Corps de l’article

Le vieillissement de la population constitue l’une des principales transformations démographiques actuelles et vient bouleverser la mise en ordre des sociétés humaines. Face à cet enjeu, il importe de réfléchir différemment en vue de proposer ultimement des innovations susceptibles de trouver réponse aux innombrables défis inhérents au vieillissement démographique. Trouvant écho à cet impératif, le présent article explore, à l’échelle du Québec, les nombreuses possibilités offertes par les systèmes d’échange local (SEL) en tant que vecteur structurant de développement social, à l’échelle humaine et locale pouvant favoriser le « vieillir chez soi » des aînés. Considérant les multiples affinités et complémentarités au regard de la promotion du vieillissement actif, cet article présentera une réflexion innovante portant à la fois sur l’objet principal du texte présenté, soit les SEL et le programme Municipalité amie des aînés (MADA). Démarré en 2008, MADA constitue une initiative reconnue mondialement permettant aux villes de relever les défis associés au vieillissement des populations (Équipe de recherche MADA-Québec, 2020) . Ainsi, le but du présent article proposera une conciliation originale entre ces deux initiatives – les SEL et MADA – aux fins de faciliter le « vieillir chez soi » des personnes âgées. Regroupés au sein de l’équipe de recherche du programme MADA, les auteurs estiment que l’amélioration du « vieillir chez soi » des aînés passe par l’arrimage des SEL et du programme MADA. Par la même occasion, cela pourrait bénéficier, de façon plus large, à l’ensemble de la population résidant sur un territoire donné. En effet, cette proposition aiderait à la fois de favoriser les relations intergénérationnelles, mais également d’améliorer les conditions de vie des membres de l’ensemble d’une communauté. De plus, elle pourrait permettre d’être plus à même de répondre aux besoins de la population, d’améliorer les pratiques destinées aux aînés et de faciliter leur inclusion sociale au sein des collectivités.

Pour ce faire, dans un premier temps, seront exposés les principaux enjeux associés au vieillissement. Suivant cela, seront présentés succinctement le programme MADA puis les systèmes d’échange local. Ces derniers sont, pour l’exprimer brièvement, des initiatives fondées sur le troc, structurés autour de l’échange de biens et de services (Blanc, 2018 ; Blanc et Fare, 2012). En troisième lieu, il sera question d’une réflexion sur la mise en application des SEL en explorant le concept de microterritoire et de partie prenante locale (PPL). Subséquemment, les SEL et le programme MADA seront comparés, ce qui permettra de relever les similarités et les complémentarités entre ces deux initiatives. Finalement, en guise de conclusion, seront présentées des conditions gagnantes pour favoriser la participation des aînés aux activités des SEL.

Vieillissement démographique

Partout à travers le monde, la population vieillit. Contrairement aux pays européens qui ont eu le temps de s’adapter à ces transformations, le Québec connaîtra un vieillissement accéléré et rapide (Institut de la Statistique du Québec [ISQ], 2015). En 2017, les Québécois âgés de 65 ans ou plus représentaient 18,5 % de la population (ISQ, 2018). En 2030, ce taux passerait à environ 25 %, puis à 27 % en 2050 (ISQ, 2015). Cette croissance est observable dans la figure 1 qui divise les personnes âgées en trois groupes d’âge.

Figure 1

Le vieillissement démographique québécois

Le vieillissement démographique québécois

N.B. : L’axe vertical représente le nombre d’habitants en millions (M) et l’axe horizontal représente les années.

Source : Institut de la statistique du Québec (2014)

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Un autre élément important qui ressort de cette figure est l’augmentation de l’espérance de vie des personnes âgées, facteur essentiel de gérontocroissance. Ce dernier est visible ici, en outre par la part plus importante, représentée en bleue, d’une frange prépondérante des groupes d’aînés dont l’âge est situé entre 75-89 ans et de 90 ans et plus.

Au-delà d’un enjeu démographique, le vieillissement représente aussi une expérience foncièrement individuelle, composé de défis avec lesquels la personne vieillissante est appelée à composer. À cet égard, le « vieillir chez soi » constitue un défi important pour la personne aînée. « Vieillir chez soi », la francisation du concept de « Aging in Place », renvoie au désir des personnes âgées de vivre au sein de leur communauté, tout en maintenant un certain degré d’autonomie, plutôt que dans un établissement impersonnel, souvent dénommé « résidence pour personnes âgées » (Wiles et al., 2012). Comme l’indique le plan d’action Un Québec pour tous les âges (Secrétariat aux aînés du ministère de la Famille et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2018), ce désir est partagé par nombre d’aînés. Ils souhaitent vivre dans un logement abordable, au sein d’un quartier qui leur est familier, composé par une mixité intergénérationnelle où ils pourront participer socialement tout en conservant des liens avec leurs proches et la communauté (Bigonnesse et al., 2011). Or, le désir de « vieillir chez soi » d’une large proportion des aînés est en péril ; cela découlant, en outre, de la diminution de l’autonomie fonctionnelle inhérente au processus normal de l’avancée en âge et de la baisse de leur soutien social. Ces deux éléments seront abordés successivement dans les lignes suivantes.

La perte de l’autonomie personnelle

Des changements au niveau cognitif et physique sont invariablement associés au vieillissement humain normal (Age UK, 2017). Selon Kergoat et Légaré (2007, dans Levasseur, 2007), 42 % des personnes âgées de 65 ans ou plus font face à une perte des capacités physiques et cognitives. Également, avec le vieillissement de la population, le nombre d’aînés du grand âge (80 ans ou plus) augmente et ce groupe d’âge est plus enclin à être atteint de maladies chroniques cognitives et physiques (Institut national de santé publique du Québec, 2019). Ces changements au niveau physique et cognitif amènent une perte graduelle de l’autonomie personnelle. Par exemple, le vieillissement s’accompagne d’une diminution de la vue, ce qui peut entraîner le retrait du permis de conduire et qui réduira l’autonomie d’un aîné à se déplacer (National Institute on Aging et National Library of Medicine, 2002). Cette perte d’autonomie pousse la personne âgée à recourir à des services pour « compenser la détérioration des conditions de santé en raison de l’avancement en âge » (Institut de recherche et d’informations socio-économiques, 2017 : 6).

