Corps de l’article

Introduction

Malgré le récent développement d’une littérature interrogeant le vieillissement au prisme du genre, peu de travaux portent de manière spécifique sur les hommes et les masculinités. Ce constat, qui est notamment dressé par Sara Arber, Kate Davidson et Jay Ginn (2011) dans le chapitre introductif d’un des ouvrages de référence sur les questions de genre et vieillissement, est principalement dû à des dynamiques propres aux champs scientifiques ainsi qu’à la difficulté de penser le masculin autrement que comme une catégorie universelle. D’une part, les « lunettes » de genre ont tout d’abord été endossées par des chercheures féministes afin de rendre compte de la situation désavantageuse des femmes dans le vieillissement. D’autre part, les études sur les masculinités qui ont réellement émergé dans les années 1990 se sont concentrées sur les adultes et les jeunes, laissant ainsi largement dans l’ombre les hommes âgés.

Partant d’une conception des masculinités comme historiquement construites, multiples, dynamiques et situées dans une position privilégiée par rapport au groupe des femmes (Connell, 2014), interroger les hommes dans le processus de vieillissement implique de faire attention aux différences entre les hommes et les femmes, mais aussi à celles qui existent entre les hommes (Courtenay, 2009). Cela suppose également d’étudier comment les hommes font l’expérience du vieillissement et comment ils se construisent en référence à la catégorie d’âge (Hearn, 1995).

Pour illustrer une telle approche, cet article propose d’étudier l’expérience sociale du cancer masculin le plus fréquent en France et dans la plupart des pays occidentaux : le cancer de la prostate. Maladie de l’homme vieillissant, ce cancer touche principalement les personnes de plus de 50 ans, l’âge médian de son diagnostic sur le territoire français étant aujourd’hui situé juste avant 70 ans (INCa, 2015). Par ailleurs, du fait que la prostate soit une glande de l’appareil génital masculin, le cancer qui touche cet organe agresse bien souvent la sexualité des patients et implique une intervention médicale dans le domaine de l’intime. Les normes d’âge, de genre et de sexualité apparaissent donc, a priori, imbriquées et articulées dans le vécu de cette maladie.

L’objectif de cet article vise justement à mieux documenter le vécu de la maladie pour les hommes vieillissants. Parce que le cancer de la prostate ne correspond bien souvent pas au modèle « symptôme-diagnostic-traitement-guérison/décès » mais a tendance à être de plus en plus chronique, son expérience sera interrogée aussi bien à l’intérieur qu’en dehors de la relation de soin. Après un bref retour sur l’enquête et les données sur lesquelles s’appuie cet article, la première partie abordera le rapport que les hommes entretiennent avec les pratiques et discours biomédicaux relatifs à la prise en charge du cancer de la prostate. La seconde partie, quant à elle, propose d’étudier les recompositions biographiques et identitaires entrainées par cette maladie. Comme pour la partie précédente, l’imbrication des normes d’âge, de genre et de sexualité avec les questions de santé fera l’objet d’un examen particulier.

Enquête et données

Cet article s’appuie sur des données récoltées au cours d’un doctorat de sociologie qui porte sur l’expérience sociale du cancer de la prostate. La méthodologie déployée dans le cadre de cette thèse est qualitative. Elle associe des observations ethnographiques au sein du milieu hospitalier avec des entretiens semi-directifs auprès de patients, de proches et de professionnels de la santé.

Plus précisément, des observations ethnographiques ont été réalisées pendant une période cumulée de cinq mois au sein de quatre hôpitaux. De tailles variables et situées dans des régions différentes, tous ces établissements ont pour point commun d’être publics. Le travail des équipes médicales et soignantes a pu y être suivi de manière prolongée, aussi bien en urologie qu’en radiothérapie. Au total, une pluralité de scènes ont fait l’objet de prises de notes : consultations médicales, réunions de concertation pluridisciplinaire, biopsies, fibroscopies, opérations chirurgicales, réunions de l’équipe médicale, travail de secrétariat, prise en charge infirmière, consultations de sexologie, scanners de centrage en vue d’une radiothérapie, visite des patients hospitalisés par les médecins, etc.

En plus de ces observations ethnographiques, 68 entretiens semi-directifs ont pu être enregistrés puis transcrits dans leur intégralité. Parmi ces 68 entretiens, qui représentent plus de 110 heures d’enregistrement, 55 entretiens ont été réalisés avec des patients atteints d’un cancer de la prostate. Quelques personnes avec un autre cancer ont également été interrogées (N=5) et huit entretiens ont été réalisés avec des acteurs engagés dans la prise en charge du cancer (médecins, infirmière d’annonce, esthéticienne, coordinatrice d’un réseau régional de cancérologie, etc.).

Les entretiens avec les hommes atteints d’un cancer de la prostate se sont déroulés à l’extérieur du milieu médical et l’épouse ou la conjointe de l’enquêté était présente dans un tiers des cas. Les entrevues ont été réalisées avec un guide d’entretien, la question « Pouvez-vous me faire le récit de votre expérience ? » constituant le point de départ de celui-ci. Dans tous les cas, plusieurs thèmes ont systématiquement été abordés : la trajectoire personnelle, la prise en charge médicale, la relation patient-médecin, les conséquences des traitements sur la vie quotidienne, le rapport au corps. L’analyse thématique a été privilégiée comme technique d’analyse des entretiens.

Le recrutement des enquêtés s’est principalement fait sur les différents terrains d’enquête et les sollicitations d’entretien n’ont essuyé que peu de refus ou de résistances une fois les contours et les objectifs de la recherche précisés. Les personnes du corpus sont suivies pour leur cancer de la prostate depuis longtemps (plus d’une dizaine d’années pour certains) ou viennent tout juste d’apprendre leur diagnostic (une semaine après l’annonce au minimum). En outre, le corpus est composé d’hommes diagnostiqués à des stades différents et ayant opté pour les principaux traitements existants (chirurgie, radiothérapie, curiethérapie, ablatherm, chimiothérapie, hormonothérapie, surveillance active).

Les hommes interrogés, tous hétérosexuels, sont en couple, célibataires ou veufs. L’âge moyen des enquêtés est de 69 ans et 8 mois, le plus jeune ayant 53 ans et le plus âgé 90 ans. Ainsi, la plupart des enquêtés sont retraités au moment de l’entretien. Leurs trajectoires et positions sociales sont cependant très variables. Certains sont issus d’un milieu populaire (ouvrier, postier, cuisinier, etc.) et deux ne sont pas nés en France. D’autres, au contraire, disposent de nombreux capitaux et appartiennent à une classe sociale supérieure (ingénieur, pilote de ligne, juge, etc.). Au moment de l’entretien, quelques enquêtés étaient parallèlement suivis pour un autre cancer, avaient d’autres problèmes de santé (diabète, arythmie cardiaque, etc.) ou vivaient avec quelqu’un souffrant d’une maladie grave.

