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En 2000-2001, j’entrepris des recherches de terrain auprès de femmes chamanes[2] shipibo-konibo en Amazonie occidentale[2]. Le chamanisme shipibo-konibo était alors bien documenté dans la littérature ethnologique, mais un flou persistait au sujet des femmes chamanes. En effet, il était parfois établi d’emblée que seuls les hommes pouvaient s’adonner à la pratique chamanique (Heise et coll. 1999) et, d’autres fois, des références plus nuancées signalaient vaguement la possibilité d’une présence féminine au sein de cette institution (Cardenas 1989), sans donner plus de précisions. Quelques mentions directes de femmes chamanes (Roe 1988; Morin 1998) qui seront détaillées ci-dessous, complexifiaient le tableau sans pourtant éclairer la question : les informations demeuraient contradictoires et lacunaires. Ce vague empirique au sujet des femmes chamanes me décida à approfondir le sujet pour ma thèse de doctorat (Colpron 2004).

Le manque documentaire de l’époque reflétait la difficulté de rencontrer ces femmes sur le terrain. Lors de mon premier séjour dans la communauté de San Francisco de Yarinacocha[3], entrepris en 1996 dans le cadre de la maîtrise, je travaillais auprès du chamane Lucio. En tant qu’ethnographe néophyte, je lui posais une série de questions générales en espagnol dont : « Y a-t-il des femmes chamanes shipibo-konibo ? », qu’il répondit par un simple « non »[4]. Je m’en serais tenue à cette réponse si un malentendu — ci-dessous explicité — n’avait pas piqué ma curiosité. C’est seulement alors que j’ai interrogé des amis shipibo-konibo pour savoir s’ils connaissaient des femmes chamanes. Ma question semblait toujours provoquer une certaine perplexité et entraînait des réponses évasives : peut-être avait-on entendu parler de quelqu'un, il semblait qu'une familière s’y adonnait autrefois, et ainsi de suite. Le flou qui ressortait dans la littérature ethnologique traduisait bel et bien une négation, une hésitation, bref, une contradiction de données retrouvées sur le terrain.

Il ne me fut donc pas aisé de contacter des femmes chamanes pour mon projet doctoral. Je dus effectuer un long séjour de reconnaissance de terrain, parcourant une large portion du territoire shipibo-konibo, guidée par des ouï-dire, séjournant d’une communauté à l’autre. Et c’est seulement progressivement, après de nombreux mois, que j’ai rencontré une douzaine de femmes chamanes (Colpron 2004, 2005). À l’époque, déjà, je supposais que plusieurs d’entre elles avaient échappé à mon enquête de par la difficulté à les repérer.

De nos jours, la situation a radicalement changé. Désormais, il est possible de trouver ces spécialistes de chez soi : il suffit de s’assoir devant son ordinateur et de faire une recherche sur le web en tapant les mots clés female shipibo shaman pour avoir accès à un éventail de photographies, de vidéos et de nouvelles à leur sujet. Les clips de femmes chamanes entonnant des ikaros[5] abondent sur YouTube et certaines spécialistes se trouvent en quelques clics sur Facebook. À peine quelques minutes de recherche sont nécessaires pour repérer un nombre impressionnant d’entre elles, plusieurs étant d’ailleurs publicisées à travers les centres touristiques qui se spécialisent dans la prise de l’ayahuasca[6]. À lui seul, le site web d’un centre touristique à proximité de la ville d’Iquitos affiche dix femmes chamanes shipibo-konibo et ces centres se comptent par dizaines. En une quinzaine d’années, le changement au sujet de la visibilité des femmes chamanes — auparavant méconnues ou ignorées — est donc absolu.

Ce bouleversement résulte, bien entendu, de plusieurs facteurs qui peuvent être mis sur le compte de la mondialisation, notamment la présence accrue d’étrangers de provenance internationale qui s’intéressent aux pratiques chamaniques — touristes, anthropologues et représentants d’ONG qui voyagent dans la région —, et le développement des technologies informatiques de la communication (Internet et téléphones intelligents). Dans cet article, mon propos ne sera pas tant de documenter la manière dont le contact avec les étrangers et les nouvelles technologies ont provoqué l’essor de femmes chamanes shipibo-konibo. Il s’agira plutôt de mettre en évidence comment les appropriations contemporaines de ces femmes s’insèrent en continuité avec des pratiques passées. Autrement dit, j’illustrerai comment leurs « innovations audacieuses » (Gow 2001) s’inscrivent dans une logique chamanique propre, suivant une certaine « continuité transformatrice » (Laugrand et Crépeau 2015). J’ai présenté, dans des travaux antérieurs, l’évidence ethnographique de l’existence de femmes chamanes shipibo-konibo et ai détaillé leurs pratiques chamaniques (Colpron 2004, 2005, 2006). Je revisiterai ici certaines de ces données à la lumière du contexte actuel et des informations qu’apporte la nouvelle visibilité de ces femmes.