Baisse du soutien aux aînés

Avec l’avancée en âge, la taille du réseau social et l’isolement des personnes augmentent, ce qui est amplifié par le vieillissement de la population actuelle (Holt-Lunstad et al. , 2017). Au Québec, un sondage de 2016 indiquait que 20 % des Québécois de 65 ans ou plus rapportent n’avoir aucun ami, alors que 21,6 % disent n’avoir aucune connaissance (ISQ, 2016). Considérant les conséquences néfastes de l’isolement social sur la santé (Holt-Lunstad et al. , 2017), cela est inquiétant. Également, l’émigration rurale des jeunes et la fragilisation des réseaux sociaux traditionnels fragilisent le soutien social offert aux aînés. Depuis quelques décennies, les jeunes vont vivre dans les villes (Gauthier, 1998 ; Simard, 2006 ; ISQ, 2016), ce qui accentue le vieillissement populationnel en milieu rural. De plus, ces mêmes réseaux se sont effrités avec l’éclatement de la famille nucléaire et de certains liens d’appartenance, affaiblissant ainsi les liens intergénérationnels. Cette diminution est perceptible dans la décroissance du soutien social apporté aux aînés (ISQ, 2011). Cela, plus particulièrement pour ce qui a trait au taux de support potentiellement disponible offert par les individus âgés entre 50-74 ans à l’égard des personnes âgées de 85 ans et plus — les premiers étant le groupe d’âge de soutien « habituel » des seconds (Herrmann et Robine, 2010). À cela s’ajoute l’affaiblissement des services de santé publics québécois destinés aux aînés. Le rapport du Commissaire à la santé et au bien-être du Québec (2016) et le Protecteur du citoyen (2019) témoigne de cette situation en estimant que les services sociaux sont insuffisamment financés pour faire face aux demandes croissantes de services. D’une manière différente, mais avec des résultats similaires pour la population vieillissante, la mise en vigueur de la loi 10 en 2015 a apporté d’importantes modifications à la gouvernance et à l’organisation du réseau de la santé et des services sociaux (RSSS) (Champagne et al. , 2018). Notamment, elle a mené au passage d’une échelle territoriale de niveau local à une échelle de niveau régional par la fusion des centres de santé et de services sociaux (CSSS) en centres intégrés (universitaires ou non) de santé et de services sociaux (CISSS et CIUSSS). Cette refonte spécifique du réseau de la santé, en éliminant certains intermédiaires et en modifiant les fonctions de certains acteurs clés, complique l’établissement de liens entre acteurs œuvrant auprès des aînés — autant d’éléments qui, ultimement, peuvent réduire la qualité des services offerts. Par exemple, cela a eu pour effet de changer le rôle des organisateurs communautaires qui sont, dès lors, éloignés du « terrain » et du milieu communautaire pour être rapatriés au sein de l’appareil institutionnel (Bourque et Lachapelle, 2014 ; Lachapelle, 2016).

Répondre aux enjeux du vieillissement

L’ensemble des données présentées plus haut souligne qu’il est impératif de réfléchir aux transformations sociales qui pourraient permettre de solutionner ces enjeux. Dans cette optique, divers gouvernements, chercheurs et intervenants qui travaillent de près ou de loin avec une population aînée se sont interrogés sur les manières de réfléchir les transformations sociales (Garon et al., 2012a). À l’heure actuelle, une kyrielle d’actions sont menées au plan international afin de guider les orientations des politiques publiques, alors que d’autres initiatives se retrouvent plutôt prises à des niveaux décisionnels régionaux et locaux (Paris et al., 2013 ; Petriwskyj et al., 2014 ; OMS, 2019a).

À l’échelle internationale, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a précisé dans son cadre d’orientation Vieillir en restant actif que « le vieillissement démographique est l’un des plus grands triomphes de l’humanité » (OMS, 2002 : 6). De fait, il est possible pour la population de vieillir en santé lorsque des gouvernements, des organisations internationales et la société civile implantent et soutiennent des politiques et des programmes favorisant le « vieillir chez soi ». Au niveau national, on peut souligner que le gouvernement du Québec a déjà fait un pas allant dans cette direction. Ainsi, dans le but de répondre aux différents besoins des aînés, le Secrétariat aux Aînés du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) a mis en place le programme de soutien à la démarche Municipalité amie des aînés (MADA) en 2008. Celui-ci vise à encourager les Municipalités, les Municipalités régionales de comté (MRC) et les communautés autochtones du Québec à entreprendre une démarche pour adapter leur territoire aux besoins des aînés au regard de l’environnement physique et social, et ce, suivant neuf champs d’action (Équipe de recherche MADA-Québec, 2019a). Il s’agit des espaces extérieurs et des bâtiments, l’habitat et le milieu de vie, le transport et la mobilité, la participation sociale, le respect et l’inclusion sociale des aînés, les loisirs, la communication et l’information, la santé et les services sociaux ainsi que la sécurité (Équipe de recherche MADA-Québec, 2019b).

Les champs d’action MADA sont inspirés des déterminants sociaux de la santé (OMS, 2007). Ces derniers réfèrent aux conditions dans lesquelles les personnes naissent, grandissent, vivent, travaillent et vieillissent (OMS, 2019b). Elles sont influencées par la distribution de la richesse, du pouvoir et des ressources à l’échelle globale, nationale et locale. Ils sont en grande partie responsables des iniquités de santé, des différences injustes et évitables d’états de santé, observées à l’intérieur et entre les pays (Institut national de santé publique du Québec, 2017). C’est pourquoi, pour assurer une réponse adéquate et globale aux besoins de la population vieillissante, il importe d’agir sur les déterminants sociaux de la santé, lesquels sont représentés par les champs d’action MADA.

Pour entreprendre la démarche MADA, les municipalités ont accès à de nombreux outils et à un guide d’accompagnement qui définissent ces champs d’action. Ils ont également accès à du soutien du Carrefour Action Municipale et Famille (CAMF) (Équipe de recherche MADA-Québec, 2019a). Les municipalités disposent de beaucoup de liberté dans l’interprétation de la démarche, quoiqu’elles doivent tout de même offrir une reddition de comptes au Secrétariat aux Aînés pour être considérées c omme étant « amies des aînés » et avoir accès à du financement . À ce jour, c’est plus de 900 municipalités et MRC qui sont « amies des aînés » (Gouvernement du Québec, 2019).

Selon l’équipe de recherche MADA-Québec (2020), la démarche MADA peut prendre jusqu’à cinq ans et se découpe en trois grandes étapes : le diagnostic social (1), le développement du plan d’action (2) et la mise en œuvre du plan d’action (3). Avant de l’entreprendre, la municipalité constitue un comité de pilotage. Ce dernier est composé d’acteurs municipaux, des acteurs de santé et services sociaux, des organismes communautaires, des associations d’aînés et des résidents aînés. Conformément à l’approche en développement des communautés qui encadre la démarche, le Secrétariat aux Aînés exige que le comité de pilotage comprenne un minimum de deux aînés et au moins une association d’aînés. L’étape du diagnostic social (1) vise à faire un portrait des besoins des aînés dans la municipalité grâce à des consultations réalisées auprès d’eux (groupe de discussion, forum public et sondage). Pour sa part, l’étape du développement du plan d’action (2) consiste à prioriser actions, à mettre en place et rédiger un plan d’action. Finalement, l’étape de la mise en œuvre consiste à aller chercher des ressources pour ensuite réaliser les actions prévues dans l’étape précédente.

