Corps de l’article

Introduction

La question du maintien des solidarités intergénérationnelles se pose avec force dans le contexte actuel de vieillissement de la population martiniquaise. La réduction de la taille des familles et le phénomène d’allongement de la vie, mais surtout l’émigration massive et continue des jeunes populations depuis plus d’un demi-siècle et le retour au pays des personnes retraitées ou en fin de carrière, sont les facteurs principaux d’un déséquilibre démographique grandissant, qui s’est accéléré depuis les années 2000 (Breton et al., 2009). Tandis que le nombre de personnes âgées dépendantes augmente, les réseaux d’aidants potentiels au sein des familles diminuent (Crouzet, 2018 ; Atger et Bargeits, 2020) et se caractérisent notamment par leur dispersion géographique. Ainsi, comment prendre soin des vieux restés en Martinique quand la famille est loin ?

L’éclatement géographique des familles martiniquaises est en partie le résultat de l’évolution (post)coloniale des structures socio-économiques sur le territoire. Les « grandes personnes », surtout les femmes âgées, sont généralement décrites comme étant, jusque dans les années 1960, les éléments stables et centraux du groupe familial élargi (Galap, 1993 ; Cériote, 1993). L’impératif de subsistance caractéristique des lendemains de l’abolition et de la société d’habitation se traduit par la concentration des ressources et la proximité des générations (Chivallon, 1998), intégrant les personnes âgées dans un large réseau d’échanges. Aujourd’hui, bien que le taux de cohabitation intergénérationnelle en Martinique reste plus élevé que la moyenne nationale[1], le phénomène de décohabitation s’est accéléré au cours des dernières décennies[2]. Les personnes âgées sont de plus en plus nombreuses à vivre seules dans de grandes maisons que les enfants ont quittées les uns après les autres[3]. La recherche d’emploi et d’autonomie les pousse vers les centres urbains de l’île et plus encore, vers l’hexagone du fait de la précarité endémique de l’économie martiniquaise et de sa forte dépendance à l’ancienne métropole. De ce fait, nombreuses sont les familles à faire l’expérience de la grande distance : deux tiers des parents martiniquais âgés de 60 à 79 ans ont au moins un enfant à distance (Ozier-Lafontaine, 1999). Comme le souligne Carole Beaugendre, si dans l’hexagone un enfant est considéré « vivre à distance » lorsque le temps de trajet entre son domicile et celui de ses parents dépasse les cinq heures de route, « les contraintes de la “famille à distance” y sont sans commune mesure avec celles vécues par les natifs des DOM[4] dont les enfants résident en dehors de leur département », impliquant un temps de trajet beaucoup plus long. (Beaugendre et al., 2016).

La prise en compte des contraintes économiques et spatiales qui conditionnent les mobilisations familiales d’entraide permet d’inscrire les enjeux de prise en soin des personnes âgées dont le réseau familial est spatialement dispersé dans des logiques structurelles et de donner davantage de relief politique à l’analyse (Imbert et al., 2018). Cette thématique de l’aide à distance a fait l’objet de nombreuses études dans divers contextes géographiques et historiques. Bois (2002) traite, par exemple, des effets de l’exode rural qui a lieu dans les campagnes européennes à la fin du 19e siècle, alors que la première révolution industrielle donne lieu à un déplacement de la force de travail vers les centres urbains. Redéfinissant de manière radicale les dynamiques spatiales et relationnelles des familles, ce phénomène s’est notamment traduit par la solitude et l’appauvrissement des vieux restés au pays (Bois, 2002). Dans d’autres régions, comme en Europe de l’Est (Stoehr, 2015 ; Fihel et al., 2019), en Chine (Zhang et Wang, 2022) ou au Maroc (Ferrié et Radi, 2019), la question de savoir ce qu’il advient des left-behind elderly quand les enfants émigrent de la région ou du pays d’origine, pose aussi celle de savoir si la présence des familles est indispensable au bien-être des vieux ou si d’autres types d’aide, marchands ou non marchands, peuvent s’y substituer.

En Martinique, le tardif et faible développement de la politique d’aide aux personnes âgées semble s’expliquer par la persistance de représentations normatives partagées se référant aux modes historiques de prise en soin des vieux par les familles, tandis que les discours déplorent le déclin des solidarités et la montée de l’individualisme. La disjonction entre, d’une part, les évolutions sociodémographiques se traduisant par une plus faible disposition des familles à assurer une aide quotidienne et, d’autre part, l’injonction qui leur est faite à prendre soin de leurs parents âgés, nous questionne sur la manière dont ce dilemme se traduit pour les proches résidant à grande distance de leur parent dépendant, tant sur le plan moral et affectif que dans la mise en place de solutions concrètes.

L’enquête « Migration, Famille, Vieillissement » (MFV), la plus aboutie à ce jour sur les systèmes d’échanges entre générations dans les départements d’outre-mer, dresse le constat du maintien des liens affectifs malgré la distance, mais elle alerte aussi du phénomène de distension, voire de déclin des pratiques d’entraide du fait de l’éclatement géographique des familles et de l’autonomisation croissante des modes de vie vis-à-vis de la parenté (Beaugendre et al., 2016). Notre approche cherche à nuancer la thèse du déclin des solidarités en s’intéressant à leur renouvellement dans des situations de grande distance géographique et en mettant l’accent sur les ressorts structurels de ce phénomène.

L’approche par cas : ressources et limites méthodologiques

À partir d’une enquête réalisée dans le cadre de ma thèse de doctorat en cours[5], j’ai choisi de m’intéresser au point de vue de trois proches de personnes âgées dépendantes, qui ont pour point commun de résider hors de la Martinique tout en endossant le rôle d’acteur principal de l’aide. Au cours de mon enquête, j’ai rencontré d’autres personnes qui résidaient à grande distance de leur parent, mais qui avaient fait le choix de se réinstaller en Martinique. Dans cet article, nous nous concentrerons sur la phase qui précède la décision des proches de se réinstaller ou non en Martinique, et sur les tensions et dilemmes qui l’accompagnent, particulièrement intensifiés avec la distance, liés au souci de pourvoir aux besoins du parent âgé qui réside en Martinique tout en demeurant dans son lieu de vie habituel.

Si l’approche par cas ne favorise pas une « montée en généralité », l’objectif est de poser les jalons d’une recherche plus large et d’aborder comment certains enjeux de la famille à distance se manifestent dans des situations concrètes, mettant l’accent sur « l’irréductible hétérogénéité » des situations (Passeron et Revel, 2005), alors même que les politiques publiques tendent à apporter des réponses standardisées. Dans la même perspective, l’entrée par le territoire met en lumière les lacunes d’un système d’aide élaboré à l’échelle nationale, parfois peu adapté aux logiques (socio-démographiques, économiques ou encore culturelles) propres à chaque territoire, comme le soulignent Klein et Sandron dans leur analyse de la déclinaison des politiques gérontologiques nationales à la Réunion, territoire ultramarin qui présente quelques similitudes avec la Martinique (Klein et Sandron, 2018).

L’approche par cas offre aussi la possibilité d’examiner la dimension temporelle des configurations d’aide. La vieillesse étant une période fortement soumise au changement et à l’imprévu, les situations analysées ont été suivies entre octobre 2019 et septembre 2021 et ont pu évoluer depuis.

