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Cette contribution fait suite à la communication de l’auteur lors de la 18e édition du colloque annuel du Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones (CIÉRA), organisé par le pôle de l’Université du Québec en Outaouais (UQO) sur le thème La pertinence des épistémologies autochtones face à la criseclimatiqueactuelle:enjeuxdeprotectionetdepréservationduterritoire, qui s’est tenu les 29 et 30 avril 2020 en format virtuel.

Adaptée sous forme de notes de terrain, la contribution ouvre sur le cadre historique et sociétal de la Guyane française, pour présenter ensuite les stratégies nationales et locales de développement économique qui mettront la table pour une discussion des résistances autochtones face au développement industriel, ses impacts environnementaux et les enjeux de droit qui y sont associés.

Contexte historique et sociétal de la Guyane française

Les recherches archéologiques ont révélé la présence des peuples autochtones en Guyane française vers le sixième millénaire av. J.-C. Durant plusieurs siècles, les Amérindiens[51] ont vécu selon leurs droits coutumiers, organisés politiquement, eu égard des différentes Nations, sur des territoires sans frontières (nationales ou internationales) et sur lesquels ils exerçaient pleinement leurs droits collectifs à la terre, en harmonie avec la nature, qu’ils ont contribué à préserver jusqu’à ce jour.

Cependant, la colonisation européenne des Amériques bouleversa cet équilibre (voir annexe 1). Au XVIe siècle, le royaume de France s’installait sur le plateau des Guyanes, motivé par le célèbre mythe de l’ElDorado amazonien[52].

Depuis 1946, la Guyane française n’est plus une colonie, mais demeure une région d’outre-mer française et européenne. Nous détenons la citoyenneté française, la citoyenneté européenne, la langue officielle est le français, notre monnaie est l’Euro, et notre Président est le président de la République française, Emmanuel Macron.

Contrairement aux autres territoires français ultramarins, la Guyane française n’est pas une île, mais un territoire de 84 000 km², grand comme l’Autriche, implanté sur le continent sud-américain. Sa frontière avec le Brésil (730 km) est la plus longue frontière de la France avec un pays étranger, et la porte d’entrée de l’Union européenne en Amérique du Sud. L’application de la Terra Nullius[53] et l’expropriation des Autochtones durant la colonisation, ont permis à l’État français de devenir propriétaire de plus 90 % du territoire, soit la quasi- intégralité des terres en Guyane (décret du 15 novembre 1898). Symbole de la présence européenne sur ce territoire, l’activité de l’Agence Spatiale Européenne (ESA) à Kourou, d’où partent les fusées Ariane 5, représente 17 % du produit intérieur brut (PIB) en Guyane.

La densité de la population reste faible, seulement 283 000 habitants concentrés sur le littoral, selon les estimations de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) au 1er janvier 2019. Le boom démographique présage toutefois un passage à plus de 400 000 habitants à l’horizon 2050. Depuis la colonisation au XVIe siècle, le visage de la société guyanaise a bien changé. Selon l’ethnologue Éric Navet, on estime qu’au XVIIe siècle la population des Amérindiens de Guyane s’élevait à 30 000 personnes. Exterminés par les batailles, décimés par les maladies, expropriés de leurs terres, convertis de force à la religion catholique, et remplacés au fil des siècles par l’arrivée d’esclaves originaires du continent africain et les vagues successives de population immigrée, les Amérindiens ne représentent plus qu’environ 3000 individus au moment de la création du territoire de l’Inini[54] en 1930 (Navet 1990 : 14).

Bien que la France ait adopté, en 2007, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (ONU 2007), cette dernière ne reconnaît toujours pas l’existence de peuples autochtones sur son territoire, à l’exception du peuple Kanak en Nouvelle-Calédonie, inscrit dans un processus de décolonisation.

La Constitution française interdit toute statistique ethnique, au nom de l’égalité entre les citoyens français « sans distinction de race ou d’origine » (République française 1958 : § 3)[55]. Par conséquent, aucune donnée nationale ne permet d’établir le nombre d’Autochtones en Guyane française. Cependant, selon certaines études ethnolinguistiques, le nombre d’Autochtones se situerait aujourd’hui entre 10 000 et 15 000 individus répartis en six Nations, soit 3 % à 4 % de la population guyanaise (Sommer-Schaechtele s. d.). L’ensemble des communautés noires, descendants des esclaves d’origines créole, antillaise, noir marron (bushinenge) ou encore haïtienne, représenterait plus de 60 % de la population, tandis que les populations se définissant comme blanches, essentiellement des Français originaires de l’Hexagone, représenteraient 13 % de la population.