Cependant, il est important de mentionner que le programme MADA éprouve certaines difficultés à faire face aux enjeux associés au « vieillir chez soi ». Cela en raison du fait que contrairement à plusieurs endroits dans le monde où les villes ont des responsabilités en santé, les municipalités du Québec n’ont pas de pouvoir en matière de santé. Ainsi, les municipalités n’ont pas de pouvoir direct, explicite ou de droit de regard quant aux services de soutien à domicile. C’est également le cas pour les comités de pilotage MADA. Il en est autrement si un intervenant de la santé fait partie de ce comité, car il peut permettre la liaison entre ces derniers et les institutions de santé et de services sociaux. Par ailleurs, certaines demandes sont tout de même comblées par des intervenants de la santé et des services sociaux, mais ces interventions sont insuffisantes pour permettre à une personne âgée de vieillir chez elle. L’étude de Tousignant et al., (2006) reflète bien ce propos en constatant que seulement 8 à 12 % des besoins des aînés à domicile sont couverts par le programme de soutien à l’autonomie des personnes âgées (SAPA). Coordonné par les CISSS et les CIUSSS, SAPA est un programme regroupant l’ensemble des soins et services offerts aux aînés en perte d’autonomie au Québec (Institut national d’excellence en santé et en services sociaux, 2019). Or, la concrétisation de réponses adéquates à ces besoins de proximité pourrait ralentir la perte d’autonomie des aînés et favoriser le « vieillir chez soi ». Il devient donc impératif d’envisager de répondre plus adéquatement à ces demandes.

À cet égard, les systèmes d’échange local (SEL) sont une innovation sociale qui pourrait permettre à la fois de répondre à certains besoins de proximité des aînés et de faire le pont entre les interventions de proximité auprès des aînés et le programme MADA. Ils pourraient ainsi amener une réponse aux enjeux d’isolement et favoriser le « vieillir chez soi ». Ces dispositifs seront décrits en brossant, dans un premier temps, un portrait présentant les monnaies parallèles et complémentaires – qui les englobent – puis les SEL et les dispositifs associés.

Les systèmes d’échange local

Très hétérogènes dans leurs structures, les dispositifs de monnaies parallèles consistent à offrir aux usagers des moyens d’échange de biens et de services (Seyfang et Longhurst, 2013 : 65). Partant de diverses analyses narratives réalisées par différents auteurs en la matière (Schroeder et al., 2011 ; Seyfang et Longhurst, 2013) dans le cadre du présent texte, nous ferons référence de façon large à la monnaie complémentaire (MC) comme la grande famille regroupant l’entièreté des monnaies parallèles.

Les MC comprennent, selon Seyfang (2009), l’ensemble des multiples dispositifs de monnaies parallèles ; à titre d’exemple allant de ceux structurés autour de points de fidélisation – tels que les « air miles » – vers ceux, de natures multiples, fondées autour d’une formule inspirée par le troc. Comme son nom l’indique, cette monnaie se veut complémentaire à la devise traditionnelle, en offrant une alternative au système économique actuel et en permettant aux usagers d'échanger des biens ou services sans passer par les monnaies étatiques ou nationales.

Au sein des dispositifs MC se trouve la monnaie communautaire (CCs pour community currencies) issue de traditions associées à l’économie solidaire et sociale. Cette dernière est axée davantage sur des dimensions du vivre ensemble plus humaines, écologiques et solidaires. Dans cette optique, les dispositifs CCs adhèrent à des principes fondés sur le développement local et durable, l’entraide, la solidarité et la valorisation d’actions non lucratives plutôt que ceux orientés sur la rentabilité et le profit (Seyfang et Longhurst, 2013). Ils visent à répondre à des trous de services, laissés béants par le système économique néolibéral prédominant au sein des sociétés occidentales. Également, de manière générale, ces initiatives sont autogérées par les communautés locales, dont les activités et les échanges de biens, de services et de savoirs sont structurés et régulés par le biais d’une CCs (Blanc et Fare, 2012). Fait important, cette monnaie ne peut être convertie en devise traditionnelle, créant ainsi une sorte de circuit fermé, autonome au système financier prédominant (Schroeder et al., 2011).

Définition

Certaines formes de système CCs se distinguent par le fait qu’elles reposent sur une monnaie intangible, sans émission de monnaie circulante. Blanc (2018 : 13), spécialiste des monnaies communautaires en France, y fait référence par la notion de crédit mutuel, cela pour : « […] signifier que les échanges donnent lieu à comptabilisation et compensation des créances et dettes sans qu’il y ait eu une création monétaire préalable ». Les SEL, objet central du présent article, sont une forme de système CCs. Ceux-ci tirent leur origine d’Angleterre, apparus dans les années 80, sous le nom de LETS (Local Exchange Trading Systems). En France, les SEL ont émergé un peu plus tard, soit dans le milieu des années 90. Comme son nom l’indique, ce dispositif centre ses activités autour de l’échange local de biens et de services structurées par une devise intangible, une MC. Dans cette lignée se trouvent les systèmes basés sur l’échange de temps, nommé plus fréquemment « banques de temps » (BT : Time banks).

Les banques de temps (BT)

Les banques de temps sont apparues dans le milieu des années 80 (Seyfang, et al., 2002). Actuellement, on trouve plus de 250 organisations à travers le monde associé aux BT. Il est important de préciser que celles-ci sont en fait une forme de SEL, également fondée sur une MC, dont la spécificité, cette fois, est de reposer sur une monnaie temporelle, dont l’unité de base est « horaire » (Magnen et Fourel, 2015a). Ainsi, en échangeant un bien ou un service, un dispensateur recevra des unités horaires qui seront créditées sur son compte et qui seront débitées du compte du bénéficiaire (Magnen et Fourel, 2015a). Il émerge de cette dynamique le développement d’une communauté solidarisée par l’échange et la réciprocité, dont les participants, surnommés les prosumer – conjonction des termes anglophone proactive (proactivité) et consumer (consommateur) – peuvent à la fois occuper le rôle de bénéficiaire, mais également, chose importante – constituant une dimension forte et singulière propre à l’échange de services – de dispensateur.

À l’instar des SEL, les BT mettent l’accent sur de nombreuses valeurs prosociales, notamment celle d’égalité. Cela est illustré par le fait qu’une heure de service équivaut à une heure d’un autre service rendu, et ce, indépendamment du type de service ou de bien reçu. Les formes de biens ou de services échangés peuvent varier énormément, le tout étant, pour l’essentiel, laissé à la discrétion des protagonistes impliqués dans la transaction. Ainsi, une personne âgée pourrait proposer des repas préparés en échange d’un accompagnement à un rendez-vous médical. Autre exemple : un cégépien pourrait garder les jeunes enfants de sa voisine qui, en retour, l’aiderait dans ses travaux de mathématique. Encore, le déneigement, le jardinage, la cuisine, la réparation ou des activités de transfert de connaissance, telles que des cours d’écriture, de peinture, sont d’autres exemples de type de services pouvant être offerts. La figure 2 illustre sommairement en quoi consiste l’échange de services et en fournit quelques exemples.