Mon statut de doctorante CIFRE[6] en sociologie au sein de la Collectivité territoriale de Martinique (CTM)[7] m’a permis d’entrer en contact avec un certain nombre de personnes âgées et leurs proches, à partir d’évaluations médico-sociales (EMS) réalisées au domicile dans le cadre d’une demande d’allocation personnalisée d’autonomie (APA)[8]. J’ai ainsi pu obtenir le contact des trois individus – Xavier, Daniel et Raymonia – qui font l’objet de cet article. Pour des raisons éthiques, tous les prénoms ont été changés afin de garantir l’anonymat des personnes enquêtées. Le choix du prénom de substitution s’est fait selon une proximité socioculturelle estimée avec le prénom d’origine. Les personnes enquêtées étaient informées de ma démarche et m’ont autorisée à mobiliser leur parole, enregistrée et retranscrite le plus fidèlement possible, à des fins de recherche. Dans le même souci de protéger leur identité, j’ai préféré indiquer la circonscription plutôt que la commune de résidence des personnes enquêtées habitant en Martinique (voir carte).

Xavier vit en Guyane, Daniel et Raymonia en France hexagonale. Ils sont les référents principaux de leurs mères respectives, toutes trois résidant à leur domicile et nécessitant une assistance quotidienne, voire permanente. Des entretiens semi-directifs ont été réalisés avec les trois proches aidants, par téléphone dans un premier temps, puis j’ai rencontré Daniel et Xavier en personne à l’occasion de leurs séjours respectifs en Martinique. Quant à Raymonia, je ne l’ai jamais rencontrée en personne. J’ai d’abord rencontré son conjoint, qui vit en Martinique et fait office de relais auprès de sa belle-mère. Il m’a transmis le contact téléphonique de Raymonia, avec qui je me suis entretenue à plusieurs reprises par ce biais. Malheureusement, la relation d’enquête s’est distendue avec le temps, ce qui me semble être en partie lié à l’absence de rencontre physique et m’amène à souligner les contraintes que pose la distance sur le plan méthodologique.

Si le point de vue des trois acteurs principaux de l’aide a systématiquement été mis en relation avec celui d’au moins un autre membre de la famille, il m’a généralement été assez difficile de m’entretenir avec les personnes âgées elles-mêmes. Il faut noter qu’en plus du fait que la situation de pandémie de COVID-19 a rapidement rendu les enquêtes à domicile quasiment impossibles, l’accès aux parents âgés a été presque systématiquement « filtré » de manière plus ou moins contraignante par les proches. Dans une société au fort contrôle social, s’intéresser à l’intime – sphère à laquelle les personnes âgées vulnérables semblent reléguées – requiert de fournir des gages de confiance (Bougerol, 1997), ce qui ne va pas nécessairement de soi avec la distance. Ma volonté de me rapprocher du parent âgé a pu générer tantôt de la confiance, tantôt de la méfiance. Dans le cas de Raymonia, par exemple, ne m’ayant jamais vue, elle émettait une réticence à ce que je rende visite à sa mère, et mon contact avec cette dernière s’est limité à de brefs échanges téléphoniques, à cause de la fatigue que cela pouvait occasionner, son état de santé étant déjà fragile. À l’inverse, Xavier voyait comme un avantage les visites que je rendais régulièrement à sa mère justement parce qu’il était à distance. Non seulement je lui tenais compagnie alors qu’elle se plaignait de solitude, mais je pouvais de plus tenir Xavier informé de l’évolution de la situation alors que les différents sons de cloche qui lui parvenaient de la part des intervenants à domicile pouvaient être source de confusion. Dans le cas de Daniel, je n’ai pu rendre visite à sa mère que deux fois et en sa présence quand il séjournait chez elle. En raison de son état de santé dégradé, les entrevues avec cette dernière ont été courtes et les échanges peu approfondis.

Notre propos se concentre donc sur le point de vue des trois proches aidants et se développe en deux temps. Nous examinons d’abord comment leur éloignement géographique s’inscrit dans une trajectoire familiale et individuelle, et comment il conditionne les modalités de leur implication au moment où leur parent resté en Martinique devient dépendant. Nous abordons ensuite les modes de répartition des aides publiques et de l’entourage privé, et leur capacité à résister à la distance dans la durée.

Figure

Carte – Répartition des personnes âgées de 75 ans et plus en Martinique et localisation des trois domiciles

Carte – Répartition des personnes âgées de 75 ans et plus en Martinique et localisation des trois domiciles
Source : Insee 2016

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L’engagement des proches dans une relation d’aide à distance : choix et contraintes

Trois situations d’accompagnement à distance

Daniel

Daniel, 68 ans en 2020, vit à Paris depuis cinquante ans. Retraité sans enfant, il a fait carrière à la Sécurité sociale dans le secteur de la dépendance. Il est référent principal de sa mère, Mme J., 87 ans. Elle vit dans une maison d’une petite commune du Nord Atlantique de la Martinique, la région la plus vieillissante et dépeuplée de l’île.

Daniel est le seul de la fratrie de cinq enfants (dont trois garçons et deux filles) à vivre hors de la Martinique. Il organise plusieurs séjours par an en Martinique pour voir sa mère et loge alors chez elle. À distance, Daniel appelle sa mère deux fois par semaine pour lui faire la conversation et apaiser son sentiment de solitude, dont elle se plaint beaucoup. Sentiment renforcé à la suite d’une chute qui la retient dans son lit à l’étage de sa maison alors qu’elle avait l’habitude de « faire ses affaires » au rez-de-chaussée, au contact de ses voisines les plus proches qui « prennent parfois le milan »[9] devant sa porte.

Elle a besoin d’une assistance quotidienne pour le ménage, la préparation des repas, se laver, s’habiller et se coiffer. Daniel a constaté qu’elle était extrêmement angoissée à l’idée de dormir seule et les heures attribuées par l’APA ne couvrant pas les nuits ni les week-ends, il a donc décidé d’embaucher une femme qu’il ne déclare pas, pour dormir avec elle. Daniel est également à l’initiative de toutes les démarches administratives concernant sa mère, épaulé par une de ses sœurs qui le relaie sur place. Cette sœur vit également dans le Nord Atlantique et s’est récemment rendue plus active dans l’accompagnement de sa mère à qui elle rend visite régulièrement. Son autre sœur, qui vit aussi dans une commune proche de sa mère, est en conflit avec cette dernière et le contact a été coupé. Un de ses frères vit plus loin, dans le Centre et se rend « de temps en temps » chez sa mère pour partager un repas ou lui amener quelques courses, mais marié et père de famille, il est assez replié sur son foyer personnel. Enfin, Daniel évoque la place particulière du premier enfant de sa mère, un garçon qui réside à quelques rues de chez elle, mais ayant été adopté très jeune par une tante[10], sa relation avec sa mère biologique en a été fortement altérée jusqu’à la rupture du lien.

Depuis la chute de sa mère, Daniel envisage sérieusement un placement en EHPAD (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), mais ses frères et sœurs sont réticent.e.s à l’idée de participer financièrement.

Raymonia

Raymonia, 52 ans en 2020, vit dans l’hexagone depuis 34 ans. Employée administrative, elle a deux filles à charge. Fille unique de sa mère, elle en est la référente principale. Celle-ci, 74 ans, vit à l’étage d’une maison dans une commune du Centre de la Martinique.

Grâce à la souplesse de son employeur, Raymonia se rend deux à trois fois par an en Martinique pour assister sa mère. À distance, elle l’appelle quotidiennement. Elle s’inquiète, car sa mère a des idées noires et parle parfois de suicide. Atteinte de la maladie de Parkinson et constamment fatiguée, elle ne peut plus sortir seule de chez elle et malgré les visites qu’elle reçoit, elle se sent isolée du fait de ne pas pouvoir aller d’elle-même au-devant du monde comme avant.

