Résumés
Résumé
À partir d’une série de films post-hollywoodiens qui font de l’irruption de l’abject un motif privilégié, cet article se propose de mettre en évidence l’existence d’une modalité « virale » qui, se propageant à partir d’un film souche (The Masque of the Red Death de Roger Corman, sorti en 1964), allait infiltrer et contaminer nombre de films à venir. Afin d’éclairer l’émergence de cette modalité, l’auteur revient dans un premier temps sur la logique socioculturelle de décontamination amenée par le puritanisme et sur les thèses développées par Jean Baudrillard sur l’apparition de virus dans un milieu aseptisé. La modalité virale est ainsi présentée comme le symptôme d’une culture qui, à force d’éliminer les « souillures », génère ses propres pathologies. Dans un deuxième temps, cette modalité virale est saisie dans sa dimension métaphorique, comme reflet des soubresauts sociopolitiques qui ébranlent l’Amérique des sixties. À partir de thèses de René Girard, l’apparition du virus dans le cadre du cinéma américain est appréhendée dans sa dimension démystificatrice. Au terme de ce travail, il s’agit de voir en quoi cette modalité peut être envisagée comme une pathologie typiquement filmique. Le film d’horreur « viral » enregistrerait, en effet, la lutte entre un virus et le corps filmique dans lequel il se développe.
Abstract
Through an examination of a series of post-Hollywood films whose explosion of the abject is a central concern, this article sets out to demonstrate the existence of a “viral” cinema which, developing out of a founding strain (Roger Corman’s 1964 film The Masque of the Red Death), came to infiltrate and contaminate a number of films. In order to place this cinema’s emergence in a theoretical context, the author initially examines the socio-cultural logic of decontamination driven by puritanism, and Jean Baudrillard’s theses on the appearances of viruses in asepticized environments, demonstrating how the viral is a symptom of a culture which, in the course of removing “impurities,” generates its own pathologies. The viral is then examined metaphorically, as the reflection of the socio-political upheavals of the 1960s in North America. The demystifying dimension of the emergence of the viral in American cinema is then discussed using the theses of René Girard. By the end of the essay, the viral is shown to be a typically cinematic pathology : the “viral” horror film depicts the struggle between a virus and the cinematic body in which it develops.
Corps de l’article
Dès que la violence se déchaîne, le sang devient visible ; il commence à couler et on ne peut plus l’arrêter, il s’insinue partout, il se répand et s’étale de façon désordonnée. […] Sa présence dénonce le meurtre et appelle de nouveaux drames. Le sang barbouille tout ce qu’il touche des couleurs de la violence et de la mort.
René Girard (1972, p. 55)
The « Red Death » had long devastated the country. No pestilence had ever been so fatal, or so hideous. Blood was its Avatar and its seal — the redness and the horror of blood. There were sharp pains, and sudden dizziness, and then profuse bleeding at the pores, with dissolution. The scarlet stains upon the body and especially upon the face of the victim, were the pest pan which shut him out from the aid and from the sympathy of his fellow-men. And the whole seizure, progress and termination of the disease, were the incidents of half an hour.
Edgar Allan Poe (2003, p. 205)
Un beau jour de 1964, le cinéma américain se met à saigner. L’hémorragie est ciblée (donc a priori limitée) : elle affecte le cadre de The Masque of the Red Death, adaptation du conte d’Edgar Poe. Publié en 1842 dans Graham’s Magazine, « Masque of the Red Death » raconte le rapport conflictuel entre le prince Prospero, replié avec ses courtisans derrière les murs de sa forteresse aseptisée, et la Mort rouge, entité pathogène (incarnation de la peste) qui a ravagé les contrées environnantes et que Prospero, terrifié à l’idée d’être lui aussi contaminé, pense avoir neutralisée en la rejetant dans le (hors) champ de la dénégation (il a demandé à ses hôtes de ne pas porter de rouge afin de ne pas se voir rappeler la tragédie qui frappe les villages voisins). Profitant de l’occasion d’un bal masqué organisé par le prince, la Mort rouge s’introduit sans s’annoncer dans le palais. Pensant qu’il s’agit d’un invité déguisé, Prospero est par là même persuadé que son ennemi se trouve encore là-bas, derrière les murs de sa forteresse, alors qu’il est ici, déjà là. Se voiler la face ne sert à rien ; la Mort rouge transforme la fête en danse macabre, et les corps gesticulants des invités du prince en cadavres grimaçants.
Le générique du film de Corman s’ouvre sur un écran noir. Un motif rouge apparaît soudain au centre de l’image et se répand progressivement comme une cellule cancéreuse, finissant par recouvrir totalement la surface du cadre. Cette invasion métastatique anticipe bien évidemment celle qui se produit à la fin du film (la Mort rouge contamine les corps des festivaliers), et pourtant sa portée programmatique dépasse largement celle qui se joue dans le film lui-même. Sorte de court-métrage expérimental bornant le film en amont, ce générique explicite, en effet, le projet de défiguration plastique travaillant nombre d’oeuvres à venir, qui ont fait de l’envahissement brutal du cadre par la Mort rouge et ses corollaires plastiques (le virus, la ruine, l’épidémie, le délabrement, la déliquescence, la décomposition, la contagion, l’écroulement des frontières corporelles, l’abject, c’est-à-dire le gore entendu au sens large du terme [1]) une thématique privilégiée, voire une véritable poétique. Dans The Amytiville Horror (Rosenberg, 1979), le sang se met ainsi à couler des murs de la maison diabolique et à remplir son sous-sol ; dans The Shining (Kubrick, 1980), des rivières de sang jaillissent des ascenseurs de l’hôtel Overlook ; dans The Evil Dead (Raimi, 1981), les canalisations se mettent à rejeter des entrailles, aspergeant Ash (Bruce Campbell) et remplissant la cave dans laquelle il est enfermé ; dans The Conversation (Coppola, 1974), des toilettes régurgitent un sang qui semble irriguer les canalisations souterraines du cinéma américain. De même, dans une scène profondément horrifique du téléfilm It (1990), adapté de Stephen King, du sang surgit d’un lavabo, au grand désarroi des protagonistes qui essaient de rétablir sa pureté originelle à grand renfort de produits nettoyants, en vain. Le cadre de ces films est une fine membrane incapable de résister aux assauts des puissances mortifères qui l’entourent et finissent par l’immerger, comme la piscine de Poltergeist (Hooper, 1982), espace vide qui, dans une finale apocalyptique, se remplit d’une foule de cadavres surgissant du sol. L’intrusion de la « Mort rouge » dans le cadre de ces films est catastrophique au sens où l’entend le philosophe Clément Rosset (1979, p. 41) :
Une catastrophe n’est pas un accident du réel, mais plutôt une irruption « accidentelle » du réel : à entendre par accidentelle l’entrée en scène, volens nolens, d’une réalité à la fois indésirable et jusqu’alors protégée par un ensemble de représentations apparemment résistantes, solides et éprouvées. La catastrophe est ainsi non un accident du réel mais un désastre de sa représentation : intervenant lorsque celle-ci, craquant soudain sous les coups habituellement discrets et inoffensifs de la réalité, se trouve confrontée à ce qu’elle escomptait avoir rendu non réel pour l’avoir provisoirement rendu invisible. Ainsi la mort, ou la maladie mortelle, lorsque sonne son heure.
