Résumés
Résumé
Les conjoints sont de loin les principaux responsables et dispensateurs de soins aux personnes âgées avec incapacités. Pourtant, cet engagement semble ignoré tant par les professionnels que par la plupart des chercheurs qui semblent le tenir pour acquis. Cet article aborde la transition au soin et l’engagement des conjoints sous l’angle des enjeux identitaires, notamment l’identité assignée par la société, associée aux classements sociaux de conjoint et de genre, et l’identité que les conjoints âgés semblent s’attribuer. L’identité conjugale, telle que conçue par des répondants de trois générations de Québécois et les conjoints, est fondée sur un devoir de solidarité où contrat et confiance sont en jeu.
Mots clés:
- soin,
- conjoints âgés,
- identité,
- transition,
- genre
Abstract
Spouses are far and away the caregivers primarily responsible for looking after elderly persons suffering from disabilities. And yet both professionals and most researchers seem to overlook their commitment or to take it for granted. In this article the author will be looking at spousal transition and commitment to the role of caregiver from the angle of issues of identity, and more particularly the identity assigned by society at large, based on the social and gender classification of the spouse, and the identity that elderly spouses appear to attach to themselves. Conjugal identity, as perceived by three generations of respondents and spouses, is based on a duty of solidarity involving both a consensual contract and trust.
Corps de l’article
Introduction
La vie de couple constitue une trajectoire marquée de plusieurs transitions. Avec l’avancée en âge on pense spontanément à la transition qu’implique le décès d’un des deux membres du couple et le veuvage du survivant, de la survivante plutôt. En effet, près de la moitié des femmes âgées de 65 ans et plus sont veuves, alors qu’à peine plus de 1 homme sur 10 est veuf (Duchesne, 2007). Toutefois, cette transition est précédée chez un grand nombre de conjoints d’une autre tout au moins aussi importante : devenir le soignant[1], bien plus souvent encore la soignante, de son partenaire. En effet, le décès est désormais précédé chez la majorité des personnes par un long épisode de maladie, ou parfois tout simplement par le grand âge, qui les laisse incapables de réaliser des activités de la vie de tous les jours. Elles nécessitent des soins qui seront offerts en grande partie par leurs conjoints. Cette transition survient au sein de couples qui ont pour la plus grande part partagé de nombreuses années de vie, ces générations ayant peu connu le divorce et l’union libre – moins de 5 % des personnes âgées de 65 ans et plus étant divorcées et une proportion encore moindre vivant en union libre (Duchesne, 2007). Ce rôle de soignant aura pour ces derniers une résonance majeure dans leur vie. Cette transition et sa résonance sont toutefois différentes selon qu’il s’agit des conjoints ou des conjointes, ces dernières ayant souvent assumé un rôle de soignante tout au cours de leur vie.
Les soins aux personnes âgées ayant des incapacités ont suscité un grand intérêt au cours des dernières trente années, l’abondance des écrits scientifiques de nombreuses disciplines sur le sujet en faisant foi. Toutefois, relativement peu d’écrits ont porté sur les conjoints qui prennent soin de leur partenaire. Les gérontologues, les psychologues ou les chercheurs en sciences infirmières ou en travail social se sont souvent contentés de souligner les niveaux de soin offerts et de fardeau plus élevés chez les conjoints. Cette dispensation plus importante de soins et le grand âge des conjoints tenaient lieu d’explication principale de ce niveau élevé de fardeau. La sociologie n’a pas échappé à ce grand intérêt pour les soins aux personnes âgées et a porté attention à cet important enjeu social. Elle l’a fait d’abord sous l’angle des relations et des solidarités intergénérationnelles, s’intéressant ainsi principalement aux soins qu’apportent les enfants adultes à leurs parents âgés. Les scientifiques ont donc peu porté attention aux conjoints qui prennent soin de leur partenaire (Davidson et al., 2000), comme si cet engagement allait de soi[2]. Nous avons été en quelque sorte confrontés à cet « allant de soi » dans nos études sur l’organisation familiale des soins aux parents âgés (Lavoie, 2000; Guberman et al., 2005). Lorsqu’un conjoint était présent et qu’il assumait la responsabilité principale du soin, nos questions sur les raisons de cette organisation soulevaient une certaine surprise, parfois une certaine incrédulité chez les répondants, généralement des conjoints ou des enfants. « Ben, c’est mon mari! » « C’est sa femme, ils sont ensemble depuis tant d’années! » exprimaient ce qui tient lieu d’évidence.
