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Cet ouvrage s’intègre dans une nouvelle série de publications sur le conflit yougoslave. La littérature s’est d’abord enrichie de comptes rendus des guerres en Croatie, en Bosnie puis, plus récemment, au Kosovo, rédigés pendant les conflits, et de réflexions sur l’enchaînement de facteurs qui ont conduit à l’éclatement des conflits. Mentionnons ainsi Bosnie, anatomie d’un conflit, de Xavier Bougarel (1996) ; Vie et mort de la Yougoslavie, de Paul Garde (2000). Plusieurs ouvrages insistent sur la thèse du complot allemand, voire américain, dans la désintégration yougoslave, et sur le caractère essentiellement « ethnique » du conflit, rejoignant ainsi les thèses de Misha Glenny et de Robert Kaplan sur le caractère ancien et profond des « haines ancestrales » qui devaient inévitablement aboutir à l’éclatement du conflit : ainsi, Balkan Ghosts, de Robert Kaplan (1993) ; The Fall of Yugoslavia. The Third Balkan War, de Misha Glenny (1994) ; le très contestable Bosnie. Le Sang du Pétrole, de Pierre-Marie Gallois (1996) ; et L’éclatement de la Yougoslavie de Tito. Désintégration d’une fédération et guerres interethniques, d’Yves Brossard et Jonathan Vidal (2001).
Dans une deuxième phase, sont apparues des réflexions sur la difficile construction de la paix : Les Balkans. Paysage après la bataille, de Jacques Rupnik (1996) ; Dernière guerre balkanique ? Ex-Yougoslavie. Témoignages, analyses, perspectives, de Jean Cot (2000) ; La Bosnie-Herzégovine, une géopolitique de la déchirure, de Philippe Boulanger (2003).
Une troisième vague d’ouvrages s’efforce de reprendre le fil des facteurs qui ont conduit aux conflits yougoslaves, en les replaçant dans un contexte régional – la fin de la guerre froide et l’effondrement des régimes communistes en Europe centrale et orientale – et la dynamique des acteurs extérieurs au conflit, otan, Union européenne, États-Unis, Russie : Fin de siècle dans les Balkans, 1992-2000, de Paul Garde (2001) ; Reflections on the Balkan Wars. Ten Years After the Break-up of Yugoslavia, sous la direction de Jeffrey Morton (2004). C’est dans cette perspective que l’ouvrage de Tom Gallagher prend sa place : en quoi le conflit yougoslave peut-il s’expliquer par la dynamique engagée en 1989 par la chute du mur de Berlin et la désintégration des régimes communistes, et les réponses des puissances occidentales à ce bouleversement politique ? Gallagher propose ici une relecture critique des facteurs qui ont contribué à l’éclatement de la guerre en Yougoslavie, dans une perspective alliant le long terme (les bouleversements régionaux) au moyen terme (les réponses des puissances occidentales face au conflit, dans un contexte de brutale fin de la guerre froide et de rivalités dans la construction européenne ; les stratégies des acteurs dans le conflit yougoslave) et au court terme (les rebondissements du conflit). En ce sens, il récuse totalement la thèse, simpliste pour lui, d’un conflit provoqué par les prétendues haines ancestrales des diverses communautés yougoslaves.
L’auteur débute son exposé par un examen de l’ensemble de la région d’étude, les Balkans. Il souligne le poids de l’héritage politique que laissent les régimes communistes, en particulier la faiblesse de la citoyenneté et des mécanismes institutionnels de dialogue social, au profit du poids important de l’identité collective. Mais il souligne surtout la tentation très forte des gouvernements communistes et de leurs successeurs d’utiliser la carte du nationalisme comme instrument du maintien au pouvoir dans la période de profonde crise économique et de remise en cause de la légitimité des régimes. L’Albanie, la Roumanie, la Macédoine et, à un moindre degré, la Bulgarie ont, à un moment ou à un autre, tenté de jouer la fibre nationale pour masquer les difficultés du moment ou pour gérer les crises politiques.
C’est en Yougoslavie que l’instrumentalisation du nationalisme par les régimes communistes finissants a été poussée à son plus haut degré. L’auteur expose en quoi les responsables des républiques yougoslaves croate et serbe, Franjo Tudjman et surtout Slobodan Milošević, ont récupéré et alimenté le sentiment nationaliste pour se débarrasser du cadre politique et institutionnel yougoslave puis mettre en oeuvre leurs projets de conquêtes territoriales, essentiellement au détriment de la Bosnie. L’auteur réfute l’idée d’un complot allemand ou du Vatican dans la montée des tensions, soulignant que l’Allemagne a respecté la discipline communautaire jusqu’à ce que la pression de son opinion publique entraîne un revirement de la politique de Bonn et conduise l’Allemagne à défendre l’idée de la reconnaissance des indépendances slovène et croate : en janvier 1992, la Communauté européenne reconnut les deux nouveaux États. A contrario, il souligne que beaucoup de gouvernements occidentaux, en France et en Grande-Bretagne notamment, en décalage par rapport à leurs opinions respectives, avaient en leur sein des éléments pro-serbes qui développaient l’idée qu’une Serbie forte était la garantie du maintien de la stabilité et de la paix dans la région.
De nombreux plans de paix ont été élaborés au cours du conflit. On oublie que le premier, le plan Carrington, présenté en octobre 1991, proposait que la Yougoslavie se transforme en une confédération souple d’États souverains qui coopéreraient dans les domaines financier, diplomatique et de la sécurité. Toutes les républiques avaient accepté le plan, sauf la Serbie de Milošević.
