Résumés
Résumé
Cadre de la recherche : Les loisirs, pratiques et préférences culturelles sont une façon de dire qui l’on est et de se situer dans le monde social, tant par sa classe que par son âge, son genre ou son lieu de résidence. Autrement dit : « si tu joues au foot, que tu aimes les jeux vidéo et que tu écoutes de la musique rap… alors tu es un garçon de milieux populaires ».
Objectifs : Le présent article cherche à interroger cette apparente évidence, se demandant comment les jeunes garçons de milieux populaires construisent leur genre à travers leurs loisirs et quel rôle jouent alors les sociabilités masculines familiales et amicales.
Méthodologie : Le matériau utilisé a été recueilli à l’occasion d’une enquête qualitative menée par observations et entretiens individuels auprès de 20 garçons et 11 filles scolarisés dans deux classes de CM2 (10-11 ans) d’une école d’un quartier populaire de Lyon.
Résultats : Les jeunes garçons évoluent dans un réseau de sociabilités et de loisirs très masculin, un entre-soi construit contre le féminin. Pour ce qui est des parents, leurs rôles genrés sont bien distincts, pères et mères n’interagissant pas de la même façon avec les garçons. Les sociabilités horizontales entres pairs (frères, amis, cousins) jouent aussi un grand rôle dans la formation des goûts et l’identification masculine. À l’échelle individuelle, le modèle de l’entre-soi masculin est moins unifié qu’il n’y paraît, et les façons d’être garçon s’avèrent à la fois variées et hiérarchisées. Des stratégies de distinction sociale prennent forme au sein de l’ordre de genre.
Conclusions : Ce travail questionne ainsi la pertinence du modèle de la distinction sociale, en montrant qu’en dépit du caractère commun et partagé des loisirs « de garçons », des variations fines des pratiques sont l’occasion d’une hiérarchisation intra-masculine.
Contribution : Il invite aussi à penser l’hétérogénéité des groupes sociaux par la description combinée de ce qui façonne le commun et de ce qui crée, en son sein, la différence.
Mots-clés :
- enfance,
- famille,
- genre,
- identité de genre,
- inégalités sociales,
- intersectionnalité,
- socialisation,
- loisirs
Abstract
Research Framework: Recreational activities and cultural preferences and practices are a way of affirming and situating oneself in the social world, as much by one’s class or age as by one’s gender or place of residence. To say it in other words: “if you play soccer, like video games and listen to rap music… then you are a working class boy”.
Objectives: This articles seeks to question this apparent obviousness, looking at how young working class boys construct their gender through recreational activities, and asking what role is thence played by socializing with masculine family members and friends.
Methodology: We use data collected during a qualitative study led though observation and individual interviews with 20 boys and 11 girls who attend two classes of CM2[1] (10-11 year olds) in a working class neighborhood in the city of Lyon, France.
Results: The recreation and sociability network inhabited by the young boys is very masculine, an “entre-soi” or socio-cultural homogeneity that is built against the feminine. As for the parents, their gender roles are well differentiated, and the fathers and mothers interact differently with the boys. Horizontal sociability among peers (brothers, friends, cousins) also plays an important part in taste-making and masculine identification. At the individual level, the ostensibly homogeneous “entre-soi” is less uniform than it seems, and the ways of being a boy turn out to be both varied and hierarchized. Social distinction strategies appear within the gendered order.
Conclusions: Hence, this work questions the applicability of the social distinction model, showing that despite the common and shared nature of “the boys’” recreational activities, fine variations of practice set the stage for tiering within the male group.
Contribution: It also invites the reader to consider the heterogeneity of social groups through the combined description of what shapes community and what, from within, creates difference.
Keywords:
- childhood,
- family,
- gender,
- gender identity,
- social inequality,
- intersectionnality,
- socialization,
- recreational activities
Corps de l’article
Introduction
Si les loisirs, pratiques et préférences culturelles sont des marqueurs de classe qui permettent de se reconnaître et de se distinguer (Bourdieu, 1979), ils sont aussi une façon de dire qui l’on est et de se situer dans le monde social (Mercklé, 2010), non seulement par sa classe, mais aussi par son âge, son genre ou encore son lieu de résidence. Autrement dit : « dis-moi ce que tu aimes faire, ce que tu écoutes et à quoi tu joues, et je te dirai qui tu es » (Octobre et al., 2010). Il est bien sûr abusivement simplificateur de réduire l’étude des préférences culturelles à ce schéma, mais on trouve des ensembles de pratiques pour lesquelles il semble pouvoir être appliqué sans la moindre hésitation : « si tu joues au foot, que tu aimes les jeux vidéo et que tu écoutes de la musique rap… alors tu es un garçon de milieux populaires ». Que nous dit cette apparente évidence sur les pratiques et les individus qu’elle associe ?
Nous souhaitons ici interroger ce profil culturel qui semble faire bloc, et proposer une analyse plus détaillée des pratiques et des goûts des jeunes garçons en milieux populaires, afin de montrer que ces pratiques et goûts sont autant une façon de montrer son appartenance au groupe que des moyens de se différencier et de se démarquer. C’est avant tout l’inscription par les loisirs dans une catégorie genrée qui nous intéressera : comment s’acquièrent les goûts masculins pour ces activités « de garçons », comment se traduisent-ils dans les pratiques, en quoi permettent-ils de se construire en tant que garçon et y a-t-il une place pour d’autres activités et d’autres modèles de masculinité ?
Afin de comprendre cette dimension genrée des loisirs, une entrée par les sociabilités masculines a été retenue. Ce sont tout particulièrement les contributions des pères, des frères et des amis du même sexe qui seront sollicitées pour comprendre l’implication des garçons dans leurs loisirs et leur émancipation ou adhésion vis-à-vis des pratiques considérées comme traditionnellement masculines.
Dans un premier temps, nous reviendrons sur l’inscription de ce travail dans le champ de la sociologie de la culture, afin d’en expliquer les ancrages théoriques et la spécificité, avant de décrire la méthodologie utilisée et le terrain d’enquête. La présentation des résultats abordera deux dimensions des pratiques culturelles masculines en milieux populaires : d’abord leur capacité à produire un entre-soi masculin cohérent, construit contre le féminin et prenant appui sur des rôles familiaux et des réseaux amicaux ordonnés ; ensuite la place qu’elles laissent à des « braconnages juvéniles » (Octobre, 2010a) à des façons diversifiées d’être garçon.
Enfance, genre et culture : au croisement de plusieurs objets d’étude sociologiques
La sociologie de la culture est un champ traversé par de multiples débats, notamment par un questionnement théorique fort du bien-fondé des concepts de légitimité et de distinction sociale pour analyser aujourd’hui les pratiques culturelles des Français (Aquatias, 2010 ; Lahire, 2003). Au sein de ce champ, les enquêtes sur les loisirs enfantins et juvéniles sont récentes, et ont apporté de nouvelles perspectives permettant d’éclairer les questionnements épistémologiques. Il s’agit ici de voir en quoi la rencontre récente entre sociologie de la culture, sociologie de l’enfance et sociologie du genre crée de nouvelles problématiques et nécessite la mobilisation d’outils théoriques et méthodologiques spécifiques; et comment le présent article se situe par rapport à ces questionnements.
