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Introduction

Les Peuples autochtones d’Afrique Centrale ne sont pas à l’abri du réchauffement climatique. Qu’il s’agisse des chasseurs-cueilleurs « Pygmées » ou des pasteurs nomades « Mbororo », ils subissent de plein fouet les effets des changements climatiques (Amougou, Bigombe et Abomo, 2019). Toutefois, loin d’être des victimes résignées des menaces climatiques (BIT 2018 : 1), ils font partie des acteurs dont la valorisation des savoirs peut contribuer à la prise des décisions favorables à la lutte contre les changements climatiques. En tant que dépositaires de savoirs climatiques, ils doivent faire partie de la solution au lieu d’être exclus du champ d’action climatique. S’inscrivant dans cette logique, lors de la COP 23, à Bonn, en 2017, la Secrétaire exécutive de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC), s’adressant aux dirigeants autochtones, déclarait que :

Les peuples autochtones doivent faire partie de la solution au changement climatique. C’est parce que vous possédez les savoirs traditionnels de vos ancêtres. La valeur importante de ces connaissances ne peut tout simplement pas - et ne doit pas - être sous-estimée. Vous êtes également indispensables pour trouver des solutions aujourd’hui et demain. L’Accord de Paris sur le changement climatique le reconnaît. Il reconnaît votre rôle dans la construction d’un monde résilient face aux impacts climatiques[37].

Vivant en symbiose avec la nature, les peuples autochtones ont des savoirs sur le climat qui leur permettent de s’adapter, au fil du temps, aux changements de leur environnement. Ils observent, interprètent et anticipent ces changements et prennent des décisions qui concourent à leur adaptation et à leur résilience (UNESCO 2018).

Il existe aujourd’hui plusieurs conceptions de la notion de savoirs autochtones[38] : celles des institutions internationales et celles des scientifiques. Parmi les institutions internationales qui ont traité de cette question, on peut citer la Convention sur la Diversité Biologique (CDB), le Fonds International de Développement Agricole (FIDA), l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture (UNESCO) et l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI).

Selon l’article 8 (j) de la CDB, les connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales incarnent des modes de vie traditionnels présentant un intérêt pour la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique.

Pour le FIDA, l’expression « savoirs des peuples autochtones » fait référence au savoir et au savoir- faire accumulés au fil des générations, testés et adoptés au cours des millénaires, qui guident les sociétés autochtones dans leurs interactions avec le milieu environnant (FIDA 2016 : 5).

Pour l’UNESCO, les savoirs locaux et autochtones comprennent les connaissances, savoir-faire et philosophies développés par des sociétés ayant une longue histoire d’interaction avec leur environnement naturel[39].

Enfin, selon l’OMPI, les savoirs traditionnels désignent les connaissances, les savoir-faire, les techniques et les pratiques qui sont élaborés, préservés et transmis d’une génération à l’autre au sein d’une communauté et qui font souvent partie intégrante de son identité culturelle ou spirituelle. Au sens large, ces savoirs traditionnels recouvrent les connaissances proprement dites ainsi que les expressions culturelles traditionnelles, y compris les signes distinctifs et les symboles associés aux savoirs traditionnels. Au sens strict, ces savoirs traditionnels désignent les connaissances en tant que telles, en particulier, celles qui résultent de l’activité intellectuelle exercée dans un contexte traditionnel et comprennent le savoir-faire, les pratiques, les techniques et les innovations[40].

À côté de ces définitions institutionnelles, nombre de scientifiques ont également contribué à la clarification du concept de savoirs locaux. Ainsi, pour les scientifiques de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), on entend par « systèmes de savoirs autochtones et locaux » des ensembles dynamiques de savoirs, pratiques et croyances sociaux et écologiques intégrés et globaux concernant les relations liant les êtres vivants, y compris les êtres humains, les uns aux autres et à leur environnement. Les savoirs autochtones et locaux ont leurs racines dans le terroir, présentent une grande diversité et évoluent en permanence du fait des interactions entre les expériences, les innovations et les divers types de savoirs notamment écrits, oraux, visuels, tacites, sexospécifiques, pratiques et scientifiques (Annexe II à la décision IPBES-5/1).

Pour les juristes, les savoirs traditionnels strictosensu renvoient à toutes les connaissances intellectuelles et les savoir-faire ayant trait, par exemple, à l’ethnobotanique, l’ethnopharmacologie, la médecine ethnovétérinaire, la médecine des plantes, les plantes aromatiques, l’ethnozoologie, l’ethnopédologie, l’ethnoastronomie, l’agriculture, le savoir culinaire, les systèmes d’irrigation, la conservation du sol et de l’eau, la classification de la neige et des glaces, la connaissance et la gestion durable de l’environnement, y compris des forêts, des côtes, des coraux, la connaissance en général de la biodiversité (Sambuc 2003 : 42).

Pour l’anthropologue Marie Roué, les savoirs autochtones sont définis comme des savoirs construits et développés, dans l’espace et dans le temps, inhérents aux interactions dynamiques entre les peuples autochtones et la nature et qui servent au quotidien à l’utilisation durable et bénéfique de la nature et de la biodiversité (Roué 2012).

Les savoirs autochtones peuvent constituer un levier efficace de lutte contre les changements climatiques, par exemple, en fournissant des informations aux scientifiques et aux décideurs politiques, tant au niveau international, régional, que national.

La CDB et le Protocole de Nagoya sur l'accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation ont ouvert la voie à la reconnaissance internationale des savoirs locaux et autochtones. Ils ont aussi été reconnus dans l’Accord de Paris sur le climat du 12 décembre 2015. Mais, en Afrique centrale, malheureusement, en dépit du fait que les peuples autochtones mobilisent au quotidien ces savoirs pour leur adaptation aux changements climatiques, leur reconnaissance dans les politiques climatiques tarde à prendre corps. On note une nette indifférence des politiques climatiques d’Afrique centrale face aux savoirs climatiques autochtones. D’où la question de savoir comment sortir de cette indifférence et assurer la prise en compte des savoirs climatiques autochtones dans les politiques climatiques des États d’Afrique centrale.

