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En 1953, l’Office national du film du Canada (ONF) entreprend — en anglais et en français — la production de deux séries destinées à la télévision publique canadienne : Sur le vif (ONF, On the Spot, 1954-1956) et Regards sur le Canada (ONF, Window on Canada, 1954-1955). Ces séries marquent un moment historique du médium : la négociation entre le film et les potentialités de la télévision. Dans cette perspective, elles contiennent de nombreuses trouvailles techniques et esthétiques soulignant leur caractère intermédiaire. En fait, ces deux séries marquent le passage d’une certaine forme d’« oralité secondaire » (Zumthor 2008, p. 189-190), celle des circuits communautaires de l’ONF [1], axée sur la discussion et l’échange avec le public, à une autre, celle du direct télévisuel, fondée sur la présence et la performance du présentateur. Mais là où Regards sur le Canada a recours à un présentateur-conférencier plaçant l’émission sous le signe du documentaire, Sur le vif se focalise sur la performance d’un présentateur-reporter (qui n’est pas sans rappeler le reporter radiophonique), dont les aventures autorisent les incursions répétées de la fiction.

Nous procéderons en trois volets. Le premier, de nature documentaire, présentera les séries Sur le vif et Regards sur le Canada. Le second, plutôt historique, situera les deux séries dans les relations entre l’ONF et la Canadian Broadcasting Corporation (CBC). Le troisième sera le lieu d’une analyse de leur dispositif énonciatif et esthétique, permettant de montrer leur caractère hybride et intermédial, et de mettre en lumière le passage d’une d’une oralité secondaire de type cinématographique à une oralité secondaire de type télévisuel.

Pour étudier ces séries, nous en avons référencé tous les épisodes, puis avons visionné ceux qui sont disponibles. Notre analyse s’est fondée sur deux critères : leur parti pris esthétique et leur dispositif énonciatif. Pour ce faire, nous avons croisé l’approche sémiologique de l’énonciation (Metz 1991) avec la théorie des pratiques orales du cinéma (Lacasse, Bouchard et Scheppler 2011) et celle de l’oralité médiatisée (Zumthor 2008). Nous avons documenté leur histoire en croisant plusieurs sources : les principaux essais sur l’histoire de l’ONF et les rapports annuels de l’ONF entre 1945 et 1956. Nous avons également étudié l’ensemble des articles traitant de télévision de l’hebdomadaire L’Autorité, puis L’Autorité du peuple, entre juillet 1952 et mars 1955 [2].

I. Mieux connaître et situer Regards sur le Canada et Sur le vif

Regards sur le Canada et Sur le vif ne sont pas des versions anglaises doublées en français, mais des « versions multiples » : de nombreux épisodes ont des titres équivalents en français et en anglais mais font l’objet d’une production spécifique, du tournage au montage. Il n’y a pas de doublage, du moins dans les films [3] que nous avons pu visionner. De plus, Sur le vif ne précède pas Regards sur le Canada : l’une et l’autre séries sont produites à partir de 1953, et la première diffusion sur CBFT de Regards précède même de plusieurs mois (mars 1954) celle de Sur le vif (17 octobre 1954) [4]. On constate, lorsqu’on visionne ces deux séries, que la forme même de Regards présente un certain archaïsme au sens où son esthétique et son dispositif énonciatif sont proches du documentaire de l’ONF, tandis que Sur le vif, à laquelle le métissage fiction-documentaire confère une grande modernité, a déjà amorcé le virage de l’interpellation télévisuelle.

Sur le vif comporte 26 épisodes (13 numérisés, 4 visibles en ligne), diffusés d’octobre 1954 jusqu’en 1956, tandis que son pendant anglophone, On the Spot, en comporte 66 (17 numérisés, 6 visibles en ligne), diffusés entre octobre 1953 et octobre 1956. Regards sur le Canada comporte 39 épisodes (8 disponibles à la Cinérobothèque, aucun en ligne), diffusés entre mars 1954 et avril 1955, alors que Window on Canada en comporte 79 (13 numérisés, aucun en ligne), diffusés entre octobre 1953 et avril 1956. Nous n’avons pu visionner que 35 films en tout (Regards sur le Canada et Window on Canada : 21 ; Sur le vif et On the Spot : 14). Toutefois, le dispositif de chaque série ne changeant pas radicalement de film en film, il est probable que la méthode d’analyse demeure fiable, de même que ses conclusions.

Les deux séries fonctionnent selon des modalités différentes. Alors que Regards sur le Canada et Window on Canada recyclent d’anciens films de l’ONF qu’un présentateur commente depuis son salon, On the Spot et Sur le vif fonctionnent à la manière d’un reportage en direct sur le terrain, où officie un présentateur-reporter. Pour Window on Canada, le présentateur est systématiquement Clyde Gilmour, un chroniqueur de cinéma très connu à la radio (CBC) et dans la presse (Maclean’s), tandis que pour Regards sur le Canada, c’est Roger Duhamel (chroniqueur célèbre de La Patrie et de L’Autorité du peuple) qui assure cette fonction.

Pour Sur le vif, ce sont Gil Laroche (18) et Pierre Gauvreau (7) [5] qui se partagent les émissions, à l’exception de Soirée de chantiers (Jean Palardy, 1955), animée par Doris Lussier. Dans On the Spot, plusieurs présentateurs alternent, les principaux étant Fred Davis, Robert Anderson, Lloyd Bochner et Gordon Burwash.

