Ce mode d’énonciation se donne à voir comme « un langage visuel dont la forme doit attirer l’oeil pour communiquer » (Georges, 2019, paragr. 23) et est considéré comme typique du numérique. Nos commentateurs et commentatrices y ont recours à peu près de l’ordre d’un sur 10, ce que relève aussi Georges (voir les exemples ci-dessous). Pour la V1 comptant 97 commentaires, 8 commentaires y ont recours.

Commentaires 14 et 15 sous la V3 :

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Notons au passage que la brièveté assez commune des commentaires ainsi que la « règle » qui consiste justement à ne pas respecter les règles graphiques et orthographiques différencient nettement ce genre de ce qui peut être tenu pour son pendant prénumérique : les lettres d’opinion des médias traditionnels[16]. La comparaison est valide jusqu’à un certain point par le fait qu’au final l’action entreprise a le même but : « Écrire à un média suppose de vouloir porter à la connaissance de ce média mais aussi, de son public un avis, une opinion ou une réaction au contenu de ce média » (Dakhlia, 2015). Toutefois, entre écrire à un média traditionnel pour commenter un contenu de ce média et laisser un commentaire sur un média numérique tel que YouTube, il y a un fossé; un fossé que les médias socionumériques comblent puisqu’ils offrent un accès des plus aisés à l’action de commenter. En effet, commenter en ligne c’est contrecarrer une certaine sélection naturelle[17], puisque le commentaire en ligne lèverait des barrières du côté de l’émetteur du message; du côté du récepteur (le média), le gatekeeping réputé plus ou moins fort dans les médias traditionnels est fort réduit ici[18].

On peut enfin se demander pourquoi on écrit un commentaire sur le web. Paveau (2017) en propose une typologie[19]. Il y a le commentaire relationnel, celui qui a une simple fonction phatique, il s’agit de saluer, d’encourager, de remercier, etc., sans entrer en conversation. Ce type de commentaire peut être de nature non linguistique, par exemple un « j’aime » ou l’envoi d’un lien. En raison justement de son caractère non linguistique, ce type de commentaire est peu pris en compte par les linguistes, tout comme le commentaire-partage ou pseudo-commentaire[20] (Paveau mentionne aussi les commentaires envoyés en privé aux auteurs du discours commenté, qui nous restent largement inaccessibles).

Le commentaire conversationnel est l’objet de prédilection des linguistes (souvent le seul auquel ils accordent de l’attention). Ce commentaire-là propose un contenu discursif (ainsi que plus ou moins fréquemment métadiscursif[21]). Typiquement, il exprime un accord ou un désaccord, il peut être consensuel ou polémique, il peut apporter un prolongement ou un complément. Il « produit des formes discursives, argumentatives et pragmatiques ordinaires, dont le fonctionnement n’est pas différent des formes hors ligne » (Paveau, 2017, p. 47). Sans négliger les autres types de commentaires, c’est aussi à ce type-là que je vais m’intéresser prioritairement.

2.3 De quelques représentations majeures : premiers résultats d’une étude exploratoire

Les trois vidéos ont été initialement choisies parce que tout en présentant un certain nombre de différences, elles abordaient le thème de l’identité acadienne.

S’il existe des commentaires purement phatiques, des commentaires assez éloignés du sujet, voire largement déconnectés (assez peu nombreux), l’essentiel des commentaires de type conversationnel thématise bien cette question. Le traitement discursif de ce thème se décline alors en quelques grandes tendances. Dans le corpus de commentaires, trois propositions sont majoritairement exprimées : a) il faut être fier de son identité (ethnique, linguistique…); b) le partage d’une langue commune induit un sentiment de familiarité; c) le partage de cette langue commune implique une solidarité. Ces trois propositions peuvent être énoncées de façon gratuite, mais parfois aussi servir un propos qui instrumentalise la question de l’identité acadienne au profit d’une position de la personne qui commente.