Figure 2

L’échange de services

L’échange de services

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Les Accorderies

Au Québec, les dispositifs de BT qui existent sont ceux des Accorderies, soit un système d’échange basé sur le temps entre les membres que l’on appelle des « accordeurs ». La toute première Accorderie a été mise sur pied en 2002 dans la ville de Québec, la capitale de la province du Québec. Puis, étant donné une certaine popularité, le Réseau d’Accorderie du Québec fut créé en 2006 et cet évènement mena à la formation d’une douzaine de nouvelles Accorderies (Réseau Accorderie, s.d). En 2014, elles comptaient 3 125 membres répartis dans diverses régions de la province (Réseau Accorderie, s.d). Toujours au Québec, l’Accorderie de la ville de Sherbrooke comprenait en 2019 environ 700 membres qui ont échangé près de 4 500 heures de services, soit approximativement l’équivalent de cinq employés travaillant annuellement à temps plein. Dans le but d’appuyer sa mission, une partie des membres de l’organisme ont mis sur pied au mois de mai 2018 Le Baobab – Caféde Quartier, un café-restaurant local. Il est le lieu de rencontre et de rassemblement des « accordeurs » afin de faciliter les échanges de services, organiser les activités de l’organisme et proposer des activités récréatives visant à faciliter la cohésion sociale du milieu. Autant les jeunes que les aînés viennent y prendre un café et participer aux activités informelles qui s’y déroulent.

Avantages et forces de l’échange de services

Nombreux sont les bénéfices associés aux dispositifs de monnaies communautaires que sont les SEL tels que les Accorderies. Pour reprendre une idée phare du sociologue Émile Durkheim, Seyfang et al. (2002) voient dans la formule des banques de temps une réponse à l’anomie sociale, aux multiples facteurs accentuant la fragmentation de ce qui lie les individus les uns aux autres. Le SEL en s’adressant à l’ensemble de la communauté s’avère être un vecteur pour la création de liens sociaux, multipliant les opportunités de rencontres, conviant l’ensemble des membres d’une communauté à se rencontrer, échanger, socialiser et donc à créer des liens.

Ainsi, à l’occasion de son implication dans un échange de services, une personne peut mettre à profit ses forces, ses compétences, ses connaissances afin de rendre service à sa communauté. Elle est en posture active, ouverte sur son environnement social et disposée de cette façon à actualiser son pouvoir d’agir. À titre d’exemple, une collaboration prosumer intergénérationnelle pourrait être une personne âgée proposant des repas préparés à un jeune étudiant du secondaire en retour d’un accompagnement, offert par ce dernier, à un rendez-vous médical ; une mère de famille monoparentale pourrait recevoir de la part de son voisin âgé un coup de pouce afin de réaliser de petites réparations dans son logement. En retour celle-ci lui offre un atelier d’initiation à l’informatique, afin qu’il puisse communiquer par courriel avec sa famille éloignée. La nature des services échangés est presque sans fin.

Tout cela constitue un atout important de l’échange de services qui se situe ainsi sur un plan logique de l’ordre de l’autonomisation, de l’empowerment, de la valorisation du pouvoir d’agir des individus et des collectivités. Cela contraste de façon forte avec le paradigme clientéliste, « usager », ayant une influence prédominante sur le réseau de la santé et des services sociaux, posant l’usager en tant que bénéficiaire passif, dépendant des soins dispensés par les professionnels de la santé. Au contraire, un prosumer à l’occasion d’un échange de services est un agent actif misant sur ses forces et compétences afin de contribuer à la fois à son bien-être personnel ainsi qu’à celui de son prochain. Ce constat trouve écho au sein de multiples disciplines posant l’empowerment comme étant une pierre d’assise de la pratique quotidienne. En outre, en travail social, où cette approche est populaire chez nombre de professionnels : « Dans l’histoire du travail social, l’idée de s’appuyer sur les forces des gens est devenue axiomatique. » (Saleebey, 2009 : 1) [Traduction libre] ; plus encore, cela rejoint l’une des principales valeurs de la profession, soit la croyance en la faculté humaine d’évoluer et de se développer. Ces divers éléments concordent parfaitement avec une approche suivant une conception prosumer, tel que l’échange de services.

Par ailleurs, Lamoureux (2002) un spécialiste de l’action communautaire, Henri Lamoureux, brosse un portrait historique, subdivisé en trois périodes, de l’action bénévole. La troisième période serait à son avis celle de l’institutionnalisation de l’engagement bénévole, dans lequel celui-ci vient suppléer à la diminution graduelle des ressources et du rôle de l’État au regard du maintien d’un filet social fort. Ce phénomène combiné à l’effritement des solidarités familiales et institutionnelles accentue l’appel à l’action bénévole pour combler les nombreux manques ou besoins qui en résultent. L’auteur conclut à cet effet que la formule classique de l’action bénévole devra être repensée :

L’action bénévole doit se redéployer dans le sens d’un engagement en faveur d’une sociabilité nouvelle. Une sociabilité qui tient compte de la nécessité d’intégrer toutes les citoyennes et tous les citoyens à la vie d’une communauté. Il faut que chacun devienne bénévole pour l’autre. Peut-être peut-on parler d’inter-bénévolat ou d’une économie de rapports humains fondée sur l’échange bénévole. (Lamoureux, 2002 : 85).

À ces égards, l’échange de services tel que présenté ici représente une solution avantageuse et innovante, proposant une voie prometteuse d’engagement social. Aussi, l’utilisation d’une forme de monnaie constitue un incitatif supplémentaire favorisant davantage cette implication. Dans un même ordre d’idées venant attester des bénéfices associés aux SEL se trouve le rapport réalisé en Angleterre en 2002 par les chercheurs Seyfang et al., intitulé, avec justesse, The time of our lives. Celui-ci est le résultat d’une importante recherche d’une durée de deux ans et souligne les nombreux apports et bénéfices associés aux BT. En outre, elles sont efficaces afin de mobiliser les couches populationnelles les plus défavorisées ou vulnérables : personnes âgées, ménages à faibles revenus, personnes immigrantes et mères monoparentales, etc. Ce constat souligne le caractère éminemment rassembleur, facilitant le métissage entre les cultures et les générations, qui découle des activités réalisées par le biais d’un SEL.

Plus encore, les BT rejoignent des couches populationnelles défavorisées ou sujettes à de l’exclusion sociale qui sont difficiles à mobiliser par le biais de la formule classique de l’implication sociale sous forme de bénévolat. En effet, selon les résultats de cette recherche, seulement 16 % des personnes impliquées dans l’action bénévole ont un revenu inférieur au salaire minimum ; contre presque plus de quatre fois ce nombre (54 %) pour les BT. Aussi, presque le double des membres des banques de temps – 72 % contre 40 % – occupe formellement un emploi. Autre constat intéressant, la motivation principale des participants à joindre une BT est de socialiser et de s’entraider. Ce désir se trouve récompenser par le fait que, toujours selon ces mêmes chercheurs, les participants estiment avoir amélioré grandement leur qualité de vie au travers de ces interactions.