Présentation de Sur le vif et On the Spot

Les génériques des séries sont riches en informations. Sur le vif commence par un court film d’animation avec des marionnettes enfantines, ce qui souligne la tonalité ludique de la série. À bord d’une vieille guimbarde surchargée (rappelant Tintin au Congo [Hergé 1946]) s’entasse une équipe de tournage : un reporter avec un porte-voix, un caméraman juché sur le toit et un chauffeur. Au rythme d’un jazz enjoué, la voiture traverse des paysages canadiens, et un narrateur annonce :

Sur le vif. Une production de l’Office national du film. À chaque semaine une équipe mobile de l’ONF vous invite à les suivre [sic], au cours d’un reportage éclair sur un aspect de la vie canadienne.

Puis, le reportage s’ouvre sur le présentateur (qui est aussi le reporter), s’adressant à la caméra depuis son bureau et annonçant la destination du jour.

La présentation d’On the Spot est plus sobre. La version de 15 minutes (39 émissions de 1953 à 1955) montre une carte du Canada barrée des mots « On the Spot ». Un deuxième dessin animé apparaît : un caméraman est suivi d’un preneur de son, puis vient un reporter avec son micro. Un narrateur explique :

On the Spot, NFB’s up to the minute report on what’s going on somewhere in Canada. This week and every week, NFB camera crews are on the spot where things are happening, recording varied and colorful life of Canadians.

Là encore, un présentateur nous accueille, mais il est déjà sur place. La version de 30 minutes (27 émissions de 1955 à 1956) est un peu différente. D’abord, un dessin sans musique, montrant un studio de télévision. Puis une cible apparaît, au son des trompettes, comme pour le tir à l’arc. Une flèche atteint le centre de la cible et les mots « On the Spot » apparaissent. Puis, un narrateur annonce « On the Spot brings you on… ». Comme dans Sur le vif, le reportage commence dans un bureau où un présentateur, qui sera le reporter, nous accueille.

Passés leurs génériques respectifs, les séries On the Spot et Sur le vif ont des similitudes. Chaque émission propose un film nouveau, un reportage. Chaque présentateur, qui est souvent aussi producteur ou réalisateur, construit son propre sujet. Comme Laroche et Gauvreau sont francophones, tandis que Davis, Anderson, Bochner et Burwash sont anglophones, il s’agit donc chaque fois de productions originales, s’adressant à leur public respectif : canadien-français ou canadien-anglais.

Chaque film est un documentaire-fiction : il peut y avoir des acteurs pour renforcer le côté comique des sujets (Gilles Pellerin incarnant un chauffeur de taxi psychopathe dans Circulation à Montréal [Bernard Devlin, 1955]). De nombreux entretiens « spontanés » sont préparés, de même que des rencontres « fortuites », par exemple avec un historien prêt à dérouler une leçon (Saint-Pierre-et-Miquelon [Gil LaRoche, 1954]). Les péripéties sont également soigneusement scénarisées et montées, comme dans le cas du reportage Survival in the Bush (Bernard Devlin, 1954), où un ours vient s’emparer des provisions des aventuriers, qui pendant ce temps épargnent un lapin car, croient-ils, ils ont suffisamment à manger. Le côté fictionnel, artificiel de ces séries est évident, et on doute même qu’il ait pu faire illusion sur le public des années 1950 : le but n’est pas tant de « tromper » le spectateur que de lui proposer de nouvelles formes narratives.

Mais ces séries sont aussi documentaires, informatives et parfois pédagogiques, d’une façon qui n’est pas si éloignée de Regards sur le Canada. Circulation à Montréal propose de belles cartes et des conférences de spécialistes de l’aménagement urbain, à commencer par le maire de Montréal, Jean Drapeau. Dans Football Story (Bernard Devlin, 1953), on arrête le déroulement du film et le reporter trace quelques schémas sur un tableau noir et suit une projection de film en 16 mm. Dans La fabrication du papier (Gil LaRoche, 1954), Gauvreau réalise une « recette » indigeste dans sa propre cuisine, afin de montrer la simplicité du procédé. Les exemples de ce type sont nombreux. On trouve même un forum de discussion dans Dresden Story (Julian Biggs, 1954), un film sur le racisme et la ségrégation dans cette ville de l’Ontario qui défraya la chronique en 1954 : deux groupes antagonistes (l’Association de défense des droits civiques des Noirs et les Orangistes) exposent chacun leur tour leur point de vue lors d’une discussion modérée par le reporter qui prend alors le rôle de médiateur. Ce type d’intervention pédagogique était préconisé lors des projections de films de l’ONF dans les circuits communautaires au Canada depuis le milieu des années 1940 : le forum de discussion était le but final des projections. Fait remarquable ici, ce sont les cinéastes eux-mêmes qui organisent ce forum et qui l’intègrent à leur film, procédé qui sera repris par Société Nouvelle (un autre programme de l’ONF) une quinzaine d’années plus tard.

Si tous ces films sont unis par une esthétique commune que nous analyserons en détail plus loin (le pseudo-direct, le reporter interrogeant les gens micro à la main, le mélange documentaire/ fiction, la scénarisation), ils appartiennent en revanche à différents registres sémantiques. Certains films relèvent du divertissement (Football Story, Transpacific Flight [Bernard Devlin, 1953], The Zoo in Stanley Park [Bernard Devlin, 1953] ou Survival in the Bush), d’autres sont informatifs-touristiques (La coupe du bois en Colombie-Britannique [Gil LaRoche, 1954], Saint-Jean [Gil LaRoche, 1954], Saint-Pierre-et-Miquelon, Two Countries, One Street [Jean Palardy, 1955]). D’autres encore sont socio-éducatifs (Dresden Story). L’objectif ne semble pas clairement fixé, il varie de semaine en semaine et dans les épisodes eux-mêmes, qui oscillent entre éducation et divertissement. Pour On the Spot et Sur le vif, c’est avant tout une esthétique qui a été fixée.