De ces trois motifs discursifs, celui qui ressort le plus fortement est sans doute celui de la fierté. Ce sont alors des personnes s’identifiant comme Acadiennes et Acadiens qui expriment leur fierté ou tout autre membre d’un groupe qui en profite pour dire la sienne. Certains commentaires expliquent aussi pourquoi la personne se sent acadienne (l’explication est alors toujours généalogique) :

Commentaires 16 et 17 (publiés sous la V1) :

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Commentaires 18 et 19 (publiés sous la V3) :

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Une étude des représentations linguistiques en diachronie menée par Boudreau (2014) a mis au jour dans les discours en et sur l’Acadie une tendance grandissante à la valorisation de la différence par la célébration de la spécificité, de l’authenticité et l’exigence de fierté. Bernard Barbeau et Moïse (2019) inscrivent cette montée en puissance de la fierté des groupes minoritaires dans un mouvement plus large de transformation des dynamiques à l’oeuvre dans ces milieux à partir du 21e siècle. Pour Bernard Barbeau et Moïse (2019, p. 46), la « fierté, au carrefour […] du sujet et du collectif, s’appuie non plus sur des revendications politiques mais sur la performance des acteurs sociaux ». Il s’agit de la dire, de la montrer (cette fierté peut être aussi un moteur d’action). La fierté même des membres de son groupe devient un motif de fierté pour les membres du groupe et d’autres, et peut même prendre des accents lyriques comme on le voit dans le dernier des commentaires ci-dessous :

Commentaire 20 (publié sous la V1) :

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Commentaires 21 à 23 (publiés sous la V3) :

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Fréquemment aussi, la personne qui commente encourage, voire enjoint le groupe acadien à la fierté. Formellement, la question de la fierté identitaire s’exprime souvent sous une forme interpellative par le recours à la seconde personne du singulier ou du pluriel, parfois sous la forme de véritables injonctions comme ici avec l’utilisation du subjonctif à valeur impérative.

Commentaires 24 et 25 (publiés sous la V2) :

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D’autres commentaires visent encore à souligner positivement la fierté dont ferait montre le groupe acadien :

Commentaire 26 (publié sous la V3) :

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On note aussi une forme d’expression de la fierté consistant pour d’autres groupes francophones à dire qu’ils sont fiers des Acadiens et Acadiennes pour leur courage, leur résilience et la conservation fidèle de leur langue en dépit de toutes les difficultés. Les Acadiens et Acadiennes ont alors droit à de véritables déclarations d’amour exprimées de manière fort expressive.

Commentaires 27 et 28 (publiés sous la V3) :

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On note aussi de la part de certains commentateurs et commentatrices que l’on pense être des Français et Françaises l’expression de ce qui convient d’appeler une sorte de fierté coloniale :

Commentaires 29 et 30 (publiés sous la V3) :

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Cette idée d’une France outre-mer plus française que la France et éventuelle porte de sortie d’une France en perdition n’est pas nouvelle; il y a dans certains commentaires du corpus un relent des positions de Rameau de Saint-Père. Au milieu du 19e siècle, l’auteur de La France aux colonies (1859) et d’Une colonie féodale en Amérique (L’Acadie 1640-1710) (1877), nostalgique d’un certain féodalisme, croit trouver en Acadie un ilot de l’ancienne France (rurale, patriarcale, catholique…). Il exhorte alors la population à vivifier les traits hérités de l’ancienne France et prône notamment l’accroissement démographique, ce que, de façon surprenante, nous retrouvons jusque dans le corpus.

Commentaires 31 et 32 (publiés sous la V3) :

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On note aussi, comme on le voit avec l’expression les cousins des Amériques dans l’extrait ci-dessus, l’idée que le partage d’une langue induit nécessairement une familiarité, y compris dans un sens quasi littéral, ce qui ressort notamment par le recours au vocabulaire de la parenté, le terme cousin est très fréquent, et dans une moindre mesure celui de frère (et soeur).