La modernité radicale de cette modalité dans le cinéma américain peut être explicitée à l’aide d’une comparaison avec une scène célèbre de The Leopard Man (1943) de Jacques Tourneur. Dans le film de Tourneur, une jeune fille se fait tuer devant chez elle par une créature hybride. La scène est filmée du point de vue de la mère de la jeune fille, à l’abri à l’intérieur de sa villa. De la boucherie qui se déroule dans le hors-champ et dont on devine la sauvagerie (on entend les hurlements mêlés de la bête et de sa proie), on ne verra rien si ce n’est un mince filet de sang s’écoulant sous la porte, comme une plaie du hors-champ.
Là où Tourneur, cinéaste privilégiant les stratégies d’ellipse et de suggestion [2], décide de garder la porte fermée et de priver le spectateur de la vision du corps démembré de la fillette, Hooper, Kubrick et consorts choisissent de l’ouvrir (mais avaient-ils le choix ?). À la logique dialectique du thriller fantastique (le sang de la fillette établit un lien — peu ragoûtant certes, mais en tout cas organique — entre champ et hors-champ) succède une logique catastrophique, intrusion brutale d’un réel mortifère (le sang, la maladie, la peste, la Mort rouge) relégué à l’extérieur d’un cadre envisagé comme a priori imperméable à toute attaque ou sollicitation de l’extérieur.
Certains théoriciens ont fait du gore le noeud gordien du cinéma d’horreur et lui ont trouvé diverses origines [3]. Avant toute considération extra-filmique, nous envisagerons l’irruption brutale du gore dans le cadre du cinéma américain comme une pathologie filmologique, une leucémie du champ, une hémorragie formelle dont le flux s’écoulerait du générique de The Masque of the Red Death pour se propager dans de nombreux films à venir [4]. Enfin, nous montrerons en quoi cette modalité virale est symptomatique de la culture américaine sous influence puritaine, et de son cinéma.
Une pathologie américaine et hollywoodienne
À force de lessiver, de savonner, de fourbir, de brosser, de peigner, d’éponger, de tripoliser, de curer et de récurer, il arrive que toute la crasse des choses lavées passe aux choses lavantes.
Victor Hugo (cité dans Baudrillard 1976, p. 274)
Avant même son arrivée sur le territoire américain, le puritanisme fait sienne l’idée obsessionnelle de traquer les souillures (intérieures et extérieures), d’expulser un Mal protéiforme susceptible de corrompre individus et communautés, d’abord par le « péché » sexuel, et de façon plus générale, par tout ce qui se rapporte au domaine du « bas matériel » (c’est-à-dire au biologique) célébré dans les rites bouffons du carnaval. L’arrivée du puritanisme sur le sol américain décuple cette politique de décontamination. L’ordre régnant dans les colonies au début du xviie siècle est fragile ; en mettant en scène un corps libéré, sexualisé, momentanément affranchi de la Loi, les rites carnavalesques importés par de nombreux colons semblent promouvoir l’anarchie, l’ensauvagement qui, dans une nature hantée par le spectre de l’Indien bestial (la wilderness), risque de transformer les hommes en bêtes [5]. Rejouant le combat rituel de Carême contre Carnaval, l’Amérique puritaine fait triompher Carême et bannit Carnaval dans le domaine de l’abject et des puissances refoulées [6]. Or, la fête distille un chaos ritualisé, une crise homéopathique qui renforce les structures du corps social [7]. Se priver d’espace festif, c’est prendre le risque de voir revenir pour de vrai ce que la fête, dans sa dimension « apotropaïque », a pour fonction de conjurer en l’anticipant et en le désamorçant au moyen d’un déchaînement ritualisé, c’est-à-dire d’une violence régulée [8]. En termes de biologie, cette idée pourrait être exprimée ainsi : une épuration excessive risque de générer un virus plus fatal que toute distillation homéopathique du « Mal » :
Il y a une conséquence terrifiante à la production ininterrompue de positivité. Car si la négativité engendre la crise et la critique, la positivité hyperbolique engendre, elle, la catastrophe, par incapacité de distiller la crise et la critique à doses homéopathiques. Toute structure qui traque, qui expulse, qui exorcise ses éléments négatifs court le risque d’une catastrophe par réversion totale, comme tout corps biologique qui traque et élimine ses germes, ses bacilles, ses parasites, ses ennemis biologiques, court le risque de la métastase et du cancer, c’est-à-dire d’une positivité dévorante de ses propres cellules, ou le risque viral d’être dévoré par ses propres anticorps, désormais sans emploi. Tout ce qui expurge sa part maudite signe sa propre mort. Tel est le théorème de la part maudite.