Il faut signaler, pour mieux comprendre l’esthétique particulière des films courts de Sur le vif (15 minutes), que Bernard Devlin s’est illustré en mettant au point ce qu’il a appelé la « fabrique instantanée de films », ou « Instant Film Making ». James (1977) explique que Devlin utilisait une Auricon 16 mm avec galvanomètre, capable d’enregistrer image et son simultanément sur bande optique. Il enregistrait préalablement musique, bruitage et commentaire sur un autre support, puis déclenchait leur lecture au moment de la prise de vue, qui était aussi une prise de son, avec les effets sonores, la musique : cela lui permettait d’éviter l’étape de postsynchronisation. Son système était à la fois rapide et occasionnait peu de pertes de pellicule. Le découpage et le montage étaient prévus et minutés à l’avance, avant même le tournage. Le premier film réussi avec cette technique fut, toujours selon James, The Mounties’ Crime Lab (Bernard Devlin, 6 octobre 1953). Mais en 1955, avec le passage à 30 minutes par épisode, il devint difficile de gérer les paramètres techniques (James 1977, p. 230).

Outre la langue, d’autres différences entre On the Spot et Sur le vif sont significatives. La facture des films francophones semble plus « fictionnalisée » encore que celle des films anglophones (la part de mise en scène et de scénarisation y est plus importante) : ironie, situations cocasses, sketches, blagues du reporter en font une série plus divertissante que son homologue anglophone. Son centre de gravité est différent, aussi : si On the Spot s’intéresse à tout le Canada, il appert que Sur le vif soit plus focalisé sur le Québec.

Présentation de Regards sur le Canada et Window on Canada

Le générique de Regards sur le Canada se place dans le registre du documentaire. Il imite une mire de télévision, ou des tableaux qui s’ouvrent les uns sur les autres. Un narrateur annonce :

Chaque semaine, Regards sur le Canada nous présente des reportages d’intérêts humains, concernant des personnages réels, des problèmes et des succès réels. Ils sont enregistrés par les caméras sonores de l’Office national du film du Canada au cours d’une série d’enquêtes sur les progrès du pays. Pour présenter ces reportages, voici Roger Duhamel, journaliste.

À la manière d’un ciné-club, ou d’un télé-club, le présentateur accueille le téléspectateur dans son salon. Après les présentations d’usage, il annonce le film au programme et présente l’invité venu pour en discuter après la projection. Puis il lance le film en allumant sa télévision ou son projecteur, qui se substituent alors au décor, non sans qu’ait été donnée au préalable, par divers stratagèmes, l’illusion que le présentateur et son invité allaient regarder le film en même temps que nous : extinction progressive des lumières et question à voix basse du présentateur à son invité : « Avez-vous vu ce film ? »

Puis, lorsque le film s’arrête, le présentateur a plusieurs options : présenter le deuxième film — s’il y en a un —, commencer la discussion avec son invité, ou faire ses propres commentaires. Les interventions de Duhamel comme de Gilmour et de leurs invités sont à la fois scénarisées, écrites à l’avance, et les deux présentateurs semblent parfois lire un scripteur. Tout semble en général bien répété, comme dans Regards sur le Canada, épisode 15, où est projetée La timidité (Stanley Jackson, 1953) : les psychologues conviés jouent le jeu de la fausse rencontre, même si leur discussion semble spontanée. Duhamel et Gilmour sont en général cadrés frontalement, à la taille, et il y a peu de mouvements d’appareil, comme il convient à un studio de télévision en direct, ce qui n’est évidemment pas le cas. On apprend grâce à L’Autorité du peuple que Duhamel (1954, p. 5) est à Ottawa le 5 février pour enregistrer la série qui doit être inaugurée deux mois plus tard sur les ondes.

Comme le souligne Gary Evans (1991, p. 40-41), les films présentés sont d’anciens films de l’ONF :

There were twenty-six half-hour shows in English entitled Window on Canada, made up of previously completed non-theatrical or theatrical films, revised when necessary and fitted into a television framework of comment and discussion. A sampling of subjects included the Montreal Neurological Institute, the painter Frederick Varley, Newfoundland, home safety, mental illness, and immigration.

Mais ces films ne sont pas prévus pour la télévision : ils étaient utilisés auparavant dans les circuits communautaires de l’Office pour s’arrimer à des conférences publiques ou animer des discussions collectives. De facture classique, ils comportent un commentaire en voix over expliquant les enjeux sociaux, économiques ou culturels du sujet. La plupart des sujets ont trait au développement économique, à la géopolitique, aux services sociaux, aux composantes culturelles du Canada, à la médecine et à la psychologie.

Les séries Regards sur le Canada et Window on Canada proposent en alternance des esthétiques très différentes, entre d’une part la présentation de Duhamel ou de Gilmour, plutôt télévisuelle (empruntant les codes du direct télévisuel), et d’autre part les films projetés, des documentaires classiques (situés dans un autre espace-temps éloigné de l’espace-temps télévisuel).