Âge, genre et sexualité dans la prise en charge du cancer de la prostate

Les hommes suivis pour un cancer de la prostate s’inscrivent dans des parcours de soins. Ils se trouvent, à des degrés divers, en fonction de leur trajectoire, en relation avec des médecins et des soignants dont la tâche principale est d’assurer la meilleure prise en charge possible. La relation de soin constitue, pour reprendre l’expression de Philippe Bataille et de Louise Virole, un « espace relationnel où circulent les subjectivités de tous ceux qui s’y rencontrent ou s’y confrontent » (2014 : 10). Cet espace des subjectivités est façonné par une multitude de normes, de valeurs et d’émotions. Outre le droit médical, les réformes de santé ou encore les innovations biomédicales, l’âge et le genre structurent également la relation de soin. Compte tenu de la spécificité du cancer de la prostate, il est particulièrement heuristique d’interroger la manière dont les catégories d’âge et de genre se croisent et se construisent dans la prise en charge médicale. Cela est l’objet de cette première partie.

Masculinités vieillissantes face au risque de cancer de la prostate

Dans une société du risque (Beck, 2001 [1986]) marquée par le passage du soin à la gestion de sa santé, les individus sont encouragés à avoir une démarche active dans l’entretien de leur corps. Or, le sens que chacun donne à sa santé et les comportements qui lui sont relatifs participent à la construction des rapports de genre tout comme ils sont structurés par ceux-ci (Courtenay, 2000). Autrement dit, la performativité du genre (Butler, 1990) ne se réalise pas uniquement au travers de ses choix vestimentaires ou de son hexis corporelle mais également dans ses choix de santé. Les comportements de santé servent à distinguer et établir des hiérarchies entre les hommes et les femmes ainsi qu’entre les hommes eux-mêmes.

En faisant la démonstration ou en adoptant des traits hégémoniques dans leurs comportements de santé, les hommes renforcent fortement les croyances culturelles qui établissent que les hommes sont plus puissants et moins vulnérables que les femmes ; que le corps des hommes est structurellement plus productif et supérieur à celui des femmes ; que demander de l’aide et prendre soin de sa santé sont des caractéristiques féminines ; et que les hommes les plus forts sont ceux pour qui la santé et la sécurité ne sont pas pertinentes. (Courtenay, 2009 : 14)

Comme le langage, le sport ou le travail, la santé fait le genre (Saltonstall, 1993).

L’attitude des hommes face au risque de cancer de la prostate n’échappe pas à l’emprise du genre. Cela se manifeste notamment dans le rapport distant que les hommes entretiennent à l’égard du toucher rectal. Ce geste médical permet, avec le dosage du taux de PSA (Prostate-Specific Antigen), de dépister le cancer de la prostate chez de nombreux hommes. Ceci dit, le toucher rectal peut être synonyme d’une transgression symbolique dans nos sociétés hétéro-patriarcales qui construisent un tabou autour de l’anus et de la pénétration du corps masculin (Bourdieu, 2002 ; Edelman, 2013). L’idée largement partagée que les hommes sont réticents au toucher rectal constitue, par exemple, l’élément d’intertextualité sur lequel se base une campagne publicitaire de prévention lancée en 2011 qui montre des médecins le doigt levé avec le pantalon baissé sous le slogan « Cancer de la prostate… ne passez pas à un doigt du diagnostic ! ». De même, les plaisanteries au sujet du toucher rectal sont fréquentes en urologie. Et s’il est juste que de nombreux hommes n’ont aucune aversion à l’égard du toucher rectal et que la distance face au dépistage peut s’expliquer par la peur de la maladie grave, la littérature scientifique montre que le modèle de la masculinité hégémonique structure largement nos comportements de santé (Connell, 2014).

Pour autant, tout le monde n’est pas à égalité face au risque de cancer de la prostate. Le discours biomédical distingue des populations et classe les hommes en fonction de catégories établies sur des bases épidémiologiques. Trois facteurs de risque principaux sont actuellement identifiés : l’âge, les antécédents familiaux et l’origine. Ainsi, les recommandations de l’Association française d’urologie au sujet du dépistage du cancer de la prostate distinguent plusieurs cas de figure :

– de 45 à 54 ans : dépistage organisé pour les groupes à risque (antécédents familiaux, origine africaine ou antillaise) ; 

– de 55 à 69 ans : dépistage organisé annuel si le PSA est supérieur à 1 ng/ml, tous les 3 ans si le PSA est inférieur à 1 ng/ml ; 

– de 70 à 75 ans : dépistage individuel proposé au patient associé à une information sur la maladie, ses traitements et leurs effets indésirables ;

– Après 75 ans : le dépistage n’est pas recommandé. (HAS, 2010 : 14-15)

Au total, l’âge, l’origine et les antécédents familiaux participent à classer des hommes entre eux, à distinguer des corps à risque et des corps potentiellement sains. Ces catégorisations ne sont pas sans incidences car, à l’échelle des individus, être « à risque de cancer de la prostate » implique plusieurs conséquences. Tout d’abord, cela entraine une responsabilisation, voire un devoir vis-à-vis de ce risque particulier. Cette responsabilisation vient du fait que la santé est devenue un impératif individuel ainsi qu’une obligation morale et sociale (Clarke et al., 2003). Ensuite, le risque se transforme en incertitude dès lors qu’on passe de l’échelle d’une population à celle de la personne singulière. Les nombreux hommes qui suivent leur taux de PSA après 50 ans sont condamnés à se positionner par rapport à un étalon probabiliste pour pouvoir déduire leur état de santé. Enfin, avec une biotechnologie du risque (Gaudillière, 2001) comme le dosage du PSA, le corps se transforme en objet statistique (Kampf, 2010) et les hommes sont confrontés à une vulnérabilité numérique (Gillespie, 2012).