Raymonia a fait les démarches afin qu’un kinésithérapeute lui fasse faire des exercices à domicile et qu’une infirmière l’aide à prendre ses médicaments et à faire sa toilette. Elle a également fait une demande d’APA pour permettre à sa mère de bénéficier d’une aide à domicile, qui puisse se charger des courses, des repas et du ménage. Les délais de mise en place étant très longs, une nièce de sa mère habitant la même commune lui fait ses courses et lui rend visite tous les jours en attendant. Le compagnon de Raymonia vit en Martinique dans une autre commune du Centre et s’est engagé à véhiculer sa belle-mère pour ses rendez-vous de suivi médical et d’autres déplacements ponctuels. Cependant, ensemble depuis peu, Raymonia ne souhaite pas trop compter sur lui, d’autant plus qu’ils n’ont pas toujours la même vision de l’aide et que cela peut générer des tensions dans leur couple.

Raymonia envisage un éventuel placement en EHPAD, mais craint que cela n’aggrave encore plus la santé mentale de sa mère.

Xavier

Xavier, 58 an en 2020, réside en Guyane depuis près de 30 ans, où il a développé son activité de guide touristique. Marié, il a deux filles indépendantes, mais dont il est très proche. Xavier est le référent principal de sa mère, 95 ans, qui vit dans un appartement d’une résidence « sénior », dans un quartier excentré d’une commune du Centre de la Martinique.

Xavier se rend en Martinique une fois par an pour passer du temps avec sa mère et réaliser des démarches qui nécessitent d’être sur place. Lorsqu’il est à distance, ils s’appellent tous les jours. La mère de Xavier ne présente pas de problème de santé majeur, mais elle a besoin d’assistance dans tous les gestes essentiels du quotidien. Elle ne s’hydrate ni ne mange seule. Très angoissée lorsque la nuit tombe, elle souffre de solitude et réclame souvent la présence de son fils Xavier. Parmi les neufs enfants de la fratrie (dont sept garçons et deux filles), six résident en Martinique, un fils habite en Guadeloupe et une fille en Suisse. Un des fils, qui vit en Martinique, rend visite chaque semaine à sa mère et lui apporte du pain de la boulangerie qu’il tient. Sur le plan des démarches administratives, de la gestion des comptes et de la coordination quotidienne des aides, Xavier est le seul à se mobiliser malgré son éloignement.

Aussi s’appuie-t-il beaucoup sur la voisine directe de sa mère pour compléter, voire coordonner les interventions des professionnels à domicile. Il arrive à la voisine de lui servir son petit-déjeuner et son souper quand les professionnels n’ont pu le faire et elle tient Xavier au courant des événements. En plus de la mise en place de l’infirmier et du kiné, il a fait une demande d’APA. Les délais étant longs, en attendant que l’aide soit effective, deux de ses frères (dont le frère boulanger) et lui se cotisent pour rémunérer à leurs frais un service prestataire d’aide à domicile. Une fois l’APA mise en place, le prestataire choisi n’intervenant pas les dimanches, Xavier décide de rémunérer une aide à domicile sans la déclarer pour combler cette carence. La dégradation rapide de l’état de sa mère l’amène à envisager un placement en EHPAD, mais la concrétisation de ce projet n’aboutira pas à cause de la complexité du protocole, de l’image négative qui est associée aux EHPAD et des divisions au sein de la famille, qui ont fortement freiné les démarches entamées.

De ces trois situations singulières, il ressort que la distance n’empêche pas d’endosser le rôle de référent principal du parent âgé. Tandis que les tâches quotidiennes d’aide sont en grande partie déléguées à des professionnels, à la famille élargie et au voisinage quand cela est possible, le rôle des proches à distance se traduit essentiellement par des appels téléphoniques, des démarches administratives et des séjours sur place. La capacité des trois individus à se rendre assez souvent sur place (au moins deux fois par an) apparaît être une condition nécessaire à l’endossement d’un tel rôle dans l’aide tout en résidant dans leur lieu de vie habituel. C’est en effet au cours de leurs séjours en Martinique qu’ils ont tous les trois accompli la majeure partie des démarches de prospection et de mise en place des aides à domicile. Ainsi, la dichotomie entre retour ou non-retour est dépassée par une forme plus souple de mobilité, les va-et-vient (Condon, 1996). Cette capacité à être mobile suggère l’appartenance des trois individus à des milieux sociaux favorisés. Nous pouvons émettre l’hypothèse que les inégalités sociales face à l’isolement sont accentuées entre les personnes âgées selon que leur(s) enfant(s) résidant à distance disposent ou non de moyens économiques suffisants pour se rendre sur place quand elles n’ont pas d’autre famille sur qui compter à proximité (Bonvalet, 2003).

Aucun des trois proches n’a fait le choix de s’installer à proximité de leur mère et pourtant ils s’engagent intensément à trouver des solutions pour qu’elle puisse rester à domicile et éviter l’EHPAD. Bien que cette solution soit envisagée en dernier recours, elle est peu satisfaisante et/ou complexe à concrétiser en raison de la lourdeur des démarches de placement, aggravée par les réticences de certains membres de la fratrie. En outre, on peut s’interroger sur les raisons du faible recours et du faible développement du modèle des EHPAD en Martinique comparé à l’hexagone. Étant donné que les places en EHPAD y sont paradoxalement très chères[11] alors que les revenus des personnes âgées y sont très faibles (Atger et Bargeits, 2020), le critère économique est évident pour beaucoup de familles. De plus, la plupart des discours recueillis à ce sujet au cours de mon enquête assimilent le placement des parents en institution à une forme d’abandon qui contredirait les normes morales répandues d’accompagnement des personnes âgées. L’accomplissement du devoir filial s’accompagnerait d’un enjeu de respectabilité.

Que révèlent ces configurations d’aide sur la nature des relations entre le parent et l’enfant à distance impliqué ? Quels choix et contraintes les accompagnent, tant pour le proche que pour le parent ? Pour tenter d’y répondre, nous nous pencherons à présent sur les facteurs préalables qui ont pu, malgré la distance, conduire les trois proches qui nous intéressent à endosser le statut de référent principal.

Devenir aidant principal malgré la distance : profil individuel et situation familiale

La sélection des trois individus pour cette analyse n’est aucunement représentative des tendances en matière de répartition genrée de l’aide. À l’échelon européen, les deux tiers de l’aide apportée par la famille aux personnes âgées dépendantes sont assurés par des femmes (Gimbert et Malochet, 2012) tandis que nous n’avons ici qu’un seul exemple de femme. Il serait cependant intéressant de se demander dans quelle mesure, sur le plan macrosociologique, le genre a-t-il une influence dans le choix de rester à distance et de préserver une certaine autonomie individuelle, ou de la « sacrifier » en se réinstallant à proximité du parent pour l’aider[12]. En outre, appartenir à une fratrie majoritairement masculine comme Xavier et Daniel rend mécaniquement plus probable que le référent principal soit un homme. En dehors des considérations de genre, l’implication de ce dernier apparaît davantage liée à son ancienne profession. Daniel explique que son expérience dans le domaine de la dépendance lui a facilité les démarches administratives : « […] [l]a dernière fois, voilà, donc j’ai fait tous les trucs pour la mutuelle, tout ça, je connais ça très bien… j’ai fait que ça (rit). » Et il affirme que c’est aussi son métier qui l’a rendu plus soucieux des besoins de sa mère : « [s]i vous voulez, ça me permet de mesurer l’importance pour elle, d’être maintenue chez elle, dans son domicile, avec tout ce qu’il faut pour mieux être à domicile. Mais pour rester à domicile, il faut beaucoup de conditions, hein. Bon… l’unique solution maintenant c’est l’EHPAD, je crois qu’elle a pas tellement envie… ».