Commentaire 33 (publié sous la V1) :

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Commentaire 34 (publié sous la V3) :

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Si l’on se penche sur des discours de différentes natures (politique, médiatique et scientifique) produits par des représentants de groupes francophones en Amérique du Nord ou tenus sur ceux-ci, on peut largement remarquer cette construction et diffusion d’une représentation de la francophonie nord-américaine comme une grande famille, y compris au sens le plus littéral du terme (voir Arrighi & Urbain, 2016). La construction d’une francophonie nord-américaine panacadienne tient au fait que les aléas de l’histoire (le Grand Dérangement au 18e siècle, mais aussi les migrations économiques au 19e siècle) ont mené à un éclatement de la population acadienne. Bien des membres se sont alors retrouvés en divers endroits de l’Amérique du Nord (au Québec, en Louisiane, dans l’Est nord-américain). Ainsi, certains commentateurs et commentatrices mettent de l’avant leur origine acadienne ou signalent que des personnes d’origine acadienne se retrouvent sur un très large territoire. La notion de diaspora acadienne reste aussi importante pour une partie de la population demeurée en Acadie et forme aussi un élément identitaire (Bruce, 2018). Concernant le documentaire français, plusieurs des commentaires laissés unissent l’Acadie et la francophonie louisianaise.

Commentaire 35 (publié sous la V3) :

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Commentaire 36 (publié sous la V1) :

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La familiarité est aussi beaucoup plus métaphorique quand certaines personnes qui commentent pensent comprendre la situation de minorité linguistique du peuple acadien en la comparant à leur situation. Il s’agit souvent de locuteurs et locutrices de langues régionales en France ou de personnes venant d’une région où « il y aurait un accent », ce qui renvoie à une façon de parler stigmatisée.

Commentaire 37 (publié sous la V3) :

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Commentaire 38 (publié sous la V1) :

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La familiarité est telle que, pour certains, il semble difficile de comprendre que l’on puisse être francophone sans être français (Arrighi & Boudreau, 2016). L’échange ci-dessous représente bien ce point de vue.

Commentaires 39 (avec réponses) et 40 (publié sous la V3) :

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Notons que le commentaire exprimé dans ce dernier extrait (« les Acadiens ne sont pas des Français, ce sont des francophones ») est le commentaire qui a reçu le plus de réponses (voir le compteur qui affiche « 26 réponses »), presque autant pour lui donner raison que pour lui donner tort.

Un sentiment de solidarité s’exprime aussi dans les commentaires. Plusieurs études ont pu mettre de l’avant le fait que les médias socionumériques jouent un rôle dans l’émergence de nouvelles formes de mobilisation, d’activisme, mais aussi de solidarité. Cette dernière peut prendre des formes concrètes, mais pour les vidéos et les commentaires envisagés ici, il s’agit d’une solidarité déclarative.

Commentaire 41 (publié sous la V3) :

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Les déclarations d’affection peuvent alors se transformer plus ou moins explicitement en une posture nettement néocoloniale déjà soulignée plus haut.

Commentaires 42 à 45 (publiés sous la V3) :

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Cette perspective est en fait assez proche de l’orientation que l’on peut supposer à la chaine YouTube Amérique française qui a diffusé la vidéo qui est l’objet de ce type de commentaire. Le dernier commentaire cité, en plus de nous en apprendre beaucoup sur la façon dont certains Français et Françaises pensent encore la colonisation (« l’épopée française en Amérique, pourtant si belle par rapport à la colonisation épouvantablement violente des Anglais »), montre encore comment une certaine idée construite de l’acadianité conduit des commentateurs à les instrumentaliser. Subsumant tous les éléments précédents en quelque sorte, on trouve un certain nombre de personnes qui louent la fierté du peuple acadien et qui disent éprouver de la fierté en raison de l’existence de ce groupe, de sa résilience et de la conservation de sa culture. Des commentaires venant de Français et Françaises expriment un sentiment de familiarité et une certaine forme de solidarité de manière instrumentale afin de mieux pouvoir développer un argumentaire politique qui se porte contre une certaine idée qu’ils se font de leur pays. Quelques commentaires comme celui qui est ci-dessous résument bien une telle position :

Commentaire 46 (publié sous la V3) :

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D’un point de vue idéologique, des commentaires de ce type témoignent d’une absence de compréhension des enjeux à l’oeuvre au sein d’une communauté minoritaire, louant souvent une résistance de groupes minorisés que les valeurs nationalitaires, que ces mêmes commentateurs défendent par ailleurs, ont tout fait pour écraser. On retrouve ici ce ton acerbe et un certain extrémisme qui seraient fort répandus sur YouTube si l’on se fie à Amadori (2012) ou à Vicari (2022), lesquels relèvent tous deux de la violence polémique sur YouTube. Toutefois, les deux partent d’un corpus clivant[22], les vidéos commentées présentant un contenu politique, voire polémique.

