Résumés
Résumé
Cadre de la recherche : Au XXe siècle, une inflexion majeure s’est produite quant aux représentations sociales associées à la corporéité. La mise en scène de son corps est aujourd’hui pensée dans notre société comme devant être unique et révélatrice d’une prise en main identitaire. Alors qu’ils furent longtemps tenus à distance du monde du « paraître », les hommes sont désormais – tout comme les femmes – marqués dans leur quotidien par l’impératif esthétique. Au cœur de l’intimité conjugale, cette nouvelle donne trouve d’ailleurs une résonnance particulière.
Objectifs : Tel est le sujet de cet article : démontrer combien l’apparence constitue de nos jours un enjeu conjugal décisif, les choix esthétiques de chacun des partenaires étant toujours soumis au regard de l’autre.
Méthodologie : Suite à une enquête qualitative menée en France sur l’expérience esthétique des individus (32 femmes, 28 hommes), nous avons, à ce sujet, identifié une asymétrie genrée fondamentale dans la sphère privée.
Résultats : Au jeu des apparences, dans l’espace conjugal, l’imaginaire social amoureux valorisant le bien-être de chacun se heurte à une souveraineté féminine. Une dépendance esthétique des hommes aux femmes s’observe. Face à celle-ci, les tactiques masculines sont alors radicalement opposées d’une classe sociale à l’autre. Si les hommes des classes aisées parviennent à rétablir un équilibre en instaurant une réciprocité subtile, les hommes issus de milieux populaires s’avèrent quant à eux totalement démunis, ne pouvant opposer à cette emprise féminine que des tactiques de résistances minimes.
Conclusions : Croisant des analyses sur la sociologie du couple à une sociologie des pratiques esthétiques, cet article révèle combien la conjugalité se trouve être le lieu de rapports de pouvoir indéniables, doublement marqués, par le genre mais aussi par le niveau social.
Contribution : Cet article permet d’observer à quel point le couple constitue une modalité centrale de l’expérience esthétique des hommes, ce qui est loin d’être autant le cas du côté des femmes.
Mots-clés :
- couple,
- masculinité,
- corporéité,
- genre,
- classe sociale,
- intimité
Abstract
Research Framework: In the twentieth century, there was a major inflexion regarding social representations of the body. Currently, the way individuals stage their own bodies is seen in our society as something that has to be unique, reflecting one’s identity construction. While men have kept away from the world of appearance for a long time, they are now – like women – marked in their everyday life by the aesthetic imperative. Within conjugal intimacy, this new order has a particular resonance.
Objectives: The subject of our article is to demonstrate how the work of appearance represents a decisive conjugal issue, where the aesthetic choices of each member of a couple are constantly submitted to the other’s eyes.
Methodology: Following a qualitative survey about the aesthetic experience of individuals conducted in France among 32 women and 28 men, we identified a crucial gendered asymmetry in the private sphere.
Results: In the conjugal game of appearances, the social imaginary promoting the well-being of everyone collides with feminine sovereignty. Men's aesthetic dependency on women appears evident. Faced with this women’s influence, male tactics are radically different from one social group to another. At the top of the social ladder, men of the upper classes manage to restore balance by creating a subtle reciprocity. On the opposite end of the spectrum, men of more modest social classes are bereft of this option and can only offer minimal resistance to this control by women.
Conclusions: Using a cross-referenced analysis of the sociology of couples and a sociology of aesthetic practices, this article highlights how conjugality happens to be the place of undeniably imbalanced power, doubly marked, both by gender and social status.
Contribution: Moreover, this article emphasizes how conjugality constitutes a key modality of men’s aesthetic experience, which is far from being the case for women.
Keywords:
- couple,
- masculinities,
- body,
- gender,
- social class,
- intimacy
Corps de l’article
Introduction
Héritées de la pensée des philosophes de l’époque antique, deux images opposées de la corporéité masculine ont eu cours pendant des siècles dans nos sociétés. Pour l’une, le corps des hommes est un des socles comptant parmi les plus importants de la domination masculine, de la hiérarchie « essentialisée » entre les sexes. Les hommes seraient, entre autres, plus musclés, plus grands, plus robustes que les femmes, ce qui justifierait une division genrée des rôles. Pour l’autre, le corps masculin est inexistant ; la virilité étant une affaire de contrôle de soi tenant à distance les pulsions charnelles (Detrez, 2002 ; Martuccelli, 2002 ; Courtine et al., 2011a).
Or, depuis le XIXe siècle, la place accordée à la corporéité a connu une mutation sans précédent dans notre société. Sous l’impulsion « des mouvements individualistes et égalitaristes de protestation contre le poids des hiérarchies culturelles, politiques et sociales héritées du passé » (Courtine et al., 2011b : 8), le corps s’est vu attribuer le statut d’étendard de l’identité personnelle (Giddens, 2004) jouant un rôle sociétal grandissant. Porteur du « sentiment de soi » (Bromberger et al., 2005), le corps engagerait les acteurs dans une réflexivité certaine quant au choix de sa mise en scène. Les hommes, longtemps tenus à distance du monde du « paraître » seraient aujourd’hui – tout comme les femmes – marqués dans leur quotidien par les enjeux de la corporéité. L’importance des pratiques corporelles comme sujet des recherches sur les masculinités n’est d’ailleurs plus à démontrer. Selon C. Forth, cette transformation des représentations de la corporéité constitue d’ailleurs un des points cruciaux relatifs à l’expérience hétérogène que les hommes font aujourd’hui de leur identité de genre (Forth, 2008).
Pour comprendre cette réinvention des masculinités (Connell et al., 2014) au prisme du corps, le regard des chercheurs s’est souvent posé sur la corporéité des hommes à l’œuvre dans l’espace public : par l’entre-soi de genre (Duret, 1999) ou la sphère du travail (Molinier, 2000), à travers les thématiques de la guerre (Audoin-Rouzeau, 2011) ou celles de la politique (Huret, 2009). Le plus souvent, ce sont les corps sportifs, productifs, combattants qui ont été au cœur de ces approches. Pour notre part, nous nous proposons d’interroger cette mutation du rapport au corps des hommes dans une tout autre perspective : celle de l’esthétique, de l’apparence des hommes, mais aussi dans un tout autre cadre : celui de l’intimité conjugale. Mais nous reviendrons sur ce deuxième angle plus tard. En effet, avant d’aller plus loin, il convient de préciser que cet article – centré sur les pratiques esthétiques des hommes et des femmes au prisme du couple – ne représente qu’un versant d’un travail bien plus large dont il est indispensable à ce stade de préciser le cadre théorique afin de contextualiser notre propos. Entre 2013 et 2014, 60 entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès d’individus afin d’appréhender ce que nous avons appelé leur expérienceesthétique et ses différentes modalités (coûts, bénéfices, vécus, stratégies) dans le rapport à soi et à autrui. À travers cette enquête, deux hypothèses de recherche ont été explorées. La première visée de notre démarche a été d’appréhender l’inflexion quant aux pratiques esthétiques qui s’est produite depuis maintenant plus d’une cinquantaine d’années (Vigarello, 2004 ; Ory, 2011), inflexion dénommée par l’historien J.-J. Courtine « les mutations du regard ». Pour ce faire, nous avons inscrit notre étude dans le cadre d’une sociologie de l’individu (Martuccelli et Singly, 2012), en nous intéressant plus particulièrement au vécu et au travail esthétique des acteurs (et à la réflexivité inhérente à ceux-ci). Nous faisons l’hypothèse que ces dimensions constituent une composante centrale de leur construction identitaire. Dans une société où l’individualisation forte des acteurs est une clé interprétative du monde social, nous postulons que le rapport que tout un chacun développe à son corps, à son apparence, implique des questions centrales pour l’individu contemporain, encore sous-estimées par le travail sociologique.