Du côté de la recherche, l’élaboration de modèles de partage des tâches entre différents acteurs ou encore de désignation d’un soignant principal parmi ces acteurs met en évidence le rôle primordial des conjoints. Dans son modèle sur le partage optimal des tâches élaboré en 1985, Eugene Litwak établissait que les conjoints sont les mieux placés pour offrir une aide non professionnelle qui requiert une présence continue et la connaissance intime de la personne à prendre soin. Marjorie Cantor, en 1991, dans le développement de son modèle hiérarchique compensatoire de désignation des soignants, indiquait que le conjoint est le premier appelé à prendre soin d’une personne âgée et que les autres membres de la famille ne viennent à assumer ce rôle de principal soignant qu’en l’absence ou l’incapacité totale d’un conjoint. Ces modélisations soulèvent de nombreuses réserves par leur nature normative et mécanique. Il n’en demeure pas moins que les recherches ont démontré depuis le début des années 1980 que les conjoints dispensent davantage de soins que les enfants ou tout autre membre de la famille, qu’ils dispensent ces soins plus longtemps, qu’ils recourent moins à l’hébergement, alors qu’ils vivent davantage de répercussions négatives au plan de la santé notamment (Pot et al., 2001; Raschick et Ingersoll-Dayton, 2004).
Le travail de soins des conjoints dépasse les seuls soins de nature instrumentale telles la préparation des repas, l’aide au bain ou encore l’administration de médicaments. Une partie importante du travail de soins porte sur l’anticipation du futur, la supervision du parent âgé, sa stimulation et la protection de son image de soi. Une bonne part des soins, généralement considérée comme la plus importante par les conjoints âgés, est donc de nature intangible (Bowers, 1987; Jansson et al., 2001; Lavoie, 2000, 2007). En fait, tant Celia Orona (1991) que Jean-Pierre Lavoie (2000) parlent d’un travail de protection de l’identité du parent ayant des incapacités. Ce travail identitaire ne porte pas uniquement sur le partenaire malade selon Janet Corbin et Anselm Strauss (1989), il concerne tout autant le conjoint âgé soignant. Quand on prend soin de son conjoint, on revoit son histoire, on revisite sa biographie, donc on redéfinit en quelque sorte son identité.
Donc, la place centrale qu’occupent effectivement les conjoints dans les soins aux personnes âgées malades, la remise en question de l’identité de ces conjoints et ce que révèle cette transition sur les liens maritaux de longue durée justifient pleinement que l’on revisite cette question de l’engagement du conjoint dans le soin. La construction et reconstruction identitaire constituent pour nous une clé essentielle à la compréhension de la transition au rôle de soignant chez les conjoints âgés.
Identité et soin
Pour Anthony Giddens (1991 : 53), l’identité se définit comme étant « the self as reflexively understood by the person in terms of her or his biography[3] ». Elle est une narration de soi qui est constamment rappelée et redéfinie, l’individu moderne se tournant vers lui-même pour découvrir qui il est. Ce travail de construction de soi est constant et les transitions de la vie jouent un rôle essentiel dans ce travail.
Selon Vincent Caradec (2004), les transitions sont des moments d’activation de trois processus de construction identitaire. La prise du rôle de soignant semble effectivement enclencher ces trois processus. Premièrement, les moments critiques suscitent un retour réflexif sur soi et un renouvellement du récit de soi. Le travail de Janet Corbin et Anselm Strauss (1988), auquel nous avons fait référence, a bien mis en évidence chez les conjointes soignantes ce travail de réaménagement de la biographie et de l’identité, tant individuelles que celles du couple. Deuxièmement, les transitions induisent une transformation dans l’économie de ses engagements. Plusieurs recherches ont souligné l’abandon par les soignants, notamment les conjoints, de nombreuses activités sociales et, pour plusieurs, une immersion parfois complète dans ce rôle de soignant (role engulfment) (Pearlin et al., 1990; Skaff et Pearlin, 1992). Ils deviennent ainsi captifs de ce rôle qui prend alors toute la place dans leur vie. Cette modification des engagements mène au troisième processus qu’est la transformation de l’environnement relationnel qu’impliquent les transitions. Pour les conjoints soignants, les recherches ont démontré depuis longtemps que cet environnement relationnel se contracte, se limitant souvent aux seuls membres de la famille (Pearlin et al., 1990). Par ailleurs, lorsque le conjoint est atteint de démence, il y a en plus érosion graduelle de la relation conjugale (Collins et al., 1993).