Enfin, le fait que Daniel soit retraité, célibataire et sans enfant le rend plus disponible pour consacrer du temps à sa mère, contrairement à ses frères et sœurs : « [c]hacun est autour de sa famille et puis le reste […]. »

Concernant Raymonia, sa situation professionnelle ne représente pas une entrave essentielle à son implication puisqu’elle peut se déplacer plusieurs fois par an et davantage que son genre, son statut d’enfant unique la « piège »[13] dans le rôle de référente principale : « [j]e suis fille unique et c’est moi qui peux faire ça pour elle, je sais pas qui d’autre. » La mère de Raymonia étant veuve, la responsabilité morale de l’aide revient généralement aux enfants (Weber, 2010). Nous verrons plus loin que ses propres obligations maternelles limitent clairement son implication auprès de sa mère.

Enfin, dans le cas de Xavier, au regard de sa situation professionnelle, familiale et résidentielle, rien ne semble le prédisposer à une telle implication dans l’aide. Pour comprendre cette situation, il faudra se pencher sur l’histoire des relations familiales.

Globalement, c’est surtout faute de relais solides sur place que nos trois proches ont été amenés à s’impliquer malgré leur éloignement. On voit dans les cas de Xavier et Daniel que le fait d’avoir des frères et sœurs résidant à proximité de leurs mères respectives n’empêche pas l’isolement de ces dernières. L’isolement relationnel de la mère de Daniel est d’ailleurs une des raisons de ses visites à des périodes précises : « [j]’ essaye d’être là, voyez-vous, pour Noël, le jour de l’an, parce que je me rends compte que si je vais pas là, elle va être seule. Elle va être seule parce que les autres, ils font leur fête aussi… ».

Si les attitudes différenciées au sein d’une même fratrie à l’égard du parent âgé ne sont pas nécessairement liées à la distance géographique (Bonvalet, 2003), la question de savoir pourquoi certains proches, malgré la distance, s’impliquent plus que d’autres dans l’aide ne peut être uniquement ramenée à l’individualisme des uns et l’esprit de solidarité des autres. Nous souhaitons nous inscrire dans la continuité des critiques portées par Jean-Hugues Déchaux aux théories de l’individualisme. Celles-ci entretiennent une vision trop binaire et schématique du lien social, limitant le repérage des normes renouvelées qui instituent la famille contemporaine. Déchaux avance que le déclin des normes familiales traditionnelles de réciprocité entre les générations n’a pas laissé place à un individualisme libéré de toutes contraintes sociales et familiales, mais à des échanges plus contractuels et interpersonnels accompagnant « la promotion idéologique de l’individu » comme nouvelle norme sociale (Déchaux, 2010). Le phénomène d’individualisation de la société n’est pas contradictoire avec la persistance d’un fort sentiment de devoir filial, ce que suggère la forte implication de nos trois individus, intensément impliqués dans l’aide malgré la distance et l’autonomisation de leurs trajectoires vis-à-vis de leur famille d’origine. Cependant, si l’autonomisation des trajectoires ne s’est pas traduite, dans nos cas, par une rupture des liens affectifs avec la famille d’origine, elle n’est pas neutre dans l’expression de ces liens au moment de la dépendance du parent.

Processus d’implication et de désengagement : la dynamique des liens familiaux

Certes, l’évolution des normes de prise en soin des personnes âgées, liées à la modernisation rapide de la société martiniquaise, a bousculé en l’espace d’une génération les anciens systèmes d’obligation familiale, l’indépendance prenant de plus en plus l’avantage sur la réciprocité (Attias-Donfut et Lapierre, 1996 ; de Singly, 2017 [1993]). On ne peut comprendre les différences d’implication qu’en envisageant la famille dans sa dimension relationnelle (de Singly, 2017 [1993]), sentimentale (Attias-Donfut, 2002), et en revenant sur la dynamique des liens dans le temps.

Raymonia : d’une rive à l’autre, tiraillée entre des obligations multiples

L’autonomisation de la trajectoire de Raymonia vis-à-vis de son milieu familial d’origine s’est faite de manière assez radicale, car elle s’est littéralement réfugiée en métropole pour fuir la Martinique. Elle livre à demi-mot les raisons de son départ : « [y] a un fait particulier que je ne veux pas nommer et j’ai eu la pleine conscience d’un comportement paternel qui… comment dire… qui était dénué de tout amour, de toute affection. […] Quand je suis partie en 1987 en fait, comment dire… pour moi c’était comme une délivrance de ce poids. Parce que j’avais un peu peur en fait de mon papa. Même si j’avais pris ma décision, pour moi je me réfugiais en métropole. »

Avec la distance et le temps passé sans se voir, les liens entre Raymonia et sa mère se sont distendus. Les deux femmes, pudiques l’une envers l’autre, n’entretiennent qu’une communication superficielle par téléphone. La survenue de la maladie de sa mère a déclenché chez elle un fort sentiment d’obligation filiale, mais limité par la priorité qu’elle donne finalement à son devoir de mère : « [j]’hésitais en fait […] d’y aller et puis bon de prendre maman avec moi, mais bon, ma fille a eu besoin de moi autrement, donc j’ai abandonné cette idée. Et puis bon je sais que voilà, maman, elle est pas toute seule. À la limite, elle serait isolée, elle n’aurait personne, non, c’est pas le cas. Là je pense qu’il vaut mieux que je sois là avec ma fille pour la guider en tout cas comme je peux, plutôt que d’être avec maman parce que maman elle a eu sa vie. Elle a eu sa vie, elle a choisi sa vie. J’étais pas toujours d’accord avec ses choix… Donc voilà, donc… si j’avais le choix, si j’avais pas ma fille… si j’avais pas cette obligation pour moi, ce devoir d’assistance de ma fille, oui je pense que je demanderais une disponibilité et que je viendrais m’installer un ou deux ans en Martinique… Voilà, mais pour l’instant c’est… cette idée, voilà je l’ai abandonnée. » La responsabilité maternelle de Raymonia envers sa fille concurrence en quelque sorte son devoir filial. À travers les justifications sur lesquelles elle insiste, on décèle un certain sentiment de culpabilité résultant de ce tiraillement, caractéristique des obligations multiples auxquelles sont confrontés les individus de la « génération pivot », c’est-à-dire la génération d’adultes, généralement les femmes, prise en étau entre la nécessité d’aider les générations qui la précèdent, mais aussi celles qui lui succèdent (Attias-Donfut, 1995). Chacun des devoirs étant associé à un territoire, il apparaît que la distance qui les sépare accentue encore ce tiraillement, l’accomplissement de l’un ne pouvant se faire qu’au détriment de l’autre. Par ailleurs, le fait que sa mère n’est pas isolée et que Raymonia peut compter sur le soutien de deux personnes de son entourage lui permet de différer ou d’éviter une réinstallation en Martinique.

Daniel : « recoller les morceaux » en fin de vie, après une distanciation géographique, sociale et affective

L’ancrage dans un territoire éloigné et la forte autonomisation des trajectoires n’empêche pas une réactualisation des liens à l’occasion de changements importants, tels que la dépendance d’un parent âgé.