Marginalisation du grand âge dans la prise en charge du cancer de la prostate

L’âge n’occupe pas qu’une place centrale dans le dépistage du cancer de la prostate puisque cette catégorie est au cœur de l’ensemble des pratiques biomédicales. Outre le stade de la tumeur, son agressivité et l’état général du patient, l’âge peut servir à calculer l’espérance de vie restante d’un patient et donc influer sur l’indication thérapeutique proposée par le médecin. De même, le seuil de 70 ans est souvent fixé pour réaliser une prostatectomie radicale. Si cette limite est plus ou moins transgressée selon les urologues et peut être discutée en fonction de l’état général du patient, 70 ans constitue bien souvent un seuil symbolique à partir duquel les options thérapeutiques ne sont plus les mêmes. Certains médecins qui transgressent régulièrement cette limite peuvent d’ailleurs être moralement condamnés par leurs confrères, comme ce fut le cas de cet ancien chef de service d’urologie qui fut décrit avec réprobation par une consœur comme ayant « l’habitude d’opérer après 75 ans sans se poser de questions ». Bref, l’âge participe à l’objectivation médicale dans le cadre de la prise en charge.

Plus étonnant, la prise en charge du cancer de la prostate est traversée par des effets d’âge puisque les personnes les plus âgées pâtissent d’une position marginale. Ce constat est, de fait, posé par la littérature médicale spécialisée, qui qualifie la prise charge de ce cancer chez les hommes âgés de « défectueuse » (Mongiat-Artus et al., 2009). De manière paradoxale, la « pauvreté des connaissances scientifiques solides sur le sujet » et des « traitements inadaptés » (ibid. : 812) se heurte au fait que 45 % des diagnostics sont posés après 75 ans. Parmi les explications qui peuvent être avancées pour expliquer ces lacunes, il est notamment possible d’incriminer la vision biomédicale de la vieillesse, qui considère les personnes âgées comme un groupe homogène en déclin. D’autres éléments comme, par exemple, l’existence d’une limite d’âge généralement fixée à 65 ans pour l’inclusion des essais cliniques, freinent les progrès thérapeutiques pour les plus âgés. Par ailleurs, les personnes âgées peuvent avoir tendance à privilégier leur qualité de vie immédiate sur d’éventuels gains de longévité, cela les conduisant à ne pas consulter immédiatement en cas de symptômes qui, de plus, peuvent s’installer lentement.

Les sujets âgés et très âgés ne sont toutefois pas condamnés à la marginalisation puisque deux phénomènes notables ont modifié la place qu’ils occupent dans les pratiques et discours biomédicaux : l’institutionnalisation progressive de la gériatrie à partir de la seconde moitié du XXe siècle et le développement plus récent de l’oncogériatrie. Effectivement, les hommes âgés pâtissaient d’une « invisibilité » et d’une « marginalisation » au sein des institutions de santé jusqu’à ce que la gériatrie fasse bouger les choses (Kampf, 2013). Défenseur d’une approche « globale » de la personne âgée, qui intègre le patient dans ses dimensions médicales, psycho-cognitives et sociales de façon à prendre en charge la complexité des situations dans le grand âge, la gériatrie propose un paradigme alternatif qui rompt avec la vision traditionnelle de la médecine. Dans son sillage, le développement de l’approche oncogériatrique a également transformé la prise en charge du cancer de la prostate. Née à la fin des années 1990, l’oncogériatrie s’est fixé pour objectif de prendre en charge les patients de plus de 70 ans présentant un cancer, combattant ainsi le désintérêt qui prévalait vis-à-vis des personnes âgées atteintes de cette maladie. Sous l’égide de la Société internationale d’oncogériatrie (SIOG) et grâce à l’appui d’institutions de santé – principalement l’Institut national du cancer, qui a lancé des appels à projets dans le cadre du premier plan cancer (2003-2007) – le paysage sanitaire français dispose aujourd’hui de 24 unités de coordination en oncogériatrie et de quatre antennes d’oncogériatrie (INCa, 2009).

De nombreux défis doivent toutefois être relevés pour améliorer la prise en charge du cancer de la prostate dans le « grand âge ». Les observations menées au sein de différents établissements de santé montrent, par exemple, que l’oncogériatrie est plus ou moins intégrée aux habitudes de soins selon les services et les hôpitaux. Les affinités personnelles que les médecins entretiennent avec la gériatrie tout comme la qualité des relations tissées entre les spécialistes déterminent de manière importante la prise en charge des plus âgés. Qui plus est, le mouvement d’intégration des personnes âgées au sein du discours médical n’est pas forcément acquis une fois pour toutes. Pour l’historienne Antje Kampf, l’accent que le discours médical a mis ces dernières années sur les jeunes hommes touchés par le cancer de la prostate a eu comme conséquence indirecte la remarginalisation des plus âgés (Kampf, 2013).

Quand les normes soignantes heurtent la subjectivité des soignés

Outre la position particulière du grand âge dans la prise en charge du cancer de la prostate, le suivi des équipes soignantes permet de souligner le poids des normes qui pèsent sur les corps vieillissants à l’intérieur de la relation thérapeutique.

Comme il s’agit d’un contexte médical, les hommes suivis pour leur cancer sont tout d’abord soumis à une injonction au soin et à la compliance (ou observance thérapeutique). Or, cette injonction peut, d’une part, être rejetée par le sujet de soin, et d’autre part, avoir des conséquences néfastes compte tenu des nombreux cas de sur-traitements documentés par la littérature médicale (Delpierre et al., 2013). De même, un homme de 62 ans à qui on a diagnostiqué un cancer de la prostate d’un millimètre cube il y a 7 ans et qui ne présente toujours aucun signe clinique m’a dit qu’il avait trouvé le discours d’un urologue « infantilisant » puisque celui-ci lui a fait le reproche de ne pas s’être fait opérer. Cet exemple qui n’est pas isolé renvoie au paternalisme de la relation médicale (Jaunait, 2003). En effet, l’éthique paternaliste constitue toujours une des configurations possibles de la relation médecin-patient bien que les évolutions juridiques qui s’inscrivent dans le mouvement de démocratie sanitaire ont eu tendance à affirmer l’autonomie du patient. Et quand la relation médicale ne tombe pas dans le paternalisme, les patients peuvent être tiraillés entre, d’un côté, une injonction à l’autonomie et, de l’autre, leur vulnérabilité.

Le discours biomédical dans le domaine de la prévention distille également de nombreuses recommandations pour faire face au cancer. On ne compte plus les livres, les fascicules ou les publications scientifiques vantant les bienfaits d’une alimentation saine et d’une activité physique régulière. À ce contexte se couplent des injonctions venant directement des médecins lors des consultations médicales. Il n’est pas rare, en effet, que les médecins conseillent à un patient de perdre du poids, de pratiquer du sport, d’arrêter de fumer et de changer d’alimentation. Cette prescription sur les corps se conjugue d’ailleurs avec celle du bien vieillir (Crignon-De Oliveira, 2011 ; Puijalon et Trincaz, 2014), qui concerne de manière particulière les hommes atteints d’un cancer de la prostate.