Le revirement de situation m’urge d’ailleurs à revenir sur ce thème. En effet, le fait que les femmes chamanes étaient méconnues et qu’elles soient soudainement très répandues, surtout dans le contexte du tourisme chamanique, a suscité une nouvelle littérature qui considère leur existencemême (et non leur visibilité) comme étant une nouveauté imputable aux incidences de la mondialisation[7]. Reconnues pour leur habilité dans la vente de l’artisanat auprès des étrangers, certaines femmes shipibo-konibo auraient saisi l’opportunité d’étendre leurs compétences dans la transaction du tourisme chamanique, s’improvisant alors chamanes[8]. Sans nier cette éventualité, le problème ici est de limiter la possibilité des femmes chamanes à la mondialisation, et surtout, d’engendrer un discours plus ou moins implicite sur « l’authenticité » de leur pratique, les questions suivantes étant parfois posées (notamment, par Herbert 2010) : puisqu’elles travaillent auprès des touristes, sont-elles vraiment des chamanes ? Un chamanisme féminin « traditionnel » aurait-il jamais existé[9] ? Cette nouvelle littérature relève que l’hypervisibilité des femmes chamanes n’a pas changé les discours à leur sujet, qui persistent à être ceux de la négation, de l’hésitation et de la contradiction[10].

Il m’est donc important d’insister sur le fait que la présence de femmes chamanes shipibo-konibo n’est pas une nouveauté qui pourrait se réduire à la mondialisation. Or, si je réitère leur existence passée, ce n’est pas pour défendre une supposée pratique chamanique féminine traditionnelle qui reflèterait un passé inchangé[11]. Qu’il soit pratiqué par des hommes ou par des femmes, le chamanisme shipibo-konibo a peu à voir avec l’idéal occidental d’authenticité[12]. En effet, le propre de cette pratique est de créer des ponts entre différents mondes et temporalités, se construisant dans ses rapports aux autres, qu’ils soient des entités de la forêt, des groupes ethniques voisins, des mestizos[13] des villes ou des touristes étrangers. Ainsi, le chamanisme shipibo-konibo est fondamentalement relationnel : il ne précède pas les relations qui le forgent mais est plutôt constitué par leur entremise. Le fait que la relationnalité soit première permet de mieux comprendre l’ouverture et l’inclusivité du chamanisme shipibo-konibo, pratique toujours « dans le faire » qui se nourrit des relations à la différence[14]. Les femmes chamanes participent à ce dynamisme propre au chamanisme et, comme je l’illustrerai ci-dessous, — qu’elles se soient initiées avant l’intensification du tourisme (cas de Justina) ou dans l’optique de travailler auprès d’eux (cas d’Elisa) — leurs innovations audacieuses s’insèrent en continuité avec une ontologie chamanique de la transformation et de l’incorporation de l’altérité.

Le tourisme chamanique a certes eu une incidence sur la visibilité et la multiplication de femmes chamanes shipibo-konibo (tout comme des hommes, d’ailleurs). Il n’y a qu’à constater le nombre de femmes qui travaillent dans des centres touristiques pour s’en convaincre. Or, souligner l’existence passée de femmes chamanes permet de complexifier le tableau à leur sujet : ni invention contemporaine, ni vestige archaïque et immuable, mais pratique en mouvement qui — par son investissement dans le tourisme chamanique — se projette aussi vers le futur. De plus, lorsqu’à ce chamanisme actuel s’ajoute une dimension temporelle et que les pratiques passées de ces femmes sont considérées, de nouvelles questions s’ouvrent à nous. Notamment : puisque tous les cas de chamanisme féminin ne se réduisent pas aux conjectures actuelles de la mondialisation et que l’on retrouve des femmes qui pratiquaient le chamanisme au sein de leur communauté, comment comprendre les discours de négation, d’hésitation et d’apparente contradiction à leur sujet ? Les études de cas ici exposées permettront de considérer cette question et d’enrichir notre compréhension du chamanisme shipibo-konibo à la lumière des femmes chamanes.