Baudrillard 1990, p. 111
C’est l’histoire de « Masque of the Red Death » : si l’intrusion de la Mort rouge est aussi foudroyante, c’est qu’elle peut être envisagée comme découlant directement du repli de Prospero dans un espace « sain ». Expurgeant sa « part maudite » en voulant échapper à la mort, Prospero signe sa propre mort. Cette « stratégie fatale » (pour employer une autre expression chère à Baudrillard [1983]), c’est aussi celle qui sous-tend l’histoire du cinéma américain, en particulier du cinéma hollywoodien, qui reconduit cette dynamique purificatrice. Pareil au château de Prospero, où il traque l’apparition du moindre germe, le cadre du cinéma hollywoodien classique est l’objet de la plus rigoureuse surveillance : il expulse tout virus susceptible de le corrompre. Dans une culture et un cinéma obsédés par l’idée de l’impureté (puritanisme oblige), de ce qui est alien, im-propre, le hors-champ du cinéma hollywoodien de l’âge d’or a longtemps servi d’espace dépotoir dans lequel étaient expulsés les éléments qui perturbaient le système et étaient susceptibles d’y introduire un désordre anarchisant. Communistes, dissidents, gangsters, bons ou mauvais sauvages, tous venaient faire un petit tour dans le champ, être objet de peur (l’Indien dans le western, le monstre dans le monster movie) ou de moquerie (la figure clownesque dans le burlesque), et repartaient, chassés par les forces de l’ordre, transformant le chaos annoncé en fête purificatrice. En cela le projet d’épuration sous-tendant le cinéma hollywoodien pourrait s’apparenter aux rites de décontamination des communautés archaïques, ou au rite du pharmakos pratiqué dans la Grèce antique [9]. « Au cours de cette démonstration d’auto-purification, le mouvement est souvent centrifuge ; l’élément perturbateur au sein du groupe est progressivement marginalisé pour être enfin expulsé, comme des organismes étrangers sont éliminés par des anticorps » (Bidaud 1994, p. 124). Or, comme le rappelle Jean Baudrillard (1990, p. 69) :
Dans un espace surprotégé, le corps perd toutes ses défenses. Dans les salles d’opération la prophylaxie est telle que nul microbe, nulle bactérie ne peut survivre. Or c’est là même qu’on voit naître des maladies mystérieuses, anomaliques, virales. Car les virus, eux, prolifèrent dès qu’ils ont la place libre. Dans un monde clinique « idéal » se déploie une pathologie impalpable, implacable, née de la désinfection elle-même. Et cette pathologie inédite, la médecine aura bien du mal à la conjurer, car elle-même fait partie du système de surprotection.
La modalité virale qui émerge dans le cinéma américain en 1964 avec The Masque of the Red Death peut donc être appréhendée comme une réaction épidermique du cinéma hollywoodien qui, à force de purification, se retourne contre lui-même en générant son propre virus. Dès lors, ce n’est sans doute pas un hasard si cette modalité virale fait son apparition juste après les années cinquante. Ces années sont, culturellement et socialement parlant, caractérisées par une poussée normative reflétant la paranoïa de la guerre froide et la politique de la « chasse aux sorcières » impulsée par le maccarthysme. Corollaire fictionnel de cette épuration sociale, les séries télé des fifties (Leave it to Beaver, The Andy Griffith Show) forgent les canons esthétiques mystificateurs d’une Amérique purifiée de ses démons (les minorités ethniques et politiques y brillent par leur absence) [10]. Il convient alors de lire l’invasion virale de la Mort rouge dans The Masque of the Red Death comme une attaque de nature méta-filmique : avant de pénétrer dans le château de Prospero (invasion diégétique), la Mort rouge investit le cadre du cinéma hollywoodien, un cadre purifié et donc fragilisé par la décennie écoulée. Dans cette optique, le palais de Prospero serait une métaphore du cadre hollywoodien classique. Retranché derrière les murs de son château crénelé, le prince Prospero, aristocrate tyrannique, évoque les producteurs du Vieil Hollywood, moguls vieillissants retranchés dans leurs studios, et qui ne voient pas la vague contre-culturelle qui s’apprête à immerger la forteresse hollywoodienne. Les festivaliers font, quant à eux, songer aux vieilles stars sur le déclin qui viendront faire un dernier tour de piste dans les disaster movies à venir [11] et continueront de vivre « comme si de rien n’était », c’est-à-dire de se « voiler la face », pour reprendre la métaphore de la mascarade. La mascarade et le spectacle du nain et de la danseuse que Prospero propose à ses invités évoquent les spectacles décadents que le Vieil Hollywood continue à produire au début des années soixante (le Cleopatra de J. Mankiewicz sort en 1963, The Sound of Music de Robert Wise en 1965). La Mort rouge, qui prolifère dès le générique du film, est ce cancer qui vient ravager un cadre qui n’a pas su prévoir d’espace pour l’abjection ou le « carnavalesque », une pathologie générée par un excès de propreté.
Peste et crise sacrificielle
A nation that commits itself to myth is traumatized when reality bursts through — in living colour.
Todd Gitlin (1987, p. 299)
Une deuxième façon (complémentaire) d’envisager l’émergence de la modalité virale dans le cinéma américain au début des années soixante revient à la lire comme une métaphore annonciatrice de la crise sociopolitique et, surtout, mythopoétique, que s’apprête à traverser l’Amérique de l’époque. En effet, à partir du début des années soixante, une série d’événements vient remettre en cause les fondements idéologiques et mythologiques de l’Amérique (en particulier le « mythe de la Frontière » qui travaille avec plus ou moins de vigueur toutes les représentations culturelles américaines [12]) et y introduire un profond désordre. Avec en toile de fond le mouvement pour les droits civiques, les assassinats politiques — Kennedy, puis Martin Luther King — et la guerre du Vietnam, la jeunesse se rebelle contre l’autorité et les structures étatiques et familiales. Ce qui avait été refoulé jusque-là, notamment les voix des minorités (ethniques, sexuelles), se dévoile pour prendre la parole. C’est l’époque des émeutes dans les ghettos, de la protestation étudiante, de la contre-culture, de l’essor du féminisme et du mouvement hippie [13]. Or, René Girard note la corrélation historique et poétique entre les chamboulements politiques et les épidémies de peste. « Tout bouleversement social risque fort de favoriser une recrudescence de la peste. Des historiens continuent à se demander si la Peste noire était une cause ou une conséquence des bouleversements sociaux du xive siècle » (Girard 2002, p. 229-230). La peste qui, en 1964, contamine le générique de The Masque of the Red Death puis de nombreux films du cinéma américain post-hollywoodien peut donc être perçue comme une métaphore annonciatrice des troubles sociopolitiques qui bouleversent l’Amérique au début des années soixante.