Ce changement de l’environnement relationnel est critique, car il joue un rôle important dans la construction identitaire. Si celle-ci relève d’un processus réflexif de l’individu, ce processus est dialogique. L’identité se définit et se valide au cours des interactions avec les autres. Sur ce point, tant Peter Berger et Thomas Luckmann (1992) que Vincent Caradec (2004) relèvent le rôle central du conjoint qui contribue, dans une relation d’une rare intimité, à influencer, à valider ou encore invalider l’identité de son partenaire. Par ailleurs, les individus avec lesquels il y a interaction véhiculent et actualisent des « schémas de typification » (Berger et Luckmann, 1992) ou des catégories cognitives qui renvoient à de multiples classifications sociales telles que le genre, la classe sociale, la génération, l’ethnicité ou encore le statut familial, pour ne nommer que ceux-là. Ces schémas font que les individus se font assigner une identité par les autres en fonction de leur appartenance à ces différentes catégories, ce que Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fénart (1995) ont appelé « l'attribution catégorielle ». Les individus peuvent s’identifier à ces catégories ou à cette identité assignée comme ils peuvent au contraire s'en distancer dans leur construction identitaire.
Les attentes relatives à l’engagement dans le soin et exprimées à l’égard des conjoints peuvent nous donner une indication de l’identité qui leur est généralement assignée. La comparaison entre ces attentes et celles exprimées à l’égard des enfants des parents âgés seraient particulièrement riches pour la compréhension de cette identité assignée aux conjoints.
Identité assignée : l’ultime responsable
Très peu d’études à notre connaissance ont été réalisées sur ce sujet précis. Notons toutefois que Glenna Spitze et Russell Ward, dans leur étude sur les attentes à l’égard des proches pour l’offre de soins personnels publiée en 2000, observent que les attentes envers les conjoints sont nettement plus importantes qu’à l’égard des enfants, elles-mêmes à leur tour plus élevées que celles exprimées envers les autres membres de la famille, confirmant ainsi en partie le modèle hiérarchique de Marjorie Cantor (1979). Nous avons également un aperçu de ces attentes grâce à une étude téléphonique réalisée au Québec en 2003 auprès de 1315 répondants issus de trois groupes de générations, soit les 18-30 ans, les 45-59 ans et les 70 ans et plus (Guberman et al., 2005).
Lors des entretiens téléphoniques, trois vignettes ou mises en situation ont été présentées à chaque répondant. Chacune de ces vignettes mettait en scène une personne âgée qui a besoin de soins et un proche qui pourrait lui fournir ces soins. Dans chacune d’elle, il était demandé au répondant si le proche désigné devait lui offrir les différents types de soin présentés : 1) faire des visites à la personne âgée ou des sorties avec elle; 2) l’accompagner à ses rendez-vous médicaux ou à l'hôpital, 3) préparer ses repas et faire son entretien ménager, 4) lui donner le bain et la vêtir ou la dévêtir, 5) lui donner des injections ou changer ses pansements. De plus, selon que le proche ciblé demeurait loin ou travaillait, le répondant devait indiquer si ce proche devait 6) déménager, et 7) réduire son temps de travail. La première vignette mettait en présence la personne âgée et soit son conjoint, soit son ex-conjoint; la seconde vignette, la personne âgée et soit son enfant, soit son gendre ou sa bru, soit encore son bel-enfant; la troisième vignette, la personne âgée et son frère ou sa soeur, son neveu ou sa nièce, son petit-enfant ou un ami proche. Par ailleurs, ces vignettes intégraient différents éléments de contexte, générés aléatoirement, qui pouvaient influencer les responsabilités de ce proche. Les éléments contextuels retenus étaient le sexe des deux protagonistes et leur lien familial, la situation économique de la personne âgée (revenu élevé ou modeste), la distance géographique entre les deux personnes (habitent à quelques minutes, de 30 à 45 minutes, à plus de 2 heures), le lien affectif (proximité affective, distance, tension), la situation d’emploi (travaille, ne travaille pas), la situation familiale (marié sans enfant, marié avec enfant, sans conjoint avec enfants). Nous ne présentons ici que les données relatives aux vignettes mettant en scène les conjoints et les enfants des deux sexes.