Malentendu significatif et flou documentaire : le début d’une enquête

C’est donc un malentendu auprès du chamane Lucio, lors de mon terrain de maîtrise, qui déclencha mon intérêt pour l’étude des femmes chamanes shipibo-konibo. Dans ma naïveté d’ethnographe novice, je pensais m’être suffisamment expliquée auprès de Lucio quant aux objectifs universitaires de mes recherches. Il me fallut quelque temps pour comprendre que Lucio avait interprété différemment mon intérêt pour sa pratique chamanique : mon insistance à le questionner lui avait signifié que je souhaitais devenir chamane. Je compris cette équivoque le jour où, dépassé par mes questions, Lucio me dit : « il ne sert à rien de m’interroger autant, bois l’ayahuasca, c’est elle qui donne les réponses » et poursuivit en déclarant que les femmes qui s’y dédiaient sérieusement devenaient des chamanes très puissantes. Cette affirmation me surprit : comment Lucio pouvait-il répondre « non » à la question de l’existence de femmes chamanes et, à la fois, leur attribuer un grand pouvoir ? Je restais sans réponse puisque Lucio avait décidé que désormais ce serait l’ayahuasca et non lui, qui allait s’occuper de mes questions[15].

Dans la littérature ethnologique de l’époque, les deux seules références directes à propos de femmes chamanes shipibo-konibo ne me permirent pas d’élucider le sujet. Ainsi, Roe (1988) signale le mythe de « Wasëmea, la rare femme meráya ». Le terme meráya peut se traduire par « personne qui rencontre » et désigne les chamanes experts qui effectuent leurs médiations sans nécessiter l’ayahuasca (Colpron 2009). Ce titre distingue les praticiens réputés des chamanes communs, qualifiés d’onánya, soit « avec savoir / qui sait » grâce au concours de l’ayahuasca (ibid.). Selon Roe (1988), les femmes peuvent devenir onánya lorsqu’elles atteignent la ménopause et se transforment en « mâles honoraires »[16]. La rareté de Wasëmea aurait été d’accéder au rôle social foncièrement masculin de meráya, position influente, inhabituelle et contestée par les hommes, qui l’auraient stigmatisée de sorcière (yobé).

Une deuxième référence est apportée par Morin (1998) : grâce à la généalogie d’un chamane influent, elle relève l’existence passée de femmes chamanes, dont deux notables meráya. En notes de bas de page, l’auteure cite le chamane selon lequel une femme onánya se comptait jadis pour cinq confrères. Morin (ibid.) affirme cependant que de nos jours, le chamanisme est presqu’exclusivement pratiqué par des hommes. Les femmes, par leurs qualités d’herboristes, assistent surtout leurs maris chamanes. Ainsi, contrairement à Roe (1988), les femmes meráya ne seraient pas si exceptionnelles mais une affaire du passé.

Ces rares données divergentes au sujet des femmes chamanes font écho aux contradictions apparentes vécues sur le terrain auprès de Lucio : femmes inexistantes, femmes très puissantes, femmes négligeables sur qui, finalement, on ne sait pas grand-chose. Les informations qui ressortent à leur sujet dans la littérature plus récente reproduisent ces discours : ces femmes existeraient seulement dans le cas du tourisme chamanique, pratiques « inauthentiques » qui ne font pas d’elles réellement des chamanes. Les données ici exposées jettent un nouvel éclairage sur le phénomène.

Portrait d’ensemble des femmes onánya en 2000-2001

Lors de mon séjour de reconnaissance de terrain de mai à octobre 2000, j’ai rencontré une douzaine de femmes chamanes et recueilli des données de première main à leur sujet. J’inclus ici un tableau qui résume l’information et qui me permet de dresser un portrait d’ensemble. Pour plus de détails, je réfère le lecteur à mes travaux précédents (Colpron 2004, 2005).

Les premières onánya que j’ai connues, Maria (de Paoyan) et Juana (de Santa-Ana), étaient des grand-mères âgées qui pratiquaient surtout des cures auprès de leurs petits-enfants et n’étaient pas très influentes au sein de leur communauté. Elles semblaient confirmer les hypothèses de Roe (1988) selon lesquelles les femmes chamanes sont des néophytes ménopausées. Or, deux femmes d’une quarantaine d’années rencontrées par la suite, Justina (de Vencedor) et Emilia (de Konshanmay), s’étaient initiées dans la vingtaine et avaient de jeunes enfants, conciliant la maternité aux pratiques chamaniques. Elles étaient très respectées dans leur communauté et réalisaient les mêmes tâches politico-économiques que leurs confrères, négociant auprès des maîtres du gibier et pratiquant des cures à l’aide de méthodes offensives/défensives. Ces Wasëmea contemporaines ne semblaient pas incommoder leur entourage masculin.