Cette question est d’autant plus intéressante puisque, d’un point de vue analytique, l’intégration des savoirs locaux a contribué au renforcement épistémologique de plusieurs champs disciplinaires liés à la science politique contemporaine, des politiques et actions publiques depuis les années 1990. Dans cette perspective, les analyses cognitives des politiques et actions publiques qui considèrent ces dernières comme le résultat des représentations, des croyances, des connaissances, de l’expertise et de la production d’informations, constituent de plus en plus un cadre théorique privilégié pour l’interprétation des connaissances sociales à des échelles non seulement supra, mais aussi infraétatiques dans le traitement des problèmes de politiques publiques vues comme construction d’un rapport au monde (Muller 2000). Dans le même ordre d’idées, aborder la question de la construction des politiques publiques par l’interaction des savoirs provenant d’espaces de pouvoirs en relation permet de mettre en relief le concept de co-construction pour désigner « des formes de coopération entre les acteurs du bas et ceux du haut dans lesquelles les premiers sont co-décideurs, c’est-à-dire participent à l’élaboration des politiques, et pas seulement à leur mise en oeuvre comme c’est le cas dans la co-production des politiques » (Blanc et Bresson 2019).

Théoriquement, les voies d’une « approche de l’action publique par le bas » (Hassenteufel 2011 : 105) sont de plus en plus pertinentes. Cette approche se focalise, en effet, sur les poids des acteurs institutionnels centraux, des acteurs sociétaux et communautaires interagissant avec ces derniers dans un processus de fabrique concertée de l’action publique (Hassenteufel 2011 : 105). Il en découle ainsi la mise en avant d’une posture qualifiée de « bottom-up » ; laquelle part des acteurs sociétaux, locaux et communautaires dans la conception et l’opérationnalisation de l’action publique, cette dernière vue en définitive comme le résultat de l’interaction entre le social et le politique dans le traitement des problèmes publics et la production du changement.

La présente réflexion, s’inscrivant dans les considérations épistémologiques et théoriques ci-dessus décrites, propose une réponse en trois articulations à cette question : 1) elle présente les peuples autochtones d’Afrique centrale que sont les chasseurs-cueilleurs « Pygmées » et les pasteurs nomades « Mbororo » et les savoirs climatiques dont ils sont dépositaires, 2) elle analyse l’indifférence des politiques climatiques d’Afrique centrale aux savoirs climatiques autochtones et 3) elle identifie des approches possibles de leur intégration dans les politiques de lutte contre les changements climatiques en Afrique centrale.

Les Peuples autochtones d’Afrique centrale et leurs savoirs climatiques

L’Afrique centrale est une construction géographique. Elle désigne la surface de forêt tropicale dense et humide qui abrite le deuxième plus grand massif forestier du monde après l’Amazonie : le bassin du Congo. Elle regroupe les onze (11) pays membres de la Commission économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) que sont : l’Angola, le Burundi, le Cameroun, le Congo, le Gabon, la Guinée équatoriale, la République centrafricaine, la République Démocratique du Congo, le Rwanda, Sao Tomé-et-Principe et le Tchad. Les peuples autochtones chasseurs-cueilleurs « Pygmées » et les pasteurs nomades « Mbororo » vivent dans huit (8) de ces États.

Leschasseurs-cueilleurs « Pygmées » etlespasteursnomades « Mbororo » : laconstructionhomogèned’uneréalitéhétérogène

Les chasseurs-cueilleurs « Pygmées » et les pasteurs nomades « Mbororo » sont, à l’heure actuelle, les deux principaux groupes de peuples autochtones qui vivent en Afrique centrale. Contrairement aux apparences, ils sont loin d’être des groupes homogènes.

Les peuples autochtones chasseurs-cueilleurs « Pygmées »

Les chasseurs-cueilleurs « Pygmées » vivent dans huit (8) États d’Afrique centrale, de la côte atlantique au Rwanda (voir carte 1) : les Mbuti de la forêt de l’Ituri (dans l’est de la République démocratique du Congo) divisés en trois (3) groupes (Efe, Asua et Mbuti), les Bakola/Bagyéli (au sud-ouest géographique du Cameroun et en Guinée équatoriale), les Baka (au sud et à l’est du Cameroun), les Baka et les Bangombe (au nord-est du Gabon, au sud de la République centrafricaine et au nord-ouest du Congo), les Aka et Mbenzele (en République centrafricaine et au nord du Congo), les Babinga (Bongo ou Akoa) (au Gabon et à l’ouest du Congo, les Twa (au Burundi, au Rwanda, au sud-est et au centre-ouest de la République démocratique du Congo), et les Bedzang (au nord-ouest du Mbam, dans le secteur de Ngambé-Tikar, région du Centre au Cameroun) (Bigombe 2004 : 193).

Les chasseurs-cueilleurs « Pygmées » d’Afrique centrale sont évalués aujourd’hui à près de trois cent mille (300 000) personnes (IPACC 2002 : 5). Traditionnellement chasseurs-cueilleurs mobiles, ils se sédentarisent de plus en plus et pratiquent l’agriculture, sans toutefois abandonner la chasse et la cueillette comme principaux modes de production et de subsistance. Les mutations engendrées par la perturbation de leur milieu traditionnel de vie posent des problèmes considérables d’adaptation et de survie. Le processus de sédentarisation qui remonte aux années 1920, dans certains pays, comme au Cameroun, cumule une triple réalité : la fixation en forêt et en lisière de forêt, l’installation en bordure des routes et des pistes administratives, et l’installation à l’intérieur des villages voisins Bantu (Bigombe 2004 : 196).

