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Disons-le d’emblée : Twilight of the Titans de Paul MacDonald et Joseph Parent est un livre remarquable sur le déclin des grandes puissances et sur la manière dont elles y répondent. On sait, depuis le livre de Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances (1988), l’importance de la recherche consacrée aux États-Unis à la perte d’influence de ces dernières. L’ouvrage dont il s’agit ici est d’une actualité évidente – en raison de la rhétorique néo-isolationniste de Washington sous Donald Trump –, bien que les deux auteurs s’intéressent à un objet relativement classique : la grande stratégie de la France, du Royaume-Uni et de la Russie, des années 1870 à 1925. À l’époque du constructivisme et des études sur le Sud global, les auteurs privilégient une orientation réaliste centrée sur une période où l’Occident dominait encore le monde. Quant à leur problématique, elle se laisse ainsi résumer : comment les grandes puissances réagissent-elles face au déclin relatif ? Le désengagement (retrenchment) est-il nécessairement un signe de la décadence des « titans » dans les relations internationales ?
La méthode est quantitative et qualitative. Les résultats quantitatifs sont basés sur la baisse du produit intérieur brut et sur les réponses des États concernés. Face au déclin de leur puissance économique (variable indépendante), quelles furent les réponses stratégiques apportées par les États concernés (variable dépendante) ? Parmi elles, MacDonald et Parent relèvent notamment la baisse des dépenses de défense, la modernisation de l’appareil militaire et le redéploiement de l’engagement international.
Leur résultat principal est que les puissances en déclin réagissent rarement par des guerres visant à maintenir leur hégémonie. Les auteurs rejettent ainsi la thèse classique nommée « le piège de Thucydide » et la thèse de Gilpin sur l’agressivité des États hégémoniques en perte de vitesse. Mieux encore : le désengagement permet assez souvent à une grande puissance de retrouver son rang alors que l’expansion démesurée (overstrechting) mène le plus souvent au déclin.
Les études de cas portent sur la Grande-Bretagne, la France et l’empire russe au tournant des xixe et xxe siècles. Les auteurs comparent des déclins d’ampleur modérée, moyenne ou importante. Ces résultats qualitatifs permettent à la fois de nuancer et de préciser les premières prédictions quantitatives. Les États pratiquent bien une politique de modération dans leur politique étrangère face à une phase de déclin relatif, mais témoignent de variations notables par rapport à la prédiction standard.
La Grande-Bretagne sut ainsi à deux reprises repenser sa présence internationale et baisser les coûts liés à sa défense. En 1872, Londres temporisa face à l’émergence d’un État allemand unifié sous la houlette de Bismarck. Puis, en 1908, les Britanniques s’affirmèrent comme une puissance hégémonique capable de réagir, notamment par le rapprochement avec la France. Contrairement à l’historiographie classique, les auteurs voient là une confirmation de leur thèse d’un redéploiement stratégique des grandes puissances et non un symptôme d’isolationnisme.
L’Empire russe en 1888 s’orienta aussi vers une stratégie de repli stratégique alors que la France entamait une politique de colonisation active sous la IIIe République. Mais à partir des années 1910, la Russie s’éloigna de sa politique de modération. Victimes d’une culture politique autoritaire (Russie tsariste) ou de tensions politiques internes (France), ces deux nations ne purent répondre à leurs difficultés. La chute semble alors inévitable. La Russie s’engagea dans une phase de régression qui mena au désastre de 1917. Quant à la France d’après 1918, victime à la fois d’une démographie désavantageuse et d’un abandon relatif des Anglo-Américains, elle ne sut résister aux progrès de l’hitlérisme.
Les exemples historiques montrent que le repli stratégique est une tendance lourde, mais non absolue. Les États se voient parfois engagés par leurs alliés dans des entreprises militaires ambitieuses, mais coûteuses. L’opinion publique interne pousse aussi à une politique étrangère offensive néfaste de manière globale pour les États qui s’y engagent.
En conclusion, relevons les nombreux mérites de ce livre. D’abord la qualité de l’écriture qui se caractérise par sa densité et sa clarté. Le propos en apparaît ainsi d’autant plus convaincant. Cet ouvrage fournit aussi un aperçu précieux de certains des débats les plus riches des grandes revues états-uniennes (International Organizations ou International Security) au sein desquelles les auteurs ont publié des articles importants. Face à la montée de la Chine et au défi persistant de la Russie, les stratèges américains s’interrogent en effet sur le rééquilibrage probable entre les grandes puissances mondiales. Les thèses de MacDonald et Parent font ainsi directement écho à celles d’autres auteurs réalistes, tels que Barry Posen ou John Mearsheimer, qui prônent une politique étrangère plus modérée de la part de Washington.
On regrettera néanmoins l’absence de toute analyse des puissances non occidentales aux xixe et xxe siècles (Chine, Inde, Empire ottoman) qui subirent des déclins de grande ampleur face aux entreprises des Occidentaux. Comment répondirent-elles à ce qui ressemble à un écroulement total de leur ancienne puissance pour certaines d’entre elles ? Ces cas pourtant significatifs pour comprendre la politique des États émergents ne sont pas abordés. Ces quelques remarques n’enlèvent rien aux qualités d’un travail qui se distingue par l’extrême rigueur de sa base empirique et par l’intelligence de son propos. Le résultat n’en est que plus salutaire dans un contexte d’inquiétude face à une politique américaine d’apparent retrait, mais parfois difficilement lisible.