Limiter mon étude aux premiers ou aux deuxièmes cas aurait eu un impact considérable sur mes résultats de recherche. Cette considération méthodologique n’est pas anodine : rencontrer une douzaine de femmes chamanes m’a empêchée de faire des généralisations abusives à leur sujet. La diversité au sein de ces femmes équivaut à celle de leurs confrères : chamanes dont l’âge, le parcours et la notoriété varient selon les cas. De plus, bien que quelques-unes s’étaient initiées après la ménopause, la plupart avaient entrepris leur apprentissage à un âge pubère, certaines (Maria, Rosa, Manuela) avant le mariage et plusieurs lorsqu’elles comptaient une vingtaine d’années et quelques enfants en bas âge. Aucune ne considérait sa progéniture comme une entrave à l’apprentissage, les enfants pouvant être pris en charge par de proches parents. Cinq d’entre elles (Justina, Emilia, Rosa, Isabel et Angela) étaient très actives, traitant par l’intermédiaire de l’ayahuasca au moins trois fois par semaine et s’attaquaient aux cas dangereux et sévères (notamment l’affection par dards pathogènes : chonteado).

Toutes comptent de proches parents onánya dans leur entourage soit leur père, leur oncle maternel ou paternel, leur mère (Herminia, Manuela, Elisa) ou leur mari. Ces derniers ne sont pas nécessairement à l’origine de leur savoir : bien que certaines se soient initiées auprès d’eux (quatre cas), d’autres ont appris avant de les rencontrer (cinq cas) et quelques-unes ont suscité la pratique chamanique de leur conjoint (Justina et Emilia). Former un couple de chamanes semble faciliter la pratique chamanique, notamment pour respecter plus aisément les périodes récurrentes de réclusion et d’abstinence. De plus, la plupart des onánya semble préférer pratiquer des rituels en groupe puisqu’à plusieurs, les traitements et défenses sont plus efficaces : les proches parents onánya tendent donc à s’allier. Deux femmes (Isabel, Elisa) n’ont pas acquis leur savoir auprès de parents, ce qui est assez exceptionnel puisque la méfiance régit la plupart des rapports aux onánya. Isabel a été initiée auprès d’un maître mestizo et le cas d’Elisa sera plus longuement considéré ci-dessous.

L'origine de la vocation chamanique n'a pas une seule explication. Le mobile qui ressort davantage est le désir de soigner ses descendants. S’ajoute l’évocation d’une grande maladie et d’un traitement dans l’enfance par l’usage d’une plante ou d’une substance animale puissante (ráo). Plusieurs ont mentionné les souvenirs d’enfance de chants et de pratiques chamaniques de leurs parents et le fait de vouloir raviver leur mémoire. La volonté de vengeance a aussi été signalée ainsi que le souhait de gagner sa vie, notamment en travaillant auprès des mestizos (à l’époque, personne n’a explicitement nommé les touristes).

De nombreuses femmes onánya ressortent des généalogies (mères d’Herminia et d’Elisa, tante maternelle d’Elisa, tantes paternelles d’Herminia et d’Aurora, soeur et belle-soeur de Maria, épouse de l’oncle maternel de Justina) et certaines de récits, notamment les feues meráya Wasëmea (citée par Roe 1988) et Camila (familière de Lucio). Camila aurait fondé sa réputation suite à un voyage à Cuzco, où elle aurait acquis des auxiliaires chamaniques « Incas » (héros mythiques). D’ailleurs, les savoirs chamaniques exogènes sont généralisés (groupes ethniques voisins, mestizos, etc.). Certaines femmes se disent catholiques, d’autres évangélistes et nulle ne semble trouver contradictoire la réprobation que portent ces religions envers leurs pratiques (Colpron 2012).

Ce court topo permet de donner une idée des données recueillies sur le terrain au sujet des femmes chamanes en 2000-2001. Bien que difficile à contacter, elles étaient bien présentes, certaines même très influentes au sein de leur communauté et les généalogies attestent de leur présence dans les générations antérieures. Les estimations que cite Morin (1998), selon qui une femme onánya se retrouvait jadis pour cinq hommes, ne semblent donc pas exagérées.

Portrait des débuts chamaniques de deux femmes

Parmi les femmes onánya rencontrées en 2000-2001, certaines participent désormais au tourisme chamanique, notamment Manuela, Elisa et Justina. Manuela descend de familles chamaniques de renom : elle s’est initiée, très jeune, auprès de son père Manuel Mahua et a poursuivi à l’âge adulte auprès de sa mère Maria Awanari. Depuis 2009, Manuela travaille dans des centres touristiques de prise de l’ayahuasca, néanmoins son passé chamanique précède son investissement dans le tourisme. De même, plusieurs femmes onánya qui apparaissent sur les sites web des centres touristiques proviennent de grandes familles chamaniques et les biographies attestent qu’elles ont échappé à mon repérage de terrain en 2000-2001. Ainsi, ces femmes — plus nombreuses que dans mes estimations passées — auraient déjà été actives mais non publicisées.

