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Dans mes continuelles extases, je m’enivrai à torrents des plus délicieux sentiments qui jamais soient entrés dans un coeur d’homme. Oubliant tout à fait la race humaine, je me fis des sociétés de créatures parfaites, aussi célestes par leurs vertus que par leurs beautés, d’amis sûrs, tendres, fidèles, tels que je n’en trouvai jamais ici-bas.
Jean-Jacques Rousseau (Les confessions II, p. 183)
Les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des remèdes. La prudence les assemble et les tempère et elle s’en sert utilement contre les maux de la vie.
La Rochefoucauld (Maximes, 182)
De même qu’il y a de la bonne et de la mauvaise musique, il y a de bonnes et de mauvaises drogues. Et donc, pas plus que nous ne pouvons dire que nous sommes « contre » la musique, nous ne pouvons dire que nous sommes « contre » les drogues.
Michel Foucault (Dits et écrits IV, p. 738)
Drogue et société, voilà deux mots familiers que nous employons sans nous interroger sur leur signification. Cette familiarité leur procure chacun une polysémie variable selon l’usage et l’intention. On parle volontiers de l’amour comme d’une drogue douce ou dure. On compare les dépendances comportementales à des drogues. Jusqu’à la philosophie qui devient drogue (Tellez, 2012) ! On parle de société secrète, de société intoxiquée (Xiberras, 1989) ou encore de société globale comme si le mot société allait de soi. Vraiment ? Au départ de ce numéro [1], il y a l’idée que derrière l’impression de connaître les sens des mots « drogue » et « société » se dissimulent des représentations qui constituent autant de biais subjectifs dans nos approches. Le défi est ambitieux : interroger la notion de drogue sous l’angle de la société et à la fois questionner les conceptions de la société depuis la perspective des drogues. Le territoire à couvrir est immense. Aussi a-t-il fallu privilégier des pistes d’explication parmi plusieurs.
L’histoire des notions de drogue et de société est marquée par les mêmes vicissitudes. Toutes les deux s’introduisent dans l’épistémologie moderne en portant les espoirs de progrès du positivisme. Toutes les deux connaissent le désenchantement du 20e siècle en se révélant des vecteurs d’exclusion. Autant les bons que les mauvais usages des drogues se distinguent historiquement selon les classes et les statuts, autant de nos jours les sociétés se définissent principalement par ce qu’elles ne sont pas et ce qu’elles excluent. Sans entreprendre une histoire des notions de drogue et de société, rappelons le passage d’une conception essentiellement positive de la société et des drogues à une représentation davantage négative, sinon ambivalente.
Sur la notion de société
Du latin societas dérivé de socius (associé, compagnon), le mot société apparaît en français vers 1140 [2]. Son occurrence dans les traités philosophiques est cependant rare avant la fin du 17e siècle. Les moralistes du 16e et du 17e siècle l’utilisent en faisant principalement allusion à la vie de salon et à l’art de conversation [3] de la « bonne société ». « La ville, explique La Bruyère (1688), est partagée en diverses sociétés, qui sont autant de petites républiques, qui ont leurs lois, leurs usages, leur jargon, et leurs mots pour rire » (La Bruyère, 2008 : 270). On assiste avec les moralistes à une sécularisation de la notion de société qui devient un « espace sans hiérarchie » où « la sacralité dérivée de la cour » ne subsiste plus (Parmentier, 2000 : 130). « Dans la société, c’est la raison qui plie la première » (La Bruyère, 2008 : 226).
Au 18e siècle, la noblesse de la « société de cour » rivalise de plus en plus avec les couches bourgeoises ascendantes, en particulier avec les financiers dont elle ne peut se passer du soutien pour maintenir leur train de vie (Elias, 1985 : 40-45). Rang social et puissance sociale ne coïncident plus dans les années qui marquent la fin de l’Ancien Régime (ibid. : 308-309). Une nouvelle « société civile » se dessine. Telle que la conçoit Locke (2008 [1690] : 256-292) elle est l’union d’« un certain nombre de personnes » formant d’un « accord mutuel » un « corps politique » dans le dessein de « conserver leurs propriétés » que sont leurs vies, leurs libertés et leurs biens [4]. C’est, ni plus ni moins, la « société bourgeoise » des propriétaires veillant « à détourner la part d’intervention du pouvoir dans leurs intérêts communs » (Habermas, 1993 : 65-66).
La société est une abstraction conceptuelle qui se confond tantôt avec l’État, tantôt avec la nation tout en se distinguant du peuple. Le « peuple » est toujours à part ou à la traîne dans les représentations dominantes et une menace pour les institutions de la vieille société (Michelet, 1974 [1826] : 151-153). Pour Montesquieu, qui appartient à la « noblesse de robe », les bourgeois sont le peuple (Elias, 1985 : 52). Lorsqu’il émerge comme « acteur historique », le peuple est « toujours un transgresseur par rapport à la situation antérieure » (Laclau, 2008 : 265). Sinon, il n’existe pas (Rancière, 2013 : 139).
Le « contre-sujet » société naît principalement d’un discours de réaction à l’encontre des « constructions héritées du droit naturel » (Karsenti, 2013 : 156-157, italiques de l’auteur). Les penseurs des Lumières ont fait de la raison la base de sa fondation et de ses lois un thème de prédilection. Grâce à la « Raison universelle » et au « progrès de la conscience » (Hegel, 1965 [1803]), on substitue à l’image passionnée et quasi religieuse de la nation le concept soi-disant plus objectif de la société civile qui trouve dans le « contenu rationnel » de l’État et les principes du « droit comme loi » sa forme première (Hegel, 1940 [1820]). La « société de savants [5] » est le modèle parfait (Gusdorff, 1966 : 74).
Quand Auguste Comte imagine la science de la société qu’il nomme sociologie, il a en tête une certaine conception de l’ordre et du progrès issue de cette même raison universelle [6]. Les fondateurs de la sociologie moderne (Tonnies, Spencer, Durkheim) s’inspirent à leur tour du positivisme comtien pour concevoir l’image coercitive de la société. La contrainte est la caractéristique de tout fait social, affirme Durkheim (1963 : 121). La supériorité de la société « n’est pas seulement physique, mais intellectuelle et morale ». L’individu est dominé par une force naturelle qui « sort des entrailles de la réalité » et qui l’amène à s’y soumettre (ibid. : 121-122). La société se confond avec la réalité (Bauman, 2005 : 66). Et elle est d’abord, pour Durkheim, une réalité morale (Laval, 2012 : 336 ; Habermas, 2012 : 184, italiques des auteurs). La société (gesellschaft) est conçue comme une totalité naturelle succédant à la communauté (geimeinschaft) qui est première (Tonnies 1887 ; Durkheim, 1889). Elle prend la forme idéalisée d’« un groupe formé par une pluralité d’individus associés » (Durkheim, 1967 : 42). Une représentation qui ne subsiste pas au 20e siècle marqué par les affres du totalitarisme et les déchirements des idéologies nationalistes. On parle moins désormais de solidarité mécanique ou organique et plus de « la société du mépris » (Honneth 2008). Les réalités que nous appelons « regrettablement » sociétés sont en fait, dit Sloterdijk, « des associations agitées et asymétriques de pluralités d’espaces dont les cellules ne peuvent être ni véritablement unies, ni véritablement séparées » (2006 : 231 et 50). Il faut les approcher comme des associations d’éléments hétérogènes dont on ne connaît pas a priori la composition (Latour, 2007 : 232). Une chose cependant : pour parler d’une société, celle-ci doit nécessairement être « définie par quelque particularité, par quelque exclusion [7], ne serait-ce que par un nom » (Balibar, 2011 : 58, italiques de l’auteur).
Les limites de la société sont celles de l’exclusion.
Sur la notion de drogue
Les origines du mot drogue sont incertaines. On le retrouve au 16e siècle dans différentes langues européennes et il recouvre alors plusieurs significations. Dans le dictionnaire de Trévoux de 1752, il est défini comme « un terme général de marchandise d’épiceries » provenant « surtout de pays éloignés ». Les drogues sont les panacées des apothicaires (cf. infra dans ce numéro l’article de Nourrisson). Elles s’introduisent dans l’imaginaire moderne marquées par l’ambivalence du pharmakon, soit à la fois remède et poison.
Dans l’état de nature, raconte Rousseau (1754), l’homme n’a guère besoin de remèdes et encore moins de médecins. Plusieurs ont parfaitement guéri de blessures considérables sans être « tourmentés d’incisions, empoisonnés de drogues, ni exténués de jeûnes » (Rousseau, 1992 : 180). « Les stimulants qui enivrent offrent, dit Kant (1797), un moyen physique d’exciter ou d’apaiser l’imagination. »
« Les uns, en tant que poisons, affaiblissent la force vitale (certains champignons, le Porsch, l’aconthe sauvage, la Chica des Péruviens, l’ava des Indiens des mers du Sud, l’opium) ; d’autres lui redonnent vigueur ou du moins exaltent le sentiment qu’on en a (les boissons fermentées, le vin et la bière, ou l’esprit qu’on en extrait, l’eau de vie) ; mais tous sont contre nature et factices »
Kant, 1988 : 48-49
Les propriétés des psychotropes varient selon les individus et les groupes. « Il en est de la liberté » comme « de ces vins généreux, propres à nourrir et fortifier les tempéraments robustes […], mais qui accablent, ruinent et enivrent les faibles et délicats » (Rousseau, 1992 : 147). Le peuple est le premier à en écoper. Non seulement le « mélange de spiritueux » qu’on lui vend sous le nom de vin l’empoisonne-t-il, mais il l’avilit (Michelet, 1974 [1846] : 122). Déjà, dans les représentations médicales et morales du 18e siècle distingue-t-on fondamentalement les effets néfastes des alcools distillés « pourvoyeurs de vices » et de maladies diverses des bienfaits potentiels des boissons fermentées consommées avec modération. Mais ce n’est qu’en 1849 que le néologisme alcoolisme en tant que catégorie médicale fut inventé avant de devenir un « fléau » largement associé aux comportements des classes populaires (Dargelos, 2006 : 68). Les conditions du bon usage dépendent non seulement des contextes, mais des statuts des usagers comme des substances.
Pourtant, les drogues portaient durant la première moitié du 19e siècle les espérances du progrès et de la vie moderne. L’industrialisation de la société et les avancées technologiques permettaient de croire en la conception de drogues toujours plus efficaces desquelles on extirpe la part de poison pour ne conserver que celle du remède. À l’époque, l’opium est « promu remède universel ». L’automédication des drogues est la norme. La drogue « exprime le souci proprement moderne de se prendre en charge ». Elle est une des « techniques pour obtenir un confort intérieur » (Ehrenberg, 1995 : 54-55). Cette version moderne du mythe de la drogue parfaite, lequel ne disparaît jamais, est fortement malmenée dans les dernières décennies du 19e siècle avec la montée des ligues de tempérance et la mouvance prohibitionniste. On assiste avec la venue du 20e siècle au glissement de la figure du pharmakon à celle du toxikon (Rosenzweig, 1998). La drogue-remède cède toute la place à la drogue-toxique [8]. Faire allusion à la drogue éveille dès lors dans les esprits une image d’illégalité et de dangerosité.
On ne parle pas, du moins en français [9], de « la drogue » comme on parle « des » drogues. Au singulier, elle est surtout une vague catégorie populaire à connotation péjorative [10], tandis qu’au pluriel, ce sont des substances – produits – que l’on distingue par un nom spécifique et qui relèvent davantage des experts et pseudo-experts, incluant les usagers [11]. Dans les faits, on constate qu’il est difficile de démêler dans l’espace public les représentations subjectives associées à l’image de la drogue des définitions objectives des drogues, psychotropes ou autres stupéfiants. Que l’on parle de la drogue ou des drogues, nous sommes toujours dans le flou représentationnel de la norme et de la marge.
Ambiguïtés des limites
Les notions de drogue et société ne se réduisent ni l’une ni l’autre au logos de la rationalité. Toutes les deux véhiculent dans leur conception les formes imaginaires irréductibles – irrationnelles – du mythos de leur origine. Leurs explications basculent constamment entre mythe et raison. On ne peut les comprendre en faisant abstraction de la tension qui est celle des limites ambivalentes qui les définissent, limites qui sont aussi des passages, des frontières, entre différents états d’être et du monde. La première de ces limites est l’illusion occidentale de la nature humaine (Salhins, 2009). Illusion qui est à l’origine des conceptions ambivalentes du mal et du bien et qui trouve dans les représentations antinomiques d’Hobbes et de Rousseau de la société sa forme canonique moderne. Si pour Hobbes le mal originaire est dans l’état de nature, pour Rousseau « l’homme est naturellement bon » ; c’est la société qui est la cause de tous ses vices (Mairet, 2000 ; Rousseau, 1992 [1750] : 108). Malgré leurs divergences, Hobbes et Rousseau posent tous les deux « une discontinuité entre l’homme de la nature et l’homme politique ». Aussi le « contrat social » constitue-t-il pour eux la réelle naissance de l’humanité (Dumont, 1983 : 113).
Découlent de la fable moderne du bien et du mal différentes conceptions de la raison, de la volonté et de la liberté [12]. « La nature a délégué la raison au gouvernement de notre volonté » dit Kant (1990 [1785] : 90), alors qu’ailleurs il fait « du concept de la liberté un principe régulateur de la raison » (Kant, 1985 [1788] : 76). Il est éloquent que les débats contemporains sur les usages et le commerce des drogues incluant l’alcool se situent dans le prolongement de la réflexion sur la volonté et la liberté et sur les « limites de l’autorité de la société sur l’individu » (cf. Mill, 1990 [1859]).
Selon Foucault (2014), l’expérience de la drogue consisterait à « effacer les limites », à « mettre hors circuit toutes les exclusions » et à « se poser à ce moment-là, la question : qu’en est-il du savoir ? » L’impression de « franchir une frontière peut-être interdite » et de pénétrer à ses risques et périls « dans un monde inconnu » abonde dans la littérature de la drogue. Trois dimensions de l’expérience caractérisent spécialement ce monde auquel la drogue donne accès : « la dissolution du schéma corporel, l’éloignement des repères d’espace et de temps, l’effacement de la frontière séparant le sujet de l’objet » (Hulin, 2014 : 124-125, mes italiques). Est-ce un nouveau savoir ? Le savoir avant la drogue est-il encore valable (Foucault, 2014) ?
Se pencher sur la drogue et ses usages dans ses rapports avec le monde implique le questionnement sur le brouillage des frontières et des savoirs. À quels champs de savoir et d’expérience le signifiant « drogue » ou son équivalent se rattache-t-il ? Ces champs s’interpénètrent-ils ou se dissocient-ils ? Comment séparer la part individuelle des usages de la part collective ? Quelles sont les limites de l’expérience privée et de la légalité ? Pourquoi les effets des drogues changent-ils selon les contextes et la signification des usages ? Voilà quelques-unes des questions parmi de nombreuses autres que soulève la thématique de « la drogue aux limites de la société ».
Par ses dimensions plurielles aux confins de multiples registres normatifs, la notion de drogue se révèle un prétexte tout désigné pour explorer les limites constitutives de la société. Des limites arbitraires non pas fixes et solides, mais incertaines et fluides, des limites franchissables, créatrices d’inclusion et d’exclusion qui se multiplient depuis l’intérieur de la « société globale » (Latouche, 2012 ; Bauman, 2013 ; Agier, 2013).
Nous proposons dans ce numéro de DSS de partir, pour reprendre la formulation de Whitehead (1995 [1929] : 92), à la découverte de la « société corpusculaire » formée de faisceaux d’objets persistants que sont les personnes et les entités. Une société qui est en fait un collectif marqué par la « porosité des frontières ontologiques » entre existants humains et non-humains, un collectif qui n’est pas fermé substantivement, mais qui se caractérise « par la discontinuité introduite à son pourtour du fait de la présence ostensible à proximité d’autres principes de schématisation des rapports entre les existants » (Descola, 2005 : 393 et 425). Nous nous retrouvons alors non pas devant une société mais à la rencontre d’un univers pluraliste, un « multivers » de sens où chaque partie, chaque élément se rattachent aux autres par une concaténation de relations dont la totalité échappe à l’emprise de la rationalité (James, 2007 [1909]).
L’expérience des limites
Ce long préambule, brossé à gros traits et rempli de raccourcis, n’avait pour objectif que de relever quelques-unes des balises conceptuelles entre lesquelles s’est orientée la thématique sans sujet de « la drogue aux limites de la société ». Sans sujet en effet, car il ne s’agit pas de développer sur un thème précis en particulier, mais plutôt d’ouvrir différentes pistes de réflexion en les faisant converger autour des analogons drogue et société. Nous n’abordons pas les signifiants drogue et société comme des notions à définir ou à expliquer, mais comme des points de repère versatiles dont la représentation change selon l’image que chacun s’en fait.
La construction de ce numéro double de la revue DSS s’est élaborée sous le mode de l’essai. Tous les auteurs [13] ont été invités à collaborer en étant libres de développer à partir de leur propre compréhension de la thématique. Le rôle de la coordination a consisté principalement à diversifier les pistes interprétatives afin de couvrir le plus vaste territoire possible. Chaque auteur devenait en ce sens un guide particulier nous faisant découvrir, depuis sa perspective de recherche, son regard sur certains aspects de la thématique telle qu’il ou elle la conçoit. Avec pour résultat que chaque article constitue une partition différente d’une composition polyphonique dont les liens et recoupements se révèlent dans la réflexion que ceux-ci suscitent sur les limites conceptuelles de la drogue et de la société. Aussi le lecteur est-il invité à son tour à penser aux limites de la drogue et de la société à partir de sa propre perspective et compréhension des enjeux soulevés par les auteurs.
Un des premiers constats qu’on ne manquera pas de noter est à la fois la timide présence de la société ainsi que les points de vue divergents à propos de la drogue. En effet, la société est la plupart du temps présente en filigrane dans les textes des différents auteurs, lorsqu’elle n’est pas une vague idée sans ancrage défini. Quant à la notion de drogue, elle est pour une majorité d’auteurs interprétée à travers le prisme négatif de la drogue-toxique. Cela dit, nous verrons que ces mêmes auteurs considèrent sous un oeil positif les substances – nominalement définies – se rangeant plus ou moins sous la catégorie drogue-remède du pharmakon. D’où l’intérêt d’entreprendre une lecture dialogique de chaque article en croisant notre regard et nos conceptions sur les dimensions limites de la drogue et de la société avec celui et celles des auteurs. Le croisement des perspectives dans la rencontre avec l’autre devient en quelque sorte une expérience des limites issues de la mouvance des normes et des frontières. Cette ouverture multiperspectiviste se noue et dénoue dans les va-et-vient de la lecture croisée de chacun des textes qui composent ce numéro thématique double. Notre objectif sera en partie atteint si, au terme de ce parcours textuel, le questionnement sur les notions de drogue et de société suscite une intention de dépasser le simple horizon des clichés pour se demander de quel type de drogues voulons-nous ou pas et de quelle société parlons-nous ? Un dessein ambitieux qui exige de penser ensemble les limites de la société et de la drogue.
Bien que chaque article soit indépendant des autres, nous avons vu à nouer entre chacun des fils conducteurs permettant de développer dans différentes directions la réflexion sur notre questionnement initial. Pour ce faire, nous avons divisé arbitrairement les deux numéros en regroupant les articles sous le sous-thème des « représentations » dans le premier cas et des « pratiques » dans le deuxième. Cette division est en effet arbitraire dans la mesure où les représentations et les pratiques sont deux versants indissociables des réalités humaines.
Représentations des drogues et de leurs usages : à propos des articles
Nous proposons dans ce premier numéro de partir sur la piste de la drogue – sans égard à ses qualités positives ou négatives – en empruntant un parcours qui nous conduira dans le temps et dans l’espace des représentations. Guidés par le regard de chacun des auteurs, nous suivrons différents trajets se croisant dans les carrefours transformateurs des usages des drogues, carrefours qui constituent autant de limites, de passages et d’interconnexions possibles entre des univers de sens souvent inconciliables. De la découverte du Nouveau Monde avec ses drogues exotiques jusqu’à la réalité virtuelle du cyberespace avec ses drogues psychédéliques, notre odyssée nous entraînera dans des mondes pluriels et des sociétés clivées où coexistent, parfois en harmonie, parfois en tension, humains et non-humains, entités visibles et invisibles, vivants et non vivants.
Le numéro s’ouvre par un retour dans le temps. L’historien Didier Nourrisson revient sur les résultats de ses recherches et présente en accéléré l’évolution des représentations des drogues depuis les cinq derniers siècles. En prenant l’exemple français pour plaque tournante, nous nous déplaçons dans l’espace géographique et l’espace social depuis la découverte des drogues du Nouveau Monde au 16e siècle jusqu’aux législations actuelles de la santé publique. Nous voyons que les représentations des usages se transforment dans les passages entre les continents et entre les classes. Les produits exotiques prisés par la « bonne société » deviennent des drogues condamnées pour leur usage avec leur popularisation. Ce sont moins les drogues que leurs « usagers qui inquiètent ». D’un « signe de savoir-vivre », l’abus des drogues et de l’alcool évoque une imagerie de « turbulence sociale » lorsqu’associé aux réalités des classes populaires. Médicalisation et moralisation des usages vont de pairs. La spécificité du genre n’y échappe pas alors que se banalise au début du 20e siècle la représentation de la femme « hystérique de la consommation ». La représentation des drogues et de leurs usages se révèle ainsi une construction normative qui varie constamment avec l’évolution de la société.
Avec l’article de Sébastien Baud, nous nous déplaçons vers un paysage chamanique internationalisé logé aux confins de multiples sociétés ou, si l’on préfère, aux limites de multiples mondes se heurtant et s’interpénétrant et entre lesquels les « modernes » voyagent « en chair et en os » à la rencontre de leur chamane et aussi « en esprit » à la rencontre des entités invisibles et non humaines. Dans ce multivers où tout est interrelié, les drogues – jamais nommées ainsi par l’auteur – ne sont pas des substances que l’on consomme pour leurs effets, mais des signifiants – des véhicules – plurivoques ouvrant les voies de la connaissance vers d’autres perspectives. Elles sont des véhicules facilitant « la métamorphose passagère et dangereuse » du « devenir-autre ». En suivant les circuits du « cheminement spirituel » empruntés par le « tourisme chamanique » en quête de l’ayahuasca, entre la forêt amazonienne et le pays andin, Baud nous fait découvrir un paysage multidimensionnel où se brouille la frontière entre un en-dedans et un en-dehors, entre l’individuel et le collectif, et où les « modernes » constituent un vecteur incontournable de transformation, pour le meilleur et pour le pire.
L’exploration de cet « espace autre » qui se révèle avec « l’expérience psychotrope » (cf. Baud), se poursuit avec l’article de Julie Laplante. L’auteure nous invite à nous placer cette fois-ci au milieu des choses, entre l’humain et le non-humain, pour découvrir le devenir-autre qu’est le « devenir-plante ». Nous suivons à rebours son parcours de recherche transcontinental qui, de l’Amazonie brésilienne à Java en Indonésie en passant par Cape Town en Afrique du Sud, l’amène à poser un regard toujours renouvelé sur « l’enlacement humain-plante » dans l’art de guérir. Le « devenir-plante » des guérisseurs nous introduit dans des univers de sens rhizomatiques, sans commencement ni fin, où s’emmêlent la nature et la culture, le monde du rêve et des forces invisibles, et où « le social est toujours en train de se faire ». L’expérience de proximité de la chercheuse nous guide à travers les « agencements-vie fortuits possibles entre les plantes et les humains » sur lesquels repose l’efficacité (symbolique) des élixirs, remèdes ou autres drogues (dans ce cas-ci ladite « plante savante » ayahuasca). Il ne s’agit pas ici de prendre passivement une « drogue » en attente de ses effets biopharmaceutiques particuliers, mais plutôt de s’agencer favorablement et globalement – depuis l’entre-deux des enlacements – avec le devenir « toujours en action » de la plante ou du psychotrope.
L’article de Christian Ghasarian nous introduit ensuite dans les passages de sens de la mondialisation des sociétés postindustrielles. Nous suivons le chercheur en Europe et en Amérique sur la piste des spiritualités alternatives et des nouveaux rituels impliquant l’usage de plantes psychotropes. Nous le suivons dans son questionnement sur les motifs et les représentations des personnes qui, dans leur quête spirituelle, « mobilisent des savoirs et des pratiques autres, en décalage avec le sens commun dominant », où la plante est censée favoriser l’introspection en soi. Nous nous immisçons dans le vécu de ces milieux cérémoniels par l’entremise des expériences d’observation participante du chercheur dans une démarche qu’il qualifie d’« anthropologie compréhensive ». N’ayant auparavant jamais consommé de « drogues », l’usage des plantes dans le cadre des rituels l’a aidé, explique-t-il, à dépasser les jugements préconçus et à mieux comprendre les expériences des personnes impliquées. Les réflexions présentées dans l’article résultent de cette combinaison des expériences – de cette « intersubjectivité qui se construit » – soulignant l’importance de la notion de développement spirituel et de la dimension thérapeutique dans les « investissements sous-jacents » aux usages néochamaniques des psychotropes. Nous ne serions pas alors dans la « culture de la drogue », car pour Ghasarian – et tout l’article s’affaire à montrer pourquoi – loin d’être une « échappatoire ludique » le recours aux plantes chamaniques dans le contexte des ritualités s’inscrivant « dans la recherche d’une altérité intérieure » s’apparente plutôt à un travail spirituel.
L’exploration des « altérités liminales » (cf. Ghasarian) relève d’une toute autre forme d’expérience ontologique pour les voyageurs de l’hyperespace de la DMT. L’article de Graham St.John nous introduit dans le monde sans ancrage et désincarné de la réalité virtuelle. Nous découvrons une communauté d’usagers qui se tisse dans les mailles invisibles du cyberespace à partir du partage de leurs expériences de la DMT, une puissante drogue psychédélique que l’on se plaît à définir comme un « enthéogène ». Les récits des expériences personnelles échangés sur des sites Internet spécialisés brossent un tableau féérique de la « transe DMT » où se mêlent science-fiction et esthétique métarituelle. L’analogie avec l’expérience de mort imminente et l’expérience de la « percée » (breakthrough) d’un espace liminaire se comparant à un dôme fonde la limite conceptuelle de cette communauté virtuelle qui existe par-delà les contextes d’usage. La force du texte de St.John est de montrer la surdétermination des représentations véhiculées dans le cyberespace sur les usages et les effets de la DMT. Une communauté virtuelle d’usagers se crée dans l’invention d’un langage ésotérique imageant une expérience prétendument inexplicable avec des mots. L’usage de la DMT relève d’une forme de rite individuel centré principalement sur la transpercée d’un espace liminal autre et non pas sur un devenir postliminal comme c’est le cas dans les rites de passage conventionnels.
Avec l’article d’Hélène Poliquin qui clôture ce numéro, nous changeons complètement de perspective. Des représentations des usagers sur leurs pratiques, nous passons à celles véhiculées dans la société par les milieux d’intervention à propos des « utilisateurs de drogues par injection » (UDI). L’auteure entreprend notamment la déconstruction critique des principales notions qui orientent les approches en santé publique auprès de ce « groupe » de la population ciblé « à risque » pour ses conduites jugées dangereuses. Elle explique que même si ces notions (risque, vulnérabilité, autonomie, souffrance, iniquité sociale, etc.) aident à comprendre certains aspects de la vie des individus, elles ne constituent pas moins des étiquettes réductrices de la complexité et de la diversité de leurs réalités qui limitent les interventions et qui contribuent à la mise à distance, voire à l’exclusion sociale des personnes UDI. Poliquin nous invite à user de créativité et à humaniser la réponse sociale en renversant, entre autres, le paradigme dominant selon lequel les personnes UDI ont perdu le contrôle de leur vie et en insistant sur l’importance de les approcher dans leurs projets de vie et leur « en devenir ». Il importe en ce sens de reconnaître les dimensions potentiellement structurantes de la vie et des pratiques des personnes UDI pour considérer ces dernières non plus seulement comme des victimes de leur propre malheur, mais comme des personnes ayant la capacité de se réinventer et de participer à la société.
Aussi variées soient-elles, les différentes perspectives sur les représentations de « la drogue » abordées dans ce numéro se croisent toutes à l’ultime frontière qui est celle du corps tiraillé entre les limites personnelles et communes des expériences, entre la part privée et la part publique des usages. La frontière du corps, les limites du privé et du public, sont celles-là mêmes que cherche à dépasser l’expérience des drogues et à partir desquelles se construisent les normes et les représentations qui définissent et englobent les usages dans leurs rapports avec « la société ».
Parties annexes
Remerciements
Ce numéro n’aurait pu se réaliser sans l’apport de multiples collaborateurs. Depuis l’ensemble de l’équipe de la revue DSS jusqu’aux auteurs, leurs noms sont trop nombreux pour risquer d’en oublier un dans nos remerciements. Aussi aimerions-nous insister sur la part invisible de cette réalisation collective en exprimant notre extrême gratitude envers les réviseurs anonymes qui se sont investis en commentant les articles et en les alimentant de leurs judicieuses remarques. Enfin, l’arrivée à la première étape de notre parcours n’aurait jamais été possible sans la participation inestimable de notre collègue François Gauthier, professeur à l’université de Fribourg en Suisse. Ce dernier a été le phare qui a guidé au départ le numéro dans son aventure intercontinentale. Notre reconnaissance ne sera jamais assez grande et nous espérons qu’il retrouve dans ce numéro quelques éclats de la lumière qu’il a apportée avec générosité et brio à sa réalisation.
Notes
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[1]
Rappelons pour la petite histoire que l’idée de ce numéro thématique est née dans la foulée de la préparation du numéro sur les jeux de hasard (Drogues, santé et société, 2013, volume 12, no 2) Après plusieurs années de refus et de réticences, le comité de rédaction de la revue a accepté de publier un numéro thématique sur les dépendances aux jeux de hasard et d’argent sans qu’il n’y ait nécessairement de lien autre qu’analogique avec la « drogue ». Se posait alors pour moi la question de la drogue comme une notion passe-partout ne se définissant pas par ses propriétés intrinsèques, mais par de vagues liens avec l’image négative de la dépendance. Qu’entend-on par le mot drogue ? Or, si l’on pousse la réflexion plus loin, on constate que le même flou entoure les notions de « société » et de « santé » qui sont les deux autres pôles référentiels de la revue. Ce numéro thématique se concentre sur les rapports conceptuels entre drogue et société, laissant à un projet futur les questionnements sur la notion de « santé ».
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[2]
Soulignons que le mot anglais society provient du mot français et qu’il n’est utilisé qu’à partir de 1530. Il est essentiellement, dans ses usages pré-sociologiques, une métaphore de camaraderie, compagnie ou association transmettant « des images de proximité, d’unité, un certain degré d’intimité et d’engagement mutuel » (Bauman, 2005 : 68).
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[3]
Voir par exemple La Bruyère « De la société et de la conversation » chapitre V des Caractères.
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[4]
Le mot société revient de manière répétitive dans la version française du Traité du gouvernement civil de Locke publié en 1795, soit peu de temps après la Révolution française. Or, sous le vocable société, le traducteur David Maziel range indifféremment, selon la forme et le sens, autant le mot society que les mots community, goverment ou commonwealth (cf. Locke, 2008).
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[5]
Condorcet, « précurseur essentiel » de Comte selon ses propres mots (Comte, 1966 : 32) et figure célèbre des Lumières, évoque dans sa dernière oeuvre l’idée d’une « république universelle des sciences » réunissant les savants du globe (cf. Esquisse d’un tableau historique des Progrès de l’esprit humain, cité par Gusdorff, ibid.).
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[6]
Le progrès est le développement de l’ordre, tel est le « principe général », résume Comte (2008 [1848] : 301), de l’évolution humaine vers laquelle converge la force morale et la dynamique de la société.
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[7]
« Pour pouvoir parler de « tous les citoyens », il faut que citoyens de telle cité tous ne le soient pas » (Balibar, ibid.).
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[8]
Il est éclairant que la petite histoire récente de la légalisation du cannabis procède à l’inverse, alors que l’acceptabilité sociale de la drogue est d’abord passée par la reconnaissance de ses propriétés médicales. De drogue toxique criminalisée, elle est devenue un « remède » légalisé pour ensuite être reconnu comme produit de consommation récréatif. C’est tout le contraire pour le tabac dont l’usage longtemps encouragé est aujourd’hui socialement condamné. De banal produit de consommation, le tabac est maintenant considéré comme une drogue dangereuse pour la santé.
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[9]
Il serait instructif de comparer, dans différentes langues modernes, les déclinaisons du mot drogue à la fois comme nom et comme qualificatif (drogué, drug, drugstore, drogueria, etc.) en distinguant les représentations positives et négatives selon leurs propriétés curatives ou toxiques.
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[10]
On pourra ainsi entendre dire d’une personne qu’« elle n’est pas dans son état normal, car elle a pris de la drogue », alors que la dite personne, peu importe son état, ne parlera pas généralement de la drogue, mais dira plutôt qu’elle a « sniffé de la coke », « fumé du H » ou « gobé de l’extasy », etc.
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[11]
On ne compte plus depuis le Phantastica de Lewin (1925) les taxonomies et registres (populaires, juridiques, alimentaires, médicaux, etc.) avec lesquels on classe les nomenclatures des drogues.
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[12]
« Les seuls objets d’une raison pratique sont le bien et le mal » (Kant, 1985 : 88) !
-
[13]
L’emploi du genre masculin est ici essentiellement pratique et sans connotation avec le genre sexué des personnes concernées.
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