Carte 1

Carte de localisation des « Pygmées » d’Afrique centrale

Carte de localisation des « Pygmées » d’Afrique centrale
Source : Compilation des données par le Centre de Recherche et d’Action pour le Développement durable en Afrique centrale (CERAD) (Yaoundé, janvier 2023)

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Les pasteurs nomades Mbororo

Les pasteurs nomades « Mbororo » sont un sous-groupe ethnique du groupe Fulani, traduit, littéralement, par « qui parle Fufulde ». Ils sont répartis en trois (3) grands groupes : les Wodaabe, les Jaafun et les Aku. Ces dénominations se référaient à un type de bétail élevé. Mais, aujourd’hui, les troupeaux sont mêlés. Les Mbororo sont au Cameroun (régions de l’Adamaoua, de l’Est, de l’Ouest, du Nord-Ouest, du Nord et de l’Extrême-Nord), en République centrafricaine, en République démocratique du Congo et au Tchad.

Comme pour les chasseurs-cueilleurs « Pygmées », il n’existe pas de statistiques officielles sur les peuples autochtones Mbororo en Afrique centrale. Toutefois, ce groupe est estimé aujourd’hui à près de deux millions au Cameroun (BIT 2015).

Traditionnellement nomades, les Mbororo sont aujourd’hui semi-nomades, mobiles et transhumants. Ce sont des Peuls qui ont conservé leur mode de vie d’éleveurs nomades et semi-nomades. Ils migrent de façon saisonnière à la recherche des pâturages pour leurs troupeaux et reviennent vivre dans leurs habitations temporaires. Leur vie est liée au bétail et au pâturage. Ainsi, au regard de cette forte dépendance vis-à-vis de leurs milieux naturels de vie, il faut noter que les chasseurs-cueilleurs « Pygmées » et les pasteurs nomades « Mbororo » sont dépositaires des savoirs sur le climat dont il faut esquisser une typologie.

Typologiedessavoirsclimatiquesautochtones

Il n’existe pas encore une définition consacrée de la notion de savoir climatique autochtone. Nous utilisons dans cette réflexion un sens proche de la notion de connaissances, innovations et pratiques utilisées à l’article 8j de la CDB. En effet, et tel qu’indiqué plus haut, les savoirs autochtones et locaux sont « les connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales qui incarnent des modes de vie traditionnels présentant un intérêt pour la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique ». Dans cette optique, les savoirs climatiques autochtones sont des ensembles dynamiques de connaissances, de savoirs, de savoir-faire, de techniques, de pratiques et de croyances sociaux et écologiques issus des interactions dynamiques entre les communautés autochtones et la nature, accumulés au fil du temps et des générations, qui présentent un intérêt pour l’observation, le suivi et la gestion du climat et orientent les activités quotidiennes des communautés autochtones.

Il est cependant important de préciser que, sur le plan méthodologique, les savoirs climatiques autochtones que nous présentons ici ne sont pas le fruit d’une recherche empirique menée par les auteurs eux- mêmes au sein des communautés autochtones « Pygmées » et « Mbororo » des États d’Afrique centrale. Ils sont le fruit de la compilation des données recueillies auprès des experts autochtones lors des ateliers de consultation tenus à Mbankomo, au Cameroun, et à Brazzaville, en République du Congo, et de la littérature grise.

Les travaux de l’atelier national de Mbankomo ont eu lieu les 13 et 14 mai 2019. Ils ont réuni, sous l’égide de l’IPBES, des représentants des communautés locales et autochtones du Centre, du Sud et de l’Est du Cameroun autour de la problématique de la prise en compte des savoirs des communautés autochtones et locales dans l’évaluation nationale de la biodiversité et des services écosystémiques. Au cours de ces travaux, les représentants des peuples autochtones « Pygmées » Baka et Bakola/Bagyéli ont recensé et présenté les savoirs dont ils sont dépositaires dans les domaines de la gestion des forêts, de la conservation de la biodiversité et de l’observation de l’évolution du climat.

L’atelier de Brazzaville, quant à lui, a rassemblé, du 14 au 17 octobre 2019, sous l’égide de la Commission des forêts d’Afrique centrale (COMIFAC) et du Programme gestion durable des forêts du bassin du Congo de la coopération technique allemande, les responsables du Réseau des Populations autochtones et des Communautés locales pour la gestion des écosystèmes forestiers d’Afrique centrale (REPALEAC). Les experts autochtones « Pygmées » et « Mbororo » qui prenaient part aux travaux sont venus des pays de l’espace COMIFAC, notamment du Burundi, du Cameroun, du Gabon, du Rwanda, de la République démocratique du Congo, du Tchad et de la République du Congo. L’objectif principal de cet atelier était de renforcer les connaissances des représentants des Populations autochtones et des Communautés locales (PACL) sur la problématique de la reconnaissance des connaissances traditionnelles dans le cadre de la CDB, et de proposer une contribution des PACL d’Afrique centrale sur le nouveau cadre mondial de la biodiversité. Au cours des travaux en groupes et des restitutions en plénière, les participants ont procédé au recensement des savoirs dont les peuples autochtones d’Afrique centrale sont dépositaires dans les domaines de la conservation de la biodiversité et de l’observation de l’évolution du climat.

Enfin, les savoirs climatiques autochtones présentés dans ce texte sont issus de la lecture et de l’analyse du plan d’action stratégique pour le développement durable des PACL du REPALEAC pour la période 2018- 2025 (REPALEAC 2018) et de deux rapports de l’UNESCO. Le premier présente les résultats de l’étude de cas sur le savoir traditionnel des communautés nomades peules Mbororo du Tchad et le changement climatique, réalisé par l’Association des Femmes Peules Autochtones du Tchad avec l’appui du Programme pour les systèmes de savoirs locaux et autochtones de l’UNESCO (UNESCO 2021). Le second présente les résultats et les conclusions de la réunion d’experts sur les savoirs autochtones et les changements climatiques en Afrique, tenue les 27 et 28 juin 2018 à Nairobi, au Kenya (UNESCO 2018). Le plan d’action stratégique du REPALEAC, quant à lui, accorde une place importante aux savoirs climatiques autochtones comme ressource pour la lutte contre les changements climatiques (REPALEAC 2018 : 5). Les rapports de l’UNESCO présentent, entre autres, les savoirs climatiques détenus par les peuples autochtones Mbororo du Tchad qui ont participé à l’étude de cas communautaire participative réalisée dans leur pays et à la réunion de Nairobi.