Je m’attarderai ici à considérer les cas d’Elisa et de Justina, désormais présentes sur Internet et pour qui le tourisme chamanique est devenu central. En 2000-2001, le profil de ces femmes contrastait en plusieurs points. Elisa provient de la grande communauté shipibo-konibo de San Francisco, qui est située à proximité de la capitale de la région, Pucallpa, et fait partie d’un circuit touristique fortement fréquenté par des étrangers. Lorsque j’ai connu Elisa en 1996, elle vivait principalement de la vente d’artisanat aux touristes. Justina est originaire de Vencedor, communauté de l’affluent Pisqui, relativement isolée des grands centres urbains et moins accessible aux étrangers (rares étaient ceux qui s’y aventuraient à l’époque) dont l’économie principale était la chasse, la pêche et l’horticulture. Le mode de vie de ces femmes ainsi que leurs rapports aux étrangers étaient donc fort différents.

En 1996, Elisa ne pratiquait pas le chamanisme. Elle s’est initiée au début des années 2000 en vue de participer au tourisme chamanique, alors très en demande à San Francisco. À la même époque, Justina pratiquait le chamanisme au sein de sa communauté depuis une quinzaine d’années. Très réputée et active, elle effectuait des médiations auprès des entités de la forêt, dont les maîtres du gibier, et intervenait dans divers domaines, comme la chasse. Afin de comparer leurs parcours, je détaille ici leurs débuts dans le devenir chamanique.

Elisa

Elisa et son mari Alberto m’accompagnèrent lors de mes premiers voyages de repérage en 2000 et me présentèrent à des parents qui résidaient dans des communautés éloignées de San Francisco, facilitant ainsi mon accueil dans un contexte où circulaient des rumeurs de pishtako[17]. Le fait de loger et d’intégrer leurs cercles d’alliés me permit de vivre les tensions qui règnent entre onánya. Ainsi, arrivée chez l’oncle paternel d’Alberto, je constate avec dépit que cet onánya abhorre la femme chamane auprès de qui je souhaite travailler, la qualifiant de sorcière (yobé). Mes amis se conforment aux dires de leur parent et insistent pour quitter la communauté. Ils me répètent d’ailleurs sans cesse le danger de travailler auprès de plusieurs onánya. Ceci s’explique par les critères de parenté et de localité qui établissent qui est chamane — un familier qui travaille dans notre intérêt — , versus sorcier — un étranger qui favorise l’intérêt de quelqu’un d’autre à nos dépens. Puisque la plupart des femmes onánya s’avèrent, pour eux, des étrangères, ils s’en méfient et tendent à les stigmatiser de sorcières (yobé).

Dans cette ambiance de méfiance, c’est de manière fort inattendue qu’Elisa développe une sympathie pour Justina (non-parente). D’ailleurs, lors de mon deuxième séjour à Vencedor, Elisa décide de m’accompagner, sans son mari, pour apprendre auprès de cette onánya réputée. J’ai ainsi accompagné l’initiation chamanique d’Elisa : pendant plus d’un mois, elle a suivi une période d’abstinences alimentaire et sexuelle et ingéré l’ayahuasca mélangé à des plantes puissantes (ráo) auprès de Justina, expérience qu’elle répétera en 2001. C’est dans ce contexte précis d’initiation que j’appris un pan inconnu de la vie d’Elisa : sa feue mère, Anita, avait été onánya. Je fus alors troublée : Elisa savait que je m’intéressais aux femmes chamanes, pourquoi ne m’avait-elle pas parlé de sa mère auparavant ? Je confronte, de nouveau, la même perplexité qu’auprès de Lucio. Ces malentendus vont néanmoins m’apprendre quelque chose d’important, voire me donner une leçon : des réponses ne me sont pas fournies relativement à mes questions abstraites (existe-t-il des femmes chamanes ?) — questions maladroites et hors contexte qui ne font sens que dans le cadre de ma recherche universitaire —  mais bien dans le contexte vécu des relations sociales que nous engageons ensemble.

Elisa justifie son initiation chamanique en renvoyant à la famille. Comme source de motivation principale, elle évoque le souvenir de sa mère, décédée en raison de ses activités chamaniques : son apprentissage lui permet de raviver sa mémoire et son parcours de vie. Elle mentionne également le souhait de soigner ses jeunes enfants. D’ailleurs, Elisa n’a jamais clairement explicité le fait de vouloir travailler auprès des touristes, bien qu’elle ait, par la suite, fondé sa propre auberge touristique centrée sur la prise de l’ayahuasca.

Justina

En 2000-2001, Justina traitait de nombreuses personnes au quotidien, surtout des familiers mais aussi des Shipibo-Konibo de communautés voisines et, parfois, des riverains mestizos. Sa réputation débordait sa communauté. Elle prenait souvent l’ayahuasca avec son mari Cesar et parfois avec son frère Armando mais c’était clairement elle qui présidait les rituels.