Il faut ici préciser le rapport entre l’émergence de la Mort rouge en tant qu’incarnation de la peste dans le cadre du cinéma américain et le contexte turbulent de l’Amérique des sixties. Loin d’être un rapport de surface, la nature de cette corrélation se trouve dans le dysfonctionnement des mécanismes sacrificiels garants du bon fonctionnement de la mythologie de la Frontière, dysfonctionnement entraîné par la redéfinition du statut des victimes émissaires sur lesquelles s’est érigée cette mythologie. Pour Girard, la peste est avant tout le signe d’une « crise sacrificielle ». Rappelons que, selon l’auteur de La violence et le sacré, les protections mythologiques d’une nation dépendent du bon fonctionnement de ses mécanismes sacrificiels, c’est-à-dire de sa capacité à trouver ou à imaginer des boucs émissaires suffisamment coupables pour fédérer les individus et produire le sacré, sentiment religieux qui résulte des retombées cathartiques de l’expulsion du bouc émissaire [14]. Girard nomme « crise sacrificielle » ce qui se passe lorsque, pour telle ou telle raison (épidémie, renversement politique, guerre ou épuisement des mythes consécutif à la révélation de l’innocence des victimes sacrifiées pour unir les foules), les rites, destinés à rejouer de manière symbolique l’expulsion de boucs émissaires et donc à renforcer les mythes, perdent leur pouvoir purifiant, et se mettent à « dysfonctionner », la violence sacrificielle ne parvenant plus à restaurer la paix (Girard 1972). Girard voit dans la peste telle qu’elle est mobilisée par les mythes (la peste qui contamine Athènes dans le mythe d’Oedipe par exemple) une métaphore esthétique d’une crise sacrificielle réelle : « La peste c’est ce qui reste de la crise sacrificielle quand on l’a vidée de toute sa violence » (p. 119) [15].
Or les événements sociopolitiques des sixties aux États-Unis vont mener à une réévaluation du statut des boucs émissaires traditionnellement diabolisés pour entretenir la mythologie de la Frontière. À cette époque, l’Amérique entame en effet son mea culpa et reconnaît à de nombreux boucs émissaires sur lesquels se sont érigés ses mythes (Indiens, Noirs, Mexicains, etc.) leur statut de victime [16]. De ce point de vue, le film de Corman enregistre la lutte entre un régime « mythologique » (la forteresse de Prospero dans laquelle on perpétue de vieilles recettes sacrificielles) [17] et une entité puissamment démystificatrice (la Mort rouge), représentant le point de vue des victimes déjà mortes à l’extérieur du château, c’est-à-dire les minorités évacuées du champ ou repoussées à la périphérie dans le cinéma hollywoodien classique. L’intrusion de la Mort rouge dans le cadre hollywoodien est donc de nature politique, elle anticipe déjà sur ce retour des minorités refoulées qui, dans les films du Nouvel Hollywood, viendront faire valoir leur droit à la visibilité [18]. Mais là où ce retour prendra souvent les traits festifs du burlesque contre-culturel (voir The Party de Blake Edwards, réécriture ludique de The Masque of the Red Death), l’arrivée de la Mort rouge dans le film de Corman est un événement beaucoup plus tragique et mélancolique, qui prend en charge un travail de deuil jusque-là refusé à ces minorités. Car le sang qui envahit le générique du film de Roger Corman, et qui ne va pas tarder à irriguer les ascenseurs de l’Overlook dans The Shining ou le sous-sol de la maison de The Amityville Horror, est avant tout celui des boucs émissaires sacrifiés pour pérenniser les régimes de violence mythologique sous-tendant la culture américaine et le cinéma destiné à prendre en charge ces mythologies.
Conclusion
Dans un article consacré au statut du hors-champ dans le cinéma américain des années soixante-dix, Jean-Baptiste Thoret propose une définition du film d’horreur :
un film enregistrant, continûment ou par moments, le combat entre soi (qu’il s’agisse d’un individu, d’une famille, d’une nation ou de tout groupe constitué et partageant des valeurs homogènes) et un Autre, dont la présence est perçue comme menaçante, voire létale. Exploitant des affects extrêmes et négatifs — la peur, la terreur, l’effroi, le dégoût —, le film d’horreur se distingue du thriller ou du film de guerre […] en ce que l’Autre est ici un Monstre qui « perturbe une identité, un système, un ordre, ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles ». Ce pouvoir de l’horreur dont parle Julia Kristeva, il le tire de sa position, toujours dans l’entre-deux, et de sa capacité à échapper aux catégories en les confondant (masculin/féminin, humain/animal, mort/vivant, enfant/adulte…).
Thoret 2003, p. 36
Cette notion d’affrontement est également mise en avant par Philippe Rouyer (1997, p. 18) : « Quels que soient les thèmes abordés, les films d’horreur racontent toujours la menace, pour un individu ou pour un groupe, d’une force maléfique monstrueuse, surnaturelle ou non. S’ensuit un affrontement qui s’achève sur la victoire (provisoire) d’un des deux camps. » Frankenstein (1931), Creature from the Black Lagoon (Arnold, 1954), Tarantula (Arnold, 1955), An American Werewolf in London (Landis, 1981), A Nightmare on Elm Street (Craven, 1984), ou encore Friday the 13th (Cunningham, 1980), autant de films qui déclinent ce combat, peuvent donc prétendre à la catégorie générique de l’horreur. On pourrait qualifier la modalité qui parcourt ces films d’apotropaïque : leur diégèse convoque les figures les plus terrifiantes pour mieux les conjurer, comme ces masques d’Halloween qui représentent des morts potentiellement vengeurs afin d’empêcher leur venue. Les figures du « Mal » convoquées puis expulsées par ces films n’existent qu’en opposition au « Bien ». Or Jean Baudrillard a attiré notre attention sur une autre catégorie du Mal :
Je distingue au moins deux versions du Mal. Il y a le Mal relatif, le Mal tel qu’on l’entend généralement. Ce Mal-là n’existe que dans sa balance avec le Bien, à la fois en équilibre et en permanente opposition avec le Bien. Mais il y a désormais, aussi, un Mal absolu, une version dépressive ou catastrophique de ce Mal relatif. Là, il n’y a plus ni partage ni antagonisme entre le Bien et le Mal. Ce Mal absolu naît de l’excès de Bien, d’une prolifération sans frein du Bien, du développement technologique, d’un progrès infini, d’une morale totalitaire, d’une volonté radicale et sans opposition de bien faire. Ce Bien se retourne dès lors en son contraire, le Mal absolu. Traditionnellement, le Mal relatif ne fait que s’opposer, il n’a pas d’essence propre, pas de racine, donc surtout pas de finalité. En revanche, ce Mal absolu a une finalité : en tant que Bien, il a une finalité idéale, faire le bien, mais cette finalité idéale vire au catastrophique, et se transforme en Mal absolu. Ce mouvement qui voit le Bien se retourner en son contraire n’est pas exaltant du tout. C’est un mouvement absolu, irréparable, inexorable [19].