Engagement total des conjoints, engagement limité des enfants
Les attentes exprimées à l’égard des conjoints et des conjointes apparaissent nettement plus importantes que celles exprimées à l’égard des enfants (voir tableau 1). Alors que la grande majorité des répondants estime que les enfants doivent surtout voir à accompagner leur parent âgé dans leur incapacité et leur maladie en étant présents, d’une part, et, d’autre part, à assumer un certain suivi de leur situation en les accompagnant aux rendez-vous médicaux; la majorité considère que les conjoints et les conjointes, quant à eux, devraient s’engager dans les soins de nature instrumentale en effectuant des tâches ménagères et en donnant des soins personnels (donner le bain et aider à se vêtir et se dévêtir). Une importante minorité, environ 40 % des répondants, croit également que les conjoints et les conjointes devraient offrir des soins de nature clinique tels que donner des injections ou changer des pansements. Les conjoints semblent donc investis d’une responsabilité globale à l’égard de leur partenaire, devant s’investir dans les soins instrumentaux, voire cliniques, selon la majorité des répondants. Les enfants, quant à eux, ont dans l’ensemble une responsabilité nettement plus circonscrite que celle des conjoints. Comme il est tenu pour acquis dans les vignettes qu’il y a cohabitation des conjoints, celle-ci peut expliquer une part de leur plus grande responsabilisation. Effectuer des tâches ménagères pour le conjoint n’a pas la même portée que pour un enfant qui a son propre logis : dans le cas du premier, il doit de toute façon assumer cette tâche; dans le cas d’un enfant, il s’agit d’une double tâche. Pour ce qui est des soins plus personnels, tels les soins d’hygiène, plusieurs répondants considèrent probablement qu’il peut exister un certain malaise chez les enfants à donner ce type de soins fort intimes. Des enfants en situation de soins à un parent âgé nous ont d’ailleurs déjà exprimé le malaise ressenti devant la nudité de leur parent, surtout lorsque celui-ci a toujours été prude (Lavoie, 2000). Non seulement les répondants considèrent-ils que la responsabilité des enfants est plus circonscrite, mais ils semblent également voir leur engagement dans le soin comme étant plus conditionnel que celui des conjoints.
Engagement inconditionnel du conjoint, engagement conditionnel des enfants
Toujours selon le tableau 1, près d’une personne sur deux estime que les conjoints et, dans une mesure moindre, les conjointes devraient réduire leur temps de travail afin de prendre soin de leur partenaire. Ils doivent être prêts à assumer des coûts personnels au plan professionnel et, par conséquent, financier[4]. Seule une personne sur dix croit que les enfants devraient faire de même. Par ailleurs, seule une personne sur cinq s’attend à ce que des enfants déménagent afin de se rapprocher de leur parent qui a des incapacités. Ce caractère conditionnel de l’engagement des enfants et inconditionnel des conjoints s’observe également quand on regarde l’influence des éléments de contexte de la situation de soin sur les attentes exprimées par les répondants de l’étude (voir tableau 2). Avoir des enfants mineurs, occuper un travail à temps plein contribuent à réduire les attentes à l’égard des enfants, et cela, pour la plupart des types de soin à offrir. A contrario, habiter à proximité de son parent âgé et avoir été proche de lui au plan affectif contribuent à accroître les attentes. Quant aux conjoints, les variables liées au contexte semblent très peu influencer les attentes. Leur effet sur les attentes est inconsistant, à l’exception de l’emploi à temps plein qui les réduirait (de manière statistiquement significative uniquement pour ce qui est de l’accompagnement aux rendez-vous médicaux et hospitaliers, de la préparation des repas et de l’entretien ménager). Il faut noter que la présence d’enfants mineurs et la distance géographique sont les deux éléments de contexte qui contribuent le plus fortement à réduire les attentes à l’égard des enfants. Dans la mesure où on s’attend à ce que des conjoints âgés cohabitent et qu’ils n’aient pas d’enfants mineurs, cela peut contribuer à accroître les attentes à leur égard. Par ailleurs, on peut noter que, si la qualité de la relation avec le parent âgé module les attentes à l’égard des enfants, celle-ci n’influence aucunement les attentes à l’égard des conjoints. Il semble donc que le mariage instaurerait un devoir inconditionnel de solidarité entre conjoints qui n’a pas son équivalent chez les enfants et les autres membres de la famille.
Des attentes peu marquées par le genre
Par ailleurs, ce devoir semble s’appliquer autant aux hommes qu’aux femmes, et même un peu plus aux premiers qu’aux secondes. Les obligations ne devraient pas être influencées par le genre selon les répondants des trois générations de Québécois que nous avons enquêtés. Ce résultat est quelque peu surprenant considérant l’investissement nettement plus important des femmes dans le soin (nous reviendrons sur ce point). Attribuer des obligations différentes aux représentants des deux sexes ne semble pas ou plus très acceptable socialement.