De fait, selon divers chercheurs (Blanc et Fare, 2012 ; Brassard, 2015 ; Fare et Ahmed, 2018 ; Guéorguieva-Bringuier et Ottaviani, 2018 ; Magnen et Fourel, 2015a), ces dispositifs représentent des initiatives facilitant sur un temps long, la création et le maintien de la participation sociale des membres. Ce constat rejoint Brassard (2015) pour qui la socialisation représente une dimension importante des Accorderies. Faisant écho à ces propos, l’un des principaux objectifs de l’échange de services est selon Marguerit et Privat (2015, dans Magnen et Fourel, 2015b) de créer des opportunités d’entraide et de solidarité entre les membres, de favoriser l’émergence d’opportunités de participation sociale, et ce, pour l’ensemble de la population sur le territoire où il opère. En l’occurrence, ces systèmes sont éminemment inclusifs et convient à des gens de toutes générations et de tous les horizons à s’échanger des services entre eux.

Les SEL pour favoriser le «  vieillir chez soi  » des aînés

Afin d’optimiser l’apport des SEL pour assurer le « vieillir chez soi » des aînés, cette section propose d’explorer une manière d’envisager la définition territoriale des SEL et l’apport possible des parties prenantes locales à ces initiatives. Cette perspective pourrait faciliter le développement et la promotion d’activités structurés par les SEL, ainsi que permettre une réponse plus appropriée aux besoins des aînés pouvant renforcer leur maintien à domicile et leur inclusion sociale.

Considérations géospatiales des SEL

Parmi les études recensées, la grande majorité s’intéressant aux SEL porte l’essentiel de leur attention sur des considérations d’ordres socio-économiques. Au Québec, les quelques études réalisées sur les Accorderies s’inscrivent dans cette mouvance (Brassard, 2015 ; Sylla, 2017). Bien que ces enjeux soient indissociables de la nature même des SEL, ces dispositifs par la portée locale et humaine de leurs actions sont empreints également de considérations d’ordres géospatiales : la grandeur de la municipalité, la densité de population et le type de milieu (rural, urbain, semi-urbain). À ces égards, sur le plan de la recherche, l’influence de ces éléments sur l’efficacité des SEL est très peu documentée. Succinctement, Sylla (2017) estime que le modèle des Accorderies est transposable et reproductible d’un territoire à un autre compte tenu de sa versatilité constitutive, à condition que les organismes du milieu mobilisent des ressources en appui au service. Cependant, cette affirmation n’est pas appuyée. Compte tenu de ce faible état des lieux, il sera question de certaines considérations d’ordres géospatiales associées aux activités des SEL.

Au regard de leur subdivision territoriale, les SEL prennent place dans un lieu précis, un microterritoire, où des besoins sont identifiés. Le microterritoire « correspond au plus petit niveau d’analyse spatiale et représente un territoire précis contenu à l’intérieur d’une plus grande unité spatiale » (Hooton, 2019 : 2) [Traduction libre]. Il peut s’agir par exemple d’un quartier, d’un large développement d’habitation, d’un groupe de rues ou d’une communauté (Hooton, 2019 ; Theodos et Firschein, 2015). L’intérêt d’utiliser une focale géospatiale à l’échelle du microterritoire a trait au souci de rejoindre les besoins particuliers d’un milieu qui, dans une échelle de plus grande taille, pourraient être mis de côté au profit des besoins généraux (O’Dwyer et al. , 2007). Cela permet donc de cibler plus finement les besoins exprimés par les résidents du territoire visé (O’Dwyer et al. , 2007). Il est également plus facile et justifié d’envisager la participation des acteurs locaux et des résidents, qui peuvent se sentir davantage concernés si les SEL opèrent sur le territoire où ils sont établis (O’Dwyer et al. , 2007). En effet, en visant des actions qui représentent précisément les besoins des résidents dans leur espace de vie ou le milieu où ils opèrent, les différents acteurs s’y afférent auront un plus grand intérêt à appuyer les actions et vouloir participer au processus. Par exemple, il ne serait pas judicieux pour un prosumer de proposer un service de gardiennage dans un milieu composé majoritairement de retraités. Enfin, l’utilisation de microterritoires peut également permettre une plus grande proximité géographique entre les utilisateurs du SEL.

Une fois présentés les avantages d’une focale géospatiale microterritoriale, il importe de se questionner sur la façon de les définir ou de les identifier. En l’occurrence, un territoire est un lieu qui peut être caractérisé de différentes façons. Traditionnellement, un territoire est subdivisé au niveau géographique en fonction d’éléments naturels importants tels que des rivières, des montagnes, etc. (Duncan et Kawachi, 2018). Cette perspective est souvent utilisée afin de guider le découpage institutionnel municipal compte tenu du fait que plusieurs données sociodémographiques de la localité sont mesurées en fonction de cette subdivision et peuvent ensuite servir aux recherches portant sur la population occupant ce territoire (Duncan et Kawachi, 2018). L’avantage que peuvent apporter ces données est surtout associé à la recherche quantitative en santé publique afin d’intervenir sur la santé ou la pauvreté. En effet, les données sociodémographiques et les indicateurs de santé sur des territoires géographiques aident à mesurer la concentration de défavorisation ou d’une problématique de santé et intervenir sur un territoire précis (Duncan et Kawachi, 2018).

Or, la subdivision géographique ne peut pas mettre en lumière tous les besoins des aînés qui favoriseraient le « vieillir chez soi ». Notamment, elle ne permet pas de relever les besoins sociaux ainsi que les manques propres à un milieu précis et encore moins ceux des résidents pris individuellement. La taille des territoires peut également ne pas être appropriée pour un SEL. Par conséquent, dans le cadre des activités de ces dispositifs, ce type de subdivision est loin d’être idéal. À cet égard, Duncan et Kawachi (2018) proposent de développer une appréhension territoriale basée sur l’expérience des résidents. Dans cette optique, il serait intéressant d’explorer une subdivision alternative du territoire, offrant une compréhension géospatiale plus humaine, afin d’être mieux adapté au contexte dans lequel un SEL réalise sa mission. À ce propos, le géographe Armand Frémont, dans les années 70, présentait une typologie binaire du territoire qui distingue les concepts d’espace de vie et d’espace vécu (Frémont, 2010). L’espace de vie réfère à « l’ensemble des lieux fréquentés par une personne ou par un groupe de personnes, par une famille ou par une communauté » (Frémont, 2010 : 4). Considérant que ce concept ne tient pas compte de la subjectivité humaine recherchée dans le présent texte, la focale sera mise sur le concept d’espace vécu. Ce dernier représente « […] la manière dont [les personnes] y vivent [dans l’espace de vie], qu’ils ressentent, qu’ils y retrouvent leurs repères, éventuellement même, qu’ils y portent une certaine affectivité » (Frémont, 2010 : 4). Di Méo (1998) renchérit en y ajoutant les notions de l’imaginaire spatial, poétique et culturel venant rattacher un individu à son lieu de résidence. Caillouette et al. (2007 : 8) présentent de manière similaire le concept de territoire vécu qui : « […] relève […] de l’attachement identitaire des acteurs à leur territoire. [Il] repose ainsi sur une conscience d’identité locale ». Dans cette optique, la représentation des SEL sous le cadre du territoire vécu devient une avenue intéressante, plus appropriée aux fins du présent texte que la conception objective de territoire géographique. De fait, l’avantage de cette perspective réside dans la représentation réelle de l’occupation du territoire qui peut en émerger. Ainsi, les résidents du territoire peuvent rendre compte du territoire tel qu’il l’occupe quotidiennement. Cela peut également permettre de délimiter des frontières raisonnables au territoire au sein duquel les habitants sont prêts à se déplacer pour offrir un service. Ce facteur peut être d’autant plus important lorsque ceux-ci sont des aînés à mobilité réduite (National Institute on Aging et National Library of Medicine, 2002). En effet, comme discuté précédemment, les aînés perdent parfois leur permis de conduire ou ont des problèmes de mobilité, ce qui nuit à leurs déplacements. Il importe donc que l’organisation du territoire soit ajustée sur mesure aux besoins et aux capacités des aînés. Par ailleurs, le découpage en microterritoires vécus peut aisément se concilier avec les découpages institutionnels municipaux et des régions sociosanitaires. Considérant leur petite superficie (un quartier, un groupe de rues ou une communauté) et leur représentation de l’espace vécu des résidents du territoire, les microterritoires des SEL vont pouvoir s’insérer à l’intérieur des autres découpages, beaucoup plus vastes, en plus de rester dans les délimitations de ceux-ci. Cela tout en permettant aux prosumers d’offrir et de recevoir des services de proximité.