De même que pour Baudrillard, il y aurait deux types de Mal, il y aurait deux sortes de films d’horreur, le film d’horreur apotropaïque, et le film d’horreur viral, ce dernier étant la version catastrophique (c’est-à-dire terminale) du premier. Mais si ces deux modalités sont, in fine, inséparables, leur enjeu diverge, car là où le monstre du film d’horreur apotropaïque s’en prend à d’autres personnages, le virus du film d’horreur viral s’en prend avant tout au film qu’il investit, ruinant ses images, ou plus exactement — régime mythologique oblige — ses clichés [20]. Une scène de The Texas Chainsaw Massacre 2 (Hooper, 1986) illustre bien cette idée. À la fin du film, Dennis Hopper, texas ranger parti à la recherche de sa nièce prisonnière d’une famille de cannibales, pénètre dans le Texas Battle Land Amusement Park, parc d’attractions désaffecté reproduisant sur un mode ludique les batailles mythiques de l’histoire du Texas. Dennis Hopper s’arrête devant une fresque murale représentant Davy Crockett à la bataille d’Alamo. Intrigué par la présence d’un liquide rougeâtre s’écoulant des lèvres du héros des guerres mexicaines et de la Frontière américaine, il donne un coup de pied contre la cloison. Celle-ci s’écroule et vomit des entrailles et des viscères (les corps en lambeaux des victimes mexicaines massacrées par l’armée américaine) qui finissent par saturer le cadre.
Cette scène, qui constitue une ingénieuse réécriture de The Masque of the Red Death (Fort Alamo comme substitut au château de Prospero), est bien travaillée par un régime catastrophique tel que l’a défini Clément Rosset. La fresque dépeignant Davy Crockett à la bataille d’Alamo est cet « ensemble de représentations résistantes, solides et éprouvées [21] », c’est-à-dire une image tirée de la mythologie hollywoodienne (la fresque fait très explicitement référence à The Alamo de John Wayne, tourné en 1960). « Craquant soudain sous les coups habituellement discrets et inoffensifs de la réalité » (le coup de pied de Dennis Hopper), la représentation mythique « se trouve confrontée à ce qu’elle escomptait avoir rendu non réel pour l’avoir provisoirement rendu invisible » (Rosset 1979, p. 41) : le corps des victimes massacrées par Crockett et ses hommes. Le cliché hollywoodien s’effondre ici littéralement sous le poids d’un réel qu’il avait à charge d’occulter.
À plusieurs années d’intervalle, le film de Hooper régurgite les corps des victimes des westerns de manière générale (la scène se déroule dans les sous-sols du « Texas Battle Land Amusement Park », métaphoriquement dans les catacombes du western hollywoodien) et celles du film de John Wayne The Alamo (1960) en particulier (le visage de Davy Crockett sur la fresque est modelé sur celui du « Duke »). Comme l’intrusion de la Mort rouge dans le cadre stérilisé de Prospero, le dévoilement du corps des victimes faisant suite au coup de pied de Denis Hopper est profondément démystificateur car il révèle que les mythes (Davy Crockett, le cinéma hollywoodien, le mythe de la Frontière et de la « régénérescence par la violence ») et la structure sociale s’érigent sur la dépouille sanglante des boucs émissaires sacrifiés. Mais là où le sparagmos dionysiaque est, comme dans toute logique mythique, une étape nécessaire à la recréation de l’Unité perdue, les corps dépecés du film de Tobe Hooper ne débouchent sur aucun âge d’or ; ils ne font qu’encombrer le cadre, et dénoncer leurs bourreaux.
Au fond des individus, comme au fond des systèmes religieux et culturels qui les façonnent, il y a quelque chose de caché, et ce n’est pas seulement le « péché » abstrait de la religiosité moderne, ce ne sont pas les seuls « complexes » de la psychanalyse, c’est toujours quelque cadavre qui est en train de pourrir et qui répand partout la pourriture.
René Girard (1978, p. 188)
Parties annexes
Note biographique
Florent Christol prépare une thèse sur le film d’horreur américain, sous la direction de Gilles Ménégaldo (Université de Poitiers), ainsi qu’un livre consacré à l’oeuvre de Tobe Hooper. Ses recherches portent sur les représentations carnavalesques dans la culture anglophone et sur les domaines d’interaction entre l’esthétique grotesque et le concept de crise sacrificielle (René Girard). Il a publié de nombreux textes (dans Simulacres, CinémAction, Lignes de fuite, Les Cahiers victoriens et édouardiens) et a participé à des ouvrages collectifs.