Stratégies nationales et locales de développement économique en Guyane

Durant l’été 2019, face aux violents incendies qui ont dévoré l’Amazonie, le président français Emmanuel Macron a plusieurs fois dénoncé la responsabilité du président brésilien Jair Bolsonaro et annoncé la suspension de la signature de l’accord commercial entre l’Union européenne et les pays membres du Mercado Común del Sur, ou Marché commun du Sud (MERCOSUR). À cette occasion, le Président a rappelé que la France était « une puissance amazonienne », en référence à la Guyane française. Mais qu’en est-il de la préservation de la forêt guyanaise ?

La forêt guyanaise ne représente que 1,5 % de la surface totale de l’Amazonie. Mais, depuis la création en 2007 du Parc amazonien de Guyane, ce territoire contient l’espace protégé de forêt tropicale le plus grand du monde. Son rôle dans la sauvegarde de l’Amazonie est donc essentiel. Certaines activités économiques ont un impact à la fois sur l’environnement et sur la vie des peuples autochtones. C’est le cas de l’exploitation de l’or qui tend ces dernières années à s’industrialiser. Les permis de recherches, d’exploitation, et les concessions minières sont attribués par les services de l’État à des sociétés artisanales guyanaises, souvent partenaires de multinationales telles que Newmont, IAMGOLD, Nord Gold, ou encore Brexia Gold Plata Peru, qui menacent à ce jour plus de 360 000 hectares de terres, située sur/ou à proximité de forêts primaires.

La découverte de pétrole au large du Guyana et de l’État de l’Amapa au Brésil, a suscité l’exploration pétrolière en Guyane. Mais, depuis la loi Hulot[56] de décembre 2017, l’exploitation du pétrole est interdite sur le territoire français. D’autres ressources naturelles attisent les convoitises des sociétés privées comme celles de l’administration fiscale : il s’agit du bois, de l’énergie solaire, de la biomasse, des ressources génétiques issues de la biodiversité (comme la cosmétique) et des savoirs traditionnels (comme la pharmacopée), ou encore les projets industriels liés aux objectifs d’urbanisation de la Guyane tels que le réseau d’électricité et les ports de commerce. Autant de projets industriels que l’État et les élus guyanais ont érigés en stratégie de développement économique pour la Guyane, au détriment de l’environnement et des modes de vie des peuples autochtones.

Dans ce contexte économique, quelle est la position des peuples autochtones ? Comment défendent-ils leurs droits à la terre et aux ressources territoriales reconnus par les Nations Unies ? L’étude condensée de trois cas de résistance autochtone face à des projets d’exploitation industriels permettra d’explorer certaines pistes de réponses à ces questions à partir d’une perspective autochtone guyanaise.

Résistances autochtones face au développement des activités industrielles

Le premier cas concerne la biopiraterie[57]. En janvier 2016, la Fondation Danielle Mitterrand-France Libertés a révélé un cas préoccupant de biopiraterie de nos savoirs traditionnels. Les peuples autochtones ont alors découvert l’existence d’un brevet déposé par deux chercheurs de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) de Guyane (M. Eric Deharo et Mme Geneviève Bourdy) sur une molécule de la plante « Quassia Amara » connue par les Autochtones pour ses vertus antipaludiques. Cette révélation a soulevé un vent de contestation de la part des chefs coutumiers et des militants autochtones. Il faut savoir qu’en France, la loi sur la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages de 2016, contraint désormais les chercheurs, les scientifiques, et tout organisme privé ou public à respecter le consentement préalable libre et éclairé des peuples autochtones et à partager les bénéfices de l’exploitation des savoirs avec ces derniers. C’est ce qu’on appelle l’Accès au partage des avantages prévu par le Protocole de Nagoya[58]. Un recours contre le brevet de l’IRD a par la suite été déposé devant l’Office Européen des Brevets par la Fondation France Libertés.

Le deuxième cas de résistance autochtone concerne le projet minier Montagne d’Or qui a suscité, depuis 2017, une vive opposition des Premières Nations. Le projet est porté par un consortium russo-canadien des entreprises Nordgold et Columbus Gold. Situé entre deux réserves naturelles, à proximité de sites archéologiques précolombiens, il s’agit du plus grand projet minier jamais proposé en France utilisant la méthode d’extraction de l’or par le cyanure. Les déchets de boues cyanurées seront stockés dans des bassins de rétention. Nous avons tous été marqués par la catastrophe de Brumadinho au Brésil en janvier 2019. Nous nous rappelons la rupture des digues de rétention utilisées pour les déchets de la mine qui a provoqué la pollution de la rivière, de la faune, et de la flore à proximité des lieux de vie des peuples autochtones. Les autorités coutumières, les organisations non gouvernementales autochtones de Guyane, ainsi que de nombreux Guyanais sensibles à la préservation de l’environnement ont donc exprimé un refus catégorique du projet.