Ces séries sont assujetties à des tensions contradictoires : celle de pénétrer dans la réalité, celle d’expérimenter de nouvelles formes audiovisuelles, celle d’éduquer et d’informer le public et celle de le divertir. Pour résumer ces tensions, citons Devlin (cité dans Zéau 2006, p. 129), principal producteur et réalisateur de Sur le vif, qui dit en 1972 :

Lorsque je parle de télévision et de films documentaires à l’ONF, il faut surtout comprendre qu’il y a eu, au début, un schisme entre les traditionalistes et nous les gars de la télévision, du côté anglais comme du côté français, c’est vraiment une nouvelle vague qui est arrivée à l’ONF pour répondre aux besoins de la télévision.

Pour comprendre ces tensions, étudions les relations entre l’ONF et la CBC à cette époque.

II. La télévision comme changement de programme

En 1952, le temps n’est pas si loin où l’on espérait qu’une logique avant tout éducative présiderait aux destinées de la télévision publique canadienne et que l’ONF y jouerait un rôle central. De nombreux cadres de la société civile étaient épris d’éducation populaire, ceux de l’Action catholique, de la Société canadienne d’éducation des adultes, des clergés catholique et protestant et des universités. L’influence de ce courant oecuménique de tendance plutôt libérale (on y retrouve Claude Ryan, Georges-Henri Lévesque, Pierre Juneau) était forte, et l’ONF y avait une importante représentation :

Finally, the [Massey] commission and many of its academic interveners recommended close supervision of the ways information programs were watched. Policy-makers and educators argued that viewing documentaries at home should ideally be rather like viewing documentaries at the cinema, the audiovisual information venue of the previous decade. Home viewers were to be focused, engaged and, as much as possible, collectively involved with the new documentary shows, concentrating on the programs and then discussing them as a family or perhaps with their neighbours

Hogarth 2002, p. 39

Mais en 1953, à l’arrivée de la télévision, l’ONF et sa maîtrise du cinéma documentaire sont tenus à l’écart. Les visées commerciales, les conditions de réception de la télévision, la concurrence directe avec les chaînes américaines disponibles font que le public est beaucoup moins captif et concentré que celui du cinéma. La durée des émissions aussi est à prendre en compte : la télévision, dès ses débuts, émet de nombreuses heures par jour, et même si une seule chaîne est disponible, il faut être capable de retenir le spectateur, de le tenir en haleine. L’esthétique des émissions s’en trouve obligatoirement transformée, puisqu’il faut à la fois donner au spectateur envie de rester rivé au poste tout en concurrençant les activités parasites : les conversations, les enfants, les repas, etc. Ce sera donc la CBC qui sera privilégiée pour développer le nouveau média au Canada, l’ONF ne jouant qu’un rôle secondaire dans ce processus.

Gilbert Seldes, un expert américain des années 1940-1950 de la télévision et de son marketing, et Eugene Hallman, le vice-président exécutif de la CBC (cités dans Hogarth 2002, p. 42), qui ont élaboré les grandes lignes de la télévision publique canadienne, résument le problème ainsi :

Programs should be as eclectic as possible. The moment viewers saw an expert or talking head, they would “want something else as well”—namely, video footage—and the onus was on programmers to stress the “videoactive element”. The “entire range of the documentary image” should be used, including “maps, diagrams which can be set in motion… [and] whatever is visible to the human eye, to the telescope or microscope”. Narrative diversity should also be a feature of the new programs, and here documentaries could look to quiz shows and variety programs for new ways of telling stories and building suspense.

À la lumière de cette remarque, on comprend mieux la fusion documentaire-fiction que l’on retrouve dans Sur le vif, de même que ce mélange entre divertissement et instruction. Au fond, c’est la spécificité même du médium télévisuel qui, dans la forme qu’il a prise dès 1952 au Canada, n’est pas compatible avec la logique des documentaires produits pour les circuits communautaires de l’ONF, où un animateur venait présenter le film et interagir avec le public. Ces circuits visaient à instruire les spectateurs, à les faire débattre des sujets des films, à les pousser à adopter les innovations présentées (technologiques, sociales, culturelles). Or, il est impossible d’opérer à la télévision le type d’échanges qui caractérisait les circuits communautaires, car l’interaction entre le média et le public y diffère nettement. En effet, si le public du cinéma est collectif — et peut se constituer en communauté agissante autour d’un film —, celui de la télévision est foncièrement individuel, même si celle-ci rejoint une multitude d’individus. Les modes d’adresse au public et d’interaction avec celui-ci qui sont possibles pour l’un sont incompatibles avec l’autre :

Producers also recognized that the new world of television made documentary and public affairs audiences virtually impossible to regulate in the ways envisaged by the Massey Commission. Viewers, for instance, would be hard to organize into community circles

Hogarth 2002, p. 41

L’ONF a donc une certaine conception de la télévision en 1953, celle d’un média qui pourrait être communautaire, comme une télévision de proximité, régionale. La CBC en a une autre, très différente :

What Seldes’s and Hallman’s suggestions shared was an aversion to cinematic and literary modes of representation and an insistence that documentary come into its own as a distinctly televisual form

Hogarth 2002, p. 43

Entre l’ONF et la CBC, le débat porte sur la définition de la spécificité télévisuelle, soit la façon dont le nouveau média se définit par rapport à ce qui préexiste. La CBC se trouvant en position de force, l’ONF dut élaborer des formes alternatives et rechercher un compromis entre les exigences de la télévision, ses savoir-faire, ses principes et la mission qui lui avait été confiée par le gouvernement canadien (une mission d’éducation et d’information de la population). Regards sur le Canada et Sur le vif démontrent cette volonté de créer et d’inventer dans la limite des cadres fournis par la télévision, dont les exigences ont eu un effet catalyseur sur l’ONF.