Notes
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[1]
Comme le rappelle Philippe Rouyer (1997, p. 9) : « Le terme anglais gore n’a pas été inventé par le cinéma. Le Barnhart Dictionary of Etymology, qui propose cette définition “sang répandu, sang coagulé”, situe l’apparition du mot, dans son orthographe actuelle, aux alentours de 1150. Il en retrouve l’origine dans le vieil anglais gor (saleté, excrément), dans la même famille que gyre et apparenté à gor (saleté en vieil allemand), goor (minable, miteux en hollandais) et gor (saleté visqueuse en vieil islandais). C’est dire si, dans ses plus lointaines racines, le gore est déjà associé à l’idée de sale et de répugnant. » Les films travaillés, d’une façon ou d’une autre, par cette esthétique incluent : Night of the Living Dead (1968), Willard (1971), The Crazies (1973), The Texas Chainsaw Massacre (1974), Carrie (1976), The Exorcist (1976), Prince of Darkness (1976), The Fury (1977), Alien (1979), Dawn of the Dead (1979), Dracula (1979), Alligator (1980), Altered States (1980), Friday the 13th (1980), The Beast Within (1982), The Thing (1982), Silent Night Deadly Night (1984), Day of the Dead (1985), The Texas Chainsaw Massacre 2 (1986), Land of the Dead (2004).
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[2]
Nous renvoyons au volume de CinémAction consacré au cinéaste (Ménégaldo 2008).
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[3]
Dans Offensive Films. Towards an Anthropology of Cinema Vomitif, Mikita Brottman (2005) fait de l’écoeurement suscité chez le spectateur par le recours au gore le projet central d’un grand nombre de films d’horreur. Sur la même thématique, voir également Williams 2003. Pour une histoire du film gore, voir l’essai de Philippe Rouyer (1997).
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[4]
Notons que la dimension matricielle du film de Corman n’a, jusqu’à présent, jamais été perçue, sans doute à cause de la dimension sérielle du film (il s’inscrit dans un cycle d’adaptations d’Edgar Poe par l’American International Pictures) et de son esthétique gothique lorgnant vers les productions anglaises de la Hammer Film. Or, le film de Corman (et le conte de Poe) allait fournir au cinéma américain une matrice quasi inépuisable de formes et de figures. On peut dégager au moins trois tropes centraux de ce que l’on pourrait appeler la configuration de la Mort Rouge, tropes qui seront déclinés dans la plupart des films d’horreur à venir : 1) l’esthétique gore et le schème de la défiguration (ainsi que ses corollaires : virus, ruine, épidémie, délabrement, déliquescence, décomposition, contagion, écroulement des frontières corporelles, retour de l’abject, etc.) ; 2) le thème de la fête qui tourne mal et finit en massacre (nous regroupons sous le mot « fête » des manifestations aussi diverses que la fête foraine, le parc d’attractions, Noël, l’Halloween, la Thanksgiving, l’April Fool’s Day, la soirée d’anniversaire, la fête de l’Indépendance, le bal de fin d’année, etc.) ; 3) la figure du tueur grimé/bourreau « justicier » et masqué punissant les transgressions culturelles. Voir Christol 2009.
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[5]
Sur la problématique de l’ensauvagement en terre américaine, voir les travaux de Lauric Guillaud, en particulier La terreur et le sacré. La nuit gothique américaine (2003).
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[6]
Ce conflit trouve une illustration exemplaire dans la rébellion anti-puritaine de Thomas Morton, auteur de The New English Canaan (évoqué dans Slotkin 1973), qui souhaitait réinstaurer les célébrations de Mai dans sa colonie de Wollaston. Condamné par les autorités puritaines pour avoir voulu transposer sur le territoire américain les antiques bacchanales et avoir convié les Indiens à ses fêtes orgiaques (mais aussi pour leur avoir vendu des armes…), il est sommé de retourner en Angleterre où il est jugé en 1627. Pour une étude sur la censure des fêtes en Amérique du Nord, voir l’ouvrage de Stephen Nissenbaum The Battle for Christmas. A Cultural History of Britain’s Most Cherished Holiday (1996). Les spectacles populaires comme le freak show (foire aux monstres), l’American Museum de Barnum, le Wild West Show et le cirque, qui prolifèrent aux xviiie et xixe siècles, reconduisent cette politique culturelle. À l’inverse du carnaval, qui cultive l’écroulement de la frontière entre spectacle et spectateur, ces spectacles forains reposent sur l’érection de frontières entre ce qui est exhibé (le monstre dans le freak show, l’Indien dans le Wild West Show) et les spectateurs : « Unlike the raucous interactions of carnival, its more unruly festive predecessors, the modern phenomenon of spectacle is premised on the sensory dominance of the visual and the measured distance between the viewer and the choreographed activity of the performers. Contrasting the dynamism of carnival and the stasis of spectacle in her discussion of freak shows, Susan Stewart writes : “The spectacle exists in an outside at both its origin and ending. There is no question that there is a gap between the object and its viewer. The spectacle functions to avoid contamination” » (Adams 2001, p. 12-13).
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[7]
Dans bien des sociétés, l’ordre, pour être raffermi, a besoin d’être périodiquement contesté, bouleversé pendant ces quelques jours de Carnaval où règne l’inversion : femmes vêtues en hommes, hommes costumés en femmes ou en animaux, esclaves prenant la place des maîtres, roi de Carnaval chassant symboliquement le chef de la cité. Pendant ces journées, l’obscénité, la bestialité, le grotesque, le terrifiant et le bouffon, négation de toutes les valeurs établies, déferlent sur le monde de la culture.
Vernant et Vidal-Naquet 2001, p. 37 -
[8]
C’est tout le sujet des Bacchantes d’Euripide, dont la dynamique apocalyptique (le retour brutal du dionysiaque dans un espace culturel qui ne lui a pas ménagé d’expression) infiltre en profondeur le film d’horreur moderne (voir Christol 2007a).