Dans un autre ordre d’idée, pour réaliser le découpage en microterritoires en suivant une approche participative, il est préférable de recruter des résidents aînés du milieu, de procéder à une cartographie du territoire en divisant l’espace géographique avec eux. Ces derniers peuvent aider à déterminer des frontières appropriées pour le SEL et déterminer quel espace représente leur territoire vécu. Ces habitants pourraient aussi être impliqués par la suite au sein des activités régulières du système d’échange. Ainsi, cette participation pourrait augmenter leur pouvoir d’agir sur leur milieu. De plus, cela pourrait permettre de soutenir le développement des SEL à plusieurs égards. D’une part, une telle approche permet de faire mieux connaître l’initiative en tant qu’organisme et organisation, de créer des liens sociaux entre les résidents et de renforcer la représentativité et la gouvernance par et pour les acteurs locaux. D’autre part, celle-ci pourrait faciliter le développement du leadership local et de mettre la table pour l’implication de parties prenantes locales (PPL) dans la réalisation de l’initiative, ce qui est le sujet de la prochaine section.

Les parties prenantes locales dans les SEL

La présence de PPL dans les SEL permettrait de développer un leadership local. Comme il en a été fait mention précédemment, l’échange de services représente une solution avantageuse et innovante d’engagement social. Les gens qui vivent, grandissent et habitent dans un territoire sont plus à même de connaître leur réalité. Également considérant que les SEL offrent une opportunité de mobiliser les différentes couches populationnelles les plus défavorisées ou vulnérables, il est important que la communauté et ses membres puissent se rassembler et se soutenir autour d’une telle initiative. C’est dans cette optique que nous intégrons alors la notion d’une partie prenante.

La notion de partie prenante est définie dans sa vision large comme étant tout individu ou groupe qui peut affecter ou être affecté par la réalisation des objectifs d’une organisation (Freeman, 1984 dans Mercier, 2006). Pour faire écho à la notion de territoire vécu abordée précédemment, les parties prenantes d’un milieu donné seraient donc les gens qui y habitent ou y œuvrent. Les PPL ont nécessairement une place de choix dans le milieu pour cerner les besoins dans la proximité et pour tenter d’apporter des solutions à échelle humaine. Les PPL évoluent dans un système plus grand que « l’individu » et s’inscrivent alors dans un groupe, ayant une mission sociale qui a un but de changement social (Komives et al. , 2017). Cette notion de changement entraîne par conséquent l’exercice d’un « placed-based leadership » que l’on traduira ici par leadership local [traduction libre].

Il est intéressant de souligner que la présence et l’implication des PPL pourraient s’adjoindre au fonctionnement d’un SEL. Cette dynamique de participation faciliterait la collaboration entre plusieurs partenaires communautaires et offrirait également une dynamique inclusive. Par exemple des citoyens, des marchands, des élus, des organismes, des aînés, etc. peuvent être considérés comme des PPL. Ces derniers font partie du milieu, et selon la nature de leur implication, ils peuvent servir d’intermédiaires entre la population et les instances municipales. Dans cette optique, instaurer des SEL au niveau du territoire vécu permettrait une collaboration entre les divers acteurs de la communauté et favorisera des opportunités de créations de liens sociaux territorialisées.

En ce qui a trait au « vieillir chez soi » des aînés, les collectivités locales auront donc un rôle important à jouer. En effet, bien que les municipalités n’aient pas de contrôle direct au regard de ces fins, la communauté peut y jouer un rôle de premier plan. Le leadership des PPL est donc un élément clé pour la réalisation et la pérennité d’un tel dispositif. À titre d’exemple, un leader aîné pourrait être une personne qui s’implique depuis toujours et est reconnu comme une personne influente par les membres de son milieu. Dans le cadre des activités d’un SEL, celui-ci pourrait occuper différents rôles afin de faciliter son bon fonctionnement. Il pourrait notamment représenter les résidents afin que l’organisation du SEL réponde mieux à leurs besoins. Il pourrait également être d’une aide importante dans la cartographie du territoire vécu décrite précédemment, compte tenu de sa grande connaissance de la communauté.

Par ailleurs, le leadership local pouvant s’exercer au sein des SEL est susceptible de contribuer au changement social. La littérature sur le leadership est variée et plusieurs auteurs en reconnaissent la complexité (Beer, 2014). Par exemple, Colling et Bigney (2010) citent Winston et Patterson (2006 : 07) qui définissent le leadership comme suit :

[…] A leader is one or more people who selects, equips, trains, and influences one or more follower(s) who have diverse gifts, abilities, and skills and focuses the follower(s) to willingly and enthusiastically expend spiritual, emotional, and physical energy in a concerted coordinated effort to achieve the organizational mission and objectives (Colling et Bigney (2010 : 480).

Le modèle de Komives et al. (2017) apporte un éclairage intéressant sur la question en affirmant que le leadership n’est pas une question d’influence descendante (top-down). Également le changement ne se fait pas seulement grâce aux efforts d’une seule personne ayant une position d’influence ; c’est plutôt un processus dynamique et collaboratif. Cela étant dit, selon la modélisation du Social change model of leadership development, le leadership peut aussi être conçu comme étant un processus ciblé et collaboratif, axé sur des valeurs plutôt que sur des titres ou des fonctions. Ainsi, les leaders essaient d’améliorer les groupes ou les communautés dont ils font partie en travaillant à former « un monde meilleur ». C’est donc dans cette logique que les PPL seraient les leaders locaux d’une innovation sociale comme les SEL ayant pour but d’apporter un changement bénéfique pour la communauté et en offrant des solutions aux enjeux du vieillissement. Les propos de Beer (2014) appui ce constat en affirmant que l’on reconnaît aujourd’hui de plus en plus que le leadership local ou régional est un important facteur de développement social.