Au fil de nos conversations, Justina relate différents évènements marquants pour son devenir chamanique. Dans son enfance, son père (qui avait perdu deux enfants) l’emmène un mois en réclusion dans la forêt pour la renforcer. Il la baigne alors avec les feuilles de l’arbre níwe ráo[18], lui fait boire une décoction de la racine de l’arbre sanánco[19] (réputé pour sa force) de même qu’observer des restrictions alimentaires et comportementales (samá cóshi). Cet épisode sera décisif pour son initiation ultérieure.

Justina mentionne aussi une maladie grave qui aurait été provoquée par son premier mari lorsqu’elle était très jeune mère : suite à sa séparation, il se serait vengé via un sorcier. Très mal en point, Justina consulte l’onánya Guillermo (de Santa-Maria), cousin de sa mère qui est marié à une femme chamane, Giorgina. Justina est traitée à l’aide d’un breuvage à base de graines de l’arbre camalonga et suit une nouvelle période de restrictions et d’abstinences. Son oncle constate alors sa « force » (cóshiníwe), résultat de la cure préconisée par son père dans son enfance. De plus, il voit grâce à l’ayahuasca que Justina est une « enfant d’esprit » (yoshín báke), ayant comme ascendant un maître de la forêt (Cháikoni). Prédisposée au chamanisme, Justina suit une initiation d’un an auprès de Guillermo et Giorgina. Sa motivation principale à s’initier est le désir de vengeance vis-à-vis son ex-mari. Elle aurait ensuite poursuivi pour soigner ses enfants.

Au terme de son apprentissage, ses tentatives de traitement par ayahuasca à Vencedor auraient provoqué des moqueries, nul n’ayant témoigné de son initiation. Justina poursuit néanmoins, encouragée par son frère onánya et, par la suite, par son nouvel époux César. Cet homme, qui n’exerçait pas le chamanisme, s’y investit avec elle et son beau-frère et ensemble, ils consolident leur réputation.

Justina a exercé comme onánya auprès des siens pendant plus d’une quinzaine d’années avant de s’adonner au tourisme chamanique. Son apprentissage initial s’insère dans le contexte des relations sociales locales, avec des propos bien différents de ceux engagés aujourd’hui. Elisa, pour sa part, s’est initiée dans l’optique de travailler auprès des touristes. Or, la vocation passée de sa mère et sa soif de savoir — dont j’ai témoigné — complexifient le tableau de ses motifs. Mon terrain ethnographique a provoqué la rencontre de Justina et d’Elisa, qui a été décisive pour leur investissement subséquent dans le tourisme chamanique. Justina a pris Elisa sous son aile pour l’initier au chamanisme ; Elisa a introduit Justina au tourisme chamanique.

Femmes chamanes : une possibilité instituée par le chamanisme

Justina et Elisa ont suivi une initiation chamanique dans les règles de l’art, manipulant des végétaux puissants (ráo) et suivant des périodes de restrictions et d’abstinences (samá). Je détaille ici ce processus pour montrer comment devenir chamane, pour une femme, est une possibilité instituée par le chamanisme shipibo-konibo. Je présenterai aussi le cas « d’enfants d’esprits » où des filles naissent avec une prédisposition pour le chamanisme. La littérature sur les Shipibo-Konibo insiste généralement sur les contraintes qui empêchent les femmes de s’y initier : tabou des menstruations, grossesse et conciliation avec la maternité (Roe 1988). Mes données de terrain mettent au défi ces explications essentialistes et démontrent l’importance de considérer les critères de parenté, de relationnalité et d’expérience pour comprendre la possibilité d’un chamanisme pratiqué par des femmes.

Devenir chamanique : l’importance des ráo et les « enfants d’esprits »

Les biographies des onánya — autant celles recueillies sur le terrain que celles qui apparaissent dans les sites web — soulignent l’importance pour l’initiation chamanique des ráo. Ce terme, couramment traduit par « plantes médicinales », renvoie aussi à des poisons et à des charmes, certaines parties animales ainsi qu'à des objets qui manifestent un pouvoir ou exercent une emprise. Les facultés des ráo se traduisent par leur forme, leur odeur, leur consistance et d’autres particularités. Ainsi, une liane parfumée communiquera son aptitude à charmer, une plante médicinale ses capacités de guérison, un grand arbre robuste et épineux sa solidité et ses dards pathogènes utiles pour le chamanisme offensif / défensif. De même, le flegme du pic-bois facilite les traitements par succion, la graisse de jaguar donne force et courage, la chassie de l’aigle harpie développe la vue, et ainsi de suite (Colpron 2004).