À la lumière des informations recueillies pendant les travaux des deux ateliers, de la littérature grise et de la revue documentaire, on peut classer les savoirs climatiques des peuples autochtones « Pygmées » et des pasteurs nomades « Mbororo » d’Afrique centrale en trois (3) grandes catégories : 1) les savoirs naturalistes, 2) les pratiques de gestion durable de la biodiversité, et 3) les savoirs météorologiques.

Les savoirs naturalistes autochtones

Les savoirs naturalistes autochtones sont les connaissances, innovations et pratiques détenues par les communautés autochtones sur la nature et le fonctionnement des écosystèmes naturels et qu’elles utilisent dans leurs activités quotidiennes. Pour ce qui est des chasseurs-cueilleurs « Pygmées », il est établi, de longue date, qu’ils entretiennent des relations étroites et profondes avec la forêt. Ils acquièrent, du fait des interactions qui en résultent, des connaissances, des savoirs et des pratiques qu’ils utilisent dans la gestion de la forêt. À titre d’exemple, les chasseurs-cueilleurs « Pygmées » ont des normes autochtones d’aménagement forestier, de délimitation de l’espace, de surveillance, de gestion des conflits et de sanction de la transgression des interdits. Ces connaissances et ces pratiques concourent à la préservation et à la gestion durable de la forêt et des écosystèmes forestiers et, de ce fait, à la préservation du climat : l’observation de la forêt, des saisons, les techniques de gestion des ressources forestières et les croyances qui structurent les relations entre les humains et la forêt (Berkes etal. 2000; Yamo 2015).

Les pasteurs nomades « Mbororo », quant à eux, utilisent les connaissances issues de l’observation des animaux, des plantes, des fruits et des fleurs, les comportements des oiseaux, la direction du vent et la position des astres pour prédire les saisons et oeuvrer à la recherche de l’eau et des pâturages. En 2018, par exemple, en observant le retour tardif des oiseaux migrateurs autour du lac Tchad et la force des vents de sable, les Mbororo du Tchad ont pu prédire le retard de la saison des pluies et la violence des vents devant accompagner les prochaines précipitations (Mala, Hindou et Diaw 2019 : 19). Les savoirs naturalistes permettent aussi aux communautés Mbororo de choisir les lieux appropriés pour faire paître les animaux. C’est ainsi qu’ils déplacent leurs troupeaux vers les vallées, au cours de la saison sèche, pour retrouver des pâturages frais, des résidus des récoltes agricoles et de l’eau et les remontent vers les collines et les plateaux pendant la saison des pluies, s’adaptant ainsi aux variations du climat. Ils soignent les animaux avec les recettes de la médecine ethnovétérinaire et les plantes indigènes. Les savoirs climatiques autochtones ont aussi comme principal support les pratiques de gestion durable de la biodiversité.

Les pratiques de gestion durable de la biodiversité

Les pratiques autochtones de gestion durable de la biodiversité sont les techniques et les règles de prélèvement des ressources, de protection culturelle des espèces et des normes locales d’aménagement de la forêt. Chez les chasseurs-cueilleurs « Pygmées », par exemple, les techniques et règles de prélèvement des ressources dans la nature sont la chasse, la cueillette et la pêche. En effet, les chasseurs-cueilleurs passent la majorité de leur temps en forêt. Chez les Baka du Cameroun, les séjours en forêt sont de véritables expéditions qui se traduisent par des activités productives, d’initiation et de formation. C’est la pratique du molongo : une longue expédition de chasse et de cueillette dans la forêt au cours de laquelle les aînés transmettent les connaissances et les savoirs de la vie en forêt aux jeunes générations (Nguede Ngono 2020 ; Tchoumba et Nelson 2006). Ces activités résidentielles en forêt participent à la construction des savoirs et des maîtrises spatiales utiles à la gestion durable de la biodiversité. La forêt est délimitée en deux entités : un espace résidentiel et un espace culturel. Les règles qui gouvernent leur gestion établissent que la forêt est un milieu où chacun doit prendre librement les ressources dont il a besoin pour vivre. Il n’y a pas de propriété de la forêt : l’utilisation a plus d’importance que la propriété définitive de la forêt. Les ressources de la forêt appartiennent à tout le monde : on est propriétaire d’une ressource quand celle-ci est découverte, attrapée ou récoltée (Bigombe 2012).

Les pratiques autochtones de gestion durable de la biodiversité favorisent sa préservation et la protection culturelle des espèces. Chez les chasseurs-cueilleurs « Pygmées », les ethnies sont subdivisées en plusieurs patrilignages qui sont marqués par un « totem », c'est-à-dire un animal qu'aucun membre du lignage n'a le droit de manger (Bahuchet 1991 : 9). Le respect de cet interdit ainsi que la protection des espèces sacrées participent à la préservation de la biodiversité.

Les normes autochtones d’aménagement, quant à elles, renvoient à l’aménagement de la forêt. Ces normes d’aménagement de la forêt organisent la gestion de la forêt en fonction de l’état du couvert forestier, de l’éloignement du village et des activités qui y sont pratiquées. Ce zonage traditionnel répartit la forêt en plusieurs espaces ayant leurs propres fonctions écologiques. L’aménagement met aussi l’accent sur la protection de certains arbres sacrés qui ne doivent pas être abattus ou dessouchés.