Le cas de Daniel est intéressant pour aborder la manière dont les liens avec le milieu d’origine, géographiquement et socialement distendus, ont pu finalement évoluer dans le sens d’une plus grande proximité avec sa mère. Il raconte comment sa trajectoire s’est très tôt écartée du reste de sa famille : « [s]i vous voulez moi je suis un petit peu différent parce que euh… à l’âge de onze-douze ans j’ai quitté le milieu familial. […] En sixième après le CM2, j’ai été faire mes études à Fort-de-France. Et les autres sont toujours restés chez ma mère. Et moi je suis parti. […] »

D’abord destiné à une carrière ecclésiastique, Daniel a quitté très jeune sa commune natale du Nord Atlantique pour intégrer le Séminaire Collège dans la capitale de l’île. Il s’est ensuite détourné de cette voie pour poursuivre des études dans l’hexagone en vue d’une carrière sociale. À Paris, il noue des attaches dont il lui semble difficile de se défaire aujourd’hui : « [e]t puis finalement on prend un appartement… on a des amis, on a un travail et puis on crée ses liens et puis… après on peut pas quitter les liens comme ça (rit) ». À l’instar de beaucoup d’Antillais, son départ vers l’hexagone s’est accompagné d’une ascension sociale (Marie et Rallu, 2004). Ainsi, tandis que ses frères et sœurs évoluent en tant qu’artisans et petits entrepreneurs en Martinique, Daniel fait carrière dans la fonction publique, navigue dans les milieux intellectuels parisiens et fréquente les théâtres et opéras de la capitale. Envisager un retour auprès de sa mère signifierait abandonner tout ce à quoi il s’identifie : « [j]e ne peux pas non plus renoncer à moi-même, sinon… Oui, y a quelqu’un qui m’a dit : “Ah ben… pourquoi tu ne viens pas vivre là-bas avec elle ?” Mais là si je fais ça, je renonce quasiment… parce qu’en Martinique, voyez au (nom de la commune natale), il ne se passe rien, hein, y a rien… le soir y a rien, y a pas de vie, hein ! Et moi je suis habitué à des tas de trucs, vous savez… Donc j’ai tout mon petit programme à Paris. Si je rentre en Martinique je… bon je pourrais avoir sur internet, mais c’est pas la même chose ! » La vie martiniquaise telle que Daniel se la représente apparaît comme l’antithèse de sa vie parisienne. La présence de sa mère en Martinique est d’ailleurs la seule raison pour laquelle il continue d’entretenir des liens avec sa terre natale : « [j]e vais en Martinique aussi, parce que y a ma mère, je vais souvent… alors est-ce que si y a pas ma mère, je vais aller en Martinique comme ça, je sais pas, je suis pas sûr. »

La distance physique et sociale qui sépare Daniel de sa famille le fait d’abord apparaître moins prédisposé à s’impliquer autant dans l’aide. D’autant plus qu’il décrit sa relation avec sa mère très peu marquée par l’affection : « [c]’est peut-être avec moi qu’elle a été la moins gentille. » On peut aussi penser que cette distance précoce vis-à-vis de sa famille a pu l’éloigner aussi des différentes formes de conflits qui existent entre les autres membres de la fratrie et leur mère. La position plus « neutre » de Daniel pourrait expliquer une certaine « facilité » à s’investir auprès d’elle.

Si le désengagement de ses frères et sœurs est une raison importante de son implication auprès de sa mère, ses motivations sont en fait essentiellement liées à l’histoire affective qu’il entretient avec elle : « [s]i vous voulez je… je vous dis ça… Il y a… vis-à-vis de ma mère… peut-être que le fait aussi donc…je vous ai dit que j’étais un petit peu à part… que j’étais parti, que j’ai toujours vécu en dehors des autres… eh bien peut-être qu’avec le temps aussi, comme si il y a toujours euh… un désir de recoller les morceaux, de… hein. De recherche d’affection, de… voilà, hein, c’est dans ce sens. Alors je me dis… bon j’essaye, si vous voulez, euh… de son vivant, et puis de me rapprocher d’elle, voilà. »

La recherche d’affection liée au passé familial, que Daniel évoque pudiquement, peut être motrice dans la relation d’aide. Claudine Attias-Donfut incite à ne pas envisager l’acte de soutien « comme un fardeau, il exerce aussi une action positive dans l’évolution du lien filial et le développement de la personnalité de l’aidant lui-même » (Attias-Donfut, 2002 : 115). Les relations électives entre enfants et parents au grand âge dépendent surtout de la relecture que les individus font de leur passé. Pour Daniel, cet acte de soutien fait partie d’une construction de soi, mais il ne doit pas se faire au détriment des liens qu’il a noués dans l’hexagone.

Xavier : de l’histoire familiale inégalitaire à la « mission divine »

La mère de Xavier a élevé seule neuf enfants, le père étant la plupart du temps absent. Elle correspondrait assez bien au cliché répandu de la femme antillaise potomitan[14] qui devait assumer à la fois les rôles de père et de mère (Lefaucheur, 2018 ; Mulot, 2000). Elle travaillait beaucoup pour pouvoir nourrir ses enfants et les marques d’affection à leur égard ont été distribuées de manière inégale, les aînés étant assez vite sommés de se débrouiller et de s’occuper des plus jeunes. Ces derniers ont bénéficié de meilleures conditions matérielles et affectives à mesure des départs des plus âgés. Xavier fait partie des plus jeunes et au-delà des avantages liés à sa position dans la fratrie, il a développé une relation singulière avec sa mère, qui le distingue des autres. Il la décrit comme fusionnelle : « [j]’étais collé à ma maman, très petit […] J’étais exclusif. Je pleurais, j’étais dans ses jupes c’était incroyable. Donc ma maman sortait avec moi le jeudi et elle sortait avec les deux autres petits, mon frère ma sœur après. » La relation élective que Xavier entretient avec sa mère semble alimenter les tensions au sein de la fratrie : « [a]jouté à cela que ma mère parle toujours de Xavier, qu’elle m’aime, m’aime, m’aime, m’aime, m’aime, je l’avais dit, ça va créer un problème, eh ben ça a pas loupé. “Xavier c’est mon fils préféré, je l’aime, etc.”, et donc j’ai des réflexions du style, mon frère qui me dit : “Xavier, là où tu es sorti je suis sorti aussi”, enfin mon frère qui me sort ça… »

Du fait de cette relation élective, Xavier a nourri l’image positive d’une mère qui s’est sacrifiée pour ses enfants : « [c]e qui me fait le plus mal tu sais (silence – je l’entends retenir ses pleurs)… elle a fait tellement pour nous. C’est une dame, tu l’as pas connue, mais elle a fait tellement pour ses enfants. Elle s’est battue tellement pour nous, pour qu’elle soit seule dans cette ultime bataille ? C’est pas normal, c’est pas possible. » Le sentiment de redevabilité qui résulte de cette lecture du passé est encore accentué par sa foi religieuse qui transforme le soutien qu’il apporte à sa mère en mission divine, et lui donne la force de s’engager dans cette « bataille » : « [t]u as dû voir que je parle beaucoup de Dieu parce que quand on passe des moments comme ça… on cherche une branche et pfff… je peux te dire c’est celle-là que j’ai trouvée et elle fait du bien ! » Au contraire, Luc, un des frères aînés avec qui je me suis entretenue et qui ne s’implique pas du tout dans l’aide, me faisait part de la rancœur qu’il avait à l’égard d’une mère qui aurait joué un rôle décisif dans les violences qu’il a subies de la part de son père : « c’est elle qui tirait les ficelles et disait à mon père de nous battre ! » Ainsi, en fonction de la place dans la fratrie et de l’histoire du lien au parent, le sentiment de dette n’est pas vécu de la même manière.