La culture juvénile dans un champ scientifique en débats
Comme le souligne Christine Détrez, « [i]l peut paraître étrange de poser l’enfance comme un nouveau terrain de la sociologie de la culture. Et pourtant... » (2014 : 123). En effet, ce n’est qu’à partir des années 2000 que la prise en compte des loisirs des adolescents de 15 ans et plus a bousculé le débat autour de la légitimité culturelle. Le concept de légitimité culturelle et les théories de la distinction et de la domination, hérités de l’œuvre de Pierre Bourdieu (1979), ont marqué durablement la sociologie de la culture en lui donnant son cadre théorique principal : l’idée que les goûts culturels ne sont pas neutres, mais marquent les individus et les classent selon leur appartenance sociale. Ce modèle déterministe, qui associe aux individus des pratiques culturelles en fonction de leur place dans l’espace social, a été vigoureusement remis en question à plusieurs niveaux, et sa pertinence doit notamment être reconsidérée à partir des données empiriques nouvelles recueillies par les enquêtes affinées. À partir de 1994, Olivier Donnat propose ainsi une catégorisation des pratiques culturelles des Français reposant sur sept « univers culturels » dont beaucoup correspondent à la stratification sociale, mais l’un d’entre eux, l’univers juvénile ou adolescent, est entièrement fondé sur l’âge. Cette nouvelle catégorisation perturbe le modèle bourdieusien, puisque le critère d’âge serait assez fort pour dépasser le critère de classe et créer un groupe distinct dans la population (Donnat, 2003 : 16). Cette nouvelle perspective s’inscrit dans une « hybridation de la culture » (Mercklé, 2010 : 1) qui remet en cause l’ancien triptyque des cultures populaire/moyenne/favorisée, en adoptant l’approche dispositionnaliste et contextualiste, critique du modèle de la distinction : l’homogénéité des pratiques culturelles est rare, et il faut interroger les influences et les contextes multiples (famili·ales·aux, scolaires, amic·ales·aux…) qui occasionnent la diversité des pratiques (Lahire, 2004).
L’institutionnalisation progressive de la sociologie de l’enfance dans les années 2000 (Sirota, 2006) va permettre de doubler l’intérêt pour la culture adolescente d’une attention pour les goûts et pratiques des plus jeunes. L’enfance est pensée comme la source des habitudes culturelles (Tavan, 2003) et les travaux autour de la question se multiplient (Octobre, 2004 ; Octobre et al., 2010 ; de Singly, 2006), et développent de nouvelles méthodes d’investigation adaptées aux jeunes enquêtés (Danic et al., 2006 ; Vanhée, 2010). Revenant en 2010 sur le concept « d’univers juvénile et adolescent » et le confrontant à une enquête longitudinale de six ans menée auprès d’un panel de plus de 4000 enfants suivis de 11 à 17 ans (Octobre et al., 2010), Pierre Mercklé déconstruit l’unicité de l’univers juvénile et propose de distinguer cinq univers adolescents qui prennent en compte la variation et la diversité des pratiques, notamment en fonction du genre et de la classe sociale. Parmi ces univers, le premier, qui regroupe 27,4 % des jeunes enquêtés, correspond à la population que nous étudions ici puisque « c’est un espace populaire et presque exclusivement masculin, dont les loisirs sont structurés autour de la télévision, des jeux vidéo, de l’ordinateur et du sport » (Mercklé, 2010).
On voit bien avec la nouvelle catégorisation que les concepts de distinction et de frontières culturelles entre classes sociales n’ont pas dit leur dernier mot, malgré la possibilité de comprendre la variation des goûts selon d’autres facteurs explicatifs comme l’âge et surtout le genre.
Genre, classe, âge et pratiques culturelles : le choix d’une entrée par les garçons de milieux populaires
Comme l’âge, le genre est une variable qui fait une percée tardive dans l’histoire de la sociologie de la culture, mais suscite un engouement important et un foisonnement de publications à partir des années 2000 (Détrez, 2014 : 128). Ces travaux montrent notamment comment le genre, dès l’enfance, oriente les choix des activités de loisirs (Octobre, 2005 ; 2010a), et comment, même lorsqu’une pratique est mixte, des distinctions genrées se retrouvent dans les détails, par exemple au niveau des contenus et des supports des jeux (Lignon, 2013). C’est aussi l’importance d’une adéquation entre genre et loisirs que soulignent ces études : devenir une fille ou un garçon suppose à la fois d’apprendre à aimer et à pratiquer des activités qui correspondent à son genre et de se tenir à distance de celles de l’autre sexe ; c’est ce qui permet d’avoir « bon genre » et de se conformer aux normes (de Singly, 2006). L’interaction de la sociologie du genre et de la sociologie de la culture met cependant aussi en lumière les jeux avec les normes et les braconnages autour des activités genrées (Détrez et Vanhée, 2013 ; Octobre, 2004), en évoquant par exemple les « pratiques de l’ombre » des filles qui jouent à des jeux vidéos « de garçons », mais qui ont du mal à l’admettre devant leurs pairs (Fontar et al., 2015).
L’approche genrée n’a pas toujours abordé de la même façon garçons et filles, et les pratiques de ces dernières ont constitué le point d’entrée de la sociologie du genre « dans une perspective “compensatoire” [(Thébaud, 2002)] face à des savoirs disciplinaires qui, prétendant étudier des individus abstraits, se sont en pratique majoritairement focalisés sur les hommes et le masculin » (Bereni et al., 2012 : 8), à l’image des enquêtes fondatrices des cultural studies sur les cultures populaires, qui se sont uniquement concentrées sur les hommes (Skeggs, 1997). Ce déséquilibre explique qu’Anne-Marie Sohn, historienne majeure de l’histoire des femmes (1996) encourage désormais les chercheu·r·ses à relever le « nouveau défi » qui consiste à « traiter à égalité féminin et masculin » et à passer de « l’histoire des femmes à l’histoire de “tous les garçons et les filles” » (2002), ce qu’elle fait elle-même dans ses travaux récents (2009 ; 2015).
En sociologie, ce regard a permis la mise en lumière de la « fabrique des garçons » (Ayral, 2011a ; expression reprise dans Sohn, 2015), c’est-à-dire les processus d’apprentissage de la masculinité à l’école, par exemple via l’appareil punitif scolaire (Ayral, 2011b ; Ayral et Raibaud, 2014a), ou au travers des pratiques culturelles (Ayral et Raibaud, 2014b). Le travail sur les relations inter-masculines effectué par Raewyn Connell (1995) a aussi montré la hiérarchisation à l’œuvre entre différentes figures de masculinité, permettant ainsi de penser les masculinités, et non plus une masculinité monolithique. Les variations dans les pratiques masculines sont pourtant encore trop rarement interrogées, et restent parfois un point aveugle : les « pratiques de l’ombre » des garçons n’étant souvent pas éclairées au même titre que celles des filles ; c’est pourquoi une entrée du côté des garçons nous semble particulièrement pertinente, au même titre que l’entrée par les milieux populaires[2].
C’est la critique du modèle bourdieusien et du peu de place qu’il laissait aux pratiques culturelles autonomes et variées en milieux populaires (Grignon et Passeron, 1989) qui a amené à la prise en compte des contenus et des résistances propres aux cultures populaires (Hoggart, 1970 [1957] ; Schwartz, 1990), avec l’idée qu’elles sont « au départ des cultures des marges, généralement du bas, mais […] en aucun cas des cultures pauvres, de l’infra, des “sous-cultures” » (Glevarec et al., 2008 : 9). Cette description des cultures populaires pourrait aussi bien s’appliquer aux cultures juvéniles, elles aussi d’abord « petits objets » pour la sociologie. Pour ces deux champs de recherche, il convient de dépasser des postures polarisantes qui empêchent l’analyse des variations. De même qu’il faut éviter les écueils du misérabilisme et du populisme dans l’étude des classes populaires (Grignon et Passeron, 1989), la sociologie de l’enfance doit se garder de l’« enfantisme », qui homogénéise les pratiques individuelles (Neveu, 1999 : 183).
Ce qu’il faut retenir de ces mises en garde, c’est l’importance d’une analyse multi-dimensionnelle qui n’écarte ni la variable classe sociale, ni la variable genre, ni la variable âge, et qui prenne en compte la multiplicité des contextes et des influences. L’entrée choisie ici propose un « pas de côté » vis-à-vis des approches traditionnelles de ces problématiques (les milieux populaires, les enfants, les garçons). Elle vise à utiliser cette approche pluri-dimensionnelle pour permettre à l’enquête empirique de profiter des apports théoriques tout en continuant à les interroger. C’est aussi le souci de résistance à l’homogénéisation des pratiques et des goûts qui nous amène à faire interagir les notions de dispositions, de socialisations (Lahire, 1998) et de sociabilités plurielles.
Une approche par les dispositions, les socialisations et les sociabilités
L’approche dispositionnaliste en sociologie de la culture permet d’aborder les préférences et les pratiques culturelles dans leur diversité, en montrant que les dispositions peuvent s’élaborer et s’activer ou non en fonction des contextes et des espaces de socialisation (Lahire, 1998) : certains goûts s’acquièrent en famille (Court et Henri-Panabière, 2012 ; Octobre, 2010b ; Renard, 2010), d’autres auprès des pairs (Sherriff, 2007 ; Octobre, 2004) ou à l’école (Dutro, 2002), et l’on peut pratiquer le même loisir différemment avec ses parents, ses frères et sœurs et ses ami·es. La socialisation verticale entre pairs et les loisirs pratiqués avec les ami·es augmentent considérablement au cours de l’enfance (Octobre et al., 2010 ; 2011), et atteignent leur point culminant à l’adolescence, qui peut être vue comme un carcan conformiste, où règne la « tyrannie de la majorité » (Pasquier, 2005).
Comprendre l’agencement de ces influences plurielles et leur importance relative aux différents moments de la vie suppose une entrée par les sociabilités longtemps laissée de côté en sociologie de la culture (Pasquier, 2012) : avec qui parle-t-on de ses goûts ? Qui nous conseille ou nous oriente dans nos choix culturels ? Avec qui pratique-t-on telles ou telles activités ? Nous adopterons donc ici le programme décrit par Armelle Bergé et Fabien Granjon, qui consiste à « observer les dialectiques qui mettent en relation sociabilités et contenus différenciés […] tant au niveau de l’incitation que de la mise en œuvre des pratiques » (2007 : 6).
Dans la lignée des évolutions et des débats théoriques en sociologie de la culture, le présent article cherche à mettre à profit les approches évoquées avec deux objectifs. Il s’agit d’une part de décrire les loisirs des garçons de milieux populaires tant pour comprendre comment ils participent à l’élaboration d’une identité masculine commune que pour saisir dans leur hétérogénéité les variations intra-masculines qui peuvent exister ; et d’autre part de confronter ces résultats au débat sur le concept de distinction, en interrogeant la pertinence du modèle pour expliquer les pratiques contemporaines des enfants.
Méthodologie et terrain
L’enquête
Cet article s’appuie sur une enquête qualitative longitudinale menée dans le cadre d’un travail de thèse engagé en 2013 auprès de 52 enfants lyonnais, et qui suivra une cohorte d’enfants pendant 4 à 5 ans, du CM1 (9-10 ans) à la 5e (12-13 ans) Cette recherche, menée par entretiens et observations, s’intéresse plus particulièrement à la « culture scientifique » des enfants (pratiques et représentations de la science), et à sa place au sein de leurs autres pratiques culturelles. Cette dimension de l’enquête nous permet de proposer un éclairage précis sur les loisirs des garçons.
Nous exploitons ici les entretiens individuels semi-directifs effectués en 2015 auprès de vingt garçons de 10 à 12 ans vivant dans un quartier populaire du 8e arrondissement de Lyon. Ce quartier est classé en zone urbaine sensible et la plupart des enfants interrogés sont issus des fractions les plus défavorisées des milieux populaires. Au moment des entretiens, les enquêtés étaient scolarisés dans deux classes de CM2 de la même école ; ils sont depuis passés en 6e au collège de secteur. L’une des classes de CM2 a fait l’objet d’une observation hebdomadaire en classe pendant un an, et l’observation se poursuit au collège depuis trois mois. Des scènes de récréation et de sortie d’école et de collège ont également pu être observées pendant cette période. Les entretiens ont été réalisés au sein de l’école et durent de 45 minutes à 1h30. Ils portent sur les loisirs, le contexte familial, l’école et les relations amicales, l’observation dans et autour des établissements scolaires apportant un éclairage supplémentaire sur les rapports entre pairs. De façon ponctuelle, les entretiens avec les garçons pourront aussi être comparés avec le matériau secondaire que constituent les entretiens réalisés avec onze filles appartenant aux mêmes classes.
Partis pris méthodologiques
Ce travail s’inscrit dans la perspective de la sociologie de l’enfance qui consiste non seulement à prendre en compte le point de vue des enfants, mais aussi à en faire le point d’entrée de l’enquête (Sirota, 2006). On pourra s’inquiéter de la valeur à accorder aux déclarations des enfants sur leurs propres pratiques, puisqu’il est si facile d’oublier de mentionner certains loisirs ou certaines relations amicales, ou de mentir à leur sujet au cours de l’entretien. Il s’agit là d’une inquiétude récurrente en sociologie de la culture, comme en témoigne l’interrogation récente de Sylvie Octobre et Pierre Mercklé : « les enquêtés mentent-ils ? » (Mercklé et Octobre, 2015). Nous répondrons ici avec eux, et avec Gérard Mauger, qu’il convient de se départir de « l’illusion qu’existe une “vérité”, une “essence” des pratiques, des représentations, des opinions, des enquêtés qu’il faudrait pouvoir observer in situ (“entre eux” ou “dans leur for intérieur”) et à leur insu » (1991 : 129). Nous proposons ici de « “faire confiance” aux enquêtés et de prendre acte de ce qu’ils disent » (Mercklé et Octobre, 2015 : 582), afin de redonner aux incohérences éventuelles leur valeur sociologique, et d’y voir autant d’indicateurs supplémentaires de jugements et de préférences.
Les enfants et leurs familles
Entrer sur le terrain par le milieu scolaire et interroger des élèves d’une même école suppose de ne pas pré-sélectionner les enfants en fonction de leur situation familiale, et de ne pas pouvoir compter sur une homogénéité de la taille des fratries ou des combinaisons parentales. Autrement dit, cela revient pour quelques cas à interroger la place de pères et de frères qui sont absents. Cette approche permet pourtant de constater la diversité des configurations familiales et de prendre en compte les absences autant que les présences dans la constitution des goûts masculins.
La moitié de nos vingt enquêtés vivent à la fois avec leur père ou leur beau-père et au moins un frère ; les enfants uniques (deux) et les garçons n’ayant pas de frère (quatre) sont peu nombreux. Cinq enfants vivent avec leur mère seulement (voir Tableau 1 : Récapitulatif des caractéristiques des enquêtés).
Des pratiques masculines au sein d’un réseau masculin : les garçons dans l’entre-soi des hommes
Quelles sont les pratiques et les sociabilités communes aux garçons en milieux populaires ? C’est dans un premier temps aux éléments unificateurs du groupe des garçons que nous nous intéressons, en montrant en quoi ils élaborent un modèle de masculinité partagé, reposant sur le rejet du féminin et sur la sollicitation de réseaux familiaux et amicaux du même sexe.
Foot de rue, jeux vidéo et rap versus « trucs de filles » : « avoir bon genre » par ses goûts et ses dégoûts
Division genrée de l’univers enfantin
Dès les premières observations de terrain dans les écoles, c’est d’abord la division sexuée de l’univers enfantin qui saute aux yeux. La cour de récréation est traversée de frontières (Thorne, 1993) qui délimitent des zones réservées à des activités elles-mêmes assignées à un genre. Les garçons occupent le terrain de football central tandis que les filles sont réparties dans les coins de la cour et sur les côtés (Delalande, 2005). De même, en classe, lorsque les élèves sont libérés, à l’occasion d’activités, du placement assis imposé par l’enseignant·e, les groupes qui se forment spontanément sont non mixtes.
Pendant les entretiens individuels, le bloc de questions portant sur les loisirs était toujours introduit de la même façon : « Quand il n’y a pas école, quels sont tes jeux ou tes jouets préférés, auxquels tu joues le plus souvent ? » Les réponses permettent de voir une division sexuée dans la définition même de « jeux et jouets » : là où les filles citent un grand éventail de loisirs (loisirs créatifs, lecture, sport, télévision, etc.), les réponses des garçons se concentrent autour de deux activités : les jeux vidéo et le football, 18 réponses citant au moins l’un ou l’autre. Les questions approfondies qui suivent confirment cette polarisation des loisirs des garçons et permettent de les compléter par la mise en lumière d’autres pratiques.
Des loisirs masculins
Le football est l’activité mentionnée le plus souvent pendant les entretiens, confirmant l’importance de ce sport dans la sociabilité juvénile des quartiers populaires (Lepoutre, 1997 ; Octobre, 2004). Il se pratique quotidiennement à chaque récréation, sur les terrains du quartier, et en club pour plus de la moitié des garçons interrogés, ce qui n’est le cas d’aucun autre sport. Jouer au foot est aussi l’occasion d’une autre activité spécifiquement masculine : « sortir dehors » dans le quartier, avec les copains, les frères ou les cousins, pratique qui rend les garçons plus autonomes et mobiles en ville que les filles (Authier et al., 2014). Ce loisir est tellement évident pour les garçons interrogés qu’il leur semble parfois redondant de préciser que « sortir dehors », c’est « jouer au foot », comme pour Kais :
- Tu sors dans ton quartier, retrouver des copains ?
- Oui.
- Vous faites quoi en général ?
- Avec mes copains ? On joue.
- Vous jouez plutôt au foot… ou à…
- Oui, au foot.
- Ou vous faites d’autres trucs que le foot ?
- Au foot ! Et des fois des p’tits qualifs’.
- C’est quoi ?
- Bah qualifs’ c’est un gardien, y tire, y’a deux ou trois joueurs, et y jouent… après jusqu’aux qualifs’, jusqu’à la finale.
Le football « constitue […] en soi un marqueur identitaire » (Zotian, 2010 : 1 ; voir aussi Burgess et al., 2003) et il est pour les garçons « un support central d’apprentissage de la masculinité […] qui les distingu[e] des filles et les instaur[e] donc comme “garçons” » (Zotian, 2016 : 6), la mise à l’écart du féminin se faisant dans les clubs comme dans la rue. Ce sport a enfin un caractère englobant qui lui permet de dépasser le moment du jeu « physique » et de se décliner dans d’autres loisirs : à la télévision, où les garçons suivent les émissions sportives et les matchs de leurs équipes favorites (des bagarres éclatent régulièrement dans l’école à ce sujet), parfois à travers la lecture (la bande dessinée Foot de rue est le seul livre que disent aimer certains), mais surtout à travers les jeux vidéo.
L’intensité et la régularité de la pratique des jeux vidéo sont des témoins frappants des divergences dans les comportements culturels des filles et des garçons (Pasquier, 2005 : 96) : ces derniers jouent plus et sur des supports différents (Lignon, 2013 ; Octobre, 2010b). Pour un quart des garçons interrogés, c’est même une activité centrale qui éclipse toutes les autres. Ils mentionnent beaucoup leur matériel, les consoles, en insistant sur leur accumulation, leur nouveauté et leur prix : « Des consoles, j’en ai trois ! Nan j’en ai cinq ! […] j’ai la PS3, la PS4, la Xbox One, la PSVita, la Nintendo 2DS, les nouvelles là… » (Rachid). Le nombre de jeux possédés compte aussi beaucoup, surtout la collection de jeux de la même franchise : « j’ai Fifa14, Fifa13, Fifa11, ou Fifa9… » (Kamel), « j’ai GTA, BlackOps2, BlackOps3, World at War, Advanced Warfare, enfin j’ai presque tous les Call of Duty » (Gonzalo). Les jeux cités sont majoritairement des jeux de football, de combat, de tir et d’action-aventure, confirmant que les garçons « dans leurs choix ludiques, se montrent moins éclectiques et plus extrêmes que les filles et évoluent dans un champ des possibles plus restreint » (Lignon, 2013 : 22) ; cela se vérifie ici dans le passage obligé que semblent constituer certains jeux (Call of Duty, Fifa, GTA) auxquels tous les garçons ont déjà joué, et qu’ils possèdent pour la plupart.
L’existence de préférences culturelles communes partagées par une grande majorité de garçons se repère aussi pour la musique, pratique juvénile centrale (Pasquier, 2005) : le rap est la musique préférée de la grande majorité des garçons et seuls trois d’entre eux déclarent aimer plutôt la pop ou la musique électronique. Parmi les amateurs de rap, les goûts sont concentrés sur quelques artistes : Black M, Maître Gims, Sexion d’Assaut, Jul, Lacrim et Alonzo.
Un entre-soi construit contre le féminin
Au-delà du partage de pratiques et préférences, l’univers culturel des garçons se définit par la distance qu’il prend vis-à-vis du féminin, représenté par les filles du même groupe d’âge, camarades de classe et sœurs. Interrogés sur l’identité de leurs « meilleur·es ami·es » au sein de l’école, les garçons ne citent jamais spontanément de filles, et sont peu nombreux à déclarer avoir des « amies filles » quand on leur pose directement la question. Ils justifient l’absence de filles dans leurs réseaux amicaux par l’évidence de la répartition genrée des amitiés (Wilson : « j’suis pas une fille, donc euh… j’préfère plus passer des moments avec les garçons ! ») ou un jugement de valeur (Sofian : « les garçons c’est mieux ! »). En termes d’amitié, les filles peuvent même ne pas compter du tout et être exclues du champ des possibles relationnel : « y’a une année, dans mon ancienne école, j’ai pas trop aimé… y’avait personne ! […] y’avait deux-trois copains… qui étaient dans la classe, mais après c’était juste des filles ! » (Gonzalo). Trois garçons déclarent cependant être amis avec une ou deux filles de l’école, mais les rares amitiés féminines se nouent plutôt en dehors de l’espace scolaire, avec des copines du quartier ou des amies de longue date de la famille. À la maison, des espaces distincts pour filles et garçons sont dès que possible ménagés au sein du foyer : frères et sœurs ne partagent jamais leur chambre, même quand un déséquilibre genré de la fratrie pourrait le justifier. Ainsi, Aziz, seul garçon pour quatre filles, a une chambre pour lui tout seul alors que ses sœurs et sa mère partagent deux pièces. À l’inverse, Abdel avait jusque-là une chambre seul, mais ses deux frères vont le rejoindre après la naissance d’une sœur, qui aura alors sa chambre.
Le rejet du féminin passe aussi par le rejet des goûts « de filles », les couleurs rose et violet servent de repoussoir (Rachid : « j’aime pas parce que c’est des couleurs de filles ! », Luol : « j’trouve que c’est une couleur moche »), et l’univers ludique et culturel féminin est mis à distance. Certains garçons se disent obligés de regarder les émissions télévisées qu’apprécient leurs sœurs quand ils n’ont « rien d’autre à faire », mais précisent immédiatement qu’ils n’y prennent aucun plaisir. La série Violetta, qui rencontre un grand succès auprès des filles, réunit le plus de dégoûts masculins : « j’aime pas, c’est pour filles, c’est ennuyant » (Yacine), « quand c’est Violetta, alors moi j’change tout de suite de chaîne […] c’est bizarre, c’est n’importe quoi ! » (Gonzalo). Pour éviter d’être exposés à ces « trucs de filles », certains vont même jusqu’à sacrifier des moments de détente, comme Luol, chez qui ce sont les sœurs qui choisissent les programmes à la télévision :
- Elles regardent des trucs que moi j’aime pas.
- Du coup tu regardes pas avec elles ?
- Non.
- Tu fais quoi à la place ?
- J’vais dans ma chambre. Et j’fais rien.
- Tu fais rien ?
- Hum [il hausse les épaules, soupire].
- Tu t’ennuies pas ?
- Si.
Le fait qu’il n’y ait pas de « couleurs de garçons » rejetées par les filles, qui sont au contraire nombreuses à plébisciter le bleu, confirme l’idée qu’il est particulièrement difficile pour les garçons de milieux populaires de transgresser les goûts associés à leur sexe, d’une part parce c’est sur eux que « pèsent plus fortement les assignations de sexe » (Octobre, 2010b : 23), et d’autre part parce que « les milieux populaires attendent de manière assez ferme de leurs enfants une conformité aux modèles de rôles sexués » (Octobre, 2010b : 24) – ces rôles sexués se retrouvant également chez les parents, notamment dans la spécialisation des pères et des mères sur certaines activités.
Au niveau parental : des rôles familiaux genrés
« Parler de la famille comme agent de socialisation est […] une commodité de langage. En pratique, ce n’est pas la famille qui socialise l’enfant, mais des individus déterminés au sein de ce groupe » (Court et Henri-Panabière, 2012 : 1) ; c’est pourquoi nous nous intéressons ici au rôle des pères, mères, frères et sœurs dans la transmission et l’accompagnement des loisirs des garçons.
La situation socio-économique des familles joue un grand rôle dans les possibilités de partager des loisirs : si la moindre taille des logements favorise des pratiques communes (Hoggart, 1970 [1957]), les horaires de travail des pères, nombreux à travailler de nuit, sont une entrave aux activités père-fils. Les garçons reprochent à leur père de ne pas avoir assez de temps pour eux, mais aussi de ne pas avoir envie de jouer : « à chaque fois que j’demande à mon père, y m’dit “j’vais au garage” […] et quand j’le réveille pour jouer, il sort ! Incroyable ! J’ai l’impression qu’y veut pas jouer avec moi… il aime pas » (Kamel). Quand les pères trouvent du temps pour jouer avec leurs fils, ils privilégient les loisirs masculins – regarder la télévision ensemble (matchs de football, émissions sportives, séries policières), jouer aux jeux vidéo, sortir faire du sport (vélo et foot) – ainsi que les jeux de société. Ces moments partagés sont très appréciés des garçons : Gonzalo aime particulièrement les grands tours en vélo qu’il fait avec son père « juste tous les deux ». Le tandem père-fils est parfois l’occasion de transmettre des loisirs moins habituels : Wilson décrit avec grand plaisir la chorale religieuse hebdomadaire à laquelle il participe avec son père. Les pères sont cependant davantage présents dans l’accompagnement des loisirs qui relèvent du multimédia (Octobre, 2010b : 7) et sont, avec les autres adultes masculins de la famille ou du réseau amical paternel, responsables de l’achat et de l’entretien du matériel, comme chez Sami : « mon père il a acheté un ordinateur, parce que y’a son frère il lui a demandé d’en acheter un […] et j’ai deux ordinateurs, un mon père il va le réparer[…]y’a son copain y répare les ordis ». Les ordinateurs des foyers appartiennent d’ailleurs aux pères ou aux aîné·es de la fratrie, et chez Sofian, l’absence du père rend plus compliquée la réparation du matériel informatique cassé.
Les moments passés entre père et fils sont aussi l’occasion d’une socialisation à des activités masculines en lien avec le monde du travail et de la transmission de savoir-faire : bricoler et réparer des appareils électriques ou des voitures, faire des petits travaux, etc. Les fils accompagnent leur père, observent et apprennent :
Gonzalo, père ouvrier du bâtiment
– J’aime bien regarder mon père bricoler et après voilà, faire pareil que lui […] Y peint, y bricole des murs […] des fois j’vais avec lui […] j’regarde comment y font et après je sais faire.
Sami, père ouvrier du bâtiment, ancien garagiste
– Parfois j’aide mon père à réparer les vélos […] parfois y répare la voiture avec ses copains et tout et tout […] Je regarde comment y fait, parfois y m’dit, j’vais chercher la clé comme il l’a oubliée.
Mères et sœurs sont souvent exclues de ces moments masculins partagés, bien que par ailleurs les garçons jouent avec leur sœur, ou que toute la famille fasse des sorties communes :
Kamel
- Quand je joue avec mon père, ma p’tite sœur elle veut, c’est pour ça qu’mon père il vient pas…
- Tu penses que ton papa il a pas envie que ta p’tite sœur elle vienne ?
- Parce que elle gâche tout. À chaque fois qu’on joue, elle perd, elle énerve, elle commence à pleurer, elle commence à crier […] et quand des fois elle part à Vénissieux, là on joue ensemble
Même quand les sœurs sont présentes, elles sont exclues de la communauté de goûts masculins que représente par exemple le football : d’après leurs frères, elles regardent le match parce qu’elles sont là de toute façon, et non parce qu’elles aiment ça.
Du point de vue des loisirs de leur fils, les mères – et parfois les tantes, grand-mères ou grandes sœurs – ont quant à elles deux spécialités : la gestion des activités (inscription, trajets, etc.), et l’accompagnement à la bibliothèque, un espace fortement féminisé (Donnat, 2005 ; Roselli, 2011). Ce sont aussi elles qui inscrivent au club de foot, même si par la suite c’est avec le père que ce qui s’y passe est discuté : « au début, c’était mon frère y faisait du foot, et donc après ma mère elle a inscrit mon cousin[…] après elle m’a inscrit au foot et après j’ai pu jouer. Mais c’est plutôt avec mon père qu’on parle souvent de mon club » (Wilson).
La séparation des rôles familiaux en fonction du sexe des parents est flagrante chez Kamel, où elle occasionne parfois des conflits importants. Sa belle-mère était responsable de lui faire faire ses devoirs et de l’emmener à la bibliothèque, mais lorsqu’elle a voulu le punir en le privant de jeux vidéo, Kamel a fait intervenir son père en sa faveur :
Ma mère [Kamel désigne ainsi sa belle-mère] elle m’a confisqué ma Xbox ! J’étais énervé. J’ai pété un câble. Parce qu’en fait c’est ma Xbox, que mon père y m’la achetée, et ma belle-mère elle m’la confisque ? […] mon père y m’la mise dans ma chambre, et y m’a donné une p’tite télé, y m’a dit « si tu veux jouer, elle est dans ta chambre » […] ma mère elle a fait une grosse bêtise, alors il m’a acheté une Wii pour se faire excuser.
Depuis le conflit, plus personne n’aide Kamel pour les devoirs, et il ne va plus à la bibliothèque.
Au niveau des pairs : frères, amis, cousins
Des frères complices ou rivaux
Au sein des fratries, les activités privilégiées par les garçons sont celles qu’ils pratiquent avec leurs frères : en premier lieu jouer aux jeux vidéo, mais aussi regarder la télévision et sortir faire du sport dehors. Si la télévision se regarde aussi entre frères et sœurs, il est beaucoup plus rare que celles-ci jouent aux jeux vidéo avec leur frère, et elles ne sortent jamais avec eux dehors pour retrouver « les copains du quartier ». La présence d’un frère d’âge proche occasionne aussi d’autres pratiques communes : les échecs chez Yessine et Sofian, la lecture de mangas pour Amadou et Yessine. Les relations fraternelles sont en général apaisées, mais peuvent devenir la scène de conflits qui mettent en jeu la masculinité au travers de confrontations plus ou moins violentes : il arrive à Rachid d’être bousculé et poussé par son grand frère lors de conflits autour de la console, et Wilson se décrit comme le souffre-douleur du sien, qui l’empêche de se livrer à ses loisirs et le provoque :
y m’laisse pas parler avec mes amis, y m’laisse pas jouer avec mes amis y m’frappe souvent […] avant on jouait, mais maintenant… il a changé donc il aime plus jouer […] et des fois y veut qu’on s’batte, juste pour voir si j’ai peur ou pas, et moi j’ai pas envie parce que ça sert à rien […]
Son frère l’empêche de jouer à la console, ce qui oblige Wilson à se reporter sur la télévision et à suivre les émissions que regarde sa mère, qu’il n’aime pourtant pas « parce que c’est un peu ennuyant ». En l’empêchant de sortir voir ses amis, son frère prive Wilson d’un aspect fondamental de la vie des garçons : les réseaux amicaux ne sont en effet jamais aussi étendus que pendant l’enfance et l’adolescence (Pasquier, 2005 : 58), tout particulièrement dans les milieux populaires (Pasquier, 2005 : 108) où les relations extrascolaires dans le quartier et autour des lieux d’habitation sont fréquentes et intenses pour les garçons (Lepoutre, 1997).
Les amis et « la bande de copains »
Si l’existence de deux modes différents de pratiques amicales genrées est souvent relevée – « culture de la meilleure amie » chez les filles, importance du groupe chez les garçons (Pasquier, 2005 : 58) – les entretiens donnent à voir l’existence, pour les garçons aussi, de différentes façons d’être amis : il y a d’un côté les copains, la bande ; de l’autre côté des amis d’enfance ou des amis très proches avec qui l’on partage différemment des activités et des goûts. Ainsi, si presque tous les garçons ont une dizaine de copains de classe et de voisinage, les liens amicaux au sein de ces groupes restent faibles. Ce sont surtout les « sorties dehors » au cours desquelles les garçons manifestent leur maîtrise des espaces publics du quartier et la pratique du football qui la renforce (Zotian, 2010) ainsi que le partage de références communes (jeux vidéo, musique rap) qui soudent ces groupes : « mes amis, souvent j’vais les appeler quand y sont pas dehors, mais souvent y sont dehors […] après j’croise de nouveaux amis… on joue au foot » (Sofian). On ne se rend pas visite les uns chez les autres : les parties de jeux vidéo à plusieurs se font en ligne.
Parallèlement, c’est au sein de duos et de petits groupes de trois ou quatre que certains garçons développent et partagent d’autres loisirs. Yessine et Sofian sont par exemple des amis de la même classe qui partagent un goût pour la magie, le dessin et les mangas : ils forment un « duo » (Sofian) qui présente des tours à la classe, ils se retrouvent l’un chez l’autre pour créer eux-mêmes un manga sur le foot. Gonzalo a de son côté deux groupes de très bons amis : l’un avec ses cousins (« mon cousin, j’lui dit presque tout, quoi ! J’ai beaucoup confiance en lui ! ») et l’autre avec Mickaël (ils s’appellent entre eux les « frères Dogs »). Ces amitiés fortes peuvent se lier dans la classe ou en dehors, avec des cousins, des voisins (Sofian) ou des amis d’enfance : Éric a pour « meilleur ami » un enfant d’origine arménienne comme lui, rencontré dans un foyer cinq ans plus tôt. La particularité de ces relations fortes consiste en des pratiques spécifiques sortant du cadre habituel (magie, lecture, émissions scientifiques) et en l’intensité des liens : on s’appelle souvent au téléphone, on discute en ligne tous les jours, on se rend visite pour jouer, on se prête des jeux…
Il y a à la fois rivalité et complémentarité entre les relations fraternelles et les relations amicales : on a vu que le frère de Wilson entravait ses relations amicales, mais cela n’empêche pas ce dernier de sortir avec lui et ses amis pour jouer au foot. De la même façon, Yessine et son frère sortent ensemble, se séparent pour retrouver leurs copains respectifs, puis se retrouvent au gré des parties de football. Autrement dit : chacun ses copains, mais un partage des réseaux est possible à l’occasion.
Un premier regard porté sur ces garçons révèle beaucoup de pratiques communes et la cohérence d’un univers masculin familial et amical auquel il semble bien difficile d’échapper. En cela, les garçons interrogés correspondent bien au portrait des « garçons “anti-école” et “fans” de foot » que dressent Delphine Joannin et Christine Mennesson (2014) à l’occasion d’une enquête dans une école publique socialement mixte, et dont elles disent qu’ils constituent une forme de « masculinité hégémonique » valorisée (Connell, 1995). Ce sont en effet des garçons issus des milieux populaires, qui disqualifient les activités des filles et dont les familles laissent « une place importante à la socialisation médiatique et entre pairs » (Joannin et Mennesson, 2014 : 167). Cependant, à y regarder de plus près, la cohérence du bloc s’effrite, et il convient d’interroger les nuances : comment expliquer que quelques garçons, aussi rares soient-ils, déclarent ne pas aimer le rap, le sport ou les jeux vidéo trop violents ? Même si ces voix semblent d’abord marginales, elles méritent une analyse plus fine des possibilités d’écarts et de transgression vis-à-vis de ce modèle de masculinité partagé.
Les individus dans le groupe : les diverses façons d’être garçon
Les loisirs des garçons et leurs sociabilités élaborent bien un entre-soi masculin, avec ses codes et ses références, que tous reconnaissent et valorisent. Cependant, l’adhésion à ce modèle de masculinité est loin d’être évidente pour tous, pour plusieurs raisons : non seulement certains garçons rencontrent des obstacles très concrets à leur investissement dans les loisirs assignés à leur genre, mais une véritable hiérarchisation des façons d’être garçon se joue entre pairs, en fonction de critères bien précis.
Obstacles et entraves aux loisirs masculins
Que se passe-t-il lorsqu’il est impossible pour un garçon d’investir pleinement les espaces de loisirs qui comptent dans l’élaboration d’une identité masculine ? Les obstacles sont de différentes natures : structurels dans les familles où les pères sont absents, et quand les garçons n’ont pas de frères, cousins ou oncles (Joshua, Amir) ; économiques chez Luol ou Yacine, où la famille n’a pas les moyens d’acheter une console de jeu ou de payer pour un club de football ; physiques chez Gonzalo, Sami ou Nelson qui présentent tous un souci de santé (asthme ou scoliose) qui les empêche d’avoir une pratique sportive assez intense pour pouvoir se projeter dans une carrière de sportif professionnel.
Pour certains, les conséquences sont lourdes, car ces obstacles occasionnent une déconnexion partielle des réseaux masculins, laissant l’enfant très isolé si rien ne vient compenser l’activité ou les sociabilités masculines manquantes. Ainsi, les problèmes de dos de Nelson lui interdisent désormais de faire du taekwondo avec son père, qui est entraîneur ; cela le prive des moments père-fils qu’il appréciait, et l’oblige, comme Luol, à rester avec sa mère et ses sœurs, ce qui le contrarie beaucoup. À l’échelle de la classe, Nelson, Luol et Joshua forment d’ailleurs un groupe détaché : ils interagissent peu avec les autres garçons et se distinguent par leur indifférence vis-à-vis de la musique rap, un moindre investissement dans le football auquel ils jouent rarement à la récréation, préférant le basket, et une pratique intense des jeux vidéo pour Nelson et Joshua. Ils sont aussi particulièrement virulents dans leur rejet des filles, et disent de leur temps libre et de leurs goûts qu’ils s’ennuient, ne font rien (Luol), voire n’aiment rien (Joshua). Ces deux garçons sont les seuls enfants qui, alors qu’ils ne font pas de foot en club, disent quand même vouloir devenir footballeurs professionnels.
Le rôle des membres masculins de la famille compte ici beaucoup, puisque la présence d’obstacles à la pratique sportive, par exemple, a des conséquences bien différentes quand les pères, frères ou oncles prennent le temps de partager d’autres activités avec les garçons, et des stratégies de compensation deviennent possibles. L’exemple de Gonzalo le montre bien : parce qu’il est asthmatique, ses parents ne le laissent pas faire du foot en club comme il le voudrait. Il adopte donc une posture détachée du sport, qui se traduit dans ses goûts en matière de jeux vidéo :
- T’as pas des jeux de sport comme Fifa, et tout ?
- Si si.
- Mais tu préfères les jeux de combat, ou les jeux d’armes ?
- Bah oui ! […] C’est plus pour moi, parce que moi et le sport… voilà. J’aime bien faire du sport, mais j’préfère quand même les armes ! J’sais pas pourquoi… c’est comme ça
Cela ne l’empêche pas de partager des activités avec son père, comme le vélo et le bricolage, et avec ses cousins, ce qui lui permet d’investir pleinement d’autres loisirs : il joue beaucoup aux jeux vidéo et développe une « expertise » sur le sujet en regardant des vidéos en ligne. Plus tard, il voudrait devenir informaticien ou créateur de jeux vidéo, ou alors travailler dans la rénovation comme son père. La situation est similaire chez Sami, qui porte un corset pour son dos ; il peut faire du sport, mais pas se projeter dans une carrière de sportif professionnel, et il joue au foot à l’école, mais pas en club. Il pratique cependant de nombreuses activités avec son frère, ses cousins et son père, notamment le bricolage, et souhaite devenir « menuisier ou bricoleur ». Gonzalo et Sami partagent également un intérêt pour d’autres types de modèles de masculinité, illustrés par des humoristes (Flandrin, 2011) ou des hommes politiques.
Au sein des préférences et pratiques communes, les garçons composent donc avec les conditions concrètes de leurs loisirs, et peuvent souffrir de ce qui entrave leur adhésion à l’idéal-type du garçon fan de foot, de rap et de jeux vidéo, ou bien s’en accommoder, avec le soutien du réseau masculin familial. Les entretiens montrent également qu’il est possible d’en faire trop vis-à-vis de cet idéal-type, et que la surenchère dans la masculinité est toute aussi pénalisante que son défaut.
Le rejet d’une masculinité excessive
« Les refus, les rejets, les dégoûts sont toujours tout aussi – voire bien davantage –classants que les goûts » (Détrez, 2014 : 52), et si c’est plutôt l’indifférence ou la passivité culturelle des classes populaires qui a été observée (Coulangeon, 2011 : 128), les garçons interrogés expriment avec virulence des dégoûts actifs qui stigmatisent une version excessive de la masculinité.
Les pratiques culturelles autour du football, des jeux vidéo et de la musique rap sont ainsi traversées de lignes de partage qui délimitent ce qui est acceptable et ce qui va trop loin. C’est surtout le cas pour les jeux vidéo, où certains titres pourtant populaires font l’objet de discours divergents, car si tous les garçons rencontrés ont joué au moins une fois au jeu GTA, ils sont plusieurs à le juger trop violent (il est d’ailleurs déconseillé aux moins de 18 ans) :
Yessine, qui ne possède pas GTA
- J’ai un jeu qui est presque pareil, mais c’est pas pareil, ça s’appelle Sleeping Dogs. C’est dans la vie, c’est pareil, mais il est un peu moins violent.
- Parce que t’as joué à GTA chez des copains ?
- Oui, j’vois comment c’est.
- Et tu trouves que c’est trop violent ?
Ouais !
Il s’agit aussi de ne pas devenir « trop accro » aux jeux de guerre et aux jeux d’aventure, auxquels sont préférés les jeux de sports ou de courses de voitures :
Sofian
- J’aimais bien [Call of Duty], mais après ça… en fait tu deviens vite accro, et après ça m’intéresse même plus… j’sais pas, au début j’aimais bien, et après là ça m’a lassé.
- Du coup au final tu préfères tes jeux de foot comme Fifa ou PES ?
- Ouais.
La musique possède aussi ses repoussoirs : Sami, Abdel, Yessine, Amadou, Corentin et Kais déclarent aimer le rap, mais refusent d’écouter le chanteur Gradure, pourtant très populaire auprès des autres amateurs de rap, parce que « y’a des gros mots dedans ». Ce qui semble aux garçons trop violent, trop vulgaire ou pas de leur âge est mis à distance, comme le fait d’avoir un compte Facebook (il faut avoir 13 ans pour s’inscrire sur le site). Seuls Aziz, Wilson, Kemil, Amir, Sofian et Éric ont un compte, et cela a donné lieu à « beaucoup d’histoires » lorsque Sofian, Wilson et Kemil ont envoyé des messages insultants à une des filles de la classe, ce qui a beaucoup choqué les autres élèves. À cette occasion, Sami a supprimé son compte :
À la rentrée en septembre le maître y nous a dit « faut éviter Facebook » et tout et tout, après j’ai supprimé mon compte […] y’a trop de gros mots, et lundi dernier y’avait une histoire… y’avait Sofian y disait des gros mots à Darine… y’avait trois ou quatre garçons de la classe de monsieur A. […] Wilson, Kemil […] y ont dit plein de gros mots.
Certains garçons de l’école sont ainsi identifiés comme problématiques par tous les autres, qui déclarent leur inimitié envers eux et la justifient par les comportements jugés vulgaires ou grossiers de ces derniers :
Abdel
- Y’a des gens avec qui tu t’entends pas du tout, ou des gens avec qui tu t’es disputé ?
- Wilson […] parce que y dit n’importe quoi et il insulte […] par exemple, y pense, y dit des trucs, et y fait des jeux dégueulasses […] y joue à un jeu y s’appelle « olive », et le but du jeu… c’est… je sais plus c’est quoi [il hésite] j’crois que c’était d’se toucher les fesses… c’était ça leur jeu… d’se mettre des claques dans les fesses.
On reproche aussi à ces garçons leur manque de sérieux et leur propension à déranger la classe (Gonzalo : « j’aime pas vraiment Aziz, parce qu’y fait des bêtises », Sofian : « Ali, le zouave, celui qui fait tout le temps n’importe quoi »), et les enfants ainsi désignés ont eux-mêmes conscience d’être des « fauteurs de trouble », cela pouvant aller jusqu’à provoquer leur exclusion du club de foot, comme pour Wilson, au sujet duquel Sofian explique « y s’est fait virer par son comportement ! Mais pourtant il était fort hein ! ». À l’inverse de ces excès, les garçons prônent une masculinité apaisée, qui ne passe pas par la violence physique ou verbale : Sami souhaite devenir « un homme poli » et « aider les autres », Kais insiste sur le fait que sa famille est « tranquille » et n’aime pas être dérangée par les jeunes de l’immeuble qui « parlent des mots vulgaires », et Nelson exprime ce souhait : « que Wilson, Amir, Kemil et tous les autres… bah qu’y soient plus gentils, qu’y soient gentils comme par exemple Naïm… »
L’expression des amitiés et inimitiés et cette distinction entre « gentils » et « méchants » (Éric) est en réalité l’expression d’un classement social (Lignier et Pagis, 2014) qui fait réapparaître des dynamiques de distinction.
Masculinités et distinctions
Être et devenir un garçon en milieux populaires revient donc à trouver sa place, par ses pratiques de loisirs, sur un spectre de postures qui ne se valent pas, et ce positionnement découle de la situation sociale familiale. Chaque loisir est l’occasion de faire « l’expérience d’une certaine verticalité des rapports sociaux inter-masculins » (Zotian, 2010 : 8), et une hiérarchisation s’opère entre ceux qui réussissent sur tous les tableaux (sportif, amical, scolaire) et ceux qui pèchent par défaut ou excès d’adhésion aux pratiques et aux codes masculins.
Les garçons largement critiqués par leurs camarades sont en effet issus des familles les plus démunies économiquement et en termes de sociabilités, à l’ordre moral domestique souple (Lahire, 1995). Les parents ont des horaires contraignants et sont souvent absents, les mères sont peu diplômées, et ces garçons passent beaucoup de temps dehors avec leurs copains de classe et de quartier, sans pour autant développer de relations amicales fortes. Ils s’investissent beaucoup dans le football (tous jouent en club), les jeux vidéo et la musique rap, n’aiment pas l’école, et souhaitent devenir footballeurs professionnels. Certains goûts, pour les sports de combat et les « petites motos », leur sont spécifiques, ainsi qu’un attrait pour les loisirs des plus grands ; ils transgressent les limites d’âge pour Facebook et les jeux vidéo.
Ces transgressions sont rendues impossibles par l’ordre familial plus strict qui s’impose à d’autres garçons, dont les parents surveillent les pratiques et les fréquentations, parfois pour des motifs religieux, comme chez Yacine, Rachid, Corentin, Kais et Nelson :
Nelson
- J’aimerais bien avoir GTA5, BlackOps3 et Fifa15.
- Tu penses que tes parents seront d’accord pour t’offrir ces jeux-là s’ils peuvent ?
- Je sais pas… j’hésite pour GTA5, je sais pas, parce que c’est déconseillé aux moins de 18 ans […] c’est mes parents qui voudront pas.
- Tu vas leur demander quand même ?
- Non, j’vais pas leur demander, j’vais pas le prendre […]
- Pourquoi tu penses qu’y seraient bien, ces jeux ?
- GTA5 ? Parce que on gagne beaucoup d’argent, c’est un jeu plutôt bien, pour moi, mais pour les autres… pour mes parents, ce sera pas très très bien […] parce que dedans y’a des boîtes de nuit, et mes parents bah y sont chrétiens, et les boîtes de nuit… c’est pas très très bien.
Dans ces foyers, télévisions et consoles de jeux restent éteintes pendant la semaine, et les sorties des enfants sont conditionnées par la réussite des devoirs ou restreintes à un périmètre délimité. Parce qu’ils passent plus de temps en famille, ces garçons, quand rien ne fait obstacle à leur appartenance à l’entre-soi masculin des loisirs, partagent davantage d’activités avec leur père et leurs frères et se tiennent à distance des garçons « méchants » et perturbateurs dont ils redoutent la mauvaise influence. Cela se traduit notamment par un investissement plus faible dans le football, qu’ils pratiquent moins en club, et pas systématiquement à la récréation.
Ce sont finalement les enfants issus des fractions les moins défavorisées des classes populaires qui parviennent à cumuler les pratiques garantes du « bon genre » et les loisirs qui leur permettent « “d’avoir la classe” (sociale) » (Détrez, 2014 : 126). La configuration familiale joue un grand rôle lorsqu’un des parents au moins est employé et lorsque les mères sont diplômées (Ichou, 2013 ; Place et Vincent, 2009) : Amadou, Mickaël, Sofian et Yessine parviennent ainsi à être identifiés par les autres à la fois comme des sportifs compétents, des bons élèves et des bons amis. Également soumis à une surveillance parentale stricte, ils ne vivent pas cette dernière comme une limitation, mais s’approprient les jugements parentaux, tant culturels que scolaires. Bien intégrés dans les sociabilités enfantines de groupe, ils entretiennent entre eux des amitiés fortes au sein desquelles ils développent des goûts pour la lecture, le dessin ou les sciences ; autant de compétences transférables et valorisées dans l’univers scolaire. Ils représentent une masculinité cumulative dont les traits les rapprochent des jeunes du même âge des classes moyennes – les « garçons scolaires aux pratiques sportives diverses » (Joannin et Mennesson, 2014) – et ils investissent d’autres champs masculins valorisés, comme les sciences, puisqu’ils disent aimer les matières scientifiques à l’école et vouloir devenir ingénieur, médecin, pharmacien, chirurgien ou vétérinaire. Ils opèrent ainsi un équilibrage identitaire (« balancing act », Archer et al., 2012) qui leur permet d’élaborer un « moi » intelligible (Butler, 2005 [1990]) et valorisé.
C’est aussi une masculinité distinctive qui s’exprime chez ces garçons les moins défavorisés, puisqu’ils sont, bien davantage que les « fans de foot », les représentants d’une masculinité hégémonique et dominante (Connell, 1995). Alors que les autres enfants critiquent durement les footballeurs, ces garçons bons en sport, en classe et en amitié sont identifiés par leurs pairs comme les modèles à suivre. Cela leur permet de continuer à fréquenter les footballeurs sans craindre leur « mauvaise influence », et de faire des écarts de conduite vite pardonnés par les enseignant·es et par leurs camarades (Sami : « Yacine, parfois y fait des bêtises, mais y travaille bien en classe »), chez qui ils suscitent l’admiration.
Conclusion
Si la théorie de la distinction sociale ne doit pas faire ignorer les autres critères de distinction, notamment le genre et l’âge, l’identification de ce qui permet de faire groupe – ici de devenir garçon – doit être accompagnée du constat de la permanence des rapports sociaux verticaux et des hiérarchisations par les pratiques culturelles. Les différentes façons de se distinguer (classe, âge, genre) s’imbriquent constamment et l’importance relative de ces sphères varie dans le temps : certains travaux longitudinaux suggèrent qu’en grandissant, « le décalage des calendriers entre filles et garçons laisse peu à peu la place à des différenciations en termes de distinction sociale » (Mercklé, 2010 : 7). La complexité des processus d’identification de ces garçons interrogés en fin d’école primaire nous semble témoigner de ce glissement progressif, et la poursuite de l’enquête permettra d’explorer cette hypothèse.
La description combinée de ce qui façonne le commun et de ce qui crée, en son sein, la différence, nous semble fondamentale tant pour l’étude de l’enfance que pour celle des milieux populaires. Le paradoxe dont semble relever cette approche qui souligne à la fois l’unicité et l’hétérogénéité des groupes et acteurs sociaux se résout en acceptant l’idée que l’« objet est à la fois un et multiple, hétérogène mais continu » (Schwartz, 2011), et qu’il forme un continuum dans lequel trouvent place les individus.
Cette étude de cas révèle tout particulièrement le rôle majeur joué par les sociabilités familiales dans les processus d’identification genrée pendant l’enfance. L’interaction entre les parents, les germains et les amis à l’occasion des loisirs mérite un niveau d’analyse toujours plus fin : la question des recompositions familiales et du statut particulier des beaux-parents serait notamment tout à fait pertinente à interroger pour poursuivre ce travail.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Translator’s note : Canada and USA 5th. Grade.
-
[2]
Ce type d’approche, déjà développé depuis les années 1990 par des recherches anglo-saxonnes surtout portées sur les milieux sportifs et scolaires (Messner, 1990 ; Skelton, 1997 ; Warren, 1997 ; Renold, 2004) est en plein essor en France, comme en témoigne le récent numéro de Terrains & Travaux consacré aux socialisations masculines (Bertrand et al., 2015).
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