Plusieurs critiques peuvent être adressées à ces injonctions qui pèsent sur les corps masculins même si mesurer le rapport à ces normes constitue un enjeu en soi puisqu’elles sont flexibles et que les soignants comme les patients s’en distancient plus ou moins. Non seulement le manquement aux injonctions normatives relayées par les discours scientifiques et médicaux conduit à être hors normes, mais cela constitue aussi une faute. Cela constitue une faute car ces injonctions rendent les personnes responsables de leur santé à titre individuel (Bell, 2010). Par voie de conséquence, cette responsabilisation individuelle finit par dépolitiser les questions de santé, que ce soit en mettant de côté les causes environnementales du cancer ou la manière dont le genre et la position sociale déterminent notre rapport à la santé. L’idéal de vie saine relayée par les médecins peut également être critiqué comme un type sournois de médicalisation. Il est alors légitime de se demander en quelle mesure ces injonctions participent à reproduire des hiérarchies entre les corps. Par exemple, Jennifer Nelson et Teresa Macias (2008) soulignent que les femmes racisées suivies pour un cancer n’arrivent bien souvent pas à adopter les recommandations en matière de nutrition car l’alimentation suggérée est chère, inappropriée à leurs goûts ou leurs habitudes.

La médicalisation de la sexualité dans la prise en charge du cancer de la prostate

Pendant la plus grande partie du XIXe et du XXe siècle, le cancer de la prostate laissait peu d’espoir aux hommes touchés. Le diagnostic était presque toujours posé à un stade avancé et l’entrée dans le système de soin était la plupart du temps dû à des symptômes urinaires ou aux douleurs liées aux métastases. L’introduction du PSA dans la prise en charge médicale en 1985 constitua un tournant majeur. À partir de cette date, le cancer de la prostate a pu être diagnostiqué au stade localisé – avant la survenue de métastases – et donc être traité par des thérapies curatives (la chirurgie, la radiothérapie et la curiethérapie principalement). N’étant plus nécessairement synonyme de mort et se rapprochant de plus en plus du modèle des maladies chroniques, la question de la vie après le cancer de la prostate a commencé à émerger. C’est seulement dans ce contexte que le problème des conséquences des traitements sur la vie intime et la sexualité a pu être posé. En parallèle, la médicalisation de la sexualité masculine a connu des transformations majeures à partir du début des années 1980, notamment suite à la découverte des effets vasodilatateurs de la papavérine puis du citrate de sildénafil, la molécule qui sera commercialisée sous le nom de Viagra (Giami, 2004).

Aujourd’hui, la prise en charge de la sexualité des patients atteints d’un cancer de la prostate apparait plus organisée que celle pour les autres cancers masculins – à l’exception du cancer des testicules – mais aussi celle pour les cancers féminins. L’explication de ce constat réside essentiellement dans le fait que le cancer de la prostate touche à la sphère génitale et que les urologues sont sensibilisés aux questions liées à la sexualité masculine. Les représentations genrées de la sexualité participent également à expliquer l’attention supplémentaire dont bénéficient les hommes dans ce domaine. Le tabou en matière de sexualité évoqué dans plusieurs recherches qui s’intéressent à la communication médecin-patient (Kunkel et al., 2000; Gray, et al., 2000; Arrington, 2004) est toutefois loin d’être complètement levé. Il touche, par exemple, les hommes les plus âgés avec davantage de force car les soignants partagent les représentations négatives qui touchent la sexualité des personnes vieillissantes dans notre société (Lagrave, 2011).

En pratique, l’information des patients atteints d’un cancer de la prostate au sujet de la sexualité ainsi que la prise en charge des éventuelles conséquences physiques et psychiques qui touchent ce domaine sont à géométrie variable. Tout d’abord, les informations échangées au sujet de la sexualité dans le cadre d’une consultation médicale sont largement dépendantes de la configuration de l’interaction et des dispositions des personnes en présence. En effet, la durée de la consultation, l’étape du parcours de soin, l’éthos du médecin, la présence éventuelle d’étudiants en médecine et de proches, l’histoire médicale du patient tout comme sa religion ou son âge sont autant de facteurs qui participent à libérer ou fermer la parole ainsi qu’à guider la trame conversationnelle. Ensuite, des inégalités entre les établissements de santé perdurent. Par exemple, certains hôpitaux proposent une consultation de sexologie au sein même de leur service d’urologie. La prise en charge des troubles de l’érection à la suite d’une chirurgie est aussi plus ou moins institutionnalisée selon les hôpitaux. Parmi les quatre terrains où des observations ont été réalisées, un seul hôpital propose systématiquement aux patients récemment opérés de participer à un atelier dont l’objectif est d’informer sur les troubles de l’érection et d’apprendre à s’injecter soi-même de la prostaglandine dans les corps caverneux. Enfin, des inégalités géographiques existent puisque certaines régions jouent un rôle moteur dans le domaine oncosexologique. En effet, un dispositif pilote visant à identifier les besoins des patients en oncosexologie ainsi qu’à proposer des réponses dans l’offre de soins a, été mis en place en 2006 pour les départements de Savoie, Haute-Savoie et Isère. Sous l’initiative de plusieurs médecins du centre hospitalier de Chambéry notamment, ce programme a permis de renforcer un réseau d’acteurs, de dispenser des formations de soignants ou encore de créer un annuaire régional qui recense les professionnels pouvant intervenir dans la prise en charge oncosexologique.

Pour ce qui est de la lecture biomédicale de la sexualité, celle-ci est souvent phallocentrique (Tiefer, 1996). La sexualité et le plaisir qui lui est lié sont généralement restreints à la seule capacité d’érection même si des différences existent dans les pratiques des médecins. Tout se passe comme si le point de vue organiciste des spécialistes était transposé à la sexualité humaine. Pouvant être utilisé de manière quasi-systématique par certains médecins, le questionnaire international IIEF5 qui sert à évaluer la fonction sexuelle en cinq questions codées sur une échelle de 0 à 6 est particulièrement représentatif de cette vision biomédicale de la sexualité. Le rapport sexuel tel qu’entendu dans ce questionnaire fait seulement référence à une relation avec pénétration. Les autres pratiques sexuelles sont exclues (caresses, rapports buccaux, rapports bucco-génitaux, masturbation, etc.). De plus, une seule question interroge la satisfaction du patient lors des rapports sexuels. Les quatre autres questions ont, quant à elles, pour but d’objectiver la qualité de l’érection en termes de durée et de rigidité.