Une deuxième hypothèse est venue compléter notre approche. Celle-ci s’appuie sur l’outil analytique du genre, véritable catalyseur de l’injonction à l’autonomie et à la réflexivité esthétique à l’œuvre depuis la seconde moitié du XXe siècle. Expliquons-nous. Désormais, s’il n’est plus à prouver que l’apparence fait partie des manières de « faire le genre » (Butler, 2006 ; Bard, 2010 ; Court et Mennesson, 2015), on sait également (et surtout) que le corps esthétisé est devenu « le lieu d’une affirmation individuelle de soi socialement obligatoire » (Bozon et Héran, 2006 : 99). En outre, si l’on considère le travail esthétique des acteurs comme un travail d’exploration identitaire, on peut aisément envisager que l’étude des pratiques esthétiques constitue un instrument de recherche particulièrement pertinent pour comprendre la manière dont les individus choisissent de mettre en scène la composante genrée de leur identité. De nos jours, « la socialisation genrée n’est pas (ou plus) l’imposition d’habitus de genre qui façonneraient la subjectivité de tous » (Macé, 2010 : 503) ; si elle « marque » dans un sens les apparences, elle ne peut faire l’impasse sur la capacité d’agir de chacun (notamment par l’appropriation esthétique de soi). Cette seconde hypothèse repose donc sur l’idée que l’apparence est une théâtralisation de la composante genrée de l’identité et par conséquent, une modalité de réinvention (entre résistances et transformations) des manières de « faire le genre ».
Les enjeux globaux de l’enquête dans lesquels s’inscrit cet article étant clarifiés, intéressons-nous au cœur de notre sujet : le travail de l’apparence au prisme de la conjugalité. Au regard d’une première étude sur les pratiques esthétiques des hommes menée en 2011[1] – et dans l’optique d’une posture inductive –, la conjugalité est venue s’ajouter comme une composante impossible à négliger ; les individus rencontrés n’ayant de cesse d’évoquer le regard des femmes et plus particulièrement de leurs conjointes ou ex-conjointes pour raconter leurs vécus esthétiques. D’autre part, contrairement aux études qui choisissent d’analyser uniquement les expériences esthétiques des femmes ou, à l’inverse, uniquement celles des hommes, il nous a semblé indispensable d’interroger les unes comme les autres. Ceci était essentiel pour avoir un regard comparatif et comprendre quelles étaient aujourd’hui les expériences partagées des hommes et des femmes, mais aussi leurs points de dissension. En outre, les transformations de la féminité et de la masculinité fonctionnant souvent en miroir, nous souhaitions accorder une place clé aux regards des femmes sur les hommes et, réciproquement, aux regards des hommes sur les femmes. Pour mettre en œuvre cet exercice analytique, l’étude du couple nous a semblé particulièrement légitime ; la socialisation conjugale détenant une place clé dans la reconnaissance de la composante genrée de son identité (Singly, 2001)[2]. Lors de notre terrain, nous avons ainsi pu identifier à travers les dires des enquêté.e.s combien le corps était devenu « un instrument majeur de la flexibilité et de la régulation identitaire » (Bromberger et al., 2005 : 7-9 ; Le Breton, 2010), et combien se mettre en scène par son apparence s’avérait désormais incontournable quels que soient les domaines de la vie sociale ; le couple n’y échappant pas. Au contraire, le travail des apparences est ressorti, au fil de nos entretiens, comme une prérogative conjugale décisive, éclairant à la fois sur la réflexivité corporelle des hommes et sur le regard féminin à l’égard de l’esthétique masculine, mais également sur l’évolution des rapports de pouvoir genrés au cœur de la conjugalité. Dans cet article, en écho aux hypothèses générales évoquées en introduction, nous tenterons d’apporter des éléments de réponse à plusieurs questions : quelles sont les incidences de la vie conjugale sur le rapport au corps, sur la réflexivité esthétique des individus ? Comment hommes et femmes font-ils leurs choix sous le regard de leur partenaire ? Enfin, dans quelle mesure la dialectique entre rapport à soi et rapport à autrui au sein des couples constitue-t-elle un pilier de l’appropriation esthétique d’un soi genré ? Pour ce faire, nous nous intéresserons, dans un premier temps, aux enjeux qu’implique l’apparence au sein des couples, à la fois marqueur de singularité et partie prenante d’un « nous conjugal » (Smadja, 2011). Dans un second temps, nous aborderons de manière approfondie les stratégies individuelles de réponse, c’est-à-dire la manière dont les individus mettent concrètement en scène leur propre apparence et interagissent avec leur conjoint.e sur leurs choix esthétiques respectifs. Ces stratégies se caractérisent notamment par un contrôle assidu féminin et des tactiques de résistances masculines.
Interlude méthodologique
Cet article prenant appui sur les résultats d’une enquête, nous souhaitons ajouter ici quelques précisions d’ordre méthodologique. L’étude a été réalisée sous la forme d’entretiens semi-directifs auprès de 32 femmes et 28 hommes, âgés de 21 à 52 ans, se déclarant en couple et habitant en France[3] : Paris (7), Ile-de-France (28), province (25)[4]. Alors que nous avions anticipé qu’il serait peut-être compliqué de mobiliser des personnes pour évoquer leur rapport à leur apparence, le sujet paraissant à la fois « intime » et potentiellement taxé de superficialité, il a été relativement aisé de rencontrer des individus pour discuter de leur parcours esthétique[5]. Les enquêté.e.s ont été recruté.e.s par le bouche-à-oreille (réseau de connaissances interpersonnelles) et nous n’avons rencontré dans chacun des cas qu’un seul membre du couple[6]. Ce corpus a été construit progressivement et, à chaque rencontre, nous avons essayé de faire varier au mieux les caractéristiques sociologiques des individus, notamment en termes de niveau social et culturel. Effectivement, depuis la fin du XXe siècle, les écrits se multiplient sur l’entrecroisement des pratiques esthétiques au regard des milieux sociaux (Coulangeon, 2004). Nous avons ainsi distingué trois grandes catégories sociales. Tout au long de cet article, nous qualifierons de CS-A les individus de classes aisées disposant d’un diplôme égal ou supérieur à un Bac +4 et d’un niveau de revenu net mensuel supérieur à 2000 euros (9 femmes et 11 hommes). Les enquêté.e.s CS-M (classes moyennes) possèdent quant à eux un diplôme égal ou supérieur au Bac +2 et inférieur au Bac +5 et reçoivent un salaire mensuel net situé entre 1200 et 2000 euros (10 femmes et 8 hommes). Enfin, les personnes que nous nommerons CS-P (classes populaires) sont sans diplôme ou possèdent un diplôme inférieur ou égal à un Bac +2 et perçoivent un revenu net mensuel inférieur ou égal à 1200 euros (9 hommes et 13 femmes)[7].
Un « corps à soi » sous le regard de l’autrui significatif
La mise en couple s’avère une parfaite illustration de l’importance du travail des apparences dans notre société : il est essentiel de prendre soin de soi pour plaire à autrui et avoir ainsi la possibilité de construire une histoire conjugale. « Je suis en couple donc je plais. » Cette idée est une des premières qui se dégage des propos des hommes et des femmes lorsque l’on aborde avec eux la thématique de l’apparence corporelle au prisme de la conjugalité. Une preuve de leur capacité individuelle à séduire, voici la première corrélation, indiscutable, que la plupart des individus soulignent entre leur couple et leur corporéité. Cette notion est évidente pour des sociologues habitués aux discours contemporains d’injonction à la réussite, dans une société caractérisée par une compétition dans tous les domaines de la vie sociale, et particulièrement dans l’univers amoureux (Kaufmann, 2014). Mais elle révèle également combien le corps affecte les individus et conditionne leurs comportements et représentations, ici dans le cadre de la quête amoureuse. Pour certains, cette affirmation – « je suis en couple donc je plais » – est teintée d’une fierté non dissimulée, la réussite conjugale pouvant, selon eux, s’estimer en fonction de la beauté de leur partenaire. Pour d’autres, elle tient plus d’un soulagement du type « j’ai quand même réussi à trouver quelqu’un ». À travers cette deuxième attitude, plus que l’aspect concurrentiel de la mise en couple, c’est la validation de soi par l’autrui significatif (Singly, 2010), par le biais de l’apparence, qui attire notre attention.
Si tu plais aux gens que tu rencontres, des filles ou des garçons qui te font des p’tits clins d’œil, des trucs comme ça, c’est qu’il n’y a pas tout à jeter. Donc, moi je me suis regardé à cette époque-là différemment [...] Je me suis dit, t’es pas un pou. (Steven, 31, CS-P)
Séduction et fierté (de soi vers autrui), réassurance et validation (d’autrui vers soi), ces deux versants conjugaux résument en partie les bénéfices individuels engendrés par le regard du partenaire sur soi. Cependant, loin d’être un espace de quiétude esthétique, où chacun s’estime suffisamment « reconnu » par autrui (Duret, 2007), le couple est également le lieu de rapports de pouvoir indéniables. Si l’importance de l’apparence aux débuts de la vie de couple fait l’objet d’un consensus largement répandu comme en témoigne l’utilisation récurrente du « coup de foudre au premier regard » dans les récits des rencontres, les routines esthétiques qui s’en suivent dans le cadre du quotidien conjugal sont plus souvent passées sous silence. Comment la corporéité de l’un et de l’autre des partenaires est-elle abordée au fil des « conversations ordinaires » (Kaufmann, 2014 : 149) ? Est-elle tout simplement abordée ? Puisque « [l]e temps pèse sur le lien conjugal » (Duret, 2007 : 26), que se passe-t-il lorsque l’apparence d’un des deux partenaires change et n’est plus en adéquation avec les fondements de la relation ?
Pour répondre à ces interrogations, il est crucial d’observer combien le couple contemporain a subi de lourdes mutations quant à son fonctionnement. Sous l’impulsion féminine et féministe, une métamorphose des relations conjugales s’est opérée, la négociation s’infiltrant dans quasiment toutes les thématiques autrefois régies par une division genrée du travail : de la répartition des tâches conjugales à la gestion des carrières, jusqu’à la décision d’avoir un enfant, les compromis sont devenus le socle d’une nouvelle logique conjugale. Néanmoins, s’il est un sujet quelque peu exempté de ce type de conciliation dans le couple, c’est bien celui de l’apparence. Dans le cadre de notre enquête, nous avons été frappée par les tensions et malentendus[8] occasionnés par une thématique qui pourrait au premier abord apparaître frivole. Bien au contraire, l’apparence se trouve corrélée à de nombreuses injonctions qui dans le cadre de la conjugalité se font souvent contradictoires. Parmi elles, l’injonction à être « bien dans sa peau », si elle entre en résonnance avec la représentation du couple comme un espace de réassurance identitaire, se trouve aussi confrontée à la nécessité de construire son apparence en fonction (aussi) du regard (et des goûts) de son partenaire. Ce qui ne s’avère pas toujours aisé. En effet, il s’agit alors pour chacun, d’être en adéquation avec soi-même, mais aussi avec les attentes de l’autrui significatif[9].
Corporéité et bien-être individuel au cœur du couple
Au fil de nos entretiens, un argument fort est venu jalonner le discours des enquêté.e.s : la priorité au bien-être d’autrui. Dès que les individus signalent leur désir de conseiller leur conjoint.e, ils usent de cette justification qui rend infaillible la légitimité de leur action : celui qui veut influencer l’esthétique de son conjoint ne peut être accusé d’égoïsme puisque son raisonnement s’appuie justement sur l’altruisme. L’individu prime et le couple ne serait après tout qu’une entité dont l’ambition est l’épanouissement individuel, affirment les enquêté.e.s. Comme le souligne Giddens, la quête d’authenticité sur la base d’interactions égalitaires et démocratiques dans la relation conjugale permettrait d’échapper à l’individualisme au sens d’égoïsme (Giddens, 2004). « Ce n’est pas pour moi, c’est pour toi », tel est le sens donné par les individus aux conseils esthétiques qu’ils adressent à leur partenaire.
J’avais le sentiment, dans notre échange, que c’était plus pour moi, que ce n’était pas pour elle, je ne dis pas qu’elle s’en foutait, pas du tout, mais plus pour moi, pour que je me sente bien dans ma peau, de faire attention, parce que ça peut aussi amener des difficultés de santé d’avoir pris trop de poids. (Aurélien, 28, CS-P)
« La conjugalité s’est trouvée projetée au rang de révélateur d’identité » (Martuccelli, 1995 : 164), et de fait, si le couple favorise le sentiment d’authenticité, soit le sentiment d’être un individu unique, le corps est un vecteur privilégié de cette quête de reconnaissance de soi par autrui. À travers le regard de l’autre, les interviewés expliquent, par exemple, comment ils ont été amenés à « s’aimer », ou tout du moins à « se détester » moins, comment la discussion avec l’autrui significatif a été salvatrice dans le cadre de leur appropriation corporelle, taisant les doutes.
Quand j’étais plus jeune, j’étais peut-être moins à l’aise avec mon propre physique, ma propre apparence [...]. Aujourd’hui, je constate que l’épanouissement dans la vie privée fait que me regarder dans la glace, c’est beaucoup plus agréable qu’il y a 25 ou 30 ans. (Jean-Pierre, 52, CS-M)
Instrument de réassurance, le couple autorise même des « parenthèses esthétiques ». Rares, voire quasiment inexistants dans d’autres sphères sociales, ces « laisser-aller » se manifestent dans certains moments d’intimité conjugale ou familiale.
Je ne change jamais de style, le seul truc c’est ce que j’appelle la « tenue molle » à la maison […] ce n’est pas du tout sexy. […] ça vient quand on peut se le permettre dans le couple. On a confiance. (Dominique, 43, CS-A)
Cependant, ce laxisme se doit d’être temporaire – c’est à cette condition qu’il prouve, aux yeux de bien des personnes interrogées, la singularité de la relation amoureuse. Cette autorisation à « s’abandonner » s’avère clé pour rassurer l’être aimé, le « narciser » comme nous l’expliquera une de nos enquêté.e.s. L’espace conjugal et le regard bienveillant du partenaire sur soi constituent des réponses rassurantes à des incertitudes identitaires. C’est pourquoi les enquêté.e.s ont à cœur de préciser combien les commentaires respectifs sur l’apparence de chacun se doivent, en règle générale, d’être succincts et maîtrisés. On ne peut pas dire tout et n’importe quoi à son conjoint, et l’on attend de sa part une réciprocité à cet égard. Les individus ont besoin de protéger leur estime de soi.
Ouais on en parle, mais j’ai l’impression que c’est mutuellement autocentré en fait. C’est-à-dire que, pour moi comme pour elle. [...] L’importance qu’on accorde à notre apparence va être plus liée à se sentir bien, être bien dans sa peau, gagner en confiance en soi. (Max, 32, CS-M)
Réciprocité et équilibre de l’esthétique conjugale
Si l’impératif du bien-être individuel irrigue la vision du travail des apparences au sein du couple, dans les propos des interviewés, un autre enjeu conjugal contemporain tout aussi prégnant vient s’ajouter à cette première logique. Il s’agit de l’idée d’un investissement réciproque des partenaires. C’est pourquoi les champs lexicaux de la « fierté » et du « respect » sont eux aussi largement plébiscités par les enquêté.e.s lorsqu’ils décrivent la place de l’apparence dans leur couple. Or, rendre fier son conjoint, ne pas le décevoir, n’est pas toujours compatible avec le bien-être individuel. Si « on demande à l’amour d’être un révélateur de soi-même et de l’autre » (Singly et al., 2003 : 47), cette quête identitaire n’est pas sans condition et chacun doit s’acquitter de ses responsabilités, de ses devoirs conjugaux (Commaille et Martin, 1998 : 57-61). Dans le cadre du soin de l’apparence, il est alors indispensable de « respecter » autrui comme le soulignent hommes et femmes ; autrement dit, de se donner à voir sous son meilleur jour. « La révélation de soi s’appuie à la fois sur le fait d’être reconnu par l’autre, et de le reconnaître, non pas seulement sur le plan de l’interaction, mais aussi sur celui de l’engagement, […] du sentiment d’obligation » (ibid. : 57-61) et la beauté n’y échappe pas.
Je ne peux même pas justifier, je trouve ça logique, d’apporter la meilleure image de toi à tes enfants, à ta femme, à tes amis, etc. Je ne saurais pas t’expliquer. (Stéphane, 38, CS-A)
Au cœur de la conjugalité, le travail de l’apparence s’avère donc complexe. Comment concilier un « corps à soi », que chacun est censé s’approprier pour accéder à un épanouissement individuel, avec des attentes conjugales élevées en matière de reconnaissance réciproque (Duret, 2007 ; Hippert, 2012) ? Nous avons identifié deux modèles mis en œuvre au sein des couples, symptomatiques des représentations sociales associées à l’esthétique conjugale : le « contrat conjugal implicite » et le « nous esthétique ». En effet, face à la complexité de l’enjeu conjugal de l’apparence, deux conceptions coexistent : certains privilégient un accord tacite alors que d’autres choisissent un engagement verbalisé. Et en ce qui concerne ce choix, les pratiques des hommes et femmes ne sont pas vraiment symétriques.
Quelle expérience esthétique au sein des couples ?
L’implicite contrat conjugal de l’apparence
Parler de la place de l’apparence dans le couple n’est pas une chose aisée, tant un certain imaginaire de l’amour conjugal est encadré par des représentations très précises : hasard de la rencontre, singularité des sentiments, passion aveugle, etc. (Singly, 1984). De fait, l’idée selon laquelle « la beauté est intérieure » et les apparences secondaires (Amadieu, 2005) a souvent été martelée au premier abord par les enquêté.e.s. Derrière ce discours de façade se cache la volonté de faire comme si la conciliation d’un « nous conjugal » (Smadja, 2011) avec l’individualité de l’apparence des partenaires allait de soi. La part pourtant évidente de la beauté de l’autre dans la construction et le maintien du sentiment amoureux se doit ainsi d’être inavouée dans le récit des acteurs. Transparaît alors entre les partenaires une forme d’engagement implicite quant à leurs apparences respectives : celui de ne pas trop changer. Certains attributs physiques sont même élevés au rang d’« intouchables ». L’obligation reste informulée pour ne pas entraver la capacité d’action de chacun, mais aucun ne souhaite déroger à cette règle inexprimée. Le contrat conjugal implicite de l’apparence répond à l’idéal conjugal équilibrant un « moi seul » et un « moi avec » (Singly et al., 2003) : je suis moi donc je décide quelle est mon apparence, mais je suis aussi un « moi » dans le « nous » et de fait, je dois respecter l’apparence qui a séduit mon partenaire.
Elle ne pensait jamais sortir avec quelqu’un qui ait les cheveux longs, mais elle n’aimerait pas que je me les coupe. Bon elle ne m’empêcherait pas de les couper. Mais c’est vrai qu’elle me l’a dit. Parce que c’est vrai que moi elle est rousse, et je lui ai dit, si tu te teins les cheveux en blond ou en noir, automatiquement, il y a un petit truc en moins, parce qu’elle était la rouquine qui m’avait plu. (Steven, 31, CS-P)
D’ailleurs, les femmes témoignent davantage d’initiatives. Nombreuses ont été les occasions où elles nous ont confirmé : « je sais comment lui faire plaisir ». C’est un point de différence notable avec les hommes ; ce qui sera notamment reproché à ces derniers. Le « devoir » de séduction tacite de la part des femmes, bien que dénoncé depuis des années (Duru-Bellat, 2004), fait toujours l’objet d’un vrai engagement.
Le « nous esthétique »
Parallèlement à ce premier modèle, nous avons pu constater chez les enquêté.e.s une autre conception du soin de l’apparence au cœur de la conjugalité, beaucoup plus collaborative[10]. « Le dialogue, l’échange, l’association sont des supports indispensables à la construction de soi » (Singly, 2005 : 59-72 ; Giraud et Mougel, 2008 : 36). Ainsi, pour concilier bien-être corporel individuel et attentes du conjoint quant à l’esthétique du couple, certains privilégient le partenariat. Les hommes notamment, moins socialisés aux normes esthétiques, plébiscitent cette vision coopérative et se situent moins dans l’implicite que les femmes. Si prendre soin de soi pour séduire se révèle important pour eux, ils cherchent à impliquer leurs conjointes dans ce processus. Le shopping ou le sport se fait alors à deux, notamment du côté des classes populaires. A l’ère du « couple duo » (Théry, 2000), l’esthétique du couple devient pour eux une entité propre qu’il convient de co-créer.
On n’a pas tout le temps la possibilité, le temps de faire le shopping ensemble, mais oui, quand on peut le faire ensemble, on le fait. […] Je préfère le faire à deux, où il y a directement le regard de l’autre qui peut aider à prendre la décision ou au contraire dire ça ne va pas. C’est plus facile. (Jean-Pierre, 52, CS-M)
Tensions esthétiques : l’inconfortable position masculine
L’apparence individuelle des partenaires est sous le regard de l’autre dans le quotidien conjugal ; chacun se doit de participer, de manière verbalisée ou inavouée. Cependant, des différences cruciales divisent les hommes et femmes quant à la mise en œuvre de cette mécanique. Tout d’abord, les hommes (plus particulièrement ceux appartenant aux classes moyennes et populaires), ne détenant pas le même capital de connaissances esthétiques que leurs compagnes, s’avèrent désavantagés car ils ne peuvent mener à bien le « contrat conjugal implicite » de l’apparence. Pourtant, ces derniers ont souvent à cœur de ne pas déséquilibrer l’esthétique conjugale et se retrouvent alors dans une situation embarrassante vis-à-vis de leurs conjointes qui, elles, ne désirent plus être les seules à « faire plaisir » à l’autre avec une apparence soignée.
Des fois on va sortir et elle va se faire belle, et je ne vais pas forcément m’apprêter, je vais mettre le premier truc qui me vient, et voilà, je lui dis avant de sortir, oh là là regarde comment je me suis habillé, les gens ils vont dire mais quel plouc avec cette jolie femme. (Aurélien, 28, CS-P)
Se met alors en place une situation épineuse. D’une part, les femmes expriment un malaise provenant d’un sentiment de non-attention à soi de la part de leurs conjoints qui ne répondent ni aux impératifs conjugaux contemporains de réciprocité (leur apparence étant en deçà de leurs attentes) ni à ceux de réassurance (ils ne commentent que rarement les efforts esthétiques féminins). De l’autre, les hommes, dépourvus – ou moins bien lotis – de savoir-faire esthétiques, du fait notamment d’une socialisation au soin moindre (Guyard et Mardon, 2010), ne s’estiment pas légitimes pour échanger sur l’apparence de leurs compagnes. En effet, dans une société marquée par la dénonciation du regard masculin dominateur sur le corps des femmes (Clair, 2012), ces hommes refusent d’émettre des critiques. Pour preuve, lorsque nous leur avons demandé s’il leur arrivait de conseiller leurs compagnes d’un point de vue vestimentaire ou encore physique, leurs réponses, souvent accompagnées de rires gênés, révèlent un rapport de pouvoir « refoulé ». Les échanges se révèlent dans le couple à sens unique et l’on décèle chez les hommes rencontrés une autocensure prégnante.
Mélanie, elle s’habille très bien. […] C’est plus elle qui va juger mon apparence à moi [rires]. (Antoine, 32, CS-A)
[Rires] mais moi j’ai pas le droit de la conseiller ! Non moi très sincèrement. Je sais qu’elle aime bien, enfin qu’elle fait attention à ce que je mets aille toujours ensemble, enfin elle accorde beaucoup plus d’importance à l’apparence que moi. (Bruno, 37, CS-P)
Zéro, moi je ne dis rien du tout. [...] Oui des fois elle me pose des questions oui. Et je dis c’est bien, toujours oui c’est bien. Toujours [rires], même si c’est pas bien, c’est bien. Ouais. (Joe, 46, CS-P)
Néanmoins, ce silence des hommes – s’il est corrélé à une distance masculine au monde de l’apparence – s’avère aussi, au vu de notre matériel empirique, en partie entretenu par les femmes. Effectivement, cette situation conjugale sous tensions évoquée ci-dessus connaît de nouvelles tribulations au fil du parcours des couples, et le passage des années ne résout pas les malentendus esthétiques, bien au contraire. Alors que les hommes des classes populaires tendent à préférer la fonction de réassurance (à la fonction de séduction) de la corporéité au sein du couple en diminuant leurs pratiques esthétiques, les femmes s’émancipent aisément du « nous conjugal » en perpétuant leurs habitudes de beauté, renforçant ainsi le décalage. Elles prennent leur indépendance corporelle, alors que souvent, leurs conjoints préféreraient qu’elles abaissent, tout comme eux, leurs pratiques. En définitive, dans la durée, pour les femmes, l’apparence se gère en solitaire. Si elles se plaignent du manque d’implication de leurs conjoints, il semblerait qu’il s’agisse davantage d’un discours de façade ; cet état de fait ne les dérangeant finalement guère. Au contraire, l’« indifférence » masculine permettrait ainsi aux femmes de conserver une liberté précieuse. En effet, nous avons pu remarquer que si elles émettent des doléances quant à l’absence de conseils de leurs partenaires, parallèlement, quand ceux-ci s’essayent à exprimer leur opinion, leur parole est souvent ignorée (notamment dans les milieux populaires), voire totalement décrédibilisée.
S’il aime bien il va me le dire. […] Et même des fois il va me dire j’aime pas. Et bon bah c’est pas grave, moi j’aime bien. Donc je vais quand même rester comme ça [rires]. (Sarah, 35, CS-P)
Il y a des moments où je vais contre son avis. Oui ça va y a des fois si t’es persuadée d’un truc, t’assumes tes choix vestimentaires. (Virginie, 34, CS-A)
En d’autres mots, le maintien d’un partage franc et asymétrique des responsabilités conjugales dans le monde des apparences est impulsé et même revendiqué par les femmes, en partie responsables du mutisme masculin. On peut ici faire référence au concept de la « double contrainte » formulé par P. Duret :
Parmi toutes les attentes produites par la vie à deux, l’espèce la plus redoutable est celles des injonctions paradoxales et des doubles contraintes. Elles conduisent leur destinataire soit à l’impasse de l’indécidabilité, soit à prendre une décision qui pourra toujours lui être reprochée (Duret, 2007 : 174-175).
Effectivement, les femmes soumettent les hommes à des « attentes incohérentes », souhaitant qu’ils s’impliquent, qu’ils complimentent leur propre soin de l’apparence, tout en décrédibilisant leurs paroles. Cette division « genrée », cette exclusion des hommes de l’univers esthétique se voit même amplifiée au fil du temps. Or, que se passe-t-il quand l’implicite ne suffit pas à réguler les esthétiques respectives ? Ou encore quand le pacte collaboratif est rompu par un des partenaires ? Comment les hommes réagissent-ils à l’indépendance esthétique croissante féminine ? Entrons dès à présent dans le détail des tactiques respectives des individus.
Le corps des hommes sous probation féminine : emprise intime
Au sein des couples, les femmes détiennent un ascendant esthétique sur les choix de leurs compagnons. Or, cette asymétrie genrée ne prend pas la même forme selon les histoires conjugales ; deux positionnements féminins ont pu être relevés durant notre terrain. Si certaines des enquêtées font preuve d’une approche bienveillante, pour les autres, on constate plutôt une volonté « omnipotente ».
Le contrôle par le rire conjugal
La relation conjugale est sous le joug d’une normativité particulière. Elle « est perçue comme un cadre favorable au sein duquel peut se révéler progressivement l’identité personnelle » (Singly, 1996). Elle ne doit donc pas l’étouffer : il ne s’agit pas seulement d’être ensemble, mais d’être « libres ensemble » (Singly et al., 2003 : 9). Dans le cadre du soin des apparences, cette autonomie a été unanimement exprimée par les enquêté.e.s ; néanmoins, dans la réalité des pratiques, l’affranchissement d’autrui semble davantage être un privilège féminin. Plus encore, les femmes exercent une emprise subtile sur l’esthétique de leur partenaire. Mais comment exprimer ses attentes sans froisser les sentiments des hommes ? Un outil rhétorique largement plébiscité par les femmes est l’humour. En utilisant le rire, on communique avec l’autre en tentant d’éviter de le faire culpabiliser, on réajuste les conduites conjugales (Henchoz, 2009). On met le doigt sur le « contrat conjugal implicite » de l’apparence tout en précisant que « ce n’est pas important ». Les défauts esthétiques de l’autre sont alors décrits avec un vocabulaire mi-affectif mi-moqueur.
Disons que, bah il commençait à avoir un peu de bidou tu vois, et les premières fois, j’étais en train de lui faire, bouloulou [geste de toucher le ventre] [rires], en lui disant, il y a matière […] Et le fait que je l’attrape un peu par les poignées, il a compris, il n’est pas complètement stupide, et de lui-même il a fait un régime, donc tu vois, des fois tu n’as peut-être pas besoin de verbaliser. (Qhuyne, 45, CS-M)
Moi elle me le dit, bon elle rigole tout de suite après, donc bon je fais semblant de.... Enfin quand elle me dit, genre, enfin quand elle me fait comprendre que j’ai pris un peu de ventre. Tout de suite elle rigole derrière pour dédramatiser le truc parce qu’elle sait que je n’aime pas ça. (Bruno, 37, CS-P)
Sur ce registre, le pouvoir est aux femmes : elles sont considérées comme plus à même de juger l’esthétique et de fait, elles ne s’en privent pas. Alors que les hommes nous ont signifié combien il serait impensable pour eux – notamment ceux des classes populaires – d’utiliser cet outil rhétorique humoristique à l’encontre de leurs compagnes (nous supposons qu’il s’agit d’éviter le risque d’être accusés de « machistes »), l’usage féminin semble toléré. Pourtant, la possibilité de « blesser » l’autre est réelle. Si l’on excepte les cours de récréation où les insultes et surnoms sur le physique des enfants sont monnaie courante (Dubet et Martuccelli, 2014), juger autrui sur son apparence est fortement blâmé socialement. Or, ici, dans le couple, un non-lieu est de mise, la critique par les femmes est « permise ».
Un dilemme féminin : accompagner ou décider
Malgré l’évolution des rapports sociaux de sexe et les nombreux écrits féministes dénonçant les injonctions au paraître, l’association des femmes au monde esthétique se révèle encore particulièrement prégnante dans les discours des individus (Bozon et Héran, 2006). Toutefois, cette association féminine au paraître place paradoxalement les femmes dans une situation de contrôle conjugal esthétique dominant. Les hommes – y compris ceux âgés de moins de 35 ans pour lesquels nous pourrions supposer une plus grande autonomie en matière de soins esthétiques – se trouvent confrontés à une dépendance réelle. Car si les femmes déclarent discuter de leur apparence avec de nombreux membres de leur entourage (amie.s, parent.s, etc.), ceci n’est pas le cas des hommes, pour qui leur compagne représente souvent le seul référent esthétique (dont les conseils ne sont pas toujours tendres).
C’est à peu près la seule à qui j’en parle en fait. (Franck, 35, CS-M)
Deux profils d’expertes esthétiques conjugales émergent de notre terrain. Pour la première catégorie identifiée, le regard posé sur l’apparence du partenaire prend la forme d’une éducation bienveillante. Il s’agit d’aider l’autre à « comprendre ». Elles refusent la division traditionnelle classique selon laquelle l’épouse s’occupe de tout ce qui concerne l’esthétique. Ce qu’elles désirent, c’est avant tout sensibiliser autrui, l’accompagner[11].