Les peuples autochtones subissent les effets de la variation des saisons consécutive aux changements climatiques (Amougou, Bigombe et Abomo 2019). C’est le cas des températures excessivement élevées, de l’assèchement des cours d’eau et des zones humides et de la diminution du débit des rivières et des fleuves. Ces variations mettent en péril leurs moyens d’existence et leur sécurité alimentaire. L’évolution des conditions météorologiques perturbe les activités de subsistance des peuples autochtones (Lelewal 2011 : 75). Pour s’y adapter, ils développent progressivement de nouvelles techniques culturales, notamment l’adoption de la polyculture et de l’agroforesterie. En effet, les changements climatiques affectent considérablement la résistance des plantes à certaines maladies, avec un impact sur la production. Ils associent plusieurs plantes dans la même parcelle (polyculture) afin d’en renforcer la résistance et d’en préserver la productivité.

Ils recourent à l'agroforesterie comme moyen d’adaptation. C’est un système qui consiste à associer des espèces d’arbres aux cultures de manière à favoriser des interactions mutuellement bénéfiques. Ils le font, par exemple, pour protéger les plantes contre l'effet des vents violents, pour stocker l’eau dans le sol et prévenir la sècheresse, pour soigner et nourrir les plantes.

Outre ces pratiques autochtones de gestion durable de la biodiversité, les savoirs météorologiques occupent également une place centrale au sein des savoirs climatiques autochtones.

Les savoirs météorologiques autochtones

Les savoirs météorologiques autochtones sont constitués des connaissances, des croyances et des pratiques relatives à l’observation, à la prévision et la prédiction des variations météorologiques, à la variation des saisons, aux indicateurs atmosphériques et biologiques.

Les chasseurs-cueilleurs « Pygmées » disposent d’un système traditionnel de prédiction du début et de la fin des saisons de pluies. Les Baka repèrent le début effectif de la saison des pluies à partir du début de l'apparition des chenilles comestibles à tête noire. Ces dernières apparaissent très régulièrement deux semaines avant que les pluies ne deviennent abondantes. S'il arrive qu'une pluie tombe au cours d'une période de l'année et que, sur les feuilles des arbres tels que le sapeli, l’ayous ou le fraké, les chenilles comestibles à tête noire ne prolifèrent pas encore, cette pluie est considérée comme une fausse pluie. Ce n'est que lorsque les chenilles commencent à proliférer sur les feuilles des arbres (saison des chenilles à tête noire) qu'ils prédisent l’arrivée des pluies. L'arrivée des pluies marque la fin de la saison des chenilles qui dure deux semaines (Fosso 2014).

Le repérage de la fin effective des pluies se fait aussi à partir des indicateurs naturels tels que l'apparition d’insectes (fourmis, termites, criquets, sauterelles, papillons) ou encore des libellules en bordure des cours d'eau. Ce type de repères permet aux chasseurs-cueilleurs « Pygmées » d'identifier les périodes propices pour leurs activités agricoles et forestières afin d'éviter de semer très tôt ou de récolter trop tard et de perdre ainsi des semences ou des récoltes. Un autre savoir météorologique est la provocation des pluies pratiquée par les aînés Baka. Cette pratique se fait lorsqu'ils constatent que la pluie a mis beaucoup de temps avant de tomber. De même, lorsque les pluies sont abondantes et empêchent les communautés Baka de rester en harmonie avec leur forêt (cas d'inondations), certaines pratiques traditionnelles magiques permettent de bloquer les pluies. Seuls les initiés au Yeli et au Jengi peuvent participer au blocage ou à la provocation des pluies (Fosso 2014).

Les pasteurs nomades « Mbororo », quant à eux, dépendent des ressources naturelles des régions arides et semi-arides où la saison des pluies joue un rôle fondamental. Ils sont particulièrement sensibles aux variations météorologiques. À travers certains indicateurs naturels, ils peuvent prévoir la qualité de la pluie durant une saison donnée. À titre d’exemple, si certains oiseaux font leurs nids sur les branches basses des arbres, ils savent que la saison des pluies sera mauvaise. S’ils les font sur les branches hautes, elle sera bonne. Ces connaissances sont partagées oralement au sein des communautés (Hindou 2019).

Les pasteurs nomades « Mbororo » ont, en outre, une connaissance fine des saisons et de leur variation et utilisent divers indicateurs pour diagnostiquer les conditions météorologiques, établir des projections et aider à la prise de décision à l’échelle des communautés (UNESCO 2021). Ils possèdent un savoir détaillé pour prévoir le temps. Cela comprend la taille et la forme des fruits produits d’un certain palmier qui peuvent indiquer si l’année à venir sera bonne ou pas, l’abondance d’un certain lézard au printemps comme indicateur d’une bonne saison, le changement de la direction du vent de l’est à l’ouest, comme indicateur des précipitations qui dureront pendant des jours, et la présence d’une certaine espèce d’insecte signale l’arrivée prochaine des précipitations. Ces observations empiriques permettent aux pasteurs nomades « Mbororo » d’évaluer les aspects du temps qui sont importants pour leur mode de vie.

Les peuples autochtones subissent de plein fouet les effets de la variation des saisons consécutive aux changements climatiques (Amougou, Bigombe et Abomo 2019). C’est le cas des températures excessivement élevées, de l’assèchement des sources et des zones humides et de la diminution du débit des rivières et des fleuves. Ces variations mettent en péril leurs moyens d’existence et leur sécurité alimentaire. L’évolution des conditions météorologiques perturbe les activités de subsistance des peuples autochtones (Lelewal 2011 : 75). Elles affectent considérablement la résistance des plantes à certaines maladies et ont un impact sur la production. Ils associent plusieurs plantes dans la même parcelle (polyculture) afin d’en renforcer la résistance et d’en préserver la productivité. Cette association a pour résultat de diminuer la susceptibilité des plantes, mais plus encore de multiplier la qualité des plants dans les champs (Lelewal 2011 : 75). Cependant, l’existence établie des savoirs climatiques autochtones ne conduit pas encore à leur prise en compte dans les politiques climatiques des États d’Afrique centrale.