L’utilisation de ráo ne se restreint pas aux chamanes[20]. Puisqu’ils sont à l’origine de savoirs et qu’ils renforcent le corps, leur usage est généralisé et prescrit dès la petite enfance, ce qu’illustre le récit de vie de Justina. À un très jeune âge, elle suit des pratiques commensales auprès de grands arbres (p. ex., immersion dans la forêt, bains, ingestions, jeûnes) pour incorporer leur puissance et partager consubstantiellement leurs qualités, devenant solide comme leur tronc et parfumée comme leurs feuilles. Le corps des enfants est dit perméable et malléable. En conséquence, les propriétés des ráo s’assimilent de manière efficace et durable seulement si les restrictions prescrites sont suivies, autrement l’enfant tombe malade ou acquiert des attributs indésirables (au lieu d’être fort, il devient violent et fougueux). L’aspect olfactif est ici crucial : les aliments ou activités qui altèrent l’odeur des ráo doivent être évités. À ce sujet, l’enfant vierge est avantagé vis-à-vis de l’initié adulte qui reprend éventuellement ses activités sexuelles, dont l’odeur compromet les pouvoirs parfumés des plantes. D’un ráo administré à l’enfance peut suivre une certaine division sexuelle du travail (comme développer la vue du chasseur ou de l’artisane en devenir), néanmoins, la faculté acquise (dans ce cas la vision) servira ensuite à la pratique chamanique, indépendamment du genre de l’enfant.

Le récit de vie de Justina fait valoir qu’une personne est favorisée au devenir chamanique au-delà de son genre grâce à un traitement adéquat de ráo à l’enfance. Le fait de compter un parent onánya avantage également une personne en ce sens, ce qui est le cas d’Elisa. Bien qu’initiée à l’âge adulte, le souvenir de sa feue mère onánya est alors très présent. Il m’a souvent été signifié que les enfants d’onánya détiennent la force des ráo utilisés par leurs parents. En effet, les très jeunes enfants sont dits partager le même corps que leurs géniteurs, ce que soulignent les pratiques de la couvade[21], où ce que mangent ou font les uns affecte les autres. Il est donc plus facile pour un enfant d’onánya de devenir chamane car les ráo « le connaissent déjà ». Elisa justifie ainsi son devenir chamanique par le souvenir incorporé de sa mère onánya.

De plus, certains enfants – nommés « enfants d’esprits » (yoshín báke) — naissent avec une prédisposition encore plus marquée pour le chamanisme. Ces enfants sont conçus lors de rêves érotiques, qui traduisent des relations de promiscuité avec des entités de la forêt, aboutissant parfois en grossesses[22]. La paternité multiple est reconnue parmi les Shipibo-Konibo : plusieurs paters peuvent être déclarés géniteurs d’un enfant et les contributeurs dépasser la sphère humaine. C’est le cas de Justina, qui se voit attribuer une paternité à la fois humaine et Cháikoni. Selon les mythes, les Cháikoni personnifient les ancêtres qui restèrent fidèles aux préceptes du héros civilisateur Inca. Vivant désormais cachés dans la forêt, ils fuient la présence (et l’odeur) des Shipibo-Konibo et ne fréquentent que les onánya dont le corps embaume les ráo. Ils sont d’ailleurs considérés les maîtres de certains arbres, notamment le níwe ráo, administré à Justina dans son enfance (Colpron 2004).

Les Cháikoni incarnent une forme d’humanité idéale qui surpasse les Shipibo-Konibo en tout : force, rapidité, habilité à la chasse et pouvoir chamanique. Pour l’apparenter aux Cháikoni, les parents de Justina soulignent son physique particulier (peau foncée, petite taille), ses aptitudes hors du commun (force, agilité et charme) ainsi que son caractère (coquin et rieur). Les « enfants d’esprits » sont réputés atteindre les stades les plus avancés de pouvoir chamanique, effectuant leurs médiations sans nécessiter l’ayahuasca. Le chamanisme shipibo-konibo reconnaît donc que des filles naissent avec une filiation particulière qui les prédispose aux grands pouvoirs de meráya[23].