Dans un même ordre d’idée, l’étude de Beer (2014) portant sur le leadership et la gouvernance des communautés rurales tente de définir le leadership local par l’entremise de deux auteurs. D’abord, Stough et al. (2001 dans Beer, 2014 : 177) avancent que le leadership local ou leadership « place-based » se définit comme étant la tendance de la collectivité à collaborer de façon soutenue et ciblée entre les différents secteurs afin d’améliorer la performance économique ou l’environnement économique de sa région. Dans cette optique, Stimson et al. (2002 dans Beer, 2014) ajoutent que le leadership local en faveur du développement économique régional ne reposera pas sur des relations hiérarchiques traditionnelles (relation top-down), mais plutôt sur une relation de collaboration (relation horizontale). Au regard des SEL et des actions qu’ils recouvrent, il serait donc souhaitable que les citoyens puissent travailler ensemble ou en partenariat avec des organismes dans une optique d’entraide plutôt que dans un rapport vertical tel qu’une reddition à des instances décisionnelles, par exemple. Une exemplification de cela pourrait être celui d’un citoyen qui travaille dans une Coopérative de solidarité de services à domicile, en constatant que le bien-être de certains aînés ne peut se cantonner qu’à des services de soutien ménager ou d’aide à l’hygiène pourrait décider de solliciter d’autres PPL comme des organismes communautaires afin d’offrir des activités de cuisine commune. Cet exemple évoque bien l’une des multiples relations horizontales rendues possibles par les SEL.

Dans un autre ordre d’idée, toujours pour ce qui est des SEL, il serait également envisageable de parler de leadership collectif, car ce dernier exige une prise en compte du contexte (Groon, 2015 dans Jackson et al., 2018). Considérer le contexte et l’historique de collaboration est nécessaire lorsque l’on vise à implanter une initiative comme le SEL sur un territoire défini. Ce dernier a son histoire, ses ressources et sa population. L’accent du leadership collectif est donc mis sur les interactions sociales et la co-construction. À cet égard, les démarches MADA s’inscrivent dans cette mouvance axée sur l’exercice d’un leadership collectif en offrant une dynamique locale intersectorielle (Garon et al., 2014) pouvant favoriser le déploiement d’interventions innovantes sur des microterritoires afin de répondre de manière durable à des besoins sociaux pressants. Plus concrètement, ce leadership local s’actualise par le biais d’un comité de pilotage. Dans MADA, la mise en œuvre de la démarche, l’attribution des ressources et les choix de projets sont au cœur des décisions du Comité de pilotage (Équipe de recherche MADA-Québec, 2020). Les parties prenantes locales sont appelées à siéger au comité de pilotage. Par exemple, des citoyens, des élus et des représentants d’organismes sont mandatés pour y prendre place et participer aux actions du comité. Cet aspect en particulier participe à la complexité de la prise de décision. L’administration municipale, les organisations d’appartenance des membres du comité de pilotage et le comité de pilotage lui-même transportent avec eux leurs valeurs, leurs intérêts, leurs règles et mandats, ainsi que leurs limites (Garon et al., 2016). La présence d’une diversité de représentations au sein d’un comité de pilotage apporte une force indéniable au comité et aux différents projets qu’il souhaite mettre en place. Les réseaux de tout un chacun sont une force pour la communauté.

Complémentarités et similitudes entre les SEL et le programme MADA

Ce qui ressort de la réflexion présentée précédemment illustre donc que les SEL pourraient bénéficier d’une subdivision géospatiale à l’échelle du territoire vécu ainsi que de l’apport des PPL. De plus, l’articulation entre ces divers éléments représente également une opportunité intéressante, novatrice du présent texte, soit celle d’associer le SEL et la démarche MADA.

Afin d’opérationnaliser le tout, dans le cadre de cet article, il est proposé qu’un leader du SEL siège au comité de pilotage MADA. Cela constituerait un excellent moyen de donner une voix et des moyens aux PPL. Un partenariat entre les PPL et les comités de pilotages du programme MADA permettrait d’offrir une tribune aux prosumers. De cette façon, la dynamique décisionnelle au Comité de pilotage serait influencée par les projets du SEL, ainsi que par les différentes parties prenantes de la communauté. La diversité qui est une force actuelle des comités de pilotage MADA se verrait renforcée par la présence d’un représentant du SEL en son sein. Au-delà de cette simple adjonction, la conciliation entre MADA et le SEL pourrait également se matérialiser sous la forme de collaborations interorganisationnelles menant à la concrétisation d’initiatives locales de développements territoriaux. À cette occasion, le SEL viendrait servir d’intermédiaire entre organisations constituées ou représentées par des PPL. Dans le but de concrétiser le tout, sera développé, dans les lignes suivantes, un bref exemple. Un conseil municipal d’une ville désire revitaliser un espace dévitalisé. Il souhaiterait à ces fins, interpeller la population âgée locale, dans une optique de « par et pour » afin de réaliser un projet répondant à leurs besoins. Pour ce faire, le conseil municipal sollicite l’Accorderie de leur municipalité dans le but qu’elle sollicite ses membres aînés et organise une rencontre à ce sujet. Découlent de cette rencontre quelques idées de projets. Pour obtenir l’aval de la population locale, en échange d’heures de service, l’Accorderie rejoint ses membres pour qu’ils viennent sonder ladite population et identifier une proposition de projet retenant l’appui de la majorité. Il ressort de cette consultation la mise sur pied d’un projet d’un terrain de loisir intergénérationnel répondant aux besoins et aspirations identifiés.

Par ailleurs, au-delà de la simple opérationnalisation, les démarches MADA et les SEL partagent de nombreux points communs. Le premier point commun a trait aux deux approches centrales du programme MADA, nommément le développement des communautés et l’approche participative (Garon et al., 2014 ; Garon et al.,2013). Bien que ses approches soient distinctes, elles sont interreliées dans le cadre du programme. Elles constituent une occasion de penser les possibilités de complémentarité entre le SEL et MADA. Le développement des communautés dans le cadre de MADA agit comme un ancrage territorial, c’est-à-dire qu’il constitue un moteur pour l’action collective (Bourque et al., 2007 dans Garon et al., 2013). À cet égard, la communauté devient le lieu à privilégier pour l’ensemble des acteurs impliqués dans la démarche. C’est d’ailleurs ce que le SEL permet et privilégie, à savoir la coordination d’acteurs, de groupes sociaux et d’institutions sur un territoire donné afin de mieux répondre aux besoins de la communauté locale.

Dans un autre ordre d’idées, en ce qui a trait à l’approche participative, tant MADA que le SEL ont à cœur la consultation et l’implication des PPL. Cela est aussi vrai au regard du « vieillir chez soi » des personnes âgées, bien que de façon moins explicite pour ce qui est du SEL. Néanmoins, de facto les SEL interpellent la communauté et favorisent du coup les opportunités de rencontres intergénérationnelles. Une jeune mère monoparentale ayant déménagé depuis peu dans le quartier décide de s’impliquer comme membre d’un dispositif d’échange de service. À cette occasion, elle multiplie les rencontres dont l’un de ses voisins immédiats, fier retraité, avec qui elle n’avait pourtant jamais discuté auparavant. L’approche participative présente au sein de la démarche MADA partage une filiation certaine avec des approches similaires telles qu’utilisées en développement socioterritorial. En effet, la détermination des besoins par et pour les personnes, au courant de l’étape du diagnostic social, est essentielle à la démarche. C’est lors de la mobilisation des aînés dans des groupes de discussion, un forum public et un sondage que leurs besoins sont relevés de sorte à guider les actions à entreprendre dans la municipalité. Cette centration sur l’individu s’avère être un facteur déterminant dans l’approche ascendante (bottom-up) propre au développement socioterritorial, à l’intervention communautaire (Isidiho et Shatar, 2016 ; Minkler, 2012), mais aussi dans l’approche populationnelle, très privilégiée par la santé publique du Québec depuis 2003 (Bisaillon et Beaudet, 2010 ; Gouvernement du Québec, 2004).

Cela étant dit, il serait intéressant de réfléchir aux arrimages possibles entre les objectifs poursuivis par les démarches MADA et la formalisation de leur actualisation ou effectivité rendue possible dans le cadre des activités du SEL. À cet effet, les multiples organismes œuvrant auprès des aînés pourraient être interpellés par les responsables de la gouvernance du SEL afin d’alimenter les réflexions à ces fins. Dans un même fil d’idée, on remarque que les organismes et organisations qui s’adressent aux aînés et qui leur laissent une place centrale dans les processus décisionnels sont aussi importants pour ce qui est de la démarche MADA (Garon et al. , 2012) et devraient être sollicités dans la mise en place d’un SEL. Il est essentiel de souligner que l’approche participative s’inscrit dans une perspective qui permet de redonner à la communauté une place prépondérante dans la concrétisation de solutions aux différents problèmes sociaux liés au vieillissement de la population.

Le territoire et MADA

Un autre point partagé tant par les SEL que les démarches MADA ont trait au territoire. En effet, tous deux se subdivisent selon des territoires précis. Cependant, la subdivision du territoire par le MADA a été réfléchie de manière géographique, où les démarches sont délimitées par les frontières géographiques des municipalités, des MRC et des communautés autochtones. Cette subdivision diffère donc de la division des SEL proposée par les auteurs qui misent sur la co-construction avec les résidents d’une subdivision en microterritoires.

Toutefois, il est possible d’imaginer de quelle manière la subdivision des territoires associée aux SEL pourrait profiter aux démarches MADA. Ainsi, la subdivision géographique des démarches MADA ne permet qu’une intervention globale sur l’ensemble du territoire en fonction des besoins relevés. Ceux-ci sont identifiés lors de l’étape du diagnostic social par le biais d’un portrait statistique du milieu, une recension des services et des ressources et la consultation des aînés. Cependant, ce diagnostic social s’il reflète un territoire trop grand, risque d’être trop général, ne prenant pas le pouls réel des milieux visés et oblitérer ainsi les besoins plus spécifiques des populations locales aînées.

Pour éviter de tels écueils, les besoins identifiés par l’entremise des activités des SEL pourraient servir d’appui à cette étape de la démarche MADA. De cette façon, ces besoins seraient représentatifs de plusieurs microterritoires. De plus, ils permettraient d’identifier des besoins plus pressants au regard du « vieillir chez soi » dans des microterritoires précis, ce qui faciliterait la réalisation d’interventions ciblées afin d’y remédier adéquatement.

Conclusion

En conclusion, l’innovation sociale qu’est le SEL pourrait s’insérer au sein de la démarche MADA, entre autres en venant en appui au comité de pilotage. De par leur présence dans l’équipe de recherche du programme MADA, les auteurs voient dans les SEL l’opportunité d’enrichir ce dernier afin qu’il puisse encourager davantage le « vieillir chez soi » des personnes âgées. Ceci non seulement au sein d’une seule ou de quelques communautés locales, mais également sur de plus grands territoires en invitant de nombreuses municipalités « amies des aînés » à favoriser le développement de leurs communautés par l’union du SEL et de MADA. Toutefois, pour répondre à de telles visées, il devient nécessaire de recourir au soutien d’instances provinciales pour en assurer une mise en place structurée et rassembleuse. Opérant au sein du MSSS, le Secrétariat aux Aînés, étant déjà l’instigateur et le bailleur de fonds du programme MADA, pourrait étudier la possibilité d’appuyer financièrement l’actualisation de sa mission par la conciliation entre MADA et le SEL. Par ailleurs, la mise en place d’un dispositif d’échange de services tel que le SEL pourrait diminuer l’isolement des aînés et faciliter une participation sociale à la hauteur des capacités et habiletés de tous. Ultimement, la collaboration et les partenariats pourront même permettre aux aînés de se maintenir à domicile plus longtemps et de manière plus sécuritaire tout en encourageant les contacts intergénérationnels grâce à une action généralisée sur le territoire.

Depuis que l’église chrétienne a perdu de son ampleur à la suite de la laïcisation, les lieux de rassemblement conviant des citoyens d’horizons divers se font plus rares. Le SEL constitue dans cette optique une forme renouvelée de « parvis d’église » laïque de « vivre ensemble », permettant de multiplier les occasions et les prétextes de se côtoyer. Par exemple, en quelles circonstances un étudiant de l’école secondaire côtoie-t-il les personnes âgées de son milieu ? Et à l’inverse, quelles sont les occasions pour une personne âgée de fréquenter des jeunes, outre les membres de sa propre famille ? Pour les jeunes parents souvent débordés par la venue et les nombreuses responsabilités inhérentes au rôle de parents, quelles sont les opportunités concrètes de bénéficier des forces citoyennes de leur milieu ? À l’aune de ces interrogations, il est clair qu’il y a fort à faire pour multiplier les opportunités que les forces et talents des membres des communautés locales puissent s’actualiser de façon plus élargie, naturelle et spontanée. En instaurant sur des microterritoires des dispositifs tels que le SEL, les jeunes comme les plus âgés pourront se rendre mutuellement service : les uns profitant de l’expérience des autres ; de ce qui fait force chez l’un et manque à l’autre et vice versa. En plus de l’opportunité de mixité intergénérationnelle, la vie familiale pourrait tirer parti des multiples possibilités induites par le SEL en offrant aux enfants comme aux parents de contribuer activement et positivement à la vie de leur communauté locale. Le SEL serait donc une opportunité de modélisation positive : de promouvoir l’entraide, la solidarité et le sens civique en des gestes concrets réalisés à l’occasion d’échanges des services. Tout cela, sans compter le fait que les aînés continueront de jouer un rôle actif en participant directement à l’échange de services. Les rôles, différenciés entre tous les acteurs du territoire en fonction des compétences et habiletés, favorisent une complémentarité de la part des parties prenantes afin de répondre aux besoins de tous. Après tout, la proximité ainsi que l’efficacité de l’action et du service sont des enjeux majeurs pour l’autonomie des personnes âgées et leur inclusion dans la communauté.