Aucune des vidéos choisies pour support à l’étude ne revendique de contenu politique, elles sont très peu polémiques et les commentaires qu’elles suscitent semblent donc à l’unisson, si l’on exclut les propos comme ceux qui viennent d’être cités (qui se retrouvent uniquement sous la V3). Ceux-ci ne sont pas représentatifs de l’ensemble (par exemple, si l’on s’en tient aux cent derniers commentaires postés sous cette vidéo, aucun ne peut être qualifié de violent et, plus largement, aucun ne ramène à un contenu ouvertement politique ou polémique).

Amadori (2012) note également que la virulence des commentaires peut être entretenue par la personne qui poste la vidéo et qui revient provoquer les commentateurs et commentatrices. Certainement, l’autrice de la V1 taquine un peu ceux et celles qui la confondent avec une Québécoise et ne connaissent rien à l’histoire de l’Acadie. Assurément, faire l’éloge du chiac encore aujourd’hui peut attirer quelques foudres. Incontestablement, le documentaire 100 % Acadiens… est folklorisant et, tourné d’un point de vue français, il célèbre une certaine idée de l’Amérique du Nord francophone. Néanmoins, aucune des vidéos support des commentaires étudiés n’est à même d’engendrer des commentaires virulents. En conséquence, la majorité des commentaires sont à l’unisson. Ils sont certes réducteurs, leurs auteurs et autrices ne sont pas toujours bien informés et souvent orientés, et c’est bien pour cela que nous avons bien là affaire à des représentations, des formes d’appréhension et d’appropriation de la réalité extérieure (Moscovici, 2011) qui facilitent notre conception du monde, mais en limitent aussi notre compréhension.

En guise de conclusion : le commentaire, un genre discursif et une voie d’accès aux représentations

Comme le note le chercheur en sciences de l’information et de la communication Julien Péquignot,

du point de vue de la recherche, le numérique a produit ceci de relativement nouveau [que] les usages et les expériences sont maintenant systématiquement susceptibles de produire des traces […] directement visibles, existantes en tant que traces constitutives du fonctionnement des objets en lignes [sic], autrement dit les commentaires

2019, paragr. 9

Dans ce contexte, la recherche en linguistique sur le commentaire en ligne de documents audiovisuels eux-mêmes en ligne reste relativement marginale. Dans cette étude exploratoire, le segment contextualisant – notamment la réflexion sur le support, sa nature, son fonctionnement discursif, les défis que pose son exploitation – occupe une place importante comparativement au segment analytique. J’espère toutefois avoir pu illustrer comment et en quoi ces commentaires peuvent être saisis comme des lieux d’expression, de véritables video voices en somme, au sens où un support (ici, audiovisuel) active la production d’un discours, un discours qui est de plus produit dans et par un dispositif qui en conserve la trace. Les commentaires en ligne de vidéos en ligne, en produisant et en diffusant du contenu discursif (consultable), nous donne tout autant accès à des formes de conduite d’interactions sociales qu’à des représentations bien ancrées. En effet, et comme cet article a contribué à le montrer, leur étude permet d’une part d’observer comment l’activité discursive se déploie dans un environnement numérique faisant du « commentaire […] l’une des formes technodiscursives les plus fréquentes et les plus riches d’internet et […] un objet majeur pour l’analyse du discours numérique » (Paveau, 2017, p. 36). D’autre part, le commentaire est une voie d’accès renouvelée vers les représentations. Si ces dernières (qu’elles soient linguistiques, identitaires ou autres) peuvent être saisies par l’observation de comportements, de choix individuels ou collectifs, c’est essentiellement par leur mise en discours que leur existence est assurée et que leur étude peut être menée. Les représentations présentent en effet une dimension hautement discursive dans la mesure où elles doivent littéralement être partagées et repartagées pour exister et perdurer dans l’espace social. Les espaces de commentaires analysés ici représentent un lieu où les représentations se disent, se renforcent et éventuellement se modifient.