L’indifférence des politiques climatiques des États d’Afrique centrale aux savoirs climatiques autochtones

En scrutant les politiques et les stratégies actuelles de lutte contre les changements climatiques des États d’Afrique centrale, notamment les contributions déterminées au niveau national et les stratégies nationales REDD+, on se rend compte que ces politiques climatiques sont presque toutes indifférentes aux savoirs climatiques autochtones. Elles ne mentionnent pas explicitement la prise en compte des savoirs climatiques autochtones dans la lutte contre les changements climatiques.

L’absence de la notion de savoirs climatiques autochtones dans les contributions déterminées auniveaunational(CDN)enAfriquecentrale

En vue de la tenue à Paris en 2015 de la vingt-et-unième Conférence des Parties (COP 21) de la Convention Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques (CCNUCC), les pays d’Afrique centrale ont pris des engagements pour contribuer à la lutte contre les changements climatiques à travers leur Contribution Déterminée au niveau National (CDN) (Eba’a Atyi et al. 2018 : 1). Ces CDN sont basées sur le principe de l’engagement volontaire des pays. Elles favorisent la coopération entre les pays pour atteindre, de façon coordonnée, des objectifs communs de lutte contre les changements climatiques. Ces objectifs doivent conduire à une réduction de 45 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) dès 2030, par rapport au niveau de 2010, afin de rester en dessous de la cible de 1,5 °C (Eba’a Atyi et al. 2018 : 1). Les CDN décrivent les objectifs de réduction des émissions de GES accompagnés de propositions de mesures d’adaptation. Ce document permet ainsi de communiquer sur les actions que les États Parties à l’Accord de Paris prévoient entreprendre pour lutter contre les changements climatiques. Les pays d’Afrique centrale se sont lancés dans cette initiative en soumettant leur CDN en 2015. Les pays devant soumettre de nouveaux CDN tous les cinq ans, ces pays ont révisé dès 2020 leurs CDN. En septembre 2021, le Cameroun a actualisé sa CDN. En octobre 2021, le Tchad, la RCA et la RDC ont mis à jour leur CDN. En 2021 également, la République du Congo a révisé sa CDN et, en juillet 2022, le Gabon a mis à jour sa CDN.

Cependant, en parcourant ces documents on constate que le Cameroun, la République du Congo, le Gabon et le Tchad ne font pas allusion, dans leurs CDN, à la prise en compte des savoirs autochtones dans la lutte contre les changements climatiques. Les CDN de la RDC et la RCA quant à elles n’y sont pas indifférentes.

La CDN de la RDC parle des peuples autochtones et mentionne même explicitement la notion de « savoirs traditionnels » dans les actions prioritaires d’adaptation dans le secteur des forêts. En effet, le document prévoit « l’élaboration des projets de valorisation des ressources forestières avec les communautés locales et peuples autochtones en veillant sur l’application des dispositions légales » et la « valorisation des savoirs traditionnels des populations locales liés à la conservation des écosystèmes » (CDN, RDC 2021 : 18).

La CDN de la RCA, quant à elle, fait mention de « la promotion d’un modèle de construction d’un habitat durable en lien avec la sédentarisation des populations autochtones Aka dans le contexte des changements climatiques » (CDN, RCA 2021 : 28). Le document va plus loin en parlant du « renforcement des pratiques agricoles résilientes » lorsqu’il aborde « le programme spécial d’adaptation pour les peuples autochtones » (CDN, RCA 2021 : 29).

On peut ainsi comprendre que, bien que certains pays (RDC, RCA) prévoient l’intégration des savoirs autochtones et traditionnels dans les politiques climatiques, d’autres pays comme le Cameroun, le Congo, le Gabon et le Tchad trainent encore le pas. Qu’en est-il au niveau des stratégies nationales REDD+ ?

L’absence des savoirs climatiques autochtones dans les stratégies nationales REDD+ en Afrique centrale

Le processus de réduction des émissions de GES provenant de la déforestation et de la dégradation des forêts, prenant en compte le rôle de la gestion durable des forêts, la conservation et l'augmentation des stocks de carbone forestier (REDD+) a été initié dans le cadre de la Convention-Cadre des Nations-Unies sur les Changements Climatiques (CCNUCC). Les États d’Afrique centrale se sont engagés dans ce processus et ont élaboré leurs stratégies nationales REDD+ : République du Congo en 2016, Cameroun en 2018, RCA en 2021 et Gabon en 2022.

En parcourant les documents de ces pays, on constate que la stratégie nationale REDD+ de la République du Congo, du Gabon et la stratégie-cadre nationale REDD+ de la RDC ne font aucune mention des savoirs climatiques autochtones. Ce sont plutôt les documents de stratégies REDD+ du Cameroun et la RCA qui se démarquent en évoquant la prise en compte des pratiques traditionnelles et des savoirs traditionnels dans les actions à mener pour la REDD+. En effet, la stratégie REDD+ du Cameroun souligne que :

la REDD+ repose sur les éléments fondamentaux, parmi lesquels : la reconnaissance et l'intégration des valeurs et pratiques traditionnelles dans la conception et la mise en oeuvre des activités REDD+; les actions basées sur la compréhension de la nature et l'étendue de la dépendance vis-à-vis des forêts, en particulier au sein des groupes vulnérables spécifiquement, les femmes et les peuples autochtones (PA).

Stratégie nationale REDD+ Cameroun, 2018 : 85

Pour sa part, la stratégie nationale REDD+ de la RCA parle des « savoirs traditionnels » lorsqu’elle fait référence aux :

bénéfices non-carbone notamment les valeurs sociales et culturelles défendues : préservation des sites de l'UNESCO, soutien aux zones autochtones et aux zones conservées par les communautés, forêts conservées à des fins culturelles, spirituelles et de services, promotion de la science et du savoir, y compris le savoir traditionnel.