La lecture biomédicale de la sexualité dans le cadre de la prise en charge du cancer de la prostate est également teintée d’hétéronormativité. En effet, les référentiels médicaux en vigueur tout comme les nombreux écrits destinés à informer les patients et leur entourage ne font pas état des spécificités de l’expérience homosexuelle du cancer de la prostate (Blank, 2005 ; Filiault et al., 2008). En assimilant la sexualité à l’hétérosexualité, la prise en charge des questions sexuelles dans le cancer de la prostate participe donc à l’invisibilisation des homosexuels.

Vulnérabilités et résistances masculines dans l’expérience du cancer de la prostate

L’expérience sociale du cancer de la prostate ne se limite pas au milieu médical. Les conséquences des traitements, au premier rang desquels se trouvent l’incontinence et l’impuissance, entrainent potentiellement des modifications dans le rapport à soi et le rapport aux autres. Toutes les sphères de la vie sociale (famille, travail, loisir, etc.) peuvent subir des répercussions. Bien sûr, les conséquences des traitements sont bien documentées par la littérature médicale. Des statistiques existent et des mesures de la « qualité de vie » accordent une place à la subjectivité des patients (Benamouzig, 2011). Toutefois, ces outils ne permettent pas totalement de comprendre la complexité de l’expérience du cancer de la prostate ainsi que ses significations. Plus encore, la médecine et une partie des sciences humaines assimilent volontiers les personnes malades à des individus passifs, totalement aliénés par la maladie et écrasés par les dispositifs de soin. En contrepoint de cette perspective, cet article repose sur une conception d’un sujet de soin détenteur d’une capacité d’agir. Dès lors, cette partie vise à analyser la production de vulnérabilités induites par le cancer de la prostate tout comme les résistances déployées par les hommes vieillissants. Prolongeant l’argumentation de la première partie, la focale est mise sur l’imbrication des normes d’âge, de genre et de sexualité dans le vécu de la maladie au masculin.

Conséquences du cancer de la prostate sur la définition subjective du vieillissement

Comme d’autres maladies, le cancer de la prostate peut engendrer des tensions dans le rapport des individus à leur âge. Ces tensions s’observent dans la mise en récit du vieillissement que font les enquêtés.

Certains hommes déclarent effectivement se sentir plus vieux du fait des conséquences corporelles produites par les traitements. Benoit, ancien inspecteur du trésor public âgé de 66 ans qui a été traité par radiothérapie et est toujours sous hormonothérapie le dit clairement : « Disons que j’ai pris un coup de vieux. C’est comme ça que je le prends moi. Qui m’est tombé dessus un peu… J’ai vieilli prématurément en une année ». De la même manière, François qui a eu une prostatectomie à 60 ans dit que les problèmes d’incontinence lui ont fait prendre « un gros coup de vieux » : 

Comment dirais-je, pour moi j’avais l’impression d’avoir sauté vingt ans. J’avais 60 ans à l’époque et me retrouver avec des protections qui pouvaient être apparentées à des couches je me suis dit « je suis vraiment un petit vieux qui ne se maîtrise plus » […] Pour moi c’était être dans l’état des personnes de 80-90 ans sans avoir eu forcément ça. C’est ça pour moi. […] C’était simplement le fait que je me disais « à 80 ans je veux bien, à 60 ans non ». (François, 69 ans, diagnostiqué en 2005, chirurgie. Chef de projet informatique dans une grande entreprise à la retraite.)

Analyser le cancer de la prostate comme un point de basculement dans le monde de la vieillesse ne rend toutefois pas compte de la pluralité des vécus. La majorité de mes enquêtés considèrent plutôt qu’ils étaient déjà vieux lors du diagnostic. Pour eux, le cancer de la prostate est lié à un vieillissement dont le processus était déjà enclenché. La maladie s’inscrit dans une logique biologique plutôt fataliste : le corps vieillit et il est « naturel » que des problèmes surviennent avec l’âge. Le concept de rupture biographique développé par Michael Bury (1982) pour décrire le bouleversement du quotidien des individus atteints de maladies chroniques tout comme celui de perte de soi (Charmaz, 1983) qui est sensé expliquer l’impact de la maladie sur l’identité s’avèrent d’ailleurs bien souvent insuffisants pour rendre compte de l’expérience du cancer de la prostate au regard de la question de l’âge. Si, suivant Emmanuel Langlois (2006), il est possible de critiquer le concept de rupture biographique car il repose sur une définition statique de la biographie alors qu’il faudrait la penser comme une suite de bifurcations et d’ajustements plus ou moins importants, il faut ajouter que les personnes touchées par le cancer de la prostate peuvent déjà être engagées dans des processus de déprises (Barthe et al., 1988 ; Caradec, 2004). Cela explique que, pour beaucoup, la maladie et ses conséquences peuvent être vécues dans la continuité des changements auxquels ils ont déjà été confrontés. La maladie n’entraine donc pas nécessairement des conséquences sur la définition subjective du vieillissement ou d’autres aspects de l’identité.

Il est nécessaire d’ajouter à cela que les hommes atteints par le cancer de la prostate font une mise en récit de leur vieillissement qui ne correspond pas forcément aux limitations corporelles qu’ils peuvent expérimenter. Comme le note Vincent Caradec lorsqu’il distingue la tension entre « devenir vieux » et « être vieux » dans le discours des octogénaires et des nonagénaires, « cette définition subjective de soi n’est pas dans une relation mécanique avec la situation objective de la personne : chacun élabore, à partir de sa situation présente et de son histoire, une mise en récit singulière de son vieillissement » (Caradec, 2014 : 283).

Masculinités vieillissantes face aux vulnérabilités corporelles

Interroger l’expérience sociale des hommes atteints d’un cancer de la prostate amène également à examiner la question du poids des normes de genre et de sexualité lorsque le corps est éprouvé. En effet, les conséquences des traitements peuvent être nombreuses : troubles urinaires, troubles de l’érection, baisse de la libido, gynécomastie, prise de poids, douleurs, fatigue, dépression, troubles digestifs, troubles de l’éjaculation, bouffées de chaleur, etc. Ces conséquences entrainent potentiellement des répercussions dans les rapports et les identifications de genre. Avant de voir comment les hommes peuvent entreprendre un travail de résistance face aux normes hégémoniques de genre et de sexualité, il apparait nécessaire d’analyser de quelles manières les masculinités vieillissantes sont affectées par les vulnérabilités corporelles engendrées par le cancer de la prostate. En d’autres termes, il s’agit maintenant de s’intéresser aux processus de dé-subjectivation (Wieviorka, 2015) qui touchent les sujets de soins dans leur vie quotidienne. Le parti pris ici est de se concentrer sur la question du vécu des conséquences urinaires et sexuelles.