Le divorce des parents a été une autre occasion de division de la fratrie, sur des prises de parti et des enjeux de succession. Il semble que les conflits autour des biens matériels et des questions d’argent soient intimement liés à une concurrence en matière de proximité affective à la mère (Zelizer, 2005). Xavier le suggère lui-même : « [y] a une histoire d’argent aussi parce qu’elle (la mère) a vendu sa maison et on me soupçonne d’avoir touché des subsides sur la maison, on dit que mon amour vient de là. Pour trouver quelque chose à dire, on dit “Ouais si tu l’aimes c’est parce que t’as eu”. »

Les distances au sein de la famille se sont encore accentuées au gré des trajectoires migratoires des uns et des autres. Plusieurs ont quitté la Martinique dans leur jeunesse et si certains d’entre eux, dont Luc, sont revenus pour leur retraite, les années passées sans entretenir les liens ont été source de décalages sociaux et générationnels avec leurs parents vieillissants. Luc me confie : « [q]uand je suis rentré, j’ai passé cinq semaines chez ma mère. Puis elle m’a dit de trouver des gens de mon âge […] Elle a eu raison de me dire ça. Ma mère n’est pas sortie de l’île, au bout de cinq semaines, j’avais besoin moi-même d’aller voir ailleurs. » Il est ressorti des points de vue recueillis auprès de Luc et un autre frère que l’assistance à leur mère ne pouvait pas passer avant leurs préoccupations personnelles. Leur désengagement à son égard ne s’explique pas seulement par l’autonomisation des trajectoires. Il est aussi le résultat d’une histoire familiale inégalitaire et conflictuelle qui avait déjà affaibli les liens entre parents et enfants, et entre frères et sœurs. Ces éléments nous renseignent sur le rôle essentiel des rapports intersubjectifs dans les mécanismes d’entraide au sein de la famille.

Malgré son implication et son sentiment de redevabilité, Xavier n’a pas fait le choix de se réinstaller à proximité de sa mère en Martinique. En fait, sa trajectoire s’est autonomisée ; il soutient attacher beaucoup d’importance à s’occuper de lui, de sa spiritualité, de son travail et de sa famille personnelle, ce qui conforte l’affirmation selon laquelle l’autonomisation des individus n’est pas contradictoire avec la persistance d’un sentiment de devoir filial. Tandis que les sphères professionnelle et familiale de sa vie retiennent Xavier en Guyane, le souci de solidarité avec sa mère l’attache à la Martinique. La conciliation des différentes sphères de vie apparaît dépendante de la possibilité de joindre les territoires auxquels elles sont chacune associées. La dimension spatialisée de l’équilibre entre autonomie et solidarité nous questionne sur les stratégies déployées par les proches pour faire avec la distance et à partir des aides disponibles.

Aides publiques et familiales : quelle complémentarité avec la distance ?

La vieillesse s’accompagne souvent d’une montée des dépendances et se caractérise par son imprévisibilité, un événement pouvant faire basculer le quotidien et menacer le maintien à domicile. En même temps, tout un équilibre en est impacté (Attias-Donfut, 1996), notamment celui des proches aidants. Malgré leur volonté, leur implication ne peut être que partielle, en grande partie déléguée à la famille élargie quand elle est disponible, et/ou à des aides extrafamiliales, marchandes ou non marchandes. Ainsi, lorsque les proches aidants sont loin, comment le maintien à domicile peut-il résister, au gré de l’évolution des situations dans le temps ? Quelle répartition des responsabilités se met alors en place entre la famille et la solidarité publique, dont la complémentarité est affichée par les pouvoirs publics comme l’idéal à atteindre pour un maintien à domicile réussi ?

La présence physique des proches : une nécessité ?

Les appels téléphoniques restent le moyen de communication le plus utilisé par la diaspora antillaise pour maintenir les contacts avec les parents vivant aux Antilles (Condon, 1996 ; Beaugendre et al., 2016). Malgré leur amélioration, les technologies de communication ne remplacent pas l’efficacité de la présence physique, notamment pour détecter les besoins du parent. Leurs besoins ne sont pas toujours perceptibles au téléphone, surtout lorsqu’ils ne sont pas clairement exprimés du fait de la pudeur et du souci de dignité assez présents chez cette génération. À distance, Raymonia ne perçoit pas les premiers signes de la maladie de Parkinson qui menace le bien-être de sa mère chez elle : « [t]u sais les parents chez nous, ils aiment pas trop montrer leurs petites faiblesses, quoi. J’me rappelle que je l’appelais deux fois par semaine, je crois. Elle a toujours fait en sorte de me préserver. Donc… j’ai… c’est peut-être une des raisons pour lesquelles je n’ai peut-être pas toujours tout perçu, etc. » Daniel soutient qu’il est nécessaire d’être sur place pour détecter les besoins silencés par le parent : « [m]oi, tous les ans, je fais l’effort, maintenant j’y vais deux fois par an, d’aller chez ma mère et de passer un séjour avec elle jours et nuits ! Je loge chez elle, les autres ne font pas ça ! […] Et toujours je leur dis : “Si vous ne restez pas avec elle, si vous ne vivez pas avec elle dans la maison, comme elle vit, vous ne pourrez pas non plus sentir ni connaître ses besoins”, parce que… ce sont des gens qui sont assez pudiques, et puis cette génération, c’est pas eux qui vont leur dire : “j’ai envie de ça, j’ai envie de ça.” »

Raymonia explique aussi que quand elle est sur place, elle parvient à stimuler sa mère et à la faire sortir de chez elle, tandis qu’à distance elle lutte constamment pour essayer de la motiver : « […] je dis : “Oui effectivement je peux pas être malade à ta place, mais par contre moi je me sens en devoir, en tant qu’enfant, c’est de ne pas te laisser trop t’écouter parce que justement, ton corps ne demande qu’une chose, c’est que tu fasses de moins en moins et plus tu feras”… Mais j’avais beau expliquer je voyais que ça ne rentrait pas… Pfff donc parfois c’est vrai que…le découragement, et… c’est vrai qu’à un moment, je baissais les bras, quoi. Je l’écoutais, mais sans rien dire, en fait. » Le sentiment de découragement généré par l’impuissance à assister physiquement le parent au téléphone révèle les limites de l’aide à distance.

Bien que moins efficaces qu’une présence physique, les appels téléphoniques fréquents des proches assurent un soutien moral important. Xavier et sa mère s’appellent tous les jours, plus particulièrement le soir, lorsqu’elle se retrouve seule et que ses angoisses la prennent. Ils lisent ensemble des versets de la Bible pour la rassurer. Quant à Daniel, il explique que ses appels bihebdomadaires permettent à sa mère de s’exprimer sur des aspects intimes de sa vie, ce qu’elle n’a pas l’occasion de faire avec d’autres personnes : « [c]’est que je parle avec elle, si vous voulez, les autres ne parlent pas avec elle comme je parle avec elle. Moi, elle peut tout me dire, voilà, d’abord je ne répète pas… et puis je vais comprendre, elle pourra me dire tout ce qu’elle veut, voyez-vous, même les reproches envers les uns et les autres, ma sœur… je vais garder ça pour moi. Mais elle a besoin aussi de pouvoir dire ça. »

Le soutien moral parvient, de manière plus ou moins qualitative et suffisante, à être assuré par les proches malgré la distance. Cette dimension de l’aide est essentielle, d’autant plus qu’elle semble faire défaut parmi les interventions professionnelles, qui se limitent généralement à une aide physique et fonctionnelle assez peu personnalisée.

Des aides institutionnelles limitées

Les réseaux familiaux, déjà fragilisés par l’autonomisation des modes de vie le sont d’autant plus que les proches les plus impliqués sont loin (Schröder-Butterfill et Marianti, 2006). Dans nos trois exemples, les réseaux d’entraide privés qui ont pu être activés ne suffisent pas à répondre entièrement à l’augmentation des besoins. On voit là les conséquences de la charge plus lourde que le vieillissement de la population fait reposer sur les familles, combinée à un système normatif, économique et social qui de manière inédite, pousse les individus à s’inscrire dans des trajectoires individualisées (Déchaux, 2010) et à déléguer le travail des membres dépendants à des professionnels de service (Attias-Donfut, 2005). Exposées à une institutionnalisation importante de leur domicile, les personnes âgées n’ayant pas de réseau de proximité solide peuvent se trouver davantage vulnérabilisées.

Les séjours des proches sont des moments cruciaux dans l’organisation du maintien à domicile. Ils peuvent effectuer des démarches qui nécessitent d’être sur place et qui leur permettront de repartir plus sereins dans leur lieu de vie habituel. D’après les résultats de mon enquête, les personnes âgées dont la famille est à distance ont plus souvent recours à un prestataire de services[15], bien que recevoir chez soi des éléments extérieurs à la famille n’est pas une chose toujours facile à accepter pour une génération de personnes âgées habituée à compter sur les réseaux familiaux d’entraide ou le voisinage. Daniel me dit que sa mère a dû se résigner à se tourner vers des professionnels alors qu’elle s’attendait à recevoir l’aide de ses enfants et de ses voisins au départ : « [e]lle ne voulait pas, si vous voulez, demander de l’aide auprès d’un organisme institutionnel. Mais à un certain moment, elle s’est rendue compte que… elle ne pouvait pas non plus compter sur… ses enfants comme elle le pensait, et qu’il fallait prévoir quelque chose pour elle, d’assez institutionnel et régulier. »

Cependant, le recours à des aides professionnelles peut être pensé comme une sorte de « cagnotte morale » pour le proche qui souhaite préserver son autonomie tout en remplissant son devoir filial. La stabilisation de la situation d’aide dépend de la capacité du proche aidant principal à constituer un réseau de soutien adapté aux besoins de son parent. La batterie de professionnels auxquels Raymonia recourt pour aider sa mère la rassure et de retour chez elle, son rôle se réduit à des appels téléphoniques quotidiens : « [q]uand j’y suis allée, j’avais pris rendez-vous avec un gériatre, j’ai pris rendez-vous avec le kiné, avec l’orthophoniste, j’avais trouvé une autre association, donc l’auxiliaire de vie. Donc y avait tout ça ! En deux semaines, j’ai tout mis en place (…). Et c’est vrai que je suis partie, je savais qu’elle avait des professionnels. À partir de là je l’appelais tous les jours, j’avais décidé que c’était tous les jours. »

Même quand les professionnels sont nombreux, ils ne comblent souvent qu’une partie des besoins du parent âgé. D’une part, le nombre d’heures d’aide accordé est parfois insuffisant pour satisfaire les besoins de personnes nécessitant une assistance quasi permanente, comme dans nos trois situations. D’autre part, les prestataires de service et le législateur se basent sur une conception pragmatique des besoins, ne correspondant pas à la multidimensionnalité de l’existence des vieilles personnes. On peut recevoir de nombreuses visites dans une journée, mais la nature économique du lien avec les intervenants professionnels ne favorise pas l’atténuation du sentiment de solitude. Lors d’une de mes visites à son domicile, la mère de Xavier me fait comprendre qu’elle apprécie ma compagnie justement parce qu’elle la perçoit comme gratuite, contrairement aux aides à domicile qui « sont là pour leur travail ». Les aides à domicile et auxiliaires de vie sociale (AVS), souvent pressées par le temps, n’apportent pas toujours le soutien moral demandé par les EMS. Elle ne reçoivent pas systématiquement une formation les sensibilisant à la dimension affective et humaine de l’accompagnement (Gucher et al., 2019). En Martinique, l’appellation courante de « femmes de ménage » pour désigner les aides à domicile ou AVS, traduit une conception de leur rôle auprès des personnes âgées réduit à un travail physique de ménage. Enfin, il faut souligner qu’en Martinique, le reste à charge revenant aux bénéficiaires de l’APA est parmi les plus élevés de France. On l’explique par les faibles ressources économiques des personnes âgées et un tarif horaire de l’APA largement inférieur à celui des services prestataires d’aide à domicile[16]. De ce fait, seules les familles qui ont les moyens de payer à leurs frais des heures supplémentaires peuvent accéder à une aide suffisante et adaptée, participant là aussi à la construction d’inégalités sociales en matière de conditions de vie à domicile.

Un fragile équilibre à l’épreuve de la distance et du temps

L’insuffisance, la complexité et la lenteur de la réponse de la Collectivité territoriale aux demandes d’aide au maintien à domicile en Martinique ont été rapportés par la grande majorité des personnes enquêtées et font aussi l’objet de plaintes récurrentes sur les ondes des radios locales. L’activation des droits à l’APA pour les personnes éligibles doit légalement se faire dans les deux mois qui suivent la réception du dossier par l’institution. Or, en Martinique, il n’est pas rare que le délai soit largement dépassé. Raymonia a fait une demande d’APA en février 2019 et celle-ci n’est toujours pas effective au mois de mars de l’année suivante, compromettant l’organisation fragile qu’elle tente de mettre en place : « [d]onc je comptais beaucoup dessus et ben là […] Donc je suis un petit peu déçue, parce que depuis février (2020) on aurait dû mettre en place. » Les longs délais d’instruction des demandes par la CTM ont pour effet de retarder l’accompagnement, ce qui peut avoir de sérieuses répercussions sur les conditions de vie à domicile et pousser la famille, lorsqu’elle en trouve les moyens, à assumer provisoirement l’entièreté du financement des aides à domicile. Xavier et deux de ses frères, ne pouvant attendre que l’aide publique soit effective pour assister leur mère, se cotisent pour rémunérer à leurs frais les services d’un prestataire. L’aide financière de la part des enfants est rendue possible par la mutualisation provisoire des ressources. Le coût trop élevé des prestations ne leur permet de garantir qu’un nombre d’heures restreint, inadapté aux besoins. Par ailleurs, les nombreux changements d’horaires, que Xavier négocie à distance avec le prestataire pour consolider un quotidien fragile, s’ajoutent au turn over important des aides à domicile, et auront pour effet de perturber les repères de sa mère, d’augmenter ses angoisses et d’accélérer sa dégradation physique et mentale. Ainsi, si la distance accentue la dépendance aux aides institutionnelles, elle complique aussi le travail de coordination des aides, qui incombe à la famille, avec des répercussions sur la qualité de vie à domicile. Au cours d’un de ses séjours, Xavier organise une concertation clinique avec la MAIA[17] locale, organisme spécialisé dans la gestion de cas complexes, à qui il a fait appel pour l’aider à coordonner les différents professionnels auprès de sa mère. Sur les quatre corps professionnels conviés (kiné, médecin, infirmier et aide à domicile), seule la directrice de l’association d’aide à domicile est présente, en plus de la gestionnaire de cas de la MAIA. La conversation tourne essentiellement autour de la gestion des repas, défectueuse à cause du nombre d’heures d’aide restreint dont la mère dispose, et qui devra finalement reposer sur l’intervention de la voisine : « […] Ça me gêne au niveau du petit déjeuner parce que le petit déjeuner on en fait que deux par semaine […] donc ça fait cinq jours où y a pas. Donc y a la voisine qui essaye de faire… c’est pour ça que la voisine, quelque part elle a des défauts, elle a des qualités, mais il faut… Dieu nous a donné une voisine, c’est elle, il faut la prendre, c’est comme ça. » En plus de la voisine, la mère de Xavier ayant besoin d’une assistance quasi permanente et le service prestataire n’intervenant pas la nuit ni les dimanches, ce dernier a été amené à faire appel à une femme qu’il emploie de manière illégale pour combler ces lacunes. Dans le cas de Daniel, le maintien à domicile de sa mère a également été rendu possible, dans un premier temps, par l’embauche illégale et à ses frais de deux femmes qui passent les nuits et les week-ends avec elle.

Nos exemples illustrent un système de maintien à domicile reposant en grande partie sur l’exploitation du travail familial gratuit et de femmes en situation de précarité, travaillant de manière légale ou non, ce qui rejoint les conclusions de Loïc Trabut et Florence Weber (Trabut et Weber, 2009) et ne manque pas de faire penser à la « chaîne du care » décrite par Arlie Russel Hochschild (2000), transposée à l’accompagnement de personnes âgées. D’après les premiers éléments d’enquête, il semblerait qu’en Martinique, des femmes issues de l’immigration pauvre, sainte-lucienne et haïtienne, soient les derniers maillons de cette chaîne du care. Peu de travaux en attestent, mais une étude sur l’histoire des immigrations en Martinique et en Guadeloupe rapporte que 16,8 % de la population haïtienne en Martinique occupent des emplois domestiques, suggérant leur présence dans l’aide aux personnes âgées à domicile (Calmont et al., 2010).

Dans le cas de Daniel, malgré le recours à ces différents types d’aide, le maintien à domicile est devenu impossible à assurer et ne pouvant compter sur la participation financière de ses frères et sœurs pour payer un placement en EHPAD, Daniel a été contraint de se réinstaller en Martinique chez sa mère pendant les quatre mois qui ont précédé son décès. Faute d’alternatives satisfaisantes, la présence physique du proche aidant est apparue incontournable, mettant en échec la conciliation entre solidarité et autonomie résidentielle.

Enfin, toujours dans une analyse des conditions d’aide à distance au prisme des temporalités, la coordination fragile du maintien à domicile est non seulement soumise à l’évolution de l’état de santé du parent, mais aussi à des aléas tels que la pandémie de COVID-19. Au cours de cette crise sanitaire, les dispositifs de restriction et de contrôle des déplacements ont pu avoir de lourdes conséquences sur la possibilité pour les proches à distance de rendre visite à leur parent. Accentuant le sentiment d’incertitude dans l’accompagnement, c’est tout le rapport à la distance et au temps qui en a été bouleversé. Lors du premier confinement, au cours d’un appel téléphonique avec la mère de Raymonia, celle-ci exprime à quel point la situation l’angoisse : « [l]’aide ménagère et l’infirmière passent, mais je suis seule à la maison et ça m’angoisse. […] Je suis loin, elle [Raymonia] est loin. Si y a quelque chose, elle ne peut rien faire ». Les situations de Daniel et Xavier illustrent davantage les conséquences physiques et psychologiques des mesures de restriction des déplacements durant la crise sanitaire. Dans le cas de Daniel, la compagnie aérienne lui fera rater son vol faute d’un certificat médical stipulant la nécessité du besoin d’aide de sa mère en plus des justificatifs qu’il avait apportés. Cette dernière, déjà affaiblie, s’en est retrouvée d’autant plus angoissée. D’ailleurs, peu de temps après, le motif impérieux « d’assistance aux personnes vulnérables » a été supprimé. En contexte de crise pandémique, le motif sanitaire présidant aux restrictions des libertés renforce paradoxalement la vulnérabilité sanitaire et subjective des personnes que l’action gouvernementale prétend pourtant protéger en priorité. Dans le cas de Xavier, au cours du mois d’avril 2020, l’infirmier qui intervient auprès de sa mère, constatant l’évolution critique de son état, l’alerte de l’urgence de se rendre sur place. Venu de Guyane, Xavier est retenu en centre de confinement en Martinique, où il doit observer une septaine. Il n’arrivera malheureusement que le lendemain du décès de sa mère, ébranlant le respect de la dignité de la personne décédée ainsi que celle des proches endeuillés. Les enjeux frontaliers qui existent au sein même de l’ensemble national rapprochent les individus qui nous intéressent de la notion d’international carers (Baladassar et al., 2007) et nous interrogent sur la nature des rapports entretenus entre la France et ses outre-mers et les enjeux du maintien de la continuité territoriale en temps de crise.

Conclusion

Les trois cas étudiés nous ont permis d’évoquer trois manières différentes de prendre soin à distance d’un parent âgé resté au pays, dans un contexte où les normes d’accompagnement des personnes âgées continuent de faire des proches les acteurs principaux de l’aide. Contrairement aux nombreux discours qui s’attachent à déplorer le désengagement des familles vis-à-vis des aînés, et malgré la fragilisation des rapports de solidarité intergénérationnelle en Martinique, il semble, d’après les exemples explorés, que comme l’affirme Claude Martin, la permanence soit davantage du côté du « privé » que du « public » (Martin, 1994). Dans les trois cas, les arbitrages moraux des proches entre solidarité et autonomie personnelle ne relèvent pas uniquement des individus, mais ils s’insèrent dans l’histoire complexe des liens familiaux, elle-même prise dans celle de l’asymétrie structurelle des liens entre l’hexagone et la Martinique (post)coloniale.

L’analyse des ressorts de la prise en soin à distance a gagné en complexité en accordant une attention aux temporalités des configurations d’aide. La dégradation de l’état de santé de la personne âgée et la survenue d’événements conjoncturels comme la crise sanitaire de COVID-19 bouleversent le rapport à la distance et au temps, impliquant une réorganisation rapide des aides, incombant largement aux proches et compliquée par l’éloignement. Les limites de la prise en soin à distance dans la durée se sont illustrées dans un cas par un décès non accompagné et dans un autre par une réinstallation auprès du parent, témoignant d’un manque de flexibilité et d’adaptabilité des services publics face aux situations particulières de prises en soin méconnues ou marginalisées. De ce fait, la dépendance aux aides institutionnelles des personnes âgées dont les proches aidants sont loin pose un véritable enjeu de vulnérabilité et d’inégalités sociales dans la vieillesse (Thomas, 2005).

Les configurations d’aide exposées suggèrent un système d’aide basé sur des inégalités socio-économiques et de genre. En effet, la possibilité de concilier devoir filial et autonomie personnelle tient non seulement à la capacité matérielle des proches à se rendre sur place régulièrement, mais aussi à rémunérer des relais professionnels, en recourant parfois au travail gratuit et/ou non déclaré de femmes en situation de précarité économique, pour suppléer aux besoins qui ne peuvent être comblés par les aides publiques et les prestataires de service officiels.

Dès lors où les familles sont autant enjointes à s’impliquer dans le maintien à domicile des vieux dépendants, il s’agirait de permettre à cette ressource de se mobiliser d’où qu’elle soit, ou d’être secondée par un système de soutien qui reste à définir.

Pour élargir la réflexion ici limitée à l’aide à distance, il serait intéressant d’explorer les enjeux et conséquences d’une réinstallation sur place, comme pour Daniel, qui a finalement dû bousculer entièrement son mode de vie habituel au nom de son devoir filial. Enfin, il apparaît nécessaire de poursuivre ce travail en accordant davantage de place au point de vue des personnes âgées elles-mêmes pour saisir plus finement les mécanismes de la dialectique entre autonomie et dépendance à partir des attentes et besoins différenciés des générations coprésentes.