Stratégie nationale REDD+ RCA, 2021 : 54

On peut donc faire le constat que le besoin d’une intégration des savoirs climatiques autochtones dans les politiques climatiques en Afrique centrale se pose dans la mesure où ils sont absents dans certaines CDN et stratégies REDD+ de certains pays de la sous-région.

Lebesoind’intégrationdessavoirsclimatiquesautochtonesdanslespolitiquesclimatiquesenAfriquecentrale

La prise en compte des savoirs climatiques autochtones dans les politiques de lutte contre les changements climatiques en Afrique centrale n’est pas encore effective. Cette réalité se justifie par le fait que l’Accord de Paris positionne les connaissances traditionnelles comme optionnelles ; ce positionnement n’est pas de nature à contraindre les États d’intégrer les savoirs climatiques autochtones dans leurs politiques. L’article 7.5 de l’Accord de Paris sur le climat dispose, en effet, que :

les Parties reconnaissent que l'action pour l'adaptation devrait suivre une démarche impulsée par les pays, sensible à l'égalité des sexes, participative et totalement transparente, prenant en considération les groupes, les communautés et les écosystèmes vulnérables, et devrait tenir compte et s'inspirer des meilleures données scientifiques disponibles et, selon qu'il convient, des connaissances traditionnelles, du savoir des peuples autochtones et des systèmes de connaissances locaux, en vue d'intégrer l'adaptation dans les politiques et les mesures socioéconomiques et environnementales pertinentes.

Or, comme recensés dans la première partie du travail, les savoirs climatiques traditionnels existent en Afrique centrale et font leurs preuves depuis des décennies dans les localités où vivent les peuples autochtones. Pour une action publique climatique plus efficace, il parait important, pour les pouvoirs publics, de réviser et de mettre à jour les politiques climatiques, dans le sens d’une intégration des savoirs climatiques autochtones dans les politiques et stratégies nationales de lutte contre les changements climatiques. Longtemps négligés, ces savoirs climatiques autochtones peuvent contribuer à enrichir et améliorer les politiques publiques de lutte contre les changements climatiques. Intégrés aux savoirs scientifiques modernes, ils contribueront à accroître l’efficacité des mesures d’adaptation aux changements climatiques. Les savoirs et l’expérience écologique des peuples autochtones constituent une source précieuse pour l’élaboration des réponses appropriées et durables aux changements climatiques. La reconnaissance de ces savoirs et leur intégration aux savoirs scientifiques augmenteront l’efficacité des mesures d’adaptation aux changements climatiques (Adger et al. 2014 ; BIT 2018 ; Garcia-Alix 2009 ; Nilsson 2009). Il faut donc trouver les meilleures approches possibles d’intégration des savoirs climatiques autochtones dans les politiques publiques en Afrique centrale ; cela dans l’optique d’une plus grande dynamisation de l’expertise comme ressource cognitive au service de l’action publique (Delmas 2001).

Les approches d’intégration des savoirs climatiques autochtones dans les politiques climatiques en Afrique centrale

L’idée d’intégrer les savoirs autochtones aux politiques de développement n’est pas nouvelle. Elle a fait l’objet d’une abondante littérature dans les sciences du développement. En témoignent les travaux des auteurs tels que Amoukou et Wauteelet (2007), Djinadou et al. (2008), Davis et al. (2010), Ngalamulume (2010), Mboka (2022). L’intégration des savoirs autochtones dans les savoirs modernes pose des problèmes d’ordre théorique et politique. Au plan théorique, il est illusoire de penser que les savoirs autochtones forment un tout homogène que l’on pourrait extraire de leur contexte socioculturel et de leur signification symbolique. Ils ne sont pas non plus figés, ils sont en constante évolution dans l’espace et dans le temps. Au plan politique, l’intégration des savoirs autochtones dans les savoirs modernes légitime la domination et l’hégémonie des savoirs modernes ; les scientifiques s’approprient les savoirs autochtones qui perdent leurs spécificités et leur autonomie (Kleiche-Dray 2017). Ce n’est pas dans cette perspective que s’inscrit notre réflexion. Il ne s’agit pas de soumettre les savoirs climatiques autochtones à la domination des savoirs climatiques modernes ni de les extraire de leur écoculture. Il est davantage question, d’une part, de répertorier et de systématiser les savoirs climatiques autochtones et, d’autre part, de créer un espace de rencontre et de dialogue entre les détenteurs de savoirs climatiques autochtones, les scientifiques et les décideurs des politiques climatiques.

L’inventaireetlasystématisationdessavoirsclimatiquesautochtones

La rencontre et le dialogue autour des savoirs climatiques autochtones ne sont pas envisageables sans l’inventaire et la systématisation préalables de ces savoirs. Ces étapes sont nécessaires, car l’inclusion des savoirs autochtones dans l’adaptation aux changements climatiques est limitée par l’insuffisance de documentation des méthodes relatives aux savoirs autochtones, le manque de compréhension de la manière de transmettre le savoir par les anciens aux différentes générations, et la disparition progressive de ce savoir à cause d’une évolution des systèmes de valeurs (UNESCO 2020 : 24).

Pour réaliser ce travail d’inventaire, il est indispensable de travailler avec les communautés pour documenter leurs savoirs autochtones sur le climat, comprendre leurs observations du climat et du changement environnemental à court, moyen et long terme, ainsi que leurs stratégies communautaires pour la résilience. Ces savoirs locaux contribueraient à une compréhension plus étendue des changements climatiques actuels et à la formulation de réponses efficaces pour l’adaptation (UNESCO 2020 : 24).