III. Esthétique, dispositif énonciatif et oralité

Sur le vif et Regards sur le Canada sont les premiers films de l’ONF adaptés pour la télévision. Sont-ils plutôt du cinéma ou de la télévision ? Ou de la radio ? Regards sur le Canada et Sur le vif résultent d’un métissage de la télévision naissante (dont les genres ne sont pas encore institutionnalisés) avec le cinéma documentaire classique et didactique de l’ONF. Mais ce cinéma avait été pensé en fonction des circuits communautaires d’éducation populaire (Scheppler 2012), qui reposent sur la présence d’un animateur présentant et discutant le film.

À la logique d’une énonciation cinématographique se mêlent d’autres logiques énonciatives hétérogènes, en concurrence les unes avec les autres, qui relèvent de divers types d’oralités : oralité médiatisée télévisuelle ou cinématographique (c’est-à-dire une oralité simulée transitant par le dispositif médiatique), oralité non médiatisée de la ciné-conférence (le conférencier partage le même espace que le public et interagit avec lui). L’hypothèse développée ici est que l’oralité vient travailler l’énonciation et l’esthétique des séries, qu’elle en est un paramètre central, s’agrégeant autour de la figure du présentateur, en proposant des variantes atypiques.

Avec cette focalisation sur le présentateur, c’est à une véritable personnification de l’énonciation que nous convient Regards sur le Canada et, plus encore, Sur le vif. On semble quitter la logique du foyer énonciatif désincarné et impersonnel théorisé par Metz (1991) pour le cinéma, pour entrer de plain-pied dans l’ère de la télévision, où un présentateur s’adresse « en direct » au spectateur et endosse le rôle de responsable de l’énonciation. Mais ce qui est particulier, et que nous voulons maintenant démontrer, c’est que dans les deux séries de l’ONF, on trouve un artifice imitant le direct télévisuel, né de la fascination des réalisateurs pour l’immédiateté de la télévision et la présence ostentatoire de son présentateur, confondu avec le ciné-conférencier (Regards sur le Canada) ou le bonimenteur-radioreporter (Sur le vif).

Du cinéma désincarné à l’oralité médiatisée

Regards sur le Canada et Sur le vif sont des films télévisés, c’est-à-dire qu’ils sont influencés par le cinéma mais pensés pour la télévision. Pour Paul Zumthor (2008, p. 191), la télévision, comme le cinéma, n’est pas un média oral, même si elle laisse à la voix une place importante. Nous sommes loin de la situation de l’oralité « primaire » qui ne comporte « aucun contact avec l’écriture ». Celle-ci opère une mise à distance des cinq « phases » de l’histoire d’une oeuvre (production, transmission, réception première, conservation, réceptions ultérieures), tant dans le temps que dans l’espace. Nous sommes plutôt dans une situation d’oralité seconde :

[…] lorsque l’oralité se recompose à partir de l’écriture, au sein d’un milieu où celle-ci tend à affaiblir (jusqu’à les éliminer) les valeurs de la voix dans l’usage, dans la sensibilité et dans l’imagination

Zumthor 2008, p. 189-190

Effectivement, l’oralité, au cinéma comme à la télévision, doit composer avec les techniques d’enregistrement et de diffusion, et elle doit presque automatiquement subordonner sa spontanéité et son surgissement aux techniques scripturales de production du texte : scénarisation, codification, chronométrage de la programmation.

Cela dit, l’avènement de techniques qui permettent d’enregistrer, de reproduire et de transmettre la voix dans l’espace et le temps a permis l’émergence de médias où la voix joue un rôle de premier plan (la radio, le cinéma, la télévision, le téléphone). Loin de l’écriture reine, la télévision comme le cinéma marquent un retour en force de la voix, des « énergies vocales de l’humanité » (Zumthor 1990, p. 16) : une oralité médiatisée. Cette oralité subit trois mutations majeures : la présence du porteur de voix est abolie face à son auditeur ; la voix est abstraite du présent, puisque transmissible sur de longues distances et de longues périodes, elle ne se produit plus hic et nunc, elle se reproduit ; enfin, l’espace où se déploie cette voix devient bien souvent un espace composite, hétérogène, artificiel, puisqu’elle n’est plus chevillée au corps qui en est la source et à l’espace qui les contient tous deux. Ces médias, selon Zumthor (2008, p. 174) :

[…] agissent sur la double dimension spatiale et temporelle de la voix. Par là, ils atténuent (sans l’éliminer tout à fait, mais en la rejetant dans l’imaginaire) la présence physique conjointe du locuteur et de l’auditeur.

Ce qui a pour conséquence la perte d’un élément critique de la situation d’oralité primaire : le contact tactile entre l’auteur de la performance vocale et gestuelle et son spectateur. La « tactilité » est perdue, soit :

[cette] possibilité, même virtuelle, de toucher le corps de l’autre et d’en sentir corporellement la présence ; seules subsistent, entières (et parfois affinées par ce dépouillement), l’ouïe et, éventuellement, la vue