Pour ce qui est des troubles urinaires et de l’incontinence, ceux-ci constituent, la plupart du temps, la préoccupation majeure des hommes touchés par le cancer de la prostate une fois la maladie contrôlée. En plus des inconvénients physiques liés à la perte d’urine, les personnes incontinentes peuvent se sentir diminuées, vulnérables ou fragiles. Que les troubles urinaires se manifestent uniquement lors d’efforts importants ou de manière intempestive, qu’ils soient temporaires ou définitifs, l’image corporelle est potentiellement affectée. L’entretien réalisé au domicile de Guy et de sa femme Ginette illustre bien ce point. Les premiers problèmes urinaires de cet homme de 76 ans sont survenus il y a plus de cinq ans, après une prostatectomie ainsi qu’une radiothérapie. Il suit depuis plusieurs années une hormonothérapie intermittente qui l’a beaucoup fatigué et possède actuellement un sphincter artificiel qui ne contient pas totalement ses urines. Il a parlé de son incontinence les larmes aux yeux. Pour lui, « c’est la vie qui s’écroule ». Les troubles urinaires ont mis fin aux sorties avec sa femme. Ses activités se réduisent à aider à l’entretien de la maison ainsi qu’à arroser les fleurs du jardin. Il ne sort plus que pour aller dans la forêt qui se trouve juste à côté, mais même dans les bois il reste aux aguets pour uriner. Sa femme Ginette a rapporté qu’il se sent diminué et que l’incontinence participe à le mettre à la marge de la masculinité hégémonique :

Ginette : Il s’est senti diminué.

Guy : Oui.

Ginette : Et puis il répète souvent « je ne suis plus un homme ».

[…]

Ginette : C’est les fuites urinaires qui ne passent pas, ça doit être le trop plein.

Guy : C’est le trop plein ça.

Ginette : Et le fait de porter des protections aussi…

Guy : Ça diminue.

Louis Braverman : Ça diminue dans l’idée qu’on se fait de soi-même c’est ça ?

Ginette : Oh bah oui.

Guy : Vous êtes à part.

(Guy, 76 ans, diagnostiqué en 2005, chirurgie, radiothérapie, hormonothérapie. Floriculteur à la retraite.)

Pour Guy, comme pour d’autres patients, l’incontinence peut constituer un déclencheur de déprise important. Les fuites urinaires peuvent mettre fin à des activités sportives qui jusque-là étaient pratiquées de manière régulière, limiter les sorties au point de passer la quasi-totalité de son temps à son domicile, réduire les transports au minimum, etc.

Plus largement, les difficultés urinaires peuvent entrainer des situations d’embarras, de gêne et de stress. Dans notre société qui impose aux individus la maîtrise de leur corps et le contrôle de leurs émotions, le manquement à cette norme peut conduire à la stigmatisation (Goffman, 1975) voire à la marginalisation sociale, comme c’est parfois le cas des personnes laryngectomisées (Babin, 2011). Les fuites urinaires en public doivent donc, dans la mesure du possible, être évitées pour ne pas perdre la face (Goffman, 1955). Pour ce faire, les hommes ayant des urgenturies évoquent le réflexe de toujours savoir où se trouvent les toilettes lors de leurs sorties. Avoir des affaires de rechange sur soi ainsi que des protections est également très fréquent en cas d’incontinence. De même, acheter des protections peut être une activité déléguée à l’épouse du fait de la honte que cela peut susciter. Les personnes avec des poches urinaires qui sont généralement attachées au bas de la jambe disent également toutes avoir banni les shorts de leur garde-robe.

Outre les conséquences urinaires, les troubles de l’érection constituent une conséquence largement partagée par les personnes touchées par le cancer de la prostate. Or, l’hypothèse selon laquelle les troubles de l’érection entrainent des bouleversements dans le rapport à soi semble a priori robuste compte tenu de la prégnance de la norme de performance qui pèse sur les corps masculins. Dans les faits, il n’est effectivement pas rare que les hommes qui ont de telles séquelles les perçoivent comme un coup porté à leur identité masculine. Les hommes peuvent se sentir diminués, abaissés, ou « moins hommes ». Le déclin de la puissance sexuelle étant synonyme d’exclusion de la masculinité hégémonique, il est logique de retrouver ce type de discours. Une bonne illustration de cette position se trouve dans le récit que fait Tahar Ben Jelloun dans son roman L’ablation (2014) lorsque le narrateur, qui a subi une prostatectomie radicale puis trente-sept séances de radiothérapie à 56 ans, compare son impuissance à un handicap et raconte comment il se sent diminué en tant qu’homme.

La norme de performance sexuelle ne pèse toutefois pas sur les hommes de manière homogène et universelle. Les masculinités sont plurielles, construites historiquement et amenées à s’adapter en fonction des expériences (Connell, 2014). Pour preuve, tous les hommes qui possèdent des problèmes d’érection suite aux traitements ne le vivent pas de la même façon. La plupart des personnes interrogées qui ont des troubles de l’érection requalifient d’ailleurs cette limitation fonctionnelle comme un moindre mal. Il n’est pas rare que ces hommes relativisent leur situation par rapport au risque de mort posé par la maladie. En d’autres termes, les hommes touchés par le cancer de la prostate préfèrent souvent perdre la capacité d’érection plutôt que de voir leur espérance de vie menacée. Le discours d’Annie dont l’époux de 66 ans est soigné par radiothérapie et hormonothérapie depuis moins d’un an fait écho à cette position :

Louis Braverman : Si j’ai bien compris, les changements qu’il y a eu sont bien acceptés par vous parce que vous mettez en balance la maladie avec…

Annie : Des choses encore plus graves. J’ai ma cousine qui à 50 ans a perdu subitement son mari d’un infarctus et bon il y a des choses qu’on relativise. […] Donc moi je me dis tant qu’il est là on est ensemble. Ma belle-sœur elle a déjà perdu mon frère, du coup voilà… On relativise. On est ensemble. On est ensemble et puis le reste… Bon on a 65 ans, 70 ans on a passé en grande partie notre vie sexuelle, c’est pas quelque chose qui arrive à 40 ans ou à 50. On apprend à relativiser. On est ensemble et voilà.

(Benoît, 66 ans, diagnostiqué en 2013, radiothérapie, hormonothérapie. Fonctionnaire du trésor public à la retraite.)