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[9]
« En cas de besoin, c’est-à-dire quand une calamité s’abattait ou menaçait de s’abattre sur la ville, épidémie, famine, invasion étrangère, dissensions intérieures, il y avait toujours un pharmakos à la disposition de la collectivité. […] la victime passe pour une souillure qui contamine toutes choses autour d’elle et dont la mort purge effectivement la communauté puisqu’elle y ramène la tranquillité. C’est pourquoi on promenait le pharmakos un peu partout, afin de drainer les impuretés et de les rassembler sur sa tête ; après quoi on chassait et on tuait le pharmakos dans une cérémonie à laquelle toute la populace prenait part » (Girard 1972, p. 143). Dans cette perspective, l’horreur en tant que genre, en particulier les films produits par la Universal dans les années 1930-1940, avec ses monstres asociaux incapables d’entretenir avec le monde autre chose qu’un rapport conflictuel, peut être envisagée comme la formulation la plus radicale du désir de pureté inhérent à la forme classique du cinéma hollywoodien. L’alternance de la séquence absorption (apparition de la figure monstrueuse dans le cadre)/abjection (rejet de cette figure par une foule de vigilante) constitue en effet la dynamique du genre : « dans le film d’horreur classique, il y a toujours eu “un devenir champ du hors-champ” et, ajouterons-nous, un devenir hors-champ du champ. C’est même ce double mouvement d’inscription dans le cadre puis de retrait du monstre qui caractérisait, au moins jusque dans les années soixante, le rapport entre le champ et le hors-champ. Une fois la frayeur passée, le monstre était sommé de retourner dans les catacombes qui lui tenaient lieu de patrie (la Transylvanie, Mars, l’Union soviétique et l’Étranger pour ne pas les citer) » (Thoret 2003, p. 38).
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[10]
Notons que si l’affaire du tueur Ed Gein (qui inspira plusieurs films, dont Psycho) traumatisa et fascina autant l’Amérique des années cinquante c’est parce que, au-delà de l’horreur objective des faits, elle est survenue au milieu de cette décennie, et qu’elle cristallisait toute l’abjection refoulée par la culture de l’époque. Véritable charnier dans lequel on découvrit plusieurs cadavres en décomposition, la ferme de Gein dans le Wisconsin devint, dans l’imaginaire américain, le corollaire réel du cimetière fictionnel où seraient venus s’entasser les cadavres évacués dans le hors-champ du cinéma classique. À ce sujet, voir notre texte « Détour mortel : notes sur le motif de la bifurcation dans le film d’horreur américain moderne » (Christol 2007).
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[11]
The Poseidon Adventure (Neame, 1972), The Towering Inferno (Guillermin, 1974), Tentacles (Assonitis, 1977), ou encore The Swarm (Allen, 1978) réunissent des stars souvent sur le déclin.
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[12]
L’historien Richard Slotkin (1973, 1992 et 1994) a consacré une trilogie magistrale à l’exploration de ce mythe. Le mythe de la Frontière est né de la conjonction d’un système religieux austère (le puritanisme préconisant la rédemption par la punition des péchés — donc par la violence), d’un développement historique singulier (la Frontière, point de rencontre entre la wilderness et la civilisation) et de l’infiltration culturelle d’un héritage mythologique germano-scandinave qui, à la différence des mythologies gréco-romaines ayant progressivement refoulé ou ritualisé leur violence (au moyen notamment de spectacles cathartiques comme les jeux du cirque, ou la tragédie), marginalisent les puissances pacificatrices et installent le principe de la fureur (Odin/Wotan) et de l’instabilité (le gouffre sur lequel repose Midgaard et qui s’ouvrira à la fin des temps pour laisser ressurgir les morts) au coeur de leur dispositif socio-religieux. Les fondements de ce mythe résident dans l’idée qu’en face d’un ennemi envisagé comme radicalement autre, le héros américain « civilisé » n’a d’autre choix que de passer outre le cadre d’une loi toujours insuffisante (composante libérale qui discrédite l’État pour mettre en valeur l’autonomie de l’individu), et devenir lui-même sauvage en recourant à une violence expulsant la source du mal et régénérant le tissu social. Dans ce mythe, l’américanité se trouve donc réaffirmée à l’aune d’un acte de violence « sacrée » contre une entité « sauvage » (originellement l’Indien, incarnation des pulsions bestiales de la wilderness, puis toutes les formes d’altérité envisagées comme anxiogènes du point de vue du régime bourgeois et patriarcal qui génère et perpétue le mythe de la Frontière). Dans le cinéma américain, le Sauvage, c’est l’Autre : Dracula, le diabolique Dr Fu Manchu, adepte de tortures en tous genres (The Mask of Fu Manchu, Brabin, 1932), le Joker de Batman (Burton, 1991), la poupée africaine qui attaque Karen Black dans le dernier sketch de Trilogy of Terror (Curtis, 1975), l’Alien de Ridley Scott (1979), les tribus barbares de The Hills Have Eyes (Craven, 1976), la sorcière décimant l’armée de The Final Terror (Davis, 1983), les frères siamois se terrant dans les montagnes de Just Before Dawn (Lieberman, 1981), les épouvantails vengeurs de Scarecrows (Wesley, 1988), les clowns psychopathes de Clownhouse (Salva, 1990), les villageois sanguinaires de Dead and Buried (Sherman, 1981), le démon protéiforme de Jeepers Creepers (Salva, 2000), ou encore le rejeton difforme de Hell Night (DeSimone, 1981). Mais le Sauvage, c’est aussi l’Autre en soi — le loup-garou (The Wolf Man, 1941, The Howling, 1981), Mr Hyde (Dr. Jekyll and Mr Hyde, 1941), l’insecte qui germe dans le corps de l’adolescent de The Beast Within (1982), Freddy Krueger, incarnation d’une libido monstrueuse, qui possède le protagoniste adolescent de Freddy’s Revenge (Sholder, 1986), ou le démon logé dans le corps de Linda Blair dans The Exorcist (1973). À ce titre, le projet idéologique du film d’horreur au sens générique du terme se situe bien dans la droite lignée du mythe de la Frontière : en perpétuant par la fiction l’image d’une classe d’individus à la sauvagerie irréductible et la violence nécessaire pour combattre cette sauvagerie, le film d’horreur légitime et banalise dans le quotidien le recours à des solutions extrêmes (lynchage, Guantanamo, torture, etc.) pour soumettre ou contrôler certains groupes sociaux considérés comme dangereux et perpétuer un climat de peur à des fins politiques et économiques.
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[13]
Nous ne voudrions cependant pas laisser penser que le mouvement contestataire, qui occupe alors le devant de la scène médiatique, met fin à des mouvements plus conservateurs. Ceux-ci perdurent pendant toute la durée des événements, comme l’illustrent des ouvrages tels que The Other Side of the Sixties (Andrew 1977), Turning Right in the Sixties (Brennan 2007), ou encore A Generation Divided. The New Left, the New Right, and the 1960s (Klatch 1999).