L’inventaire doit partir du Consentement Libre, Informé et Préalable (CLIP) des peuples autochtones concernés. Ainsi, ces derniers pourront donner ou réserver leur consentement à des actions qui auront un effet sur eux, particulièrement les « actions qui ont un effet sur leurs terres traditionnelles, territoires et ressources naturelles » (Springer et Retana 2014 : 6).

Les dépositaires des savoirs climatiques autochtones sont consultés et les informations recueillies sont consignées dans des documents écrits et sonores par un processus de systématisation. Cela consiste à l’établissement de catalogues et de répertoires et par la production des rapports, des documents, des livres, des vidéos, etc.

Lastructurationd’unespacededialogueautourdessavoirsclimatiquesautochtones

Une étape tout aussi importante du processus d’intégration des savoirs climatiques autochtones dans les politiques climatiques en Afrique centrale est la structuration d’un espace de dialogue entre les détenteurs de ces savoirs, les scientifiques du climat et les décideurs. Jusqu’à présent, les peuples autochtones détenteurs des savoirs climatiques sont peu associés à la réflexion sur l’action publique climatique. Cette limite contribue à accentuer l’opposition contreproductive des savoirs disponibles sur le climat et à creuser le fossé entre les savoirs climatiques autochtones et les savoirs scientifiques institués. Pour y remédier, il est important d’établir un dialogue entre les autochtones détenteurs des savoirs climatiques, les scientifiques, les experts et les décideurs du climat. Ce dialogue permettra de mettre en exergue non seulement la pertinence de l’intégration des savoirs climatiques autochtones dans les politiques climatiques, mais aussi de mettre en lumière la complémentarité et l’enrichissement mutuel des savoirs climatiques traditionnels et modernes (Bigombé Logo 2021 ; Farcy et Huybens 2016).

C’est dans cette vision que le programme LINKS de l’UNESCO mettait déjà en relief l’importance de la coopération interdisciplinaire, en s’appuyant sur des disciplines appartenant aux sciences naturelles et sociales, et la coopération transdisciplinaire, qui est construite par l’interaction des systèmes de savoirs différents, notamment ceux des peuples autochtones et ceux de la science (UNESCO 2020 : 16). La figure ici- bas[41] en est une parfaite illustration.

Figure 1

Logique d’intégration des systèmes de savoir et de coproduction du savoir sur le climat

Logique d’intégration des systèmes de savoir et de coproduction du savoir sur le climat
Source : UNESCO (2020 : 16)

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Ce dialogue, en vue d’une co-production du savoir climatique, est utile à plusieurs niveaux. Tout d’abord, les méthodologies implémentées pour favoriser un dialogue entre les systèmes de savoirs devraient permettre l’avancement de la reconnaissance de certains aspects des systèmes de savoirs autochtones pour qu’ils puissent éventuellement être mobilisés dans des échelles d’analyse plus larges et inclus dans des réflexions plus étendues sur la météo et le climat.

Ensuite, les savoirs climatiques autochtones peuvent aussi être un facteur clé dans l’effort d’ajuster le savoir scientifique sur le temps et le climat à des échelles géographiques et temporaires plus petites. Il peut contribuer à comprendre comment les principes scientifiques sur le climat et l’information climatique s’appliquent aux réalités locales, au paysage local et au niveau écosystémique. Cela engendrera des indicateurs scientifiques et traditionnels intégrés pour l’interprétation des variations climatiques.

Enfin, le dialogue entre les détenteurs des savoirs autochtones, les météorologues et les scientifiques d’autres disciplines est fondamental pour déterminer comment ce savoir peut être mobilisé ou ajusté à des échelles plus larges ou plus réduites par rapport aux échelles qu’ils utilisent normalement (UNESCO 2020 : 17).

Conclusion

Les savoirs climatiques autochtones constituent une ressource importante pour la lutte contre les changements climatiques. En Afrique centrale, la reconnaissance et l’intégration dans les politiques climatiques de ces savoirs se font de manière lente. Les politiques climatiques tardent à prendre en compte les savoirs climatiques autochtones. Pour preuve, en parcourant les Contributions Déterminées au niveau National (CDN) du Cameroun, de la République du Congo, du Gabon et du Tchad, on constate qu’aucune allusion n’est faite des savoirs climatiques autochtones. Ce sont les CDN de la RDC et la RCA qui prennent en compte les savoirs climatiques autochtones dans la lutte contre les changements climatiques. En scrutant également les documents de stratégie nationale REDD+ de ces pays, on constate que les stratégies nationales REDD+ de la République du Congo et du Gabon et la stratégie-cadre nationale REDD+ de la RDC ne font pas mention des savoirs climatiques autochtones. Ce sont les documents de stratégies nationales REDD+ du Cameroun et de la RCA qui se démarquent en évoquant la prise en compte des pratiques traditionnelles et des savoirs traditionnels dans les actions à mener pour la REDD+.

Pourtant, ces savoirs climatiques autochtones existent, dans tous ces États et sont utilisés par les peuples autochtones dans leurs terroirs respectifs pour s’adapter aux changements climatiques. La compilation des données recueillies auprès des experts autochtones et l’analyse documentaire ont permis d’établir l’existence de trois grandes catégories de savoirs climatiques des peuples autochtones « Pygmées » et des pasteurs nomades « Mbororo » d’Afrique centrale : les savoirs naturalistes, les pratiques de gestion durable de la biodiversité et les savoirs météorologiques. Pour une action publique climatique plus efficace en Afrique centrale, il parait important, pour les pouvoirs publics, de réviser et de mettre à jour les politiques climatiques, dans le sens d’une intégration des savoirs climatiques autochtones dans les politiques et les stratégies nationales de lutte contre les changements climatiques. Pour y parvenir, de nombreuses approches peuvent être exploitées, parmi lesquelles : l’inventaire et la systématisation des savoirs climatiques autochtones, la création d’un espace de rencontre et de dialogue entre les détenteurs de savoirs climatiques autochtones, les scientifiques et les décideurs des politiques climatiques.