Comme le discours d’Annie le laisse entendre, les répercussions sur la sexualité peuvent également être perçues comme une fatalité qui est relativement bien acceptée compte tenu de l’âge. Pour certaines personnes, la fin des érections et plus largement de la sexualité est quelque chose de « normal » ou de « naturel » dans la vieillesse :

Émile : Il m’a dit qu’on pouvait faire quelque chose de ce côté-là, pour l’érection.

Son épouse, Jeanne : Du Viagra ou je ne sais pas quoi mais mon mari n’a pas voulu.

Émile : Oui j’ai pas voulu.

Louis Braverman: Vous l’avez senti à l’aise pour aborder le sujet ? Émile : Oui, oui. C’était en toute confiance oui. Mais moi j’ai dit non non, j’arrive à un âge, et puis bon… voilà.

(Émile, 80 ans, diagnostiqué en 2007, hormonothérapie. Représentant dans l’alimentation à la retraite.)

Symétriquement, un bon nombre d’enquêtés ont souligné que les conséquences sur la sexualité auraient été davantage difficiles à supporter et à accepter plus jeune. De nombreuses personnes ont témoigné du fait que le processus de déprise sexuelle (Bessin et Blidon, 2001 ; Bajos et Bozon, 2011) était déjà engagé pour eux avant le diagnostic du cancer de la prostate et que, par conséquent, les répercussions des traitements dans le domaine de l’intime ont été accueillies avec une certaine indifférence. Il semble donc exister une pluralité de positions à l’égard des « difficultés » de la fonction sexuelle induites par les traitements du cancer de la prostate. Ces positions ne sont pas le fruit du hasard. Elles peuvent, au contraire, s’expliquer en prenant en compte la complexité des trajectoires masculines, ses intrications avec l’état de santé, le vieillissement, la position sociale, le contexte conjugal, etc. (Levinson, 2008).

Au final, l’âge, tout comme le genre, constituent des catégories d’analyse centrales pour rendre compte de la manière dont les traitements affectent le rapport à soi et le rapport aux autres. Ces catégories se croisent et interagissent avec d’autres comme la classe ou la « race ». Par exemple, les enquêtés qui occupent des positions subordonnées dans l’échelle sociale semblent entretenir un rapport plus volontiers fataliste vis-à-vis de leur santé alors que ceux qui disposent de capitaux importants perçoivent davantage leur corps comme un terrain sur lequel ils peuvent agir. Ce sont justement ces résistances et ces resignifications qu’il convient maintenant d’examiner.

Resignifications et résistances

Depuis les travaux pionniers d’Erving Goffman sur le handicap (1975) et surtout de Juliet Corbin et Anselm Strauss sur les maladies chroniques (1987), la sociologie s’est largement penchée sur la question du travail biographique ainsi que des ressources (Pierret, 1997) nécessaires à la gestion d’un état de santé dégradé. Les hommes atteints par le cancer de la prostate ne font pas exception à la règle : ils ne sont pas de simples spectateurs de leur épreuve. Cela se donne à voir de manière particulièrement flagrante lorsqu’on interroge les conséquences de cette maladie sur leur masculinité et leur sexualité. Alors que leur identité apparait menacée, les hommes atteints d’un cancer de la prostate peuvent entreprendre un véritable travail de résistance face aux normes hégémoniques de genre et de sexualité.

À contre-courant des idées généralement partagées lorsqu’on parle des malades du cancer, la sexualité constitue une préoccupation importante pour un bon nombre de patients. Cela est également le cas des sujets âgés. Il ne s’agit pas d’affirmer que tous les patients diagnostiqués avec un cancer de la prostate placent la sexualité comme une priorité dans l’expérience de la maladie. Ce n’est pas le cas. L’âge, la situation conjugale ou encore la gravité de la pathologie sont des variables discriminantes. Quoi qu’il en soit, être sexuellement actif peut constituer un moyen d’affirmation de la masculinité quand celle-ci semble menacée. Comme pour les patients atteints d’une maladie chronique (Laporte et Beltzer, 2008), une vie sexuelle satisfaisante peut être une façon de retrouver une certaine « normalité » quand beaucoup d’autres aspects de la vie ont été modifiés.

Lorsque la maladie et les traitements impactent directement sur la fonctionnalité des organes génitaux, l’homme touché et sa partenaire peuvent agir ensemble pour faire de la sexualité une source de plaisir et, par voie de conséquence, dépasser certaines limites physiologiques. Un homme âgé de 72 ans qui a subi une prostatectomie et pour qui la sexualité est une dimension importante du couple a par exemple expliqué qu’il avait reconstruit sa sexualité :

J’ai essayé de moi-même de reconstruire ma libido et de reconstruire ma sexualité. Aujourd’hui l’activité sexuelle est revenue. Tu n’as pas d’éjaculation physique, tu n’as plus de sperme mais tu jouis quand même. Tu jouis si tu sais t’y prendre, à condition que ta partenaire joue le jeu. C’est pas évident de faire passer ça à une partenaire, je pourrais t’en reparler plus longuement si tu veux.

(François, 72 ans, diagnostiqué en 2006, chirurgie. Cadre à la retraite.)

Ce dépassement des limites organiques grâce à un travail de reconstruction ou de création est aussi possible lorsque la libido devient inexistante à cause des traitements hormonaux. De manière assez surprenante, un enquêté de 73 ans ayant subi un blocage androgénique complet pour endiguer la production des cellules cancéreuses a témoigné de son inventivité dans la réappropriation de son corps. Il dit aujourd’hui avoir retrouvé une sexualité satisfaisante grâce à la mobilisation de ce que John Gagnon (2008) a appelé des « scripts intrapsychiques » :

Il faut lancer le processus, c’est comme la libido. Les images mentales que vous pouvez vous faire, vous pouvez vous les faire par rapport aux références connues, celles que vous avez vécues ou celles que vous voudriez vivre etc. Je me souvenais l’autre jour que quand j’étais gamin, que j’avais 12-13 ans je me faisais des images mentales comme ça parce que je m’imaginais comment c’était faire l’amour, qu’est-ce qu’on faisait et comment ça se passait. Et finalement je suis revenu à ce niveau-là après le traitement. Il a fallu que je revienne à ce niveau-là.

(Jean-Paul, 73 ans, diagnostiqué en 2010, curiethérapie, hormonothérapie. Biologiste à la retraite.)