Devenir chamanique : l’incorporation de l’altérité

Les histoires de vie de Justina et d’Elisa mettent de l’avant : 1) des épisodes de leur enfance où elles incorporent directement ou indirectement des ráo ; 2) des facteurs qui précèdent leur naissance et excèdent leur personne, notamment leur ascendance particulière (mère onánya et père Cháikoni). Conséquemment, les principes à l’oeuvre qui favorisent le devenir chamanique dépassent l’identité sexuée : ce qui est premier n’est pas tant l’être — homme ou femme — que le potentiel de devenir autre qui est favorisé par l’incorporation, à degrés divers, de l’altérité. Cette incorporation peut être provoquée par la manipulation de ráo mais peut aussi précéder la personne qui naît avec cet avantage, l’héritant de parents onánya — qui ont parfait le corps de leur progéniture par l’utilisation de ráo — ou de parents Cháikoni, eux-mêmes maîtres de ráo. Bien que l’ascendance favorise le devenir chamanique, les périodes d’apprentissage doivent néanmoins constamment se répéter pour ainsi réactiver les relations en jeu. Les pouvoirs chamaniques sont donc, en soi, relationnels puisqu’ils découlent des rapports incessants aux entités « autres » desquels les onánya apprennent.

Au cours du temps, Justina a multiplié ses périodes de réclusion et d’apprentissages de ráo. Elle parle de ses connaissances accumulées comme d’une immense penderie : lors de la prise de l’ayahuasca, elle revêt littéralement ses pouvoirs et lorsqu’ils deviennent trop usés, elle doit les renouveler (Colpron 2012). En effet, les maîtres de ráo communiquent aux initiés leurs pouvoirs sous forme de parures : habits, couronnes, bagues et armes en bandoulière[24]. Par ce processus, les onánya deviennent ornés comme les maîtres, se transformant eux-mêmes en ráo, incorporant littéralement leurs perspectives (Viveiros de Castro 2004) : les fleurs, branches et épines deviennent alors couronnes, boucliers et armes nécessaires aux médiations chamaniques.

Ces médiations s’inscrivent dans le chamanisme offensif / défensif propre à la région amazonienne où les rituels de guérison engagent des luttes et des combats. Dans cette ontologie chamanique où tout peut devenir un sujet potentiel, une personne souffrante manifeste l’action d’un fauteur de trouble. Ainsi, la question qui se pose n’est pas tant « qu’est-ce qui a causé la maladie ? » mais bien « qui est-ce qui a causé la maladie ? » (Chaumeil 1995). Pour déjouer leurs adversaires, les onánya accumulent des connaissances variées et s’intéressent aux influences exogènes que leurs rivaux ignorent, la méconnaissance des uns devenant la force des autres. Puisque le propos est de diversifier les pouvoirs, on ne peut prétendre à UN savoir chamanique shipibo-konibo légitime et authentique mais à des savoirs pluriels qui s’enrichissent au rythme des contacts.

Puisque les onánya cherchent à entrer en relation avec des agents de l’altérité pour incorporer leurs connaissances, travailler auprès des touristes s’avère une éventualité intéressante, d’autant plus qu’ils rapportent des revenus économiques non négligeables et valorisent leur savoir-faire. Les touristes sont de provenance variée mais aux dires d’onánya, ils partagent un habitus aisé dans les villes et, conséquemment, détiennent un corps doux et malléable similaire à celui des enfants shipibo-konibo. Cette perméabilité facilite pour l’onánya l’absorption de leurs savoirs et pensées (shinán) par l’entremise de l’ayahuasca. De plus, tout comme les ráo sont le vecteur des connaissances des maîtres de la forêt — savoirs qui se portent comme des parures —, les objets des touristes sont en relation métonymique avec leurs détenteurs et permettent d’incorporer leurs pouvoirs, qui prennent la forme d’accessoires singuliers (machines et gadgets technologiques) utiles dans les combats chamaniques[25].

Ces nouvelles appropriations auprès des touristes n’éclipsent pas les antérieures mais s’y ajoutent. Surtout qu’une initiation première auprès de ráo de la forêt est nécessaire pour pouvoir envisager des apprentissages exogènes subséquents qui s’acquièrent selon des pratiques corporelles similaires. Justina a absorbé les pouvoirs des ráo dont le cumul a progressivement transformé son corps, qu’elle décrit comme un amas de prédateurs redoutables. De même, des ráo de provenance andine, aux maîtres puissants, l’ont parée à leur image et lui ont permis un devenir Inca. Elle a aussi intégré le pouvoir de produits manufacturés transmis par des mestizos, comme l’énergie des batteries ou l’attraction des aimants, les ajoutant à sa préparation de l’ayahuasca (Colpron 2013). Depuis son investissement dans le tourisme chamanique, elle a manipulé les tablettes tactiles et les ordinateurs portables des étrangers, qui lui ont permis d’incorporer un arsenal chamanique numérique de pointe. Lors de la prise de l’ayahuasca, elle peut ainsi transformer son corps en une machinerie sophistiquée, aux parures et boucliers de cyborg qui défient nos fantasmes futuristes.

Plus qu’un bricolage de symboles ou de représentations, plus qu’un simple mimétisme, il est ici question de possibilités de devenir autre — maître de la forêt, Inca, Mestizo ou touