Résumés
Résumé
Cadre de la recherche : Cette étude a été réalisée dans le cadre de l’intensification du recours des familles marocaines à la photographie de studio pour marquer les étapes de croissance de leurs enfants, ainsi que certaines fêtes religieuses.
Objectifs : Elle vise à comprendre les fonctions sociales et rituelles de la photographie enfantine.
Méthodologie : Les données utilisées sont issues de deux catégories d’observation. Une première enquête en deux phases a été réalisée avec la participation d’étudiant-e-s en sociologie, soit par observation participante et entretien. La 1re phase lors du Mouloud de 2010 a porté sur 50 studios du Grand Casablanca. La 2e phase a porté sur les albums de famille. La deuxième enquête a consisté en une observation outillée par l’auteure, de 2010 à 2015, du rituel vidéo photographique des enfants dans un espace public de Mohammedia.
Résultats : La photographie enfantine est une construction sociale d’une certaine image de l’enfant, résultant d’une communauté d’agir et de pensée entre photographes et familles. L’album est une pratique sexuée. Il a valeur de preuve de bientraitance et de bien symbolique transmissible. La photographie enfantine est un moyen de transmission des traditions vestimentaires et reflète l’imprégnation de la photographie familiale par la culture makhzen et la symbolique du mariage.
Conclusions : Le rituel photo vidéographique est un instrument de construction des identités sexuées et d’inculcation d’une idéologie du mariage à un âge de plus en plus tendre. La photographie enfantine révèle que le mariage reste une institution très valorisée et que les enfants sont préparés très tôt à se projeter dans les rôles sociaux d’époux et d’épouse. Le rituel vestimentaire des noces dans la photographie enfantine fait de cette dernière un instrument de transmission de l’identité nationale et des symboles et valeurs de la royauté.
Contribution : Cette étude propose d’apporter une contribution aux recherches sur la photographie familiale, en attirant l’attention sur l’intérêt heuristique de la photographie enfantine comme clé de compréhension des logiques de retraditionnalisation à l’œuvre derrière les pratiques visuelles des familles.
Mots-clés :
- photographie enfantine,
- album de famille,
- identités sexuées,
- idéologie du mariage,
- Maroc
Abstract
Research Framework : This study has been realized in the context of intensification in the use of studio photography by Moroccan families during the main stages of their children’s growth, as well as during religious feasts.
Objectives : The aim is to understand the social and ritual functions of child photography.
Methodology : The data has been collected through two methods of investigation. The first part was conducted in two stages and realized with the help of sociology students. We first observed 50 studios in the Grand Casablanca and then did an observation of family albums. The second method was conducted by the author from 2010 to 2015 as a visual observation of the video photographic ritual in a public space of Mohammedia.
Results : Child photography is a social construct of some parts of the child’s image, which results from a community of thought and action between photographers and families. The album is a gendered practice and can be understood as a proof of the child’s good treatment as well as a symbolic and transmittable asset. Child photography is a way of passing on the traditional dress and it reflects the impregnation of family photography by the Makhzen culture and the marriage symbolism.
Conclusions : The video photographic ritual is a means in the construction of gendered identities and the inculcation of marriage ideology at an early age. Child photography reveals that marriage remains a highly valued institution and that children are prepared from a very early age to project themselves in their roles as husband and wife. The nuptial dress ritual in child photography is a way of transmitting the national identity and the royal symbols and values.
Contribution : This study offers a research contribution in family photography by drawing attention on the heuristic interest of child photography as a key to understanding the social logics at work beneath the family visual practices.
Keywords:
- child photography,
- family album,
- gendered identities,
- marriage ideology,
- Morocco
Corps de l’article
Introduction
Cet article porte sur les usages rituels au Maroc d’un genre particulier de photographie familiale[1] : la photographie de studio[2] qui a pour principal sujet les enfants des deux sexes, que je nomme ici la photographie enfantine.
La famille marocaine est aujourd’hui un espace de production et de consommation massive d’images qui la représentent, dans les occasions cérémonielles, comme dans les moments les plus ordinaires et intimes de la vie quotidienne. Cette production et consommation pléthorique d’images familiales peut en partie s’expliquer par les facteurs favorisants suivants : la disponibilité d’appareils photo et caméscopes d’une grande facilité d’usage et à des prix de plus en plus abordables ; le passage au numérique qui permet de cliquer sans compter et de visualiser sans tirage le résultat sur l’écran incorporé ; ainsi que la révolution dans le rapport à l’image engendrée par la généralisation du smartphone, qui donne la possibilité non seulement de produire et consommer des images de soi et des autres en tout temps et en tout lieu, mais aussi de les partager de manière quasi instantanée via les applications mobiles (WhatsApp, SnapChat, etc.) et les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, etc.)[3]. Malgré la disponibilité d’appareils numériques dont l’usage ne nécessite pas de grandes compétences techniques, il y a une persistance, voire une intensification du recours des familles aux services des artisans photographes, de la naissance à l’adolescence, au moment des principales étapes du cycle de croissance de l’enfant, et annuellement durant certaines fêtes religieuses dont la dimension profane comporte une célébration de l’enfance[4]. On constate sur le terrain que la photographie enfantine constitue un genre de photographie de studio dont les usages se sont généralisés, au point de s’imposer aux familles comme une obligation sociale incontournable.
Au Maroc, la sociologie reste une discipline essentiellement verbale, laissant peu de place à l’analyse des usages et fonctions sociales de la photographie familiale. Les pratiques visuelles des familles sont rarement prises en compte, alors même que les propriétés heuristiques de la photographie familiale comme objet de recherche (de Rapper, 2017) et « mode de connaissance anthropologique » (Piette, 1992) ne sont plus à démontrer. Ainsi nombre de travaux relevant de diverses approches théoriques et disciplinaires appréhendent la photographie familiale en tant que pratique sociale, riche de sens et d’enseignements sur les familles et les individus, autant que sur leur environnement social et culturel (Batchen, 2008 ; Belleau, 1996 ; Bourdieu et al., 1965 ; Chalfen, 2003 [1998] ; 2015 [1987] ; de Rapper, 2016 ; Favart, 2001 ; Hirsch, 1997 ; Jonas, 1991 ; 2008 ; Langford, 2001; Maresca, 1996 ; 2004 ; Segalen, 1981 ; Rose, 2010).
Cet article propose une contribution aux recherches sur la photographie familiale par l’intermédiaire d’une étude des usages et fonctions sociales de la photographie enfantine au Maroc. Il vise selon une approche de genre à mettre en relief le caractère genré de la production et consommation de ces images, ainsi que le rôle de la photographie dans la construction sociale des identités sexuées, et l’inculcation de l’idéologie du mariage, dès la petite enfance.
Contexte rituel de production de la photographie enfantine
La photographie enfantine de studio est réalisée dans le cadre de la célébration de trois fêtes à dimension religieuse et profane à la fois : le Mouloud, la veille du 27e jour du ramadan et l’Achoura.
La fête du Mouloud ou Aïd al-Mawlid Annabaoui commémore la naissance du Prophète Mohammed. Cette fête a été introduite au Maroc, en 1292, par le sultan mérinide Abou Yaâqqoub Yousouf an-Nasr. Longtemps rejetée par certains théologiens comme une innovation (bidɜa) contraire au dogme, cette fête est légitimée par l’école malékite dont relève l’islam marocain. Parfaitement intégrée dans le calendrier marocain, elle donne droit à deux jours fériés au même titre que les deux fêtes majeures de l’islam : l’Aïd al-Adha (fête du mouton) ou l’Aïd al-Fitr (fin du ramadan). Sur le plan des pratiques sociales, la célébration du Mouloud est l’occasion d’une variété de rituels, dont les plus spectaculaires sont les pèlerinages aux tombeaux de saints soufis (Pâques, 1971). Dans la société traditionnelle, ces pèlerinages étaient l’occasion de mariages collectifs, de pratiques visant à favoriser l’enfantement chez les femmes stériles, ainsi que de circoncisions collectives de garçons âgés de 7 ans et plus (Reysoo, 1991)[5]. Cette fête pouvait donc être l’espace de deux rites de passage importants, soit le passage de l’individu masculin à l’état d’homme et son intégration dans la communauté musulmane (circoncision), et le passage au statut de marié des individus des deux sexes (rites de mariage).
La veille du 27e jour du ramadan (laylatu al-qadri, littéralement « la nuit du destin ») commémore le voyage du Prophète aux sept cieux. Sur le plan religieux, elle se caractérise par la psalmodie du Coran et des prières répétées, du coucher du soleil jusqu’à l’aube. Dans les familles, c’est un moment d’échanges de visites et de consommation de repas festifs, dont le contenu varie d’une région à l’autre. Si pour les plus pieux, la veille du 27e jour du ramadan constitue la nuit sacrée où les cieux s’ouvrent aux prières des pénitents ; pour les adeptes de la magie noire ou blanche, elle représente une nuit de plus grande efficacité. Ainsi, elle est reconnue comme étant propice à diverses pratiques féminines, dont celles visant à s’attacher le mari ou à favoriser l’enfantement.
Dixième jour du mois de Muharram, Achoura est un temps de jeûne, d’aumône, de festivités populaires et d’une variété de pratiques rituelles : feux de joie, mascarades, repas communautaires, consommation par les femmes de mets favorisant la fécondité (Zirari, 1994), cadeaux de jouets et friandises aux enfants, etc. L’Achoura est également le temps d’une fête domestique ritualisant le passage des filles pubères à l’âge adulte, par le marquage de leurs mains au henné, le maquillage de leur visage et le port de vêtements réservés, au quotidien, aux femmes mariées.
Sur le plan des pratiques familiales et profanes, ces trois fêtes à caractère religieux étaient intimement liées à l’enfance, soit qu’elles comportaient des rites de passage (circoncision), des rites de puberté (filles), ou encore des pratiques féminines visant à favoriser l’enfantement. Or, dans la société urbaine contemporaine, ces trois fêtes sont marquées par des rituels photographiques collectifs et stéréotypés, centrés sur les enfants des deux sexes.
Que signifient donc pour les familles ces photos posées, réalisées dans ces contextes rituels et festifs en particulier ? Tel qu’elle est appropriée au Maroc, la photographie peut-elle être considérée comme un refuge de la tradition et des anciens rites de l’enfance liés aux fêtes religieuses ?
Si l’on revient au sens étymologique du terme enfant, en latin l’infans signifie « celui qui ne parle pas ». « Cette négation de la parole traduit la dépendance de l’enfant, qui demeure un être soumis et attaché à l’adulte jusqu’à ce qu’il apprenne à parler. Le statut du muet est identique à celui de l’enfant, car l’absence d’expression verbale le maintient à la merci de l’autre qui s’exprime pour lui, pense pour lui. » (Belarbi, 1991 : 22) Juridiquement, l’enfant est celui qui n’est responsable ni de ses paroles ni de ses actes et qui est encore sous l’autorité parentale. Sur le plan des rituels et des représentations sociales, l’enfant jusqu’à la puberté et au-delà est cet être indéfini, placé dans une position de liminalité, tant que n’ont pas été accomplis les rites de passage qui vont lui donner une place, un statut et un rôle dans la société. C’est celui au nom duquel pourrait s’exprimer et s’imprimer un discours social à travers la photographie. Dans ce travail, je pars de l’hypothèse que – telle qu’elle est pratiquée au Maroc – la photographie enfantine est le reflet d’une évolution du statut de l’enfant dans la famille contemporaine (Belarbi, 1991 ; Bouasria, 2020 ; El Harras, 2006 ; Tahiri, 2020), alors même qu’elle constitue un indicateur de la persistance des représentations collectives de ce que doivent être l’enfant modèle et l’adulte idéal projetés par la société, notamment en ce qui concerne la grande valeur accordée au mariage, en tant que seule institution et rite de passage qui permette d’accéder pleinement au statut d’adulte (Aboumalek, 2013 ; Rachik et al., 2005). J’appréhende donc ici la photographie de studio comme une « technologie de genre » (de Lauretis, 1987), révélatrice d’un familial gaze sur l’enfant (Hirsch, 1997), qui contribue à la construction sociale des identités sexuées, et sert d’instrument d’inculcation de l’idéologie du mariage dès la petite enfance.
Terrain et méthodologie
Les données utilisées dans cet article sont issues de deux catégories d’observation : une enquête intensive lors de la célébration du Mouloud en 2010, et une observation de longue durée (2010-2015) des usages familiaux de la photographie enfantine de studio durant les trois fêtes religieuses mentionnées plus haut.
L’enquête de 2010 a pu être réalisée grâce à la participation de 47 étudiant-e-s en sociologie de la FLSH de Mohammedia, dans le cadre des travaux pratiques d’un enseignement d’anthropologie audiovisuelle (4e sem., année 2009-2010). Elle s’est déroulée en deux phases.
La première phase a fait usage de l’observation participante, de la conversation ordinaire et de l’entretien non directif. Cette observation systématique des pratiques de la photographie enfantine a été menée dans 50 studios du Grand Casablanca, le jour et lendemain de la fête du Mouloud (26 et 27 février 2010). La majorité[6] des 50 studios couverts par l’enquête sont situés dans les communes urbaines suivantes : Casablanca, Mohammedia, Ben Slimane, Louisia, Aïn Harrouda et Tit Mellil. Les objectifs de cette première phase de l’enquête étaient d’identifier les profils des familles, d’observer le cadre et les modalités de réalisation[7] de la photographie enfantine, de recueillir des discours sur les pratiques de ce type de photo et des échantillons de photographies du Mouloud. Dans cette première étape, 340 photos d’enfants ont été collectées auprès de gérants de studio et de mères de famille.
La deuxième phase s’est déroulée en mars et avril de la même année (2010). L’observation a porté ici sur le devenir des photographies du Mouloud et sur les usages de l’album de famille, avec comme principaux outils d’investigation l’observation participante et la photo elicitation[8]. Soixante-trois familles ont ainsi pu être interviewées et 727 photographies collectées. En raison de la difficulté d’amener certaines familles à montrer leurs albums photos et à nous donner des échantillons de photos, les participant-e-s à l’enquête ont été encouragé-e-s à étendre l’observation aux familles avec lesquelles les lient une relation de parenté ou une relation d’interconnaissance et de confiance préétablie. Cela a permis dans certains cas d’obtenir une copie de l’intégralité des archives photographiques familiales. Ainsi, les images des figures 1 à 8 sont issues de ce corpus de 1067 photographies familiales, dont la majorité a pour sujet principal les enfants, collectées dans le cadre des enquêtes réalisées avec les étudiant-e-s de la filière de sociologie. La majorité des familles observées lors de cette première enquête résident dans des quartiers populaires. Certaines d’entre elles vivent même dans des quartiers non réglementaires, voire des bidonvilles. La plupart de ces ménages ont donc des revenus moyens ou très modestes.
Quant à l’enquête de longue durée, elle s’est déroulée sur plusieurs années (2010-2015), sous forme d’observation vidéo photographique récurrente des pratiques de la photographie de studio dans un espace public de la ville de Mohammedia, soit sur la place El Massira (de son ancien nom Bab El Kasbah)[9]. Dans le cadre de cette observation outillée de longue durée, j’ai pratiqué surtout l’observation participante sans questionnement formel, en me présentant comme une mère de famille (accompagnée de ma fille), d’une part pour ne pas déranger le cours des rituels filmés, d’autre part pour ne pas provoquer de rejet de la part des familles. Bien que le rituel vidéo photographique soit public, les mères restent toujours méfiantes à l’égard d’inconnus qui saisissent des images de leurs enfants. Par contre, les moments d’attente ont été propices à la pratique de la conversation ordinaire, avec les mères auxquelles me liait une relation préalable d’interconnaissance et de confiance.
Depuis les premières observations de 2010, la photographie enfantine a connu des évolutions remarquables. Initialement limitée aux studios des professionnels, sa pratique s’est élargie aux espaces publics urbains. Par ailleurs, elle a bénéficié d’une certaine forme d’institutionnalisation de par sa transmutation en un « Festival du henné » se déroulant du 25e au dernier jour du ramadan. Dans le cadre de cette nouvelle formule, la photographie enfantine donne lieu à un simulacre de noces au cours duquel les enfants des deux sexes sont déguisés en marié(e)s et soumis à un rituel vidéo photographique. Les photos des Figures 9 à 11 sont issues de captures d’écran de vidéos réalisées par moi-même, dans le cours de cette observation outillée de la photographie enfantine à Mohammedia en 2013, 2014 et 2015.
La photographie de studio : une activité à dominante masculine
En raison du temps et de la rigidité des poses qu’elle implique, la photographie de studio est souvent qualifiée de « photo traditionnelle » (Jonas, 1991) ne rendant pas compte de la réalité du quotidien des familles et des relations entre leurs membres. On pourrait même aujourd’hui s’attendre à la disparition de ce type de photographie qui peut être vu comme démodé, voire ringard, par les jeunes parents férus d’images au naturel, de selfies[10]et de technologies socionumériques permettant le partage en ligne d’albums personnalisés.
Au Maroc, malgré la généralisation des appareils numériques et outils informatiques, et en dépit de la capacité des parents à produire eux-mêmes des photos de leurs enfants, la photographie de studio est devenue une activité florissante à longueur d’année. Comme preuve de bonne santé du métier d’artisan photographe (lmouswir)[11], on peut relever le fait qu’il a connu une certaine segmentation, en termes de diversification des profils, parcours et contextes d’exercice de ses représentants. En effet, aux côtés des traditionnels photographes de quartier, exerçant dans des studios ayant pignon sur rue, il existe plusieurs catégories de photographes sans local, qui délèguent le traitement de leurs prises à un laboratoire avec lequel ils sont en relation de travail. Une première catégorie officie au quotidien, surtout dans les espaces publics où les familles promènent leurs enfants, et où les animaux de monte ou petits véhicules de location sont toujours un prétexte à photographie. Une deuxième catégorie se spécialise dans la photo vidéographie des célébrations familiales et œuvre, à longueur d’année, en association avec les maîtresses de cérémonie (nǝggafat)[12], à domicile et dans les salles de fêtes. Quant à la troisième catégorie, elle n’exerce qu’occasionnellement, de manière informelle, durant la haute saison des fêtes familiales et religieuses. Il faut signaler ici la complexité des parcours professionnels de certains d’entre eux, particulièrement ceux qui ont réussi et dont la réputation et la clientèle dépassent le cadre de leur quartier de résidence et/ou d’exercice. Ainsi, aux côtés du simple photographe autodidacte qui s’est hissé au rang de traiteur et ordonnateur de cérémonies, on trouve également les assistantes de maîtresses de cérémonie, ayant su profiter des réticences des mariées voilées à se faire photographier par un homme, pour apprendre sur le tas à manipuler les outils numériques et se spécialiser dans la photo vidéographie de mariage. L’investissement de cette activité par les femmes est en grande partie favorisé par le fait que les familles conservatrices ne tolèrent guère la mixité qu’implique le recours aux services d’un homme, dans le cadre des rituels domestiques célébrés dans l’espace privé (Azizi, 2014 [1998]).
On note donc une féminisation croissante, quoique difficile[13] et relative, d’une activité qui a longtemps été un métier exclusivement masculin et qui reste encore largement dominée par les hommes. Lors de l’enquête de 2010 dans les studios de quartier, de même que durant l’observation outillée de longue durée des rituels vidéo photographiques dans l’espace public, nous avons constaté que les opérateurs sont tous des hommes, secondés par des femmes auxquelles revient la tâche de l’habillement des enfants.
Quels que soient son statut, son parcours et les conditions d’exercice de son métier, l’artisan photographe est plus qu’un simple technicien de l’image. C’est un acteur important dans la constitution de la mémoire familiale et enfantine, un agent cérémoniel incontournable des principaux rites de passage du cycle de vie de l’individu marocain. Les services des photographes de studio sont régulièrement sollicités par les familles, dans le cadre des fêtes de naissance, des rites de circoncision et de mariage, ainsi que lors des fêtes du Mouloud, de la veille du 27e jour du ramadan et de l’Achoura. Ainsi, certains des propriétaires de studio observés ont été les témoins privilégiés du déroulement de la vie des habitants de leurs quartiers, dont ils ont documenté les principales étapes de la naissance jusqu’au mariage.
Par ailleurs, au cours de l’enquête de 2010, nous avons pu constater que les artisans photographes participent, pour une grande part, à la mise en scène de l’enfant photographié (Figure 1, Photos 4 et 5), en raison de la grande « autorité » qu’ils exercent en ce qui concerne le choix de la pose, de la mimique, des décors, des accessoires et notamment des jouets sexués qu’ils proposent aux enfants (Figure 1, Photo 6). L’ascendant des photographes sur les familles s’explique par leur maîtrise de l’éclairage, des appareils numériques professionnels[15], des techniques de postproduction des photographies, et avant tout par la confiance qu’on leur accorde pour réaliser de belles photos des occasions sortant de l’ordinaire. À la question pourquoi le recours à un artisan photographe les jours de fête, R. (femme au foyer, mère de 3 enfants) répond :
« Pendant les jours ordinaires, un membre de la famille ou un ami peut le faire, les jours fériés ou les grands jours non, on fait appel à un spécialiste […] parce qu’on veut garantir la réussite de la photo, tu sais l’événement ne se répète jamais c’est comme l’eau dans une rivière, on ne s’y baigne pas deux fois. On dit un jour ordinaire, mais rien n’est ordinaire, on se limite à prendre des photos entre nous, faute aux moyens tout simplement. »
Qu’elle soit réalisée dans un local professionnel, en extérieur ou dans l’espace domestique, le propre de la photographie de studio est d’être posée et stéréotypée, de ne pas saisir son sujet dans des postures « naturelles » ou des activités quotidiennes. Les poses que les sujets adoptent devant l’objectif, d’eux-mêmes ou à l’invitation de l’opérateur, reflètent non pas des comportements individuels, mais des attitudes codifiées par les règles de bienséance, communément partagées par les deux parties. Lorsque l’individu regarde l’objectif de l’appareil, c’est l’œil de la société qui l’observe et lui intime la posture appropriée à son âge, son sexe et son statut social.
Comme l’ont bien montré P. et M.-C. Bourdieu (1965), la photographie de studio repose sur un paradoxe : alors même qu’elle propose de saisir un individu ou une famille dans sa singularité, en réalité ce sont des rôles et des modèles sociaux idéaux qu’elle fixe sur l’image. En ce sens, la photographie enfantine nous intéresse en tant que construction sociale d’une certaine image de l’enfant, le familial gaze, résultant d’une interaction et d’une communauté d’agir et de pensée entre photographes et familles.
L’album du Mouloud : preuve de bientraitance et bien symbolique transmissible
L’enfant est aujourd’hui sujet d’image avant même sa naissance, alors qu’il est encore à l’état de fœtus. Les images échographiques sont l’objet d’un investissement affectif de la part des jeunes mères, dont certaines n’hésitent pas à intégrer la première image du fœtus dans l’album du bébé encore à naître ou dans l’album familial[16]. Dès son premier jour de vie ou au plus tard dès le septième jour de sa naissance, le nourrisson est abondamment photographié, seul, avec ses parents et/ou d’autres membres de la famille. La photographie enfantine s’est généralisée et imposée même dans les familles les plus modestes. Elle accompagne et mémorise tous les rites traditionnels de l’enfance qui sont célébrés dans l’espace domestique, tels que la première coupe de cheveux (à 40 jours), le rite de circoncision pour les garçons, et le perçage des oreilles pour les petites filles, sans oublier les incontournables fêtes d’anniversaires et les célébrations de réussite scolaire.
En plus des prises d’images dans le contexte de ces rituels domestiques, l’enfant est très souvent conduit au studio de l’artisan photographe, presque au même rythme qu’il est conduit chez le pédiatre pour les primo-vaccinations. Ces photos posées immortalisent le jour de son premier aïd[17], le fait qu’il s’est pour la première fois assis sans soutien, les premiers pas ou encore la joie des premiers mots articulés (Figure 2, Photos 7 à 10). Toutes les étapes importantes de sa croissance sont ainsi mémorisées par une photo réalisée en studio.
Aux côtés de ces images marquant les premières fois de l’enfant, la photo de l’aïd, en particulier celle de la fête du Mouloud, occupe une place prédominante (Figure 2, Photos 11 à 14). Elle est répétée tous les ans, à chaque célébration du Mouloud, et tous les enfants de la fratrie y sont soumis jusqu’à l’adolescence[18].
Ces usages de la photo de studio peuvent être qualifiés de rituels, parce qu’ils s’inscrivent dans une temporalité festive qui engage toute la communauté, et surtout dans le sens où ils ont un caractère répétitif, collectif et contraignant pour les parents. Au fil des années, la photo du Mouloud est devenue un impératif social auquel ces derniers ne peuvent se soustraire, au risque d’être déjugés par leur entourage. Les premier et deuxième jours de cette fête, les studios connaissent une affluence et une demande telles qu’il y a souvent des queues impressionnantes sur le trottoir, et qu’ils doivent rester ouverts très tard dans la nuit pour satisfaire leur nombreuse clientèle.
Pourquoi ce recours collectif, récurrent et généralisé à la photographie de studio pendant la fête du Mouloud ? Quelles fonctions lui sont attribuées par les familles ?
Avant de répondre à ces questions, il faut tout d’abord rappeler quelques particularités de la fête du Mouloud, en relation avec les enfants, mais aussi et surtout avec le niveau de vie des ménages modestes et même pauvres, qui ont fréquemment des difficultés à offrir des vêtements neufs à leurs enfants lors des deux fêtes religieuses majeures, en raison des plus grandes dépenses alimentaires occasionnées par le ramadan et par l’achat du mouton sacrificiel. Le Mouloud est pour eux une occasion de se rattraper. C’est donc une fête où on donne beaucoup d’importance à l’achat de vêtements manufacturés, voire à la confection de costumes traditionnels sur mesure, pour les enfants des deux sexes. À ces dépenses vestimentaires s’ajoutent aujourd’hui les dépenses photographiques. Le prix de la photographie du Mouloud est sujet à variation selon les quartiers, la renommée du photographe, la qualité de sa composition et de ses tirages photos. Il faut compter environ de 20 à 200 DH (1,90 à 18,99 euros) de dépense par enfant. Quelle que soit la taille des fratries, chaque enfant doit être vêtu de neuf et photographié seul dans sa tenue de fête. En plus de ces photos individuelles, on réalise également des photos de groupe représentant la fratrie, avec et sans le(s) parent(s) présent(s) au studio (Figure 3).
Ces dépenses vestimentaires et photographiques représentent une lourde charge pour les familles modestes, dont les revenus sont souvent aléatoires ou reposants sur un seul salaire (Soudi, 2006). Pour ces familles, le souci de vêtir les enfants de neuf est une préoccupation majeure et le principal objet de discussions des parents bien des semaines avant la fête.
La photo du Mouloud est considérée comme une manifestation et une preuve de l’amour parental. En conduisant l’enfant au studio pour être photographié dans ses vêtements de fête, on prétend en premier lieu chercher à lui faire plaisir et décupler sa joie d’être vêtu de neuf. Les mères notamment sont très exigeantes en ce qui concerne la mimique de l’enfant. On attend de ce dernier qu’il arbore un visage souriant, signe qu’il est heureux d’être habillé de neuf et content d’être photographié. Une photo sans sourire, saisie dans une pose ou avec une expression qui ne plait pas aux parents est considérée comme une photo ratée[19], que l’on est en droit de refuser de payer. Un bon photographe est celui qui sait mettre les enfants à l’aise, réussit à les faire sourire, alors qu’ils sont épuisés par des heures d’attente, excédés par les cris et les pleurs incessants des plus petits ou des moins dociles.
L’accompagnement des enfants au studio relève en premier lieu des prérogatives des parents. Cependant, les données de l’enquête du Mouloud 2010 autant que celles de l’observation outillée de longue durée montrent que c’est le plus souvent l’affaire des mères de famille.
À la question pourquoi est-ce principalement la mère qui accompagne ses enfants au studio, la plupart des interviewées ont donné une réponse stéréotypée similaire à celle de F. (femme au foyer, mère de 4 enfants) :
« […] parce que c’est moi qui va aider le photographe à les mettre en confiance et les faire sourire, surtout quand ils sont encore très petits et ne comprennent pas […] c’est toujours moi qui les emmène au studio le jour de leur premier aïd et les aïds suivants parce que je les aime et que je suis contente et fière d’eux, et aussi je veux que ses photos soient pour eux un souvenir de comment ils étaient tout petits. »
Toutefois, il arrive qu’un(e) parent(e) proche s’en charge à leur place, et ceci est considéré comme une preuve d’affection de l’adulte envers l’enfant. Par exemple, les photos 12 et 13 (Figure 2) révèlent que l’enfant a été photographié dans le cours de la même journée festive avec une tante maternelle : d’abord au domicile familial, au moment de l’entrée de cette dernière, puis au studio, où elle l’a accompagnée vêtu d’une tenue qu’elle lui a offerte. Pourquoi ce redoublement de photographie à domicile et au studio ?
K., 30 ans, femme au foyer et mère de H. :
« […] oui je me souviens bien de ce jour-là, c’est ma sœur F. qui a emmené H. [fils unique] au studio parce qu’il était trop jaloux de son mari […] depuis le jour de sa naissance elle l’a toujours beaucoup gâté […] Elle voulait lui montrer qu’il est toujours son chouchou, aussi garder un souvenir du cadeau qu’elle lui a offert le jour du Mouloud ».
L’objectif ici déclaré est que la tante fraichement mariée a choisi de faire sa première photo d’aïd avec son neveu, plutôt qu’avec son mari[20] : d’une part, pour lui montrer que son affection pour lui est toujours la même et ainsi désamorcer sa jalousie envers son époux, et d’autre part, pour qu’il garde un souvenir de la tenue qu’elle lui a donnée ce jour-là.
Cette fonction de trace et de sauvegarde de la mémoire des vêtements qui ont été offerts aux enfants à chaque fête joue un rôle très important dans l’usage que font les familles de la photo du Mouloud. Elle est réalisée pour être montrée à l’entourage et prouver que le devoir de nafaqa[21] du chef de famille a bien été accompli. Dans un premier temps, la photo de l’aïd est exposée dans le salon familial, afin que tous les visiteurs la voient. Dans un deuxième temps, elle est rangée dans un album avec les photos des Moulouds précédents pour constituer une mémoire en direction des enfants.
A., 42 ans, femme au foyer et mère de 5 enfants : « J’emmène tous les enfants au studio à chaque Mouloud pour garder un souvenir des beaux habits que leur a acheté leur père […] tu sais ils se chamaillent souvent, ils sont jaloux comme tous les enfants […] avec ces photos ils vont se souvenir comment on les a habillés petits, c’est la preuve qu’on les a traités pareils […] oui c’est la mémoire de leur enfance. » L’objectif ici déclaré étant que l’on souhaite que les enfants n’oublient pas qu’en tant que parents, on s’est bien occupé d’eux, et surtout de manière égale. Ainsi, les enfants de même sexe sont souvent vêtus, des pieds à la tête, de tenues complètement identiques ou quasi identiques (Figure 3). Pour les parents, la photo du Mouloud constitue donc une preuve de bientraitance et du devoir parental accompli.
Lorsque la famille comporte un enfant unique, l’album photo du Mouloud fait l’objet d’un investissement affectif très important, notamment de la part des mères[22]. Gardienne de la mémoire visuelle de leurs enfants, les mères rangent le plus souvent l’album du Mouloud dans la chambre conjugale, au fin fond de leur armoire à linge. Ces photos sont soigneusement classées dans l’ordre chronologique afin de construire une sorte de mémoire de l’évolution de la croissance physique de l’enfant, du premier aïd de son existence au dernier Mouloud célébré (Figure 4). Ces images prises annuellement à la même date font office de mémento visuel, un aide-mémoire qui permet aux mères de se rappeler comment leur enfant était à tel ou tel âge et de raviver le souvenir des joies passées. Dans certaines situations dramatiques, l’album de l’enfant devient une trace douloureuse de l’évolution d’un handicap mental. C’est le cas pour S. (58 ans, femme au foyer, mère de M. enfant unique de 14 ans) qui a eu le courage de partager son album et de le commenter.
« Sur cette photo M. était âgé de 6 ans, ici les signes du handicap sont devenus bien évidents [pleurs] j’ai peur de regarder les suivantes […] Je les sors que quand j’en ai besoin […] quand je l’emmène chez son médecin pour lui montrer qu’il est [traité comme] un enfant ordinaire, même si la réalité montre le contraire, mais malgré tout j’aime prendre soin de ses beaux souvenirs qui m’aident à me souvenir comment il était parce que ça allège ma souffrance chaque fois que je lis la pitié dans le regard de la famille ou des gens en général. »
Au-delà de sa fonction de mémoire, l’album du Mouloud est également un bien symbolique que l’on constitue, année après année, pour l’enfant, et que l’on projette de lui léguer quand il sera plus grand. Ces archives enfantines sont un bien familial précieux, dont la composition, la garde et la transmission incombent à la mère de famille. Les femmes étant les principaux agents de la fabrique de la mémoire visuelle des enfants – de l’accompagnement au studio à la conservation des albums – on peut affirmer que la photographie enfantine est une pratique sexuée.
Photo du Mouloud, traditions vestimentaires et culture makhzen
Les fêtes religieuses, en particulier celles du Mouloud et de l’Aïd al-Fitr (fin du ramadan), sont pour les familles l’occasion d’initier et d’habituer leurs enfants au port de costumes traditionnels marocains (Figure 5). La photo posée dans ces costumes est considérée comme la preuve qu’on les a bien élevés dans le respect de la tradition marocaine. Toutefois, le rituel photographique du Mouloud est plus qu’un simple moyen de perpétuation des traditions vestimentaires marocaines. C’est un puissant outil de diffusion de la culture Makhzen ou du moins le reflet de l’imprégnation de la pratique photographique par la symbolique makhzénienne.
Au Maroc, le costume féminin et masculin était très variable d’une région à une autre, d’une ville à une autre et d’une tribu à une autre (Besancenot, 1940 ; 1953). La diversité des costumes traditionnels du Maroc est le reflet du pluralisme culturel, linguistique et confessionnel de la société marocaine. Sur le plan des pratiques vestimentaires, le pays a connu depuis l’indépendance une relative uniformisation, sans déperdition totale, dans le sens où les anciens costumes régionaux et tribaux persistent notamment à travers le folklore et le rituel vestimentaire des noces (lǝbas)[23]. Parallèlement, un nombre limité de vêtements citadins se sont généralisés dans l’ensemble du royaume, comme composants essentiels du costume quotidien et/ou festif[24].
Ainsi, les tenues traditionnelles les plus récurrentes dans la photographie enfantine, étant vécues et représentées comme des marqueurs de l’identité marocaine, sont les costumes spécifiques aux populations des villes dites « impériales » et « citadines » (ћaḍariya). Le statut de ville impériale est attribué à Fès, Marrakech, Meknès et Rabat qui ont tour à tour joué le rôle de capitale, où les sultans marocains faisaient, chaque année, des séjours fixés par le Protocole. Les villes citadines sont Fès, Rabat, Salé et Tétouan, lieux de refuge des exilés d’Andalousie et de Kairouan qui ont participé à leur rayonnement sur les plans politique, économique et culturel (Besancenot, 1940).
Concernant les tenues traditionnelles privilégiées dans la photographie enfantine, ce sont pour les garçons la tenue protocolaire (maxzaniya)[25] portée par le Roi et les agents du Makhzen, en certaines occasions solennelles (rituels politiques et festivités religieuses)[26]. Ce costume, porté par l’enfant en photo 26 (Figure 5), se compose d’une djellaba blanche, d’une cape immaculée (sǝlham), d’un tarbouch rouge (fez) et de babouches jaunes ou blanches. Pour les filles, il s’agit de la double robe en soie (tǝkciṭa maxzaniya) (Figure 5, Photo 30), de la djellaba à la coupe et aux passementeries classiques, également dites maxzaniya (Figure 5, Photo 29).
Aujourd’hui, les vêtements de base du costume citadin sont connus et appréciés comme des articles de mode, sur les podiums des fashion weeks nationales et internationales[27]. Cela est dû notamment aux travaux des grands couturiers marocains[28], qui depuis les années 60 ne cessent de revoir ces classiques, en introduisant des changements sages ou osés, au niveau de la coupe, du choix des tissus, des passementeries et des couleurs (Jansen, 2015). Par exemple, les couleurs de la djellaba (vert pastel) et des babouches (rouge vif) de l’enfant en photo 27 (Figure 5) ne sont habituellement pas portées par les hommes[29], dont les couleurs de babouches sont plutôt le blanc et le jaune et dont les couleurs de vêtements sont le blanc ou dans des tons de brun ou foncé. De nos jours, le travail des grands de la mode marocaine a permis, d’une part, de féminiser certaines pièces de vêtements autrefois réservées aux hommes et, d’autre part, d’élargir la palette de couleurs des habits masculins à celles auparavant considérées comme féminines. On doit rappeler ici que l’exemple est donné au plus haut lieu, c’est-à-dire par le roi Mohamed VI en personne, passionné de mode autant marocaine qu’occidentale. En dehors du contexte des ritualités politico-religieuses traditionnelles, où le costume protocolaire immaculé est de rigueur pour le souverain comme pour ses sujets, Mohamed VI adopte et par son exemple donne une aura de légitimité aux tenues marocaines les plus colorées et les plus fantaisistes concoctées par les grands couturiers marocains[30].
L’imprégnation des pratiques photographiques par la culture makhzen et le modèle de la famille royale transparait également dans le choix du costume trois pièces occidental comme vêtement de la photo du Mouloud pour un grand nombre de petits garçons (Figure 6). La photo 26 (Figure 5), aussi bien que les photos 33 et 36 (Figure 6) représentent de très jeunes garçons vêtus tels des hommes de pouvoir. Leurs vêtements de pose étant l’habit cérémoniel ou quotidien du chef de l’État et des représentants du Makhzen à tous les échelons, du ministre au caïd, en passant par le député.
L’imitation par les photographes de studio du décorum de la photographie royale se reflète, de plus, dans le choix de la pose et des décors. Les photos 25 à 27 (Figure 5), ainsi que la photo 37 (Figure 6), comportent toutes un symbole majeur du pouvoir, à savoir un simili du trône royal ou une chaise à dorures similaire à celle près de laquelle la princesse Lalla Aïcha prend la pose pour la postérité (Figure 6, Photo 34)[31]. De même, la posture debout que les photographes comme les mères imposent aux enfants rappelle celle des membres de la famille royale sur les photos officielles. Bien que maladroite, la pose des enfants dans les photos 35 à 37 (Figure 6), main posée sur une chaise à dorures ou tout autre support est une imitation, voulue ou inconsciente, de la posture régalienne souvent adoptée par les princes et princesses alaouites durant les règnes de Mohamed V et Hassan II[32].
Il faut rappeler ici que l’histoire de la photographie au Maroc est intimement liée à la dynastie alaouite. Le Sultan Moulay Abd al-Aziz (1894-1908) est le premier Marocain à avoir été initié à l’art de la photographie par son instructeur anglais Gabriel Veyre dès 1901 (Veyre, 2009 [1905]). De plus, il est le premier sultan à en avoir autorisé la pratique et favorisé l’introduction et la diffusion au Maroc, à une époque où toute technologie ou objet provenant de l’Occident était considéré comme œuvre du diable, destinée à éloigner les musulmans du droit chemin. Par ailleurs, on lui doit nombre de portraits des femmes de son harem, photographiées à visage découvert, qui ont été publiées par des journaux européens tels que Illustration ou The Illustrated London News (Goldsworthy, 2009). Il a même initié ses courtisanes préférées à la photographie, qui selon le témoignage de Veyre étaient plutôt douées (Veyre, 2009 [1905]).
On peut à ce titre affirmer que la photographie au Maroc a une longue histoire (Moignard, 2010) et que la photographie familiale et enfantine résulte d’une longue, mais sûre appropriation de sa pratique et de son usage par toutes les franges de la société. À travers, la photo du Mouloud, on a pu déceler des indices de l’influence de l’imagerie royale sur la photographie de studio populaire.
Photographie enfantine, symbolique du mariage et construction des identités sexuées
Depuis la fin des années 2000, les photographes de studio en association avec des maîtresses de cérémonie (nǝggafat) ont commencé à proposer des costumes de location pour la photographie du Mouloud, de l’Achoura et de la veille du 27e jour du ramadan. Au départ, la location de costumes marocains traditionnels était présentée et vécue comme une alternative permettant de pallier la difficulté des parents de fratries nombreuses à assumer ces dépenses vestimentaires à chaque fête.
Toutefois, ce qui devait être une simple mesure économique a très vite évolué en une mise en scène vestimentaire de l’enfance, semblable au rituel vestimentaire des noces (lǝbas). Similaire tout d’abord par le choix des costumes des filles comme des garçons qui sont des reproductions fidèles des costumes de location que les nǝggafat font porter aux marié(e)s. Ces costumes représentent soit des marié(e)s marocain(e)s des principales régions et villes marocaines (Figure 7, Photos 38, 39, 41 et 42), soit des costumes de marié(e)s étranger(e)s (Figure 7, Photos 40 et 43).
En fait, l’influence de la symbolique du mariage sur la photographie enfantine est omniprésente. Les décors et les accessoires utilisés auparavant dans la composition de la photographie vont être remplacés notamment par les principaux supports du rituel matrimonial, en tant que symboles des noces : le palanquin (lɛamariya), le trône des mariés et le cheval (Figure 8).
La généralisation de la photographie des enfants déguisés en marié(e)s, assis sur un trône ou sur des accessoires de portage, s’accompagne d’un débordement de l’activité photographique dans l’espace public. Dans un premier temps, les photographes s’approprient timidement, puis de manière de plus en plus invasive les espaces limitrophes à leur studio (Figure 8, Photo 44).
Dans un deuxième temps, les maîtresses de cérémonie toujours en association avec des photographes professionnels commencent à installer des tentes cérémonielles, dans les espaces publics les plus fréquentés, pendant les derniers jours du ramadan (Figure 9).
À partir de là, la mise en scène vestimentaire des enfants va prendre une plus grande ampleur, dans le sens où l’imitation du rituel des noces va être poussée au-delà d’une simple photographie en costume de marié(e).
En plus d’une garde-robe bien fournie en toilettes nuptiales pour les filles et costumes traditionnels pour les garçons, les maîtresses de cérémonie proposent la teinture au henné[33], la photo vidéographie des fillettes sur un palanquin (Figure 10, Photos 57 à 60) et des garçons sur un cheval richement harnaché, teint au henné et monté par un jeune cavalier en costume de fantasia (Figure 11, Photos 61 à 64).
Les enfants sont ainsi portés pour un tour sur la place publique, accompagnés de fanfares et de chorégraphies nuptiales, tandis que le photographe professionnel immortalise ce simulacre de noces (tǝngaf). Les objectifs déclarés de cette mise en scène costumée restent toujours le souhait de faire plaisir aux enfants et de constituer en photos et vidéos une mémoire de leur processus de croissance, année après année.
Que signifie donc cette infusion du rituel des noces dans la photographie enfantine ? Quelles fonctions sociales peut-elle bien remplir ?
Rituel vidéo photographique et inculcation de l’idéologie du mariage
On peut lire ce rituel photographique comme un instrument de socialisation participant à la construction des identités sexuées dans la petite enfance. L’assignation des identités féminine et masculine s’effectue par la panoplie de vêtements dont sont revêtus les enfants, aussi bien que par le choix de l’accessoire de portage : le palanquin pour les filles (Figure 8, Photos 47 à 50 ; Figure 10) et le cheval pour les garçons (Figure 8, Photos 45 et 46 ; Figure 11). Ces deux supports du rituel photographique, à savoir l’animal et l’artefact, sont exposés côte à côte sous des tentes cérémonielles et les enfants orientés vers l’un ou l’autre, selon leur sexe.
En tant qu’accessoire rituel du mariage, le palanquin (lɛamariya) a pendant des siècles été réservé exclusivement au portage de la mariée, notamment durant son passage de la maison paternelle à la maison conjugale. Aujourd’hui, le marié peut également être porté sur cet accessoire, durant le rituel vestimentaire (lǝbas), la cérémonie d’exposition de la mariée dans sept costumes nuptiaux. Toutefois, le palanquin demeure un symbole de féminité[34], intimement lié à la figure de la mariée ; autrement dit, monter sur le palanquin reste toujours pour la jeune fille synonyme du devenir femme. Pendant le rituel photographique, seuls les plus petits garçons sont placés sur cet accessoire, le plus souvent pour y être photographiés avec leur sœur aînée habillée en mariée.
Contrairement au palanquin[35], dans la société traditionnelle, les usages du cheval ne se limitaient pas à ses fonctions rituelles. Utilisé exclusivement par les hommes[36] comme monture, au quotidien, en temps de guerre, et durant la célébration des pèlerinages (moussems) ou autres fêtes communautaires, le cheval est un symbole de noblesse et de virilité[37]. Symbole de la royauté et du pouvoir chérifien en action, le cheval a pendant des siècles été le trône (ambulant) des Sultans du Maroc (Geertz, 1983). Dans les principaux rites de passage, le cheval est un support important du rituel de circoncision[38] et du mariage du jeune homme, la plupart des déplacements rituels du marié se faisant à dos de cheval. En particulier dans les régions et villes soumises à l’autorité politique du détenteur du trône, le cheval est l’instrument majeur d’un ensemble de rites propulsant le jeune marié au rang de sultan (mulay sǝltan) et donnant lieu à un simulacre d’intronisation[39].Tel qu’il est utilisé dans la photographie enfantine, le cheval est donc un symbole de masculinité, fortement associé à la figure du marié et reste un marqueur du devenir homme[40].
Conclusion
Malgré son aspect ludique et bon enfant, le rituel photo vidéographique auquel sont régulièrement soumis les enfants est – de par le simulacre des noces auquel il donne lieu – un moyen de socialisation qui participe non seulement à la construction des identités sexuées dans la petite enfance, mais constitue également un processus rituel d’inculcation d’une idéologie du mariage aux petits Marocains à un très jeune âge.
On peut dire que la photographie enfantine telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée par les familles marocaines révèle, d’une part, que le mariage reste une institution très valorisée et que les enfants sont préparés très tôt à se projeter dans les rôles sociaux d’époux et d’épouse. D’autre part, l’infusion du rituel vestimentaire des noces dans la photographie enfantine fait de cette dernière un vecteur de transmission de l’identité nationale marocaine et des symboles et valeurs de la royauté.
Pour clore cette étude, on peut se demander si la ritualisation de la photographie enfantine ne fonctionne pas comme un instrument de retraditionnalisation et de lutte collective contre le « fléau » du célibat avancé et une certaine remise en question de l’institution du mariage parmi les éléments les plus subversifs et individualistes de la jeunesse marocaine. Les recherches sociologiques les plus récentes montrent que le nombre de mères célibataires, ainsi que le taux de célibat, choisi ou subi, sont en croissance constante, autant en milieu rural qu’en milieu urbain (Aboumalek, 2011 ; 2013 ; Cherkaoui et al., 2002 ; Naamane-Guessous et al., 2011). Par ailleurs, des mouvements, tels que le Mouvement alternatif pour les libertés individuelles ou les Moroccan Outlaws, militent pour les libertés individuelles et l’abrogation de l’article 490 du Code pénal criminalisant les relations sexuelles hors mariage. Cela n’est-il pas un clair indicateur que le rituel photographique constitue une sorte de refuge de l’idéologie traditionnelle du mariage ?
De même que l’on se doit de signaler qu’à l’heure actuelle les enfants eux-mêmes sont devenus les principaux concurrents des artisans photographes dans la production de photographies enfantines. En effet, de leur mise en contact avec des smartphones et des tablettes à un âge de plus en plus précoce, les enfants marocains sont pour la plupart rompus à la technique du selfie qu’ils maîtrisent de manière tout à fait intuitive, et bien mieux que leurs aînés. Aussi, on peut se demander si, dans un avenir proche, la libération de l’individu du poids de la soumission à l’inculcation ritualisée de valeurs et normes de comportements en conflit avec le vécu quotidien ne passera pas par la photographie de l’enfant par lui-même.
Parties annexes
Notes
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[1]
La notion de photographie familiale est ici employée dans un sens large englobant toutes les catégories de photos réalisées par ou pour les familles, quels que soient leur sujet (individus/groupes), leur contexte de production/consommation ou leur nature (professionnelle/amateur, posée/naturelle, etc.), tandis que la notion de « photo de famille » désigne les photographies posées de groupes familiaux.
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[2]
La notion de photographie de studio est ici utilisée dans un sens large, pour désigner les images posées, réalisées et développées contre rémunération, par des étrangers à la famille, reconnus comme des spécialistes de l’image. Ainsi, le qualificatif « de studio » renvoie plus au caractère professionnel de l’opérateur et au lieu de tirage qu’au lieu de la prise d’images. Cette catégorie d’images peut être produite aussi bien dans un local professionnel, que dans l’espace privé des familles ou un espace public (place, rue, salle des fêtes).
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[3]
Selon les résultats de l’enquête TIC réalisée en 2014 par l’Agence Nationale de règlementation des Télécommunications (ANRT), « 94 % des Marocains possèdent au moins un téléphone mobile en 2014, plus de la moitié des ménages est équipée d’au moins un ordinateur/tablette et la moitié dispose d’une connexion internet à domicile » (ANRT, 2015 : 9). Si l’on prend en compte le fait que tous les téléphones mobiles sont aujourd’hui pourvus de la fonction photo/vidéo, c’est dire que la majorité des Marocains peuvent réaliser par eux-mêmes des photos même s’ils ne disposent pas d’appareil photo ; et que près de la moitié des familles ont la possibilité de stocker les photos autoproduites sur ordinateur/tablette et de les partager en ligne sur les réseaux sociaux.
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[4]
Voir infra la section «Contexte rituel de production de la photographie enfantine».
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[5]
Dans la société contemporaine, et surtout en milieu urbain, les circoncisions sont devenues individuelles, se pratiquant à un âge plus précoce tout au long de l’année, et elles donnent toujours lieu à une fête familiale, voire communautaire.
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[6]
Une seule étudiante a dû réaliser son observation dans deux studios de la ville de Rabat, en raison de sa situation familiale (mère de famille).
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[7]
Choix des poses, décors, accessoires, costumes, agents décisionnels, interactions photographe/clients pendant la prestation, comportement et attitude des sujets et commanditaires de la photographie avant et pendant l’acte photographique.
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[8]
La photo elicitation est une technique d’entretien qui repose sur l’usage de photographies comme support dans le but de susciter le discours des enquêtés. Cette technique a été développée par Collier (1957), l’un des fondateurs de la sociologie visuelle aux États-Unis.
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[9]
Pour une description visuelle du processus de formation et des usages sociaux de cet espace public central de la ville de Mohammedia, voir Azizi (2012).
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[10]
Autoportraits réalisés avec un téléphone mobile ou une tablette. Senft et Baym (2015) appréhendent le selfie comme une manière de « parler » sur les réseaux sociaux, un objet suscitant certaines formes de réactions et d’interactions. Ils en donnent la définition suivante : « First and foremost, a selfie is a photographic object that initiates the transmission of human feeling in the form of a relationship (between photographer and photographed, between image and filtering software, between viewer and viewed, between individuals circulating images, between users and social software architectures, etc.). A selfie is also a practice—a gesture that can send (and is often intended to send) different messages to different individuals, communities, and audiences. This gesture may be dampened, amplified, or modified by social media censorship, social censure, misreading of the sender’s original intent, or adding additional gestures to the mix, such as likes, comments, and remixes. » (2015 : 1589)
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[11]
Au Maroc, le terme lmouswir s’applique également aux artistes photographes, ainsi qu’à ceux travaillant dans les secteurs de la presse écrite et audiovisuelle, de la mode ou de la publicité. Dans ce travail, ce terme désigne uniquement les artisans photographes, autorisés ou informels, acteurs de la photographie familiale.
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[12]
Les nǝggafat (sing. nǝggafa) ou « maîtresses de cérémonie » sont les officiantes des rites de mariage. Contre rémunération, ces femmes parent la mariée de somptueux costumes et bijoux de location (qui sont souvent leur propriété) et lui procurent les accessoires servant à son portage rituel : la table (tǝbla) et le palanquin (lɛamariya). Autrefois, ces officiantes assuraient la toilette de la mariée (bain et coiffure), le port de son trousseau mobilier au domicile conjugal, la décoration de l’espace cérémoniel et l’animation musicale des noces. Au sujet des récentes évolutions de l’activité rituelle de ses maîtresses de cérémonie, voir Azizi (2014 [1998]).
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[13]
Dans le documentaire La Femme à la caméra (2012), Karima Zoubir brosse le portrait d’une de ces « camera women » qui pâtissent de tous les préjugés et calomnies dont sont l’objet celles qui, en plus d’être (des mères) divorcées, osent exercer une activité nocturne, généralement réservée aux hommes.
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[14]
Les photographies des figures 1 à 8 ont été soit réalisées par les étudiant-e-s de sociologie qui ont participé à l’enquête de 2010, soit gracieusement offertes par les photographes et familles observés.
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[15]
Ces appareils restent hors de la portée de la plupart des familles, tant par leur coût que par les compétences techniques qu’ils nécessitent.
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[16]
Selon Michèle Fellous, pour beaucoup de femmes françaises, « l’examen échographique est une “photo” de l’enfant qu’elles attendent (au point que les albums de bébé prévoient actuellement la place de ce premier “cliché” dans la série de portraits à venir) et un moyen d’en connaître le sexe » (1991 : 50-51).
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[17]
C’est-à-dire la première fête religieuse tombant après sa naissance. Du temps où les sorties des femmes (non actives) étaient limitées à des déplacements rapides de la maison conjugale à la maison paternelle, ou dans le proche voisinage, cette première fête était consacrée à une visite solennelle du jeune enfant à ces grands-parents maternels et était l’occasion d’offre de cadeaux.
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[18]
Au moment de la prise de distance avec les parents et les rituels familiaux, les adolescents réagissent différemment selon leur tempérament et/ou leur rang dans la fratrie, soit ils rejettent complètement ce rituel photographique, ou bien ils continuent de le pratiquer, seulement en compagnie de leurs amis et/ou cousins de même âge, ou au contraire ils secondent leurs parents en prenant sur eux la corvée d’accompagner au studio leurs cadets.
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[19]
Certaines photos que j’ai retenues – en tant que chercheuse – comme bonnes, car révélatrices des réactions des enfants à l’acte photographique sont au contraire qualifiées de ratées par les parents et le photographe lui-même. Même ramenées gratuitement à la maison, elles sont rangées non pas dans l’album du Mouloud, mais en vrac dans une quelconque enveloppe. Ainsi que l’a bien montré Sylvaine Conord, les critères des choix photographiques des usagers sont différents de ceux de l’anthropologue. Ainsi, pour les premiers, « l’appréciation d’une photographie dépend [avant tout] du système de représentation sociale de ce que doit être une bonne photographie » (Conord, 2002 : 9).
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[20]
La sortie au studio des nouveaux mariés lors de la fête religieuse suivant les noces fait également partie des usages ritualisés de la photographie par les familles marocaines.
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[21]
En droit musulman, nafaqa désigne le devoir d’entretien – par le père – de l’épouse et des enfants en nourriture, vêtements, logement et soins médicaux. Il s’agit d’une obligation (faṛiḍa) d’origine coranique : « Au père de l’enfant incombe la subsistance et la vêture (des mères), de la manière reconnue (convenable) » (Verset 233 de la sourate II, in Le Coran, 1980, p. 64).
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[22]
Un constat qui a également été fait dans les sociétés occidentales (Belleau, 1996 ; Favart, 2001 ; Jonas, 1991 ; Rose, 2010).
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[23]
Au cours de ce rituel vestimentaire (lǝbas : littéralement le « vêtement »), la mariée porte successivement jusqu’à sept costumes nationaux et internationaux. Les costumes nationaux représentent la tradition vestimentaire des principales villes et régions du Maroc, tandis que les costumes étrangers exposent celle de pays arabo-musulmans (Maghreb et Moyen-Orient), de pays occidentaux (robe blanche), et même de l’Inde et du Pakistan. Pour une description de ce rituel vestimentaire, voir Azizi (2014 [1998]).
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[24]
La djellaba et les babouches pour les deux sexes, le sǝlham (cape) et le jabaḍoṛ (pantalon et tunique) pour les hommes, le lǝqmis (robe) et la tǝkciṭa (double robe) pour les femmes.
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[25]
C’est-à-dire conforme aux normes fixées pour les costumes protocolaires portés aussi bien par les membres de la famille royale que par les agents du Makhzen et leurs épouses.
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[26]
Ce costume protocolaire est porté notamment lors du rituel d’allégeance (lbayɛa) au Roi, de la fête du trône et des fêtes religieuses majeures.
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[27]
Depuis 2008, «Caftan du Maroc», l’événement annuel le plus prestigieux de la haute couture marocaine est régulièrement organisé aux quatre coins du monde : Amsterdam, Bruxelles, Dubaï, Londres, Los Angeles, Paris, Washington DC.
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[28]
Au sujet du rôle des couturiers marocains dans le développement d’une mode urbaine spécifiquement marocaine, voir la thèse de Jansen (2010).
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[29]
Le rouge vif est la couleur des babouches des femmes du Sous, alors que le vert de la même manière que la plupart des couleurs pastel ou vives sont considérées des couleurs féminines.
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[30]
À ce sujet, l’on doit signaler que Jansen (2010) analyse fort pertinemment le rôle des médias dans le développement d’une mode urbaine marocaine, sauf qu’elle ne prend pas en compte le rôle de leadership et de modèle des membres de la famille royale, dans la légitimation et la diffusion généralisée des nouvelles tendances du costume marocain.
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[31]
Cette photo de la princesse a été prise au Palais, du vivant de feu Mohamed V. On note en arrière-plan le trône royal. Lalla Aïcha, sœur de feu Hassan II, a été retenu par l’histoire comme étant la première princesse alaouite dévoilée devant les photographes et les caméras du monde entier, lors de son discours de 1947, à Tanger.
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[32]
Il faut signaler ici que la photographie royale officielle est beaucoup moins rigide sous le règne de Mohamed VI. Ce dernier a fait de la photographie un vecteur de proximité avec ses sujets et un puissant outil de communication et de « gouvernance des esprits ».
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[33]
Une table est spécialement dressée pour la teinturière (nǝqaca) (Planche VIII, Photo 45) qui peint sur les mains des petites filles des motifs similaires à ceux des mariées.
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[34]
Dans les premières années de diffusion de ce modèle cérémoniel dans le Sud-ouest du Maroc, un grand nombre de mariés refusaient de monter sur la table ou le palanquin au motif que ce sont des accessoires féminins (Azizi, 2014 [1998]).
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[35]
Nous devons toutefois signaler que dans le Maroc précolonial, avant l’introduction de l’automobile, le palanquin était utilisé pour les déplacements furtifs des femmes de la haute bourgeoisie en visite dans leurs familles, et pendant les rares occasions où elles étaient autorisées par la coutume à quitter le domicile conjugal.
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[36]
Dans les communautés rurales ou urbaines ne faisant pas usage du palanquin, le seul jour où la femme (aveuglée par un voile) est placée sur une jument conduite par son frère ou un parent proche est celui de son passage du domicile paternel au domicile conjugal.
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[37]
Contrairement aux autres pays du Maghreb où l’usage du cheval est en déperdition au quotidien tel que dans les occasions cérémonielles, la culture du cheval reste au Maroc une tradition bien vivante et la fantasia élevée au statut de patrimoine culturel participant à la construction de l’identité nationale et de l’image de marque du royaume dans la communication touristique. À ce sujet, voir Peyron (1997) et Talley (2015).
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[38]
On observe aujourd’hui, dans l’espace public urbain, une revivification et une généralisation de la coutume de faire un tour de cheval en fanfare aux petits garçons, juste avant l’opération de circoncision. Ce tour à cheval (rekba) donne également lieu à une prise d’images (photo et vidéo) réalisée par un artisan photographe.
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[39]
Pour des analyses anthropologiques de ces anciens rituels d’intronisation du marié, voir Raymond Jamous (1981) et Elaine Combs-Schilling (1989). Pour une analyse de l’évolution du thème de la royauté dans le rituel matrimonial contemporain, voir Azizi (2014 [1998]).
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Bien que la pratique ludique ou sportive du cheval ne soit plus exclusivement masculine et qu’aujourd’hui les troupes de femmes soient devenues de sérieuses concurrentes des troupes masculines, sur les pistes poudreuses des moussems et festivals de fantasia. Au sujet des troupes de fantasias féminines, voir Talley (2015). Il faut par ailleurs ajouter que, depuis quelques années, certaines mariées exigent de faire leur première entrée dans l’espace cérémoniel à cheval. Une pratique jugée déplacée et moquée sur les réseaux sociaux où un grand nombre de photos et de vidéos de mariées tombant de cheval sont régulièrement mises en ligne. Les commentaires négatifs accompagnant ces vidéos montrent que le cheval est toujours fortement associé au masculin dans les représentations collectives.
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