C’est dans ce contexte qu’en octobre 2018, en tant que vice-président de L’Organisation des Nations Autochtones de Guyane (ONAG), j’ai déposé un recours en alerte rapide devant le Comité onusien pour l’Élimination de la Discrimination Raciale (CERD) pour violation du consentement des peuples autochtones par l’État français responsable de délivrer le permis minier à la multinationale. Deux mois après cette requête, le comité onusien a sommé le gouvernement français de respecter le consentement préalable libre et éclairé des peuples autochtones et de suspendre le projet. Sous la pression de l’opinion publique et de la communauté internationale, le Président de la République française, Emmanuel Macron, a finalement retiré son soutien au projet minier le 23 mai 2019 (Sommer-Schaechtele 2019).

Un dernier cas de résistance autochtone concerne le projet de port industriel de l’ouest de la Guyane situé sur un territoire revendiqué par le village autochtone Paddock. Les revendications territoriales de la communauté portées par l’association du village ont permis d’obtenir, en 1992, un avis favorable de l’État français à la demande de cession des terres. Cependant, la municipalité n’a jamais réalisé les actes administratifs nécessaires à la cession. 30 ans plus tard, les objectifs d’urbanisation liés au boom démographique de la commune conduisent les services de l’État et de la Mairie à organiser la construction intensive de logements ainsi qu’un port industriel favorisant le trafic fluvial, à seulement moins d’un kilomètre du village autochtone qui se retrouve absorbé par l’urbanisation sans son consentement. D’autres villages autochtones sont également frappés par cette urbanisation soudaine et intensive, ce qui conduit de plus en plus à de vives tensions avec les municipalités administrées essentiellement par des élus d’origine afrodescendante (créole ou bushinenge) dont les préoccupations de développement économique du territoire passent avant les intérêts de subsistance des peuples amérindiens.

Conclusion

Pour conclure, à la lumière des cas présentés, le constat est que les peuples autochtones en Guyane française font face un développement industriel croissant sans véritables moyens juridiques ou institutionnels pour participer aux décisions et exprimer leur voix. C’est donc à travers le militantisme associatif, les groupes de pression, et le plaidoyer à l’international, notamment aux Nations Unies, qu’ils arrivent, tant bien que mal, à sensibiliser l’opinion publique sur la nécessité de réconcilier l’Humain avec la Nature.

Mais les peuples autochtones doivent aussi faire face à leurs propres contradictions. Lors des grands mouvements sociaux qui ont bloqué la Guyane en 2017, les organisations autochtones non gouvernementales ont obtenu de l’État français un accord sur la cession historique de 400 000 hectares de terres en pleine propriété pour répondre aux attentes de la nouvelle génération. De plus en plus de jeunes quittent les villages autochtones, dont les zones de subsistances ne répondent plus à leur mode de vie, à leurs recherches de travail, ni à leur demande d’accès à la propriété individuelle. C’est ce contraste que l’on peut voir dans certains pays entre les peuples autochtones restés dans les réserves et ceux partis vivre en ville.

Les autorités coutumières sont certainement les premiers témoins de cette évolution dans leur village. Certains, ils sont rares, ont parfois donné leur soutien à l’installation de projets industriels sur leur territoire afin de répondre au besoin de travail des jeunes ou au financement d’infrastructures dans leur village. Gardons en tête que l’autodétermination signifie également de définir un projet d’avenir économique pour les générations futures. Cette évolution des sociétés amérindiennes en Guyane nécessite une concertation raisonnée entre les générations, entre les Nations autochtones, en se gardant bien de ne pas rester figer sur une vision traditionaliste des modes de vie autochtones, et sans non plus céder aux sirènes de la société de consommation à l’occidentale dont nous voyons tous aujourd’hui les limites et les conséquences néfastes pour l’environnement dans le monde. En d’autres termes, il s’agit à présent pour les peuples autochtones de Guyane de mener une réflexion sur leur adaptation à la société moderne qui les entoure, sans perdre de vue la nécessité de préserver leur identité et leur lien si précieux avec la nature.