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[14]
Selon Girard (1972), en l’absence de véritable système judiciaire, les communautés « primitives » étaient régulièrement déchirées par des « crises mimétiques » (cycles de vengeances et de représailles dans lesquels régnait la violence réciproque). Au sommet du conflit, lorsque la violence avait contaminé toute la communauté et effacé toutes les différences individuelles (la violence transforme les ennemis en doubles), il suffisait qu’un individu diffère un tant soit peu de la foule pour qu’il polarise l’attention, soit désigné comme responsable de la crise et lynché, transformant des individus désunis en un corps soudé. La victime, innocente, mais accusée de tous les maux et donc perçue comme un monstre réellement coupable, servait d’exutoire à la violence du groupe. Le statut marginal du bouc émissaire résolvait la crise car sa mort n’entraînait pas de vengeance. À la suite de ce lynchage cathartique se mettait en place le système du rite sacrificiel et ses déclinaisons (fêtes, carnaval, tragédie dionysiaque, etc.), simulacres de la crise mimétique visant à reproduire une mise en désordre de la communauté afin de préserver ou de rétablir l’ordre par le sacrifice d’un bouc émissaire choisi parmi les tranches marginales de la population (enfant, personne difforme, prisonnier de guerre, animal domestique, acteur tragique endossant le « rôle » de la victime sacrificielle, effigie grotesque du carnaval encore aujourd’hui « lynchée » par une foule « ivre », etc.).
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[15]
La danse macabre du Moyen Âge, à laquelle Edgar Poe et Roger Corman ont recours dans The Masque of the Red Death, peut, de même, être interprétée comme participant de cette violence désacralisée qui, lors des périodes de crise, ruine l’édifice culturel : « La spécificité de la peste est qu’elle finit par détruire toute forme de spécificité. La peste surmonte tous les obstacles, méprise toutes les frontières. Toute vie finit par basculer dans la suprême indifférenciation de la mort. La plupart des récits insistent, non sans monotonie, sur ce nivelage des différences. Même chose avec la danse macabre du Moyen Âge, qui, bien entendu, s’inspire de la peste » (Girard 1972, p. 229).
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[16]
La nouvelle sortie de Freaks (1930) dans les salles américaines au début des années soixante est, à ce sujet, symptomatique. Dans le chef-d’oeuvre de Tod Browning, les « monstres » quittent l’enceinte cloisonnée du cirque pour assouvir leur vengeance sur ceux qui les ont humiliés ; les boucs émissaires prennent leur revanche, explicitant l’une des thématiques privilégiées du cinéma américain contemporain. Hang Em’High (Post, 1968), Massacre at Central High (Daalder, 1976), Class Reunion Massacre (Gochis, 1978), Carrie (De Palma, 1976), The Burning (Maylam, 1981), Terror Train (Spottiswoode, 1980), Dark Night of the Scarecrow (De Felitta, 1981), A Nightmare on Elm Street (Craven, 1984), ou encore Slaughter High (Dugdale, 1986) racontent tous la vengeance d’un individu décimant un groupe l’ayant pris comme cible de leur violence.
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[17]
Voir la scène du meurtre rituel d’Hazel Court qui opère une synthèse des différentes formes de sauvagerie ethniques venues mettre en péril l’Amérique WASP au cours des années. En outre, le bal masqué, décrit comme un spectacle hypocrite et dégénérescent — le port du masque n’y est qu’apparat —, et célébrant l’étanchéité des frontières hiérarchiques — seuls les nobles du royaume y participent — est un spectacle mystificateur.
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[18]
Le film peut ainsi être vu comme commentaire en temps réel sur le conflit entre le Vieil Hollywood tributaire des mythologies de la Frontière et le Nouvel Hollywood contestataire qui émerge, corroborant l’idée que le cinéma est une « forme de sismographe du rêve américain » (Laprévotte, Luciani et Mangin 1990, p. 8). Pour une lecture du Nouvel Hollywood dans son rapport à l’occupation du cadre par les minorités refoulées, voir l’essai de Jean-Baptiste Thoret (2006). Il faut cependant noter que la portée subversive du film est relativisée par le fait que comme dans The Party (Edwards, 1968), qui envisage l’intrusion chaotique de Peter Sellers dans le cadre bourgeois sur le mode du burlesque, l’acte de contestation le plus radical présenté dans le film provient de Hop Frog, le bouffon de la cour, qui lynche l’un des nobles qui l’a humilié, figure matricielle d’une longue lignée de clowns vengeurs et meurtriers du cinéma américain. En outre, il ne faut pas perdre de vue le fait que le film, fidèle à l’idéologie dominante, appréhende l’intrusion des minorités dans le cadre sous un mode horrifique. Si le film est bien apocalyptique, il est donc loin d’être subversif.
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[19]
Jean Baudrillard, « Les racines du Mal », < http://www.chronicart.com/webmag/article.php?id=1306 >.
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[20]
Nous renvoyons aux analyses de Roland Barthes (1957) sur le mythe et sa capacité à « évaporer le Réel », donc à générer du cliché.
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[21]
Davy Crockett est une icône américaine, qui a inspiré un important appareil folklorique et mythologique, dont la série produite par Walt Disney dans les années cinquante, et le film The Alamo produit, réalisé et interprété par John Wayne en 1960. Or, le last stand de Crockett à Fort Alamo dépeint sur la fresque de Texas Chainsaw Massacre 2 est une pure construction fictionnelle : Crockett fut capturé après la bataille par le général mexicain Manuel Fernandez Castrillon, puis exécuté sommairement avec une douzaine d’hommes sur l’ordre du commandant Antonio Lopez de Santa Anna. Comme le rappelle Christopher Sharrett (2002, p. 416), le last stand est une invention cinématographique : « Crockett’s apocryphal Last Stand at the Alamo calamity has no basis in contemporaneous accounts of the siege of the Alamo. He surrendered after the battle and was later executed; his Last Stand, putting aside the ludicrousness of the image of the hero bashing Mexican skulls with a broken flintlock, is an invention of the twentieth-century media. » En installant la fresque représentant Crockett dans un parc d’attractions, le film de Hooper souligne la facticité du mythe. Sur le sujet, voir Shackford 1986 et Crisp 2005.
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