Zumthor 2008, p. 175

L’illusion de performance : pour une tactilité retrouvée

Dans l’oralité médiatisée, l’audiovisualité est sauve, mais la tactilité de la performance a disparu et l’énonciation, autrefois le fait d’un corps parlant et gesticulant, s’est désincarnée, déportée dans le texte ou dans le dispositif (aux yeux de l’analyste en tout cas, car il n’en va pas forcément ainsi pour le spectateur). Or c’est précisément sur le renforcement de cette impression de présence, sur une « tactilité virtuelle » que travaillent, chacune à leur façon, les deux séries qui nous intéressent. Illusoirement ou non, elles tentent de réintroduire, par sa simulation, cette dimension perdue de l’oralité, la performance, dont Zumthor (2008, p. 182) explique qu’elle demeure « le seul élément définitoire de l’oralité ». La performance survient « lorsque transmission et réception s’opèrent par la voix et l’ouïe, et donc coïncident en une seule et même action » (p. 182). Cette définition a minima de la performance comme transmission vocale d’une oeuvre, que l’auteur attribue à la poésie orale, ne suffit pas, car toute parole est en soi oralité. Il faut aussi y adjoindre la dimension visuelle : « c’est pourquoi la performance requiert, en même temps que l’émission et l’audition d’une parole, “monstration” et vision, c’est-à-dire théâtralité » (Zumthor 2008, p. 187). Cela ne suffit encore pas, car toute production audiovisuelle serait automatiquement « orale ». La performance est aussi et avant tout fondée sur un échange, une interaction qui entraîne dans un même mouvement celui qui parle et celui qui écoute (coprésence), l’un et l’autre pouvant échanger leur rôle et participer de concert à l’élaboration de l’oeuvre : « la communication interpersonnelle est constitutive de la performance » (Zumthor 2008, p. 186). Mais Zumthor (1990, p. 54-55) précise ailleurs que la performance réfère aussi à une temporalité et un espace partagés, à un présent possédant son existence propre, isolé du temps qui passe et suit son cours au-delà :

Le mot signifie la présence concrète de participants impliqués dans cet acte de manière immédiate. En ce sens, il n’est pas faux de dire de la performance qu’elle existe hors de la durée.

Pour résumer, la performance advient : lorsque la transmission et la réception de l’oeuvre coïncident en une même action s’opérant conjointement par la voix et le corps, l’ouïe et la vue ; quand les conditions d’une interaction sont rassemblées entre l’exécutant et le spectateur, ce dernier pouvant éventuellement participer à l’élaboration de l’oeuvre — ce qui nécessite une temporalité et un espace partagés où tactilement les gens sont en présence les uns des autres. Il est assez évident que cette définition de la performance en contexte d’oralité médiatisée s’adapte à une grande partie des pratiques orales du cinéma, où les spectateurs s’approprient le film par la parole et où un échange prend place lors de la projection [6]. Mais s’adapte-t-elle aux séries télévisées qui nous intéressent ?

Nous pensons, dans le cas de Sur le vif et Regards sur le Canada, que la télévision va au-delà de l’oralité et de l’audiovisualité, pour tenter une simulation de performance et donner au spectateur l’illusion d’une présence. Ce serait sur les signes manifestes de cette performance illusoire, et sur leur détection, que reposerait le plaisir qu’a le spectateur à suivre la série.

Nous allons maintenant tenter de démontrer que les séries Sur le vif et Regards sur le Canada présentent un dispositif esthétique et énonciatif « fictionnalisant » : à une énonciation désincarnée résultant du dispositif télévisuel (dont le présentateur n’est qu’une des composantes) se superpose l’illusion d’une énonciation performative (où le présentateur, s’adressant au spectateur, apparaît comme le principal responsable de l’énonciation). Les séries « fictionnalisent » la présence et l’interaction du présentateur, sa spontanéité, en recourant à des artifices du cinéma de fiction (mise en scène et scénarisation des événements, reconstitution d’un espace-temps homogène).

Esthétique et dispositif énonciatif de Sur le vif

La parole sous toutes ses formes — les remarques et questions du reporter, les entrevues, les conférences, les discussions publiques — occupe une place prépondérante dans Sur le vif. Le présentateur-reporter utilise de plus un registre spécifique de parole : l’interpellation du téléspectateur, auquel il s’adresse comme s’il pouvait le voir. La parole se transforme aussi en voix over dans de nombreux inserts, où le reporter commente ce qu’il voit.

Et là réside une première subtilité esthétique de la série : de nombreux plans d’insert « contiennent » en fait le reporter et ne sont plus, par conséquent, des inserts commentés par une voix postsynchronisée. En fin de panoramique ou de travelling d’un plan-séquence qui avait débuté sur une image quelconque (un arbre qui tombe, des bûcherons qui utilisent une scie mécanique), apparaît le reporter : ce qu’on avait pris pour un insert en voix over (c’est-à-dire relevant du régime du documentaire classique) est en réalité un « témoignage » en son direct où le journaliste décrit ce que nous voyons — et que lui-même voit en même temps que nous. Cette technique, qui rend évidente la « présence au monde » du reporter (puisque le spectateur remarque que sa première estimation du plan — un insert — était erronée), est réitérée à de nombreuses reprises. Elle vient brouiller les pistes et la lecture du film : le spectateur a l’illusion que le reporter voit en même temps que lui tout ce que le film montre, ce qui n’est manifestement pas le cas (le reporter « joue » sur cette illusion).