La guerre éclata en Bosnie le 5 avril 1992 sans que la Communauté (devenue Union européenne au 1er janvier 1993), paralysée par les dissensions en son sein, ne parvienne à développer une politique de prévention du conflit. Pourtant, les preuves de l’implication de l’armée yougoslave dans le conflit en Croatie et des liens très forts entre les Serbes de Bosnie et de Croatie avec l’appareil politique de Milošević auraient dû servir de signes à la communauté internationale que l’accession de la Bosnie à l’indépendance pouvait n’être qu’une étape dans l’extension du conflit. L’auteur développe une argumentation solide et très documentée sur les tergiversations des États-Unis et, surtout, de l’Union européenne quant à l’attitude à adopter, hésitations alimentées par la position très militante de la Grande-Bretagne visant à empêcher toute intervention dans le conflit yougoslave. S’il reconnaît ne pas avoir assez d’éléments pour cerner les causes de cette politique, l’auteur élabore toute une réflexion sur la responsabilité du gouvernement de John Major dans l’attentisme européen et international. Considérant le rôle majeur de Slobodan Milošević dans le développement du conflit, il estime qu’une attitude plus ferme de la part de l’Union, et la menace crédible d’une intervention militaire, auraient probablement limité le désir des Serbes de mettre en oeuvre leur projet territorial par la voie d’un conflit meurtrier. Lord Owen, le représentant de l’Union, ainsi que Yasushi Akashi, le délégué spécial des Nations Unies, ont ainsi déployé beaucoup d’énergie pour tenter d’empêcher toute forme d’intervention dans le conflit, à l’exception d’un embargo sur les armes, ce qui revenait à priver la Bosnie, État reconnu, des moyens légaux d’équiper son armée face aux armées croate et serbe, lesquelles, en revanche, disposaient d’un accès certain aux stocks de Zagreb et de Belgrade ; et du déploiement de Casques bleus dont le rôle se confinait surtout à se défendre, beaucoup plus qu’à protéger les populations civiles : selon Robert Hunter, l’ambassadeur américain auprès de l’otan, l’objectif de Londres en déployant un contingent britannique en Bosnie était ainsi d’empêcher toute intervention militaire de l’Organisation, en soulignant les risques de représailles que cela ferait courir à ses soldats. L’attitude plus interventionniste des États-Unis dans le conflit bosniaque fut à l’origine d’une tension réelle entre Washington et Londres. Une certaine forme de culpabilité et le prix politique indirect de l’inaction – comment les États-Unis, récents vainqueurs de la guerre froide, pouvaient-ils rester aussi passifs dans ce premier grand conflit européen depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ? – expliquent sans doute en partie le désir de Washington d’intervenir militairement en 1995 ; puis, lorsque le bilan fort peu élogieux de la paix imposée de Dayton fut patent, de conserver une ligne dure face à Belgrade dans la crise du Kosovo, en 1998-99, pour finalement aboutir à la guerre entre l’otan et la Yougoslavie.
La thèse de « l’équivalence des torts » dans le conflit était l’argument théorique destiné à justifier cette inaction internationale. Elle développait l’idée que, dans le conflit bosniaque, les horreurs mutuelles, alimentées par les « haines ethniques ancestrales » se valaient toutes et qu’en conséquence, la communauté internationale ne pouvait qu’attendre qu’un vainqueur – les Serbes, selon Londres – se dessine. Que la Bosnie ait été un État de droit reconnu par l’Union et admis aux Nations Unies, à la différence des milices croate et serbe qui, de surcroît, avaient commencé à pratiquer le « nettoyage ethnique » et à recourir de façon massive à la construction de camps de concentration, ne semblait pas émouvoir les dirigeants britanniques ni les responsables des Nations Unies, Boutros Boutros-Ghali en tête. Surtout, que le conflit ait été l’aboutissement d’une politique planifiée par le gouvernement de Slobodan Milošević destinée à instrumentaliser un nationalisme haineux délibérément attisé par les anciens communistes afin de rester au pouvoir, a paradoxalement paru marginal aux yeux de nombreux dirigeants occidentaux ou des institutions internationales.
L’ouvrage s’achève par un compte rendu des interventions internationales dans la Bosnie de Dayton – la difficile construction d’une paix impossible – et en Albanie, où les Occidentaux payèrent le prix fort pour avoir soutenu trop longtemps un régime corrompu. Il constitue une chronique extrêmement documentée sur l’enchaînement des événements qui ont conduit à l’embrasement de l’ex-Yougoslavie. L’auteur propose un cadre d’analyse, d’une part, la passivité des Occidentaux et le militantisme anti-interventionniste de la Grande-Bretagne ; et, d’autre part, le recours à l’instrument du nationalisme afin de conserver le pouvoir, outil employé en particulier par Milošević dans le cadre d’un projet territorial pour la Serbie post-yougoslave. L’analyse, cependant, se perd un peu parfois dans la chronique minutieuse de l’événementiel et des prises de position des différents acteurs; du coup, elle perd un peu son souffle, surtout dans la dernière partie consacrée à la mise en oeuvre des accords de Dayton, où l’auteur décrit par le menu les tergiversations de l’Union européenne et des Nations Unies. L’ouvrage se concentre également beaucoup sur le conflit yougoslave : non pas que le thème soit inintéressant, mais le projet du livre était d’embrasser l’ensemble des Balkans, et non de constituer une analyse très centrée sur l’éclatement de la Yougoslavie.