Pour d’autres enquêtés, les médicaments ou outils qui aident à retrouver des érections sont essentiels pour se réapproprier leur corps. Certains ont recours au Viagra ou à des dérivés, d’autres font des injections intra-caverneuses, utilisent une pompe à vide, voire optent pour une prothèse pénienne. Ces technologies peuvent constituer de réels supports dans la réappropriation d’un corps fragilisé et la restauration d’une masculinité diminuée. Elles peuvent participer à des processus de subjectivation même si elles ne sont pas toujours bien acceptées voire jugées négativement parce qu’elles produisent des érections artificielles. Par ailleurs, il faut garder à l’esprit les analyses sociologiques qui, à juste titre, ont critiqué le Viagra et les autres moyens de lutter contre les troubles de l’érection comme des technologies qui participent à renforcer la norme de la performance et la vision androcentrique de la sexualité (Levinson, 2008 ; Bozon, 2009).

Certains couples dont l’homme possède des limitations physiques en viennent également à développer une nouvelle sexualité. Cette nouvelle sexualité est une sexualité qui prend des distances avec l’érection et la norme pénétrative. Elle puise dans une grammaire sexuelle plus large qui peut passer par des caresses, des rapports bucco-génitaux, etc. Par conséquent, certains couples se réapproprient leur corps dans l’expérience du cancer en diversifiant leurs pratiques, ouvrant ainsi le champ des possibles érotiques. Les hommes et les femmes que j’ai rencontrés le disent avec leurs mots : « On innove. » (Alain, 68 ans, diagnostiqué en 2012, chirurgie. Plombier à la retraite.), « On est obligé de ruser. » (Christian, 66 ans, diagnostiqué en 2013, chirurgie. Prothésiste dentaire.), « Oui, tu fais un cunnilingus, tu cherches à donner du plaisir à l’autre sachant que tu ne peux pas le donner avec ton sexe. » (Jean 54 ans, diagnostiqué en 2012, chirurgie. Agent de la fonction publique territoriale.).

Ainsi, les hommes engagés dans l’expérience du cancer de la prostate peuvent développer de réelles résistances aux normes de la sexualité hégémonique. D’une part, les hommes atteints d’un cancer de la prostate vont à l’encontre de l’âgisme qui touche la sexualité des personnes vieillissantes lorsqu’ils continuent à entretenir une sexualité active quand bien même leur corps est limité dans ses fonctions biologiques. D’autre part, certains couples bousculent la norme pénétrative et l’androcentrisme de la sexualité hégémonique en ouvrant le champ des possibles de la sexualité, par exemple à travers le développement de pratiques alternatives.

Cela dit, les hommes atteints par le cancer de la prostate n’échappent pas complètement à l’emprise du genre (Löwy, 2006). La réappropriation de la sexualité dans l’expérience de la maladie est bien souvent perçue comme incomplète ou inférieure à une sexualité « normâle », c’est à dire hétérosexuelle, avec des érections spontanées et des éjaculations, pénétrative et devant produire un orgasme pour les deux partenaires. Un extrait d’entretien illustre particulièrement ce point :

Louis Braverman : Ça vous a amené à innover mais… Est-ce que c’était quelque chose par défaut ?

Alain : Oui c’était plutôt par défaut parce qu’on a plus le choix. Faut innover. C’est ça le problème. C’est pas satisfaisant à 100 % mais ça va. C’est plus comme avant, il n’y a pas à tortiller ça n’a plus rien à voir. C’est autre chose.

L. B. : Et cette autre chose là…

Alain : Elle est satisfaisante ?

L. B. : Oui.

Alain : Plus ou moins. Je dirais que c’est 30 % de ce que c’était avant quoi. […] Ça change tout.

(Alain, 68 ans, diagnostiqué en 2012, chirurgie. Plombier à la retraite.)

Conclusion

Cet article s’est attaché à révéler les principales logiques d’articulation et d’imbrication des normes d’âge, de genre et de sexualité dans l’expérience du cancer de la prostate. Étudiant à la fois l’expérience du soin et celle de la maladie, cette perspective a permis de rendre compte des tensions auxquelles sont confrontés les sujets en situation de vulnérabilité.

L’analyse s’est tout d’abord arrêtée sur les masculinités vieillissantes face aux mondes du soin. Alors que notre rapport au normal et au pathologique est de plus en plus défini en termes de risque, la nécessité de prendre en considération le genre dans les déterminants de santé a été souligné tout comme la manière dont les facteurs de risques définis par la biomédecine façonnent les subjectivités a fait l’objet d’un examen. Si la catégorie d’âge est bien au cœur des pratiques biomédicales, il a également été mis en évidence qu’elle participe à opérer des distinctions entre les corps vieillissants. Le grand âge occupe d’ailleurs une position marginale dans la prise en charge. De plus, les normes qui circulent au sein de la relation de soin pèsent lourdement sur les sujets vieillissants (injonction au soin, à l’autonomie et au bien vieillir, phallocentrisme, hétéronormativité, etc.).

La focale a ensuite été mise sur les recompositions biographiques et identitaires entrainées par le cancer de la prostate. Adoptant une approche compréhensive, la deuxième partie de l’article a montré comment l’expérience du cancer de la prostate transforme potentiellement la définition subjective du vieillissement ainsi que les rapports et identifications de genre. Quand bien même il se trouve dans une situation vulnérable, le sujet de soin est alors apparu comme n’étant pas totalement dominé ou assujetti par la maladie. Au contraire, une focale sur la sexualité a permis de révéler les possibles resignifications et résistances entreprises par les hommes atteints par le cancer de la prostate.

Au final, la réflexion menée ici fournit certains enseignements sur le croisement de l’épreuve (Martuccelli, 2006) de la maladie avec l’épreuve du vieillissement (Caradec, 2014) au masculin. Si cet article s’est principalement intéressé à la manière dont les catégories d’âge et de genre se croisent et s’imbriquent par rapport à un enjeu de santé, on ne peut qu’encourager les recherches qui portent sur d’autres champs sociaux et qui proposent de questionner le vieillissement à l’aune du langage de l’intersectionnalité (Rennes, 2009 ; Bozon et Rennes, 2016). Au-delà du milieu académique, cet article concerne au premier chef les acteurs du soin, les personnes touchées et leurs proches. Parce que le cancer de la prostate n’est bien souvent étudié qu’à l’aune d’un paradigme biomédical ou psychologique, l’adoption d’un regard qui met l’accent sur les logiques sociales peut les aider à appréhender d’une autre manière les enjeux soulevés par cette maladie. Ainsi, mieux documenter le vécu et la prise en charge du cancer de la prostate constitue autant un objectif qu’un défi qui doit être mis au service des premiers concernés.