Cette impression est d’autant plus troublante qu’elle est renforcée par deux autres stratagèmes esthétiques : lorsqu’on a un « vrai » insert, dont la voix est manifestement postsynchronisée, le plan précédent ou suivant simule la présence du reporter, par un raccord dans le mouvement, un raccord dans l’axe, un raccord-regard, ou même encore une simple ellipse (par exemple, le regard du présentateur suit la chute d’un arbre tombé… dans le plan précédent). Le deuxième stratagème joue sur l’illusion de l’imprévu : le journaliste s’exclame, réagit ou joue la surprise par rapport à un événement auquel il ne peut manifestement pas assister en direct. L’introduction de La coupe du bois en Colombie-Britannique [7] est un modèle du genre. On y remarque en outre, par un jeu subtil sur les raccords de plan à plan et les techniques que nous venons d’évoquer, que le film semble maintenir un fil temporel ininterrompu, bien que le montage suggère l’inverse, comme si le présentateur se transportait instantanément d’une place à l’autre (ubiquité). Ce jeu — car c’est de cela qu’il s’agit — revient à des degrés divers tout au long des séries On the Spot et Sur le vif. Celui-ci focalise l’attention du spectateur tout autant sur le sujet des films que sur l’omniprésence du présentateur, son statut central. Il est, par son corps et sa parole, le centre de gravité des films et ce qui unifie le montage (il combine l’omniprésence du reporter de radio, l’ubiquité que permet le montage cinématographique et le commentaire du bonimenteur).

Ce présentateur, qui apparaît en « incipit » de chaque épisode dans son bureau, est le même qui nous emmène ensuite « à l’aventure ». Celui-ci est au départ cette « talking head » dont parle Gilbert, à la différence près qu’il quitte son bureau et devient un corps en action, qui dirige le récit et porte la voix, nous interpelle. Un corps qui met en scène le danger auquel il s’expose (Survival in the Bush) et atteste ce faisant de son rapport ludique à la réalité du monde qu’il nous présente et qui semble en partie lui obéir.

Le dispositif énonciatif ainsi constitué est complexe et efficace : la voix dirige le sens perçu de façon plus efficace encore que dans le documentaire à commentaire classique. Le spectateur est interpellé par cette voix omniprésente et omnisciente du reporter, qui n’est plus désincarnée mais que l’on peut bien, en permanence, rattacher à un performeur, qui semble à la fois organiser le film et le monde filmique. Le caractère artificiel des rencontres, leur caractère joué s’estompe derrière le jeu du montage qui vient troubler la lecture du spectateur.

Mais il n’y a pas que les rencontres qui soient artificielles : le sentiment d’immédiateté, d’omniprésence du présentateur est lui-même entièrement composé au montage. Le film reconstitue un temps et un espace homogènes, comme si le seul montage était l’ellipse. Une fois encore, c’est l’ancrage de l’énonciation autour de la figure (reconstituée) du reporter qui parfait cette illusion d’un temps et d’un espace réels, un temps qui feint même d’être simultané à l’émission, comme dans du direct (imprévus, interpellation) : Sur le vif imite le direct télévisuel et feint la spontanéité, qui sera celle, plus tard, du cinéma direct, alors que toutes les émissions sont enregistrées et montées à l’avance, sans laisser de place à l’improvisation.

La présence du reporter au monde réel, qui est artificielle, vient simuler, par procuration, une présence similaire du téléspectateur. Elle l’invite à s’imaginer comme partie prenante du monde représenté. On est donc bien face à une pseudo-performance, ou bien une performance médiatisée jouée, qui fonctionne sur la mise en place d’une esthétique qui imite la simultanéité de la voix et de son écoute, une voix chevillée à un corps dont on a l’illusion qu’il est omniprésent, à la fois devant nous et dans le monde. L’incipit où le reporter présente l’émission de son bureau, au lieu de mettre en péril cette simultanéité (soit il nous parle au présent depuis son bureau, soit il nous parle au présent depuis le monde réel), la renforce au contraire, puisque ce corps et cette voix soumis à une remédiation par la télévision semblent capables, par les prouesses techniques, de surmonter les hiatus temporels et spatiaux. Cet incipit vient faire le lien entre notre salon et le « lieu » de l’énonciation télévisuelle.

Le présentateur de Sur le vif est donc une sorte de bonimenteur au sens où l’entend Germain Lacasse (2000, p. 124) : présent dans et devant le film, il commente et explique tout autant qu’il interagit avec le monde réel par la parole ; il nous interpelle et nous guide au point de sembler être le foyer de l’énonciation, ce qui est un artifice de montage ; il nous interpelle et semble partager à la fois notre espace-temps et celui du film.

Esthétique et dispositif énonciatif de Regards sur le Canada

L’esthétique de Regards sur le Canada et de son alter ego Window on Canada est héritée des ciné-clubs : un présentateur projette des films et les commente. Tandis que le présentateur nous accueille depuis une salle de projection confortable, où rares sont le montage et les mouvements d’appareil, les films projetés proposent chacun leur esthétique propre. Sauf exception, les films se déroulent indifféremment des conditions de leur projection, et il n’y a pas de contamination entre l’espace et le moment de la projection et ceux qui sont propres à la diégèse du film projeté.

Les voix du présentateur et de ses invités sont des voix d’autorité, et seul le présentateur interpelle le spectateur : les invités ignorent superbement cet intrus qu’ils feignent de ne pas voir ni entendre. De fait, le présentateur comme ses invités sont non seulement exclus du monde du film, mais ils sont également exclus du monde réel où se trouve le téléspectateur. L’interpellation convenue du présentateur est une passerelle bien mince entre ces différentes réalités : tout est fait pour que l’espace-temps du débat et de la discussion se tienne à distance du film comme du monde réel. Le spectateur est appelé au fond à s’extraire lui-même du monde réel et à se tenir à distance du monde du film, pour entrer dans cet espace particulier, virtuel, qui est celui de la discussion et de la réflexion, un espace objectivant. Comme dans un ciné-club idéal — où l’on n’interrompt pas le film par des bavardages — les espaces-temps sont bien séparés, dichotomiques et hiérarchisés. L’espace-temps de contrôle, celui où s’exerce la raison privée, forme une sorte de « sphère publique », c’est-à-dire où des personnes privées sont rassemblées en un public pour faire usage de leur raison (Habermas 1978, p. 38). Il faut se garder cependant de trop généraliser. Les circuits communautaires de l’ONF se distinguaient justement par leur diversité et leur hétérogénéité, et si cet exemple fictif constitue un genre de modèle, en revanche dans la réalité, les gens et les animateurs commentaient souvent les films en direct, les retouchaient, les interrompaient, etc. D’autre part, comme nous l’apprend C. Rodney James (1977, p. 233), plusieurs des films présentés dans Window on Canada furent remontés pour leur diffusion à la télévision, le son original coupé, puis commentés lors de la diffusion, notamment par les présentateurs, pour actualiser les films dans le contexte de la télévision.

Le type d’énonciation mis en place par Regards sur le Canada et Window on Canada est donc intrigant. Le discours émane-t-il du film projeté ou du présentateur ? Il oscille de l’un à l’autre, et compose ce faisant un foyer composite, dans lequel la « sphère publique » constituée par ce télescopage d’espace-temps joue un rôle majeur, car c’est dans ce lieu objectivant le film que s’établit en dernier ressort la lecture du sens du film. Or, cet espace est virtuel et fictionnel, entre le studio et le salon du spectateur, lequel est enjoint à participer silencieusement. Et peut-être est-ce là la cause de l’échec de la série auprès du public : pour participer, le public populaire de la télévision aurait certainement préféré un représentant de l’ONF, un intermédiaire, et pas un intellectuel reconnu venu interroger des experts. Dans cette série, la voix a plus encore préséance sur l’image : une voix d’autorité interpelle le spectateur et le domine.

Il est ici question de conférencier plus que de bonimenteur, même si, on l’a vu, le premier a pu se muer parfois en bonimenteur lorsque les films étaient remontés et leur commentaire refait en direct. Ce conférencier se tient devant le film, il prend même garde de ne pas s’y mêler afin de maintenir la distance nécessaire à la réflexion. Cela dit, par la posture même qu’il occupe, le présentateur-conférencier de Regards sur le Canada invite à une lecture active des films, et suscite parfois la participation du public à la construction du sens, quand les experts sont absents et qu’il change les bobines tout en donnant son opinion personnelle, comme dans l’épisode 6.

Conclusion

Dans sa facture et son dispositif énonciatif, dans le type même d’interaction proposée au public, Regards sur le Canada est plutôt une adaptation du ciné-club éducatif. Sur le vif est plutôt marquée par l’expérience des circuits communautaires, la volonté de franchir le Rubicon et d’aller sur le terrain s’impliquer auprès des gens. Un film comme Dresden Story illustre on ne peut mieux cette tendance de l’ONF à entrer dans le vif du sujet, à faire participer les gens à l’élaboration du discours par la discussion, la rencontre, le débat. Mais Sur le vif et sa technique d’instant film making, à laquelle s’ajoutent la mise en place d’un espace et d’une temporalité artificiellement homogènes, ainsi qu’une simultanéité simulée de la production et de la réception, montre à quel point les potentialités du média télévisuel (que la télévision ne soupçonnait peut-être pas elle-même !) ont été vite intégrées par les équipes de l’ONF. Devlin et ses collègues ont utilisé ces potentialités pour expérimenter des métissages fiction-documentaire, où la « fictionnalisation » vient mettre l’accent sur les spécificités, encore fantasmatiques, du dispositif télévisuel (immédiateté, omniprésence, interaction, performance).

Le présent article avait pour ambition de documenter, analyser et théoriser un moment de la télévision canadienne, soit ses premiers échanges avec l’ONF. Nous voulions voir de quelle façon un certain contexte (le cinéma communautaire) s’est prolongé à la télévision par le recours à un présentateur-conférencier ou bonimenteur. L’influence de ce contexte s’est même probablement prolongée jusqu’à la fin des années 1950 au Québec : un rapport du Service de Ciné-Photographie du Québec indique, en 1958, que les limites entre certaines émissions de télévision, le cinéma éducatif et la conférence ne sont pas encore très claires :

On a pu ainsi réaliser plusieurs films silencieux qui n’ont coûté que la pellicule et les frais de voyage. Ce genre de film est de plus en plus demandé, à mesure que l’éducation audiovisuelle se généralise dans tous les domaines, et que les commentateurs et conférenciers de la télévision se servent de plus en plus de séquences filmées

Anonyme s. d., s. p.

En outre, il faut savoir que le cinéma éducatif et les circuits communautaires, s’ils ont été forts populaires au Canada et au Québec, n’y furent pas exclusifs : on en trouvait ailleurs, en France et aux États-Unis notamment. Ont-ils, par un détour par la ciné-conférence, marqué la télévision des premiers temps ? La question vaut sans doute la peine d’être posée.

Enfin, des émissions comme Pays et merveilles (présentée par André Laurendeau, 1952-1961), Télé-Sport (présentée par Jean-Maurice Bailly, 1954) et Le club de ski (présentée par Marcel Baulu et Pierre Proulx, 1954) [8], qui n’étaient pas produites par l’ONF, et où des films étaient commentés en direct, signalent elles aussi au chercheur la place potentielle du cinéma éducatif dans l’émergence de la télévision. L’importance de cet héritage mérite d’être évaluée.