Je le laisse choisir, parce que non, je serais une seconde maman sinon [rires]. Non je lui laisse choisir. Il fait ses choix. Si ça lui plait tant mieux, moi si ça me plait c’est encore mieux. [Rires] […] Je l’impose hein, je lui dis « allez on y va ensemble ». (Josiane, 46, CS-P)
Je ne veux pas le blesser non plus. Je lui dis, « oui moi tu vois j’aime bien ce style de fringue, de jean, de blouson ». Euh, je vais même des fois lui en acheter [rires]. Donc il fait l’effort de le mettre mais il me dit, tu vois je ne suis pas à l’aise. [...] Je lui dis mais c’est au début, et après tu vas t’y faire. [Rires] J’essaye de le faire réaliser, de lui faire comprendre, mais en douceur. Je ne fais pas ma Cristina à lui imposer un style. (Qhuyne, 45, CS-M)
Plus radicale et dans la lignée de la répartition traditionnelle des tâches au sein des foyers, la seconde stratégie de femmes rencontrées est adoptée par celles qui préfèrent prendre le contrôle de la situation, notamment pour ce qui est question de l’habillement. Plus qu’une histoire de séduction ou de volonté du bien-être d’autrui, se dégage de leurs propos une idée de « devoir ». Elles se placent comme les garantes de l’esthétique et souvent, l’aide qu’elles procurent est orientée vers le monde professionnel. C’est majoritairement de leur propre chef que les femmes se chargent de cette fonction de pourvoyeur de bonnes manières esthétiques. Leur autorité s’impose, quel que soit leur niveau social et sans qu’elles n’aient à prouver leur légitimité. Tout se passe comme si leur compétence en matière de présentation de soi s’avérait incontestable et qu’il était parfaitement logique qu’elles expriment leurs avis sur l’esthétique de leur conjoint alors que celui-ci n’en a pas la crédibilité.
Par rapport aux vêtements, je fais un peu attention à tout le monde, à A. et à H. J’aime bien qu’ils soient bien. Des fois il veut mettre un tee-shirt, je n’aime pas le tee-shirt, et bien je vais le faire changer, parce que je n’aime pas le tee-shirt. Et j’y arrive tout le temps. (Maelya, 21, CS-P)
Si ces deux profils féminins se retrouvent dans les diverses classes sociales, on peut néanmoins constater, au vu de nos entretiens, une différence notable dans la relation à l’esthétique du partenaire. Effectivement, à plusieurs reprises, les femmes issues des milieux populaires ont souligné le plaisir occasionné par cette influence souvent absolue sur l’apparence du conjoint[12]. À l’inverse, les femmes des catégories aisées se sont davantage positionnées dans une attitude de moquerie face à ce conjoint qui solliciterait leur attention. Nous souhaitons toutefois émettre l’hypothèse que cette divergence de vécu s’avère plutôt corrélée à la répartition des tâches conjugales qu’au niveau social. Ainsi, les enquêtées soulignant le « plaisir » à habiller leur conjoint sont également celles qui, au sein de leur couple, sont dans un schéma genré de répartition traditionnelle des tâches domestiques. La majorité des corvées leur incombant, ce rôle de décisionnaire esthétique paraît finalement valorisant. Ici, le pouvoir esthétique féminin semble corrélé à une stratégie de compensation. L’écart salarial avec le partenaire et les difficultés professionnelles créent parfois une instabilité conjugale qui se doit d’être compensée par d’autres leviers. L’investissement des femmes sur l’apparence de leur partenaire peut alors s’interpréter aussi comme une manœuvre pour rétablir un équilibre décisionnel. Contrairement à elles, les femmes davantage moqueuses ne se situent pas du tout dans la même organisation familiale et disposent le plus souvent d’une aide-ménagère. Pour celles-ci, l’autonomie de chacun est préférable. Étant en couple avec des hommes de milieux aisés, qui dans certains cas tentent d’influencer leur propre apparence, ces femmes choisissent le registre humoristique pour annihiler toute réciprocité.
Il fait ce qu’il veut, je me moquerais de lui c’est tout. Ce n’est pas très grave non plus. J’en ferais pas une maladie, s’il passait son temps à s’acheter des crèmes [rires]. (Anna, 36, CS-A)
Qu’elles soient assumées ou dédramatisées, les stratégies des femmes sont empreintes de supervisions décomplexées. Pourtant, face à cette emprise féminine, les hommes restent étonnamment silencieux. Si le devoir de contrôle des émotions, d’impassibilité (Courtine et al., 2011a) est un des piliers de la virilité, il est malgré tout frappant dans notre enquête de constater combien les hommes ne s’épanchent pas sur cette mainmise féminine à l’œuvre et sur les potentiels malaises qu’elle pourrait occasionner. Pourtant, bon nombre d’entre eux semblent être amputés d’une capacité décisionnelle dans ce domaine. Pour contrecarrer cette dépendance, ils élaborent des mécaniques de « rébellion » – souvent discrets. En fait, les tactiques sont radicalement opposées d’une classe sociale à l’autre. Hésitation entre résistances et capitulations pour certains, tentatives de mutineries discrètes pour d’autres.
Dans la peau des hommes de milieux populaires : résister ou plier ?
Sauver la face : lutter docilement
Dans le quotidien conjugal des classes populaires, les mots féminins à l’encontre de l’apparence des hommes peuvent parfois apparaître « violents » : portant sur le poids, la masse musculaire, les vêtements, il n’est guère de détails sur lesquels les femmes n’influencent pas leurs conjoints. Difficile de contrer cette expertise féminine pour les hommes, qui développent alors des « tactiques » (Certeau, 1990) pour limiter l’autorité de leurs compagnes. Il s’agit pour eux de se créer des espaces d’autonomie en ne suivant pas à la lettre les recommandations esthétiques féminines, tout en veillant à ce que cet écart de conduite ne soit pas interprété comme un affront délibéré. Il faut ainsi « profite[r] des “occasions” [...] utiliser... les failles [...] ruse[r] » (ibid. : 60-61). Pour ce faire, plusieurs stratagèmes sont employés par les répondants. Un des plus courants est l’utilisation des stéréotypes de genre traditionnels – selon lesquels l’homme n’est pas intéressé par ce qui concerne le soin de l’apparence – comme argument d’autorité. En revendiquant leur distance au monde des apparats, nos enquêtés jouent la carte de la déresponsabilisation. Leur désobéissance aux conseils féminins dépasserait le simple enjeu conjugal, elle serait à mettre sur le compte des habitudes sociales, en d’autres mots : « ce n’est pas que je ne veux pas mais les hommes ne font pas ça ».
Je conçois pas qu’un homme il ait besoin de dilater ses pores, ou de se faire des gommages, j’ai déjà fait avec ma femme. Tu vois elle m’a fait un gommage c’est marrant et tout, je suis sorti rouge comme une voilà. C’est marrant c’est cool, mais ça n’a aucun intérêt, pareil, un homme aller là comment on dit, chez l’esthéticienne, c’est ridicule, pour moi c’est un homosexuel. (Tom, 26, CS-P)
Cependant, si cet argument est utilisé pour les conseils portant sur les cosmétiques, il est compliqué de le mobiliser quand les recommandations sont vestimentaires. Le choix est alors fait d’accepter des compromis esthétiques de manière ponctuelle. Cette absence de régularité dans le suivi des commentaires de leurs compagnes garantit aux hommes une forme de contrôle. Alors oui, ils vont tester les recommandations de leurs partenaires, mais ne vont pas forcément les renouveler ; ils vont choisir des vêtements qu’elles apprécient mais les marier avec d’autres moins aimés. Tout est affaire de dosage.
Après, j’essaye de concilier les deux, entre ce qu’elle veut et ce que je représente aussi. Parce que je vais pas m’effacer non plus. [...] C’est-à-dire qu’avec un joli pantalon, je vais mettre un tee-shirt pourri [rires] tu vois ? (Pierre-Louis, 32, CS-P)
Alors effectivement, je sais que ce truc-là elle l’aime pas, quand elle est pas là je vais le mettre, quand elle est là, je vais pas le mettre, donc il y a quand même un jeu de voilà. J’essaye de faire en sorte que ça lui plaise malgré tout, même si c’est pas à l’excès. (Loic, 38, CS-M)
Un véritable processus de négociation se met en œuvre. Il s’agit de trouver un compromis entre ce que l’autre nous demande et ce que l’on est capable de concéder. Un emploi du temps esthétique s’impose alors et organise les moments à soi, où l’on peut, par exemple, se vêtir comme on le désire, en contrepartie de moments pour autrui, où on favorise le compromis. S’il arrive bien entendu aux femmes de réaliser ce même type de compromis, ces derniers s’avèrent moins systématiques. Les enquêtées outrepassent régulièrement, elles, les goûts de leurs compagnons.
Quand on sort tous les deux, […] je me maquille, alors que lui, il me dit tout le temps que j’en fais trop […] Mais je le fais quand même, je me maquille, c’est marrant d’ailleurs [rires]. (Anna, 36, CS-A)
Déléguer pour pouvoir continuer à renier
Lorsqu’on les écoute parler, les hommes des classes moyennes et populaires estiment n’avoir aucune légitimité quant au soin de l’apparence. Pourtant ils ont des exigences et des goûts, que cela soit dans le domaine corporel ou vestimentaire, et ils développent même des compétences esthétiques, notamment au contact de leur compagne. Or, dès que l’on aborde avec eux la question pragmatique des achats « esthétiques », le constat est quasi unanime, seuls quelques hommes des classes aisées habitant sur Paris déclarent apprécier « faire les boutiques ». Pour les autres, il s’agit d’une corvée. Si certains sont dans une dévalorisation de soi, déclarant ne pas avoir les ressorts requis, pour d’autres, on remarque que le choix de ne pas acheter ses propres vêtements est parfaitement délibéré – lié le plus souvent à une représentation de la masculinité traditionnelle et donc distante de la sollicitude corporelle – et s’apparente presque à une solution de facilité. Attardons-nous quelques instants sur le cas de Bruno, qui est en ce sens assez révélateur. Quand celui-ci nous raconte son parcours « esthétique », l’entrée de sa femme dans son quotidien fait office d’étape clé. Selon lui, le fait qu’elle lui achète des vêtements a réveillé en lui un plaisir insoupçonné. Malgré tout, après 20 ans de vie commune et son attachement nouveau aux styles vestimentaires, Bruno ne se rend toujours pas dans les magasins ; par ailleurs, tout au long de l’entretien, il s’attachera à démontrer sa distance envers l’esthétique, trop « superficiel » à son goût. Tout se passe comme si déléguer l’achat de ses vêtements et cosmétiques à sa compagne autorisait Bruno à dénier son plaisir à « s’habiller ». Ses deux facettes identitaires quant aux pratiques esthétiques – un intérêt limité avant l’arrivée de sa compagne versus un souci plus grand depuis son entrée en couple – peuvent continuer à coexister. Ainsi, il peut conserver son déni de la mode et le démontrer en fuyant les magasins, tout en trouvant du plaisir à s’habiller par l’intermédiaire de sa compagne. Une expérience commune à d’autres hommes.
Il y a eu les étapes avant ma femme et après ma femme, rien que sur l’habillement. Ou vraiment j’étais le jeune provincial, les jeans c’était que des 501, c’était que des Dr Martens, c’était des trucs un peu bourrin, et puis ensuite, j’ai rencontré celle qui allait devenir ma femme qui a commencé à m’acheter des fringues, et j’ai commencé à y prendre goût. Alors pas à faire les magasins pendant des heures avec elle, ça non. Mais ouais, j’aime bien quand elle me ramène des fringues. (Bruno, 37, CS-P)
Ce positionnement masculin va d’ailleurs de pair avec un désengagement de l’apparence de leur conjointe : impossible de se distancer de sa propre pratique esthétique tout en souhaitant parallèlement influer sur celle de sa compagne. Ils sont alors dans une logique de censure consentie, à la fois envers eux-mêmes et envers leur conjointe. Cependant, notre enquête nous révèle un clivage social fort entre les hommes des classes populaires et aisées dans leur « conversation » conjugale ; si les premiers sont contraints au silence, les seconds essayent, de temps à autre, de faire valoir leur parole esthétique.
Les tentatives de prise de pouvoir masculin : un privilège des classes aisées
Alors que leurs homologues des classes populaires préfèrent taire leurs goûts esthétiques quant à l’apparence de leur compagne, les hommes des milieux favorisés que nous avons rencontrés hésitent beaucoup moins à s’exprimer. Bien au contraire, leurs dires révèlent une exigence non dissimulée. Dans ces couples, une injonction à une esthétique irréprochable repose sur la femme, car elle participe au capital conjugal.
C’est important dans un couple que l’un et l’autre soit fier. Je sais que si on va dîner à l’extérieur ou même chez des potes, ou voilà, je fais attention à la fois à lui, à être habillée dans une tenue qui je sais va lui plaire. Parce que voilà. Et puis aussi pour renvoyer une image plutôt positive de moi. Voilà, qu’il soit fier de moi. (Virginie, 34, CS-A)
Dans notre société, l’homogamie des couples serait même pondérée par un « coefficient de laideur » puisqu’il semblerait que « les femmes dont le physique [est] inférieur à la moyenne épous[ent] des hommes dont le niveau d’études [est] inférieur à la moyenne de ce qu’il devrait être compte tenu du niveau d’instruction de ces femmes » (Amadieu, 2005 : 90). Dans notre enquête, deux critères esthétiques féminins prédominent dans les propos des hommes aux revenus élevés : la minceur et la naturalité, hérités de l’histoire de la corporéité féminine et notamment de la construction du statut de « femme-mère » gardienne de la santé collective dans les rangs de la bourgeoisie dès le XVIIe siècle (Vigarello, 2010).
Et là où il est très dur aussi, c’est qu’il assumera pas si un jour je suis vraiment grosse entre guillemets. Il est hyper dur sur ce point-là. (Virginie, 34, CS-A)
Il est d’ailleurs pertinent de relever que c’est le plus souvent au travers des discours féminins que nous avons pu accéder aux exigences masculines. En effet, les hommes des classes aisées n’ont que très peu admis les conseils esthétiques qu’ils divulguaient à leurs compagnes. L’expertise féminine quant au soin de l’apparence n’est pas remise en cause. Les recommandations masculines sont verbalisées discrètement. Nos enquêtées supposent les goûts de leurs conjoints et revendiquent le côté progressif de leurs adaptations à ceux-ci. Certaines insistent même sur la réciprocité : « il m’a influencé, mais moi aussi je l’ai influencé ». En haut de l’échelle sociale, l’injonction à la responsabilisation pour ce qui est de l’apparence résonne donc de manière plus forte et symétrique, et les hommes mettent en œuvre des tactiques subtiles. La position d’Anna (36 ans) sur son poids est à ce titre particulièrement significative. La jeune femme souhaiterait perdre des kilos, mais vu les contraintes de la vie quotidienne (stress, emploi du temps chargé, etc.), elle n’arrive pas à mener à bien ses ambitions. Confrontée à ses ambivalences, Anna cherche l’appui « réassurant » de son conjoint, qui ne désire guère en discuter. À chacun son fardeau lui fait-il comprendre. Sa réplique est alors pleine de sens : « Quand je lui dis que je fais un régime il me dit “arrête de parler de ça”, il me dit “fais-le mais ne m’en parle pas”. “Tu me trouves trop grosse ?”, il me dit “oui t’es trop grosse mais je t’aime” [sourire]. » On comprend ici que le conjoint de notre enquêtée jongle pour conserver un équilibre entre réassurance et recommandation. Dans ces propos, la volonté d’appuyer sur l’autonomie de chacun est on ne peut plus claire. Le compagnon d’Anna est issu de milieux aisés et lui a clairement souligné par le passé son goût pour des silhouettes longilignes. Pourtant, dans ce verbatim, tout potentiel sujet de discorde (la minceur), est soigneusement évité par l’argument de l’indépendance bilatérale. Néanmoins, le message est passé (« fais-le mais ne m’en parle pas »), Anna s’est mise au régime. Dans ce genre de situations, les hommes doivent faire preuve d’habileté, car il n’est pas évident pour les femmes d’entendre les remarques des hommes. Nous avons vu précédemment que certaines jouaient de l’humour pour tourner en dérision les compétences masculines, comme un outil de protection pour ne pas trop les écouter. D’autres choisissent de se désengager de l’esthétique de leurs conjoints – aussi car ces derniers ont à cœur de démontrer leur capacité à décider seuls, à faire valoir leurs goûts. L’autonomie de chacun est alors souvent privilégiée. Les hommes des milieux aisés s’accordent ainsi le privilège de ne pas vraiment tenir compte des avis de leurs compagnes. Ici, le rapport de pouvoir s’estompe partiellement, au profit d’une autonomie (relative) revendiquée.
Les magasins, j’y vais souvent avec S. j’aime bien avoir son avis quoi. Même si des fois c’est bien aussi d’avoir son avis soi-même, pour faire un peu la surprise pour montrer aussi, que de toute façon je me suis habillé comme ça, c’est parce que c’est moi qui me trouve bien. (Victor, 40 ans, CS-M)
Conclusion : le rôle des femmes dans la réinvention des esthétiques masculines
Quels sont les apports principaux des résultats évoqués ? Tout d’abord, notre étude révèle que l’apparence est définitivement un enjeu conjugal clé. Sujet sensible qui touche au cœur l’individualité et la confiance en soi, il confronte les couples à des questionnements et des situations complexes dont les hommes et les femmes font des expériences différentes. En effet, nous avons pu identifier une asymétrie genrée fondamentale dans la sphère privée. Au cœur de la conjugalité, l’imaginaire social amoureux valorisant le bien-être de chacun se heurte à une souveraineté féminine. Que les couples choisissent le modèle du « contrat implicite de l’apparence » ou du « nous esthétique », les femmes sont titulaires d’une autorité dont elles ne désirent pas se délester. Le paradoxe est alors frappant, car cette emprise des femmes dans l’intimité est le résultat d’une inégalité à leur égard. Elles sont victimes d’injonctions sociales esthétiques plus élevées, par conséquent elles héritent du statut « d’expertes » et de « dominantes » au sein du couple. Ainsi, si l’espace conjugal occupe de nos jours « une place privilégiée parmi les relations significatives validantes » des individus (Berger et Luckmann, 2012 : 298), en ce qui concerne l’appropriation corporelle et esthétique de soi, l’apport conjugal est radicalement genré. Le couple constitue une modalité centrale de l’expérience esthétique des hommes, ce qui est loin d’être autant le cas du côté des femmes. D’ailleurs, lorsque l’on demande aux enquêtées si le fait d’être en couple peut se lire sur l’apparence d’une autre femme, celles-ci sont unanimes, la réponse est non. En revanche, si l’on pose la même question aux hommes, c’est une tout autre histoire. Les enquêtés des classes moyennes répondent par l’affirmative : à travers ce positionnement, c’est l’importance de la séduction par l’apparence qu’ils défendent, et la dépendance esthétique est assumée. Pour les autres, la réponse est négative. Non, il n’est pas possible de reconnaître un homme en couple en fonction de son apparence. Pour les hommes des classes aisées, l’apparence est avant tout une question d’individualité : même s’ils n’hésitent pas à demander conseil à leur partenaire, ils revendiquent avant tout une motivation au soin égocentrée. À l’inverse, pour les hommes des classes populaires, il s’agit de revendiquer une « liberté simulacre » qui se retrouve dans les discours mais non dans la réalité.
Cet article nous laisse ainsi entrevoir le rôle essentiel des femmes dans la réinvention des esthétiques masculines. En brisant dans leurs pratiques la mécanique de réciprocité qu’elles défendent dans leurs récits, les femmes perpétuent et légitiment en partie la distance des hommes envers le travail de l’apparence – ce qui ne les empêche pas d’élever le seuil de leurs exigences esthétiques à leur égard en comparaison aux précédentes générations de femmes. Si en haut de la pyramide sociale, le moindre décalage entre les aptitudes des partenaires permet de réduire la division genrée des responsabilités esthétiques au profit d’une autonomie relative pour chacun, pour les couples appartenant aux classes moyennes et populaires, une mainmise féminine – caractérisée par une liberté des femmes s’opposant à une dépendance consentie des hommes à celles-ci – domine.
Parties annexes
Notes
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[1]
Enquête qualitative menée en 2011 dans le cadre d’un mémoire de master sur les pratiques cosmétiques des hommes (10 enquêtés âgés de 21 à 56 ans).
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[2]
L’une des hypothèses portant sur la réflexivité esthétique genrée, il était selon nous indispensable de rencontrer des personnes homosexuelles (Mereaux, 2002). Malheureusement, sur le sujet de l’apparence au prisme du couple, notre matériel (et faible effectif : 6 femmes, 3 hommes) ne nous a pas donné la possibilité de travailler cette composante analytique.
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[3]
Les entretiens ont suivi deux fils conducteurs : (1) le parcours d’apparence (pratiques esthétiques et évolution, rapport subjectif à son corps, socialisation familiale, etc.), (2) l’apparence et le genre (représentations relatives à l’apparence « féminine », « masculine », choix esthétiques de mise en scène de son identité de genre, apparence et rôle de genre, parentalité, conjugalité).
-
[4]
Parmi les enquêté.e.s habitant en région, 5 se situent dans des « grands pôles urbains » (INSEE) comme Lyon ou Toulouse et 20 personnes vivent dans des milieux davantage ruraux, à l’instar de la commune d’Oyonnax dans l’Ain.
-
[5]
Hormis pour les hommes appartenant aux classes populaires.
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[6]
Parmi le corpus d’enquêté.e.s, nous comptons seulement deux exceptions.
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[7]
Néanmoins, ces catégories ne sont pas totalement homogènes. Certain.e.s enquêté.e.s possèdent un diplôme élevé sans pour autant bénéficier de revenus importants ; inversement, d’autres n’ont pas de diplôme supérieur au bac et ont pourtant réussi à gravir des échelons en entreprise. Afin de catégoriser notre corpus, nous avons fait le choix pour ces types de trajectoires de privilégier le critère du revenu. Il nous a semblé important d’étudier la démarcation entre ces trois catégories (de revenus), car leurs vécus sociaux sont assez contrastés ; on pense ici aux études portant sur la consommation et la « frustration » des classes moyennes (Bigot et Langlois 2011).
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[8]
Notamment lorsque les pratiques viennent contredire les discours ; nous y reviendrons.
-
[9]
Nous employons ici le terme « autrui significatif » dans le sens où le ou la conjoint.e représente un « autrui significatif par excellence » (Berger et Kellner, 2012) et non pas dans l’idée que le partenaire conjugal est « le seul » autrui significatif qui vaille.
-
[10]
Ces deux modèles ne s’avèrent pas toujours partagés par les deux partenaires. Effectivement, alors que l’un préférerait fonctionner sous couvert d’implicite, l’autre apprécierait un système associatif. Cette dissonance est d’ailleurs à l’origine de tensions que nous décrirons.
-
[11]
Les mêmes questions ont été posées aux hommes comme aux femmes : « Quelle est la place de l’apparence dans votre couple ? » ; « Vous arrive-t-il d’échanger sur vos apparences respectives ? » ; « Conseillez-vous votre conjoint sur son apparence ? »
-
[12]
Ce rôle esthétique incombant aux femmes s’avère à la fois « attribué » par le conjoint, ces derniers se distanciant souvent ouvertement de l’univers esthétique en écho à une représentation traditionnelle de la masculinité ; mais ce rôle s’avère également « incarné » par les femmes, dans le sens où elles considèrent que celui-ci est en lien avec leur intériorité. Nous identifions ainsi « des résistances des hommes et des réticences des femmes » (Ferrand, 2005) quant à une évolution des responsabilités esthétiques au sein du couple.
Bibliographie
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