Identité autoattribuée : le contrat et la confiance
Comment se positionnent les conjoints face à ces attentes liées au classement social de conjoint? Il semble en fait y avoir une forte adhésion à cette identité attribuée si l’on se fie aux résultats de trois études réalisées au début des années 2000 (Kulik, 2001; Pot et al., 2001; Spitze et Ward, 2000). Les conjoints enquêtés manifestent en très grande majorité un fort engagement à prendre soin de leur partenaire en cas de maladie, ils se voient d’emblée comme les premiers responsables du soin et semblent nettement réticents à la délégation de cette responsabilité à un autre membre de la famille ou à des professionnels. Glenna Spitze et Russell Ward (2000) rapportent également que la très grande majorité des conjoints se tourneraient d’abord, et pour plusieurs, exclusivement, vers leur partenaire pour obtenir du soutien en cas de maladie.
Prendre soin, le devoir ultime
Comme nous l’avons souligné en introduction, cet engagement se vit sur de longues années et les conjoints ne recourent souvent à l’hébergement qu’en dernière instance. Dans une recherche réalisée sur l’expérience du recours aux services de conjointes et de filles soignantes (Lavoie et al., 2003; Lessard et al., 2000), nous avons constaté chez la plupart des conjointes que la demande de services ne survenait qu’après une longue trajectoire de soin, au cours de laquelle elles n’avaient pas eu recours aux services et n’avaient souvent accepté qu’avec réticence l’aide de leurs enfants. Au moment de la demande, pour la plupart, leurs maris présentaient de très graves incapacités – souvent des démences très avancées – et nécessitaient un hébergement en institution. Lors de ce premier contact, souvent pour une demande d’hébergement, ces femmes âgées cherchaient de la part des professionnels une confirmation qu’elles avaient accompli leur devoir, que l’hébergement était la seule option. Cette confirmation visait, selon toute vraisemblance, à réduire l’énorme sentiment de culpabilité, voire de honte, qu’elles éprouvaient[5]. Nous avons constaté chez des conjoints rencontrés lors d’autres recherches que l’épuisement total semblait la seule limite acceptable, et encore, à leur engagement dans le soin à leur partenaire (Lavoie, 2000; Guberman et al., 2005).
« Pour le meilleur et pour le pire », un engagement contractuel
Cette volonté à assumer le soin et à poursuivre la cohabitation, en refusant le recours à l’hébergement en institution, était souvent justifiée par le contrat établi lors du mariage. Un conjoint âgé de quatre-vingt-trois ans, rencontré lors d’une recherche sur des rencontres de groupe de soignants, déclarait apprécier la préoccupation manifestée par ses enfants, mais affirmait catégoriquement ne pas vouloir de leur aide : il devait assumer seul les soins à son épouse. Cette responsabilité lui revenait, car il avait signé un contrat avec son épouse soixante ans plus tôt (Lavoie et Nault, 2004). La grande majorité des conjoints se réfèrent à cette notion de contrat quand ils justifient leur engagement. Ils soulignent qu’ils se sont mariés « pour le meilleur et pour le pire », qu’ils sont ensemble « dans la santé et la maladie » (Davidson et al., 2000; Ray, 2006).
Cette notion de contrat signé au mariage présente une certaine ambiguïté. Elle peut prêter à deux interprétations plutôt opposées. Le contrat peut renvoyer à une forme de régulation normative « prémoderne » du couple fondée sur le statut d’époux, indiquant ainsi la permanence des obligations issues des liens juridiques entre conjoints[6]. Ainsi, Jean-Pierre Lavoie (2000) et Mo Ray (2006) relèvent l’engagement inconditionnel de certains époux nonobstant la qualité de la relation maritale. Le soin semble certes prendre chez eux un sens différent, l’accent étant mis sur les soins instrumentaux plutôt que sur le travail de protection de l’identité du conjoint, et donner lieu à davantage de plaintes. Il n’en demeure pas moins qu’ils s’y investissent de façon importante, qu’ils sont tout aussi réticents à recourir aux services et qu’ils sacrifient de larges pans de leur vie personnelle. Ces conjoints justifient cet engagement par l’obligation, le devoir qu’ils ont de prendre soin de l’autre, certains soulignant avec une certaine fierté leur sens des responsabilités.
Le contrat et la confiance
D’autres études, toutefois, ne semblent pas confirmer ce soutien inconditionnel lié au mariage, elles indiquent plutôt que le soutien mutuel est fonction de la relation établie entre les conjoints. Selon Liat Kulik (2001), les femmes qui ont établi une relation partenariale avec leur conjoint prévoient moins d’effets négatifs au soin et sont moins disposées à déléguer les soins à d’autres, contrairement à celles qui expriment plusieurs plaintes relatives à leur mariage. Elle note également l’importance de la réciprocité qui a pu s’établir dans le cours de la vie du couple alors que les femmes qui ont déjà reçu de l’aide de la part de leur mari présentent un niveau d’engagement plus élevé. Dans leur étude sur les attentes de soutien en cas de maladie, Glenna Spitze et Russell Ward (2000) indiquent que les attentes envers le conjoint sont moindres si la relation est appréciée négativement par le répondant, notamment s’il s’agit d’une femme. Celui-ci ou plutôt celle-ci compte d’abord sur elle-même si jamais sa santé se détériorait. Dans la même veine, Serge Clément et ses collègues (1996) relèvent que dans les couples conflictuels ou à relation inégalitaire, les conjoints dispensent moins de soins et recourent davantage aux services que dans les couples à relation égalitaire. Chez ces derniers, le soin serait assumé plus facilement, plus longtemps, et serait vu comme une forme de réciprocité. Enfin, dans les couples associatifs, chacun semble se débrouiller avec ses problèmes comme cela a toujours été. La dynamique du couple et le contrat, généralement implicite, que les conjoints ont établi au cours de leur mariage seraient donc essentiels à saisir pour savoir si le conjoint assumera les soins, toujours selon Serge Clément et ses collègues. Pour eux, la notion de contrat implique donc des négociations et des choix, ce qui laisse plutôt entrevoir une régulation moderne.
Le contrat renverrait dès lors plutôt à une autre notion, celle de la confiance qui se serait développée dans le couple. Anthony Giddens (1991) a développé cette notion de confiance dans son ouvrage sur l’identité et la modernité tardive. Cette modernité tardive serait caractérisée par la réflexivité des individus et l’insécurité résultant, entre autres, de l’érosion des normes et des régulations rigides prémodernes. Dans un tel contexte, les relations qui s’établiraient entre les individus seraient organisées réflexivement et ne seraient plus dominées par des obligations liées au statut, telles les obligations familiales. L’engagement joue, toujours selon Anthony Giddens, un rôle central dans ces relations, car il est à la base de la confiance tant recherchée par les individus dans le contexte d’insécurité. Cette confiance n’est plus fondée sur les obligations liées au statut d’époux, mais se construit plutôt et essentiellement dans l’intimité du couple dans un double mouvement réciproque de faire confiance à l’autre et de se montrer digne de confiance. La notion de contrat peut très bien exprimer ce double mouvement.
Conjointe et conjoint, la question du genre
Nous avons souligné le rôle des « schémas de typification », qui renvoient à de multiples classifications sociales tel le genre, dans la construction de l’identité. On ne peut faire l’économie du genre quand il s’agit de porter un regard sur la transition au rôle de soignant chez les conjoints âgés. D’emblée, les femmes seraient plus sensibles que les hommes aux problèmes de santé de leur conjoint (Hagedorn et al., 2001) tout en ayant moins d’attentes à leur égard si elles étaient malades (Spitze et Ward, 2000). En tel cas, elles compteraient plus que leurs conjoints sur leurs enfants, surtout si elles ont des filles, ou sur elles-mêmes. Ces attentes différentes se manifesteraient dans les pratiques concrètes de soin. Si quelques chercheurs, tels Wallis Jansson et ses collègues (2001), ne voient aucune différence dans les soins apportés entre les conjoints et les conjointes, la grande majorité arrive à une conclusion tout autre. Les conjointes dispenseraient davantage de soins que leurs contreparties, elles offriraient entre autres plus de soins personnels et feraient moins appel aux services (Davidson et al., 2000; Hagedoorn et al., 2001; Ray, 2006). Anne Margriet Pot et ses collègues (2001) n’observent cependant aucune différence pour ce qui est du recours à l’hébergement en institution. Par ailleurs, le terme « soin » n’aurait pas la même résonance chez les femmes et chez les hommes. Mo Ray (2006) relève d’abord que les hommes incluent dans leur description du soin apporté à leur conjointe un ensemble de tâches domestiques, alors que la définition du soin chez les femmes se résume généralement aux tâches de soin intime telles l’aide pour le bain ou à l’hygiène personnelle. D’ailleurs, les enquêtes populationnelles tendent généralement à sous-évaluer les soins offerts par les conjointes notamment, car ce qu’elles font pour leur conjoint n’est pas défini comme des soins (Cranswick et Dosman, 2008). Cet écart révèle évidemment la socialisation et le positionnement différents des hommes et des femmes face au travail domestique et de soins (Chappell et Kuehne, 1998; Davidson et al., 2000). Cette dernière fait en sorte que toute l’expérience du soin est profondément différente entre les conjoints et les conjointes.
Les conjoints : une approche managériale, un engagement dramatique
Cet écart ferait en sorte que les hommes ont une vision plus dramatique de leur engagement dans les soins. Dans la référence au contrat établi avec leur partenaire, Kate Davidson et ses collègues (2000) notent que les hommes se réfèrent au mariage « pour le meilleur et le pire », quand ils désignent la période de soin, alors que les femmes utilisent davantage l’expression « dans la santé et la maladie ». Pourtant, les hommes conserveraient un plus grand contrôle, une plus grande autorité sur la situation de soin, alors que l’obligation jouerait un rôle moindre chez eux. Les conjoints présenteraient une approche de soin qualifiée de « managériale » par Michael Raschick et Berit Ingersoll-Dayton (2004) : ils sont plus en contrôle et peuvent choisir de faire ou de ne pas faire certaines tâches de soin, hésitant moins à déléguer ces tâches. Quant à Neena Chappell et Valerie K. Kuehne (1998), elles notent l’absence d’influence de la qualité de la relation sur l’engagement dans le soin chez les conjointes, ce qui ne serait pas le cas chez les hommes. Ceux-ci conserveraient donc une marge de liberté dans cet engagement qui apparaît dès lors plus discrétionnaire chez les conjoints, alors que les femmes se sentiraient obligées d’assumer ce rôle de soignante (Davidson et al., 2000).
Le soin des conjointes : le modèle maternel
Face au modèle managérial des hommes, les femmes présenteraient un modèle de soin à leur conjoint calqué sur le modèle de la relation mère-enfant (Raschick et Ingersoll-Dayton, 2004). En revisitant les entretiens réalisés lors d’une étude antérieure (Lavoie, 2000), il est ressorti que la métaphore du bébé pour décrire la situation de soin ou encore la personne dont on prend soin est essentiellement utilisée par les conjointes et non les conjoints. Cette image du bébé n’est pas utilisée pour marquer le caractère infantile de son conjoint, mais plutôt pour faire comprendre au chercheur l’incommensurabilité de leur engagement et de leur responsabilité de même que la quintessence des soins qu’elles apportent à leurs conjoints : « j’en prends soin comme si c’était mon bébé ». Ce modèle féminin de soin, normé et internalisé, ferait en sorte que le soin représente une certaine continuité chez les femmes et une rupture chez les hommes (Davidson et al., 2000). Cela dit, pour plusieurs conjointes, la présence d’incapacités chez leur conjoint fera en sorte qu’elles ont à assumer certaines tâches habituellement dévolues aux hommes telles que plusieurs travaux d’entretien de la maison, la conduite automobile ou la gestion des finances du ménage (Ray, 2006).
Le modèle de soin normé et internalisé des conjointes amènerait plus souvent celles-ci à faire appel à la notion de devoir pour expliquer leur engagement. Il expliquerait également le degré moindre de satisfaction face au soin des conjointes comparé à celui des conjoints, toujours selon Kate Davidson et ses collègues (2000). Dans la même veine, Michael Raschick et Berit Ingersoll-Dayton (2004) soutiennent que l’engagement des conjointes, fondé sur de fortes normes sociales, serait vu comme normal. Les conjointes assumeraient alors davantage de coûts associés au soin et recevraient moins de gratifications à le faire. La présence de gratifications dépendrait de la réaction de leurs conjoints : s’ils aident leurs conjointes ou s’ils se montrent appréciatifs, cela procurerait à ces femmes une forme de réciprocité. Pour plusieurs d’entre elles, cette réciprocité n’existerait tout simplement pas, tant ce qu’elles font pour leur conjoint est vu comme normal, comme allant de soi.
Conclusion
L’engagement des conjoints âgés envers leur partenaire quand arrivent la maladie et l’incapacité demeure sans équivalent. Ils s’investissent dans le soin comme aucun autre membre de la famille ne le fait. Pourtant, cet engagement a suscité relativement peu d’intérêt chez les chercheurs de la plupart des disciplines, notamment les sociologues. La régulation de cette transition au rôle de soignant demeure incertaine. Tient-elle du statut, de l’institution traditionnelle du mariage et des obligations de solidarité qui en découlent? Tient-elle plutôt de la confiance et de son mouvement réciproque de faire confiance et d’être digne de confiance, élément fondamental de la relation pure qui se construit dans l’intimité et qui caractérise le mariage moderne? Prend-on soin par devoir ou par amour? Peut-être par les deux, ces deux dynamiques se juxtaposant dans le mariage de ces vieux conjoints? Ou plutôt, comme nous le soutenions dans un travail précédent (Lavoie, 2000), l’obligation peut exister sans affection, mais s’il y a affection, il y a obligation à prendre soin. Obligation autostipulée, car il faut montrer à l’autre que l’on est digne de sa confiance.
Si la régulation des mariages de longue durée et les modifications à cette régulation qu’impliquent la transition au soin demeurent peu étudiées, nous savons que l’investissement est majeur, qu’il semble peu négociable et que ses limites sont souvent extrêmes, surtout chez les conjointes. Pourtant, cet engagement est souvent invisible, surtout lorsqu’il est le fait d’une conjointe. Pour la plupart des professionnels, il s’inscrit dans l’ordre des choses (Clément, 1996). Il en est autrement pour les hommes, les tâches de soin n’étant pas de leur ressort. D’ailleurs, les hommes rendent leurs soins plus visibles en y incluant l’ensemble des tâches domestiques (Ray, 2006). Tant les professionnels que les conjoints reflètent ainsi le positionnement différent des hommes et des femmes face au travail de soin.
L’invisibilité des conjoints et le fait de considérer leur engagement comme évident se justifient difficilement tant au plan de l’intervention et des politiques qu’au plan scientifique. Avec le vieillissement de la population et la tendance grandissante de l’État à déléguer les soins aux solidarités privées (Lavoie et al., 2005), les conjoints semblent appelés à en dispenser une part grandissante, alors que le soutien potentiel en provenance de leurs enfants apparaît de plus en plus incertain et limité. Par ailleurs, avec la montée des unions libres, des désunions et des remises en couples successives, les couples âgés présenteront une plus grande hétérogénéité. La proportion de personnes âgées divorcées ou vivant en union de fait qui était de moins de 10 % en 2001 devrait plus que doubler d’ici 2011 (Duchesne, 2007). Quelles seront les conséquences de cette diversification sur les identités conjugales et sur l’engagement des conjoints de demain? À notre connaissance, aucune étude n’est parue sur ce sujet. Les deux seules que nous ayons recensées portent sur la réaction des enfants et beaux-enfants à la situation de soin lorsqu’il y a eu divorce ou remise en couple récente de leur parent (Daatland, 2007; Sherman et Boss, 2007). Encore là, l’attention se porte sur les relations intergénérationnelles, alors que pour les chercheurs, l’engagement du conjoint semble toujours aller de soi.
Parties annexes
Notes
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[1]
En français, la désignation de ce que font les membres de la famille pour un proche qui a des incapacités et la désignation de cette personne posent problème. On utilise généralement les termes « aide » et « aidant ». Ces termes posent problème, car l’aide désigne généralement des gestes concrets qui peuvent être destinés à un ensemble de personnes. Il ne recouvre pas la notion de souci de l’autre, contrairement au terme anglais « care » qui inclut à la fois les notions de « care for » (le faire) et de « care about » (le souci). En français, le mot « soin » est souvent réservé à des actes professionnels ou cliniques alors qu’il recouvre bel et bien les mêmes deux dimensions qu’en anglais. En effet, le Petit Robert définit ainsi le mot soin : « préoccupation qui inquiète », « s’occuper du bien-être de quelqu’un » et encore « actes par lesquels on soigne » (1993 : 2104). Dans ce texte nous utiliserons donc les termes « soin » et « soignant » pour désigner successivement ce que font (tant au plan physique que cognitif) les personnes pour un proche qui a des incapacités et la personne qui prend soin de ce proche.
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[2]
L’ouvrage classique publié en 1988 par Janet Corbin et Anselm Strauss, Unending Work and Care: Managing Chronic Illness at Home, est demeuré un exemple trop rare.
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[3]
Vincent Caradec en a fait la traduction suivante : « le soi tel qu’il est conçu par l’individu, de manière réflexive, en termes biographiques » (2004, p. 11).
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[4]
C’est probablement l’aspect financier lié à la vie professionnelle qui explique qu’une plus grande proportion de répondants s’attende à ce que les conjoints diminuent leur temps de travail comparativement aux conjointes.
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[5]
La demande de services des filles, qui venait bien plus tôt dans la trajectoire de la maladie et de soin, s’inscrivait, quant à elle, dans une logique de conciliation des multiples engagements liés à la vie familiale et la vie professionnelle.
-
[6]
L’évolution du Code civil québécois, issu du Code napoléonien, a généralement eu pour effet de limiter la portée des obligations familiales sauf pour ce qui est des liens conjugaux. Dans ce cas, les protections légales ont été renforcées, notamment en limitant la liberté de test et en maintenant l’obligation de soutien mutuel (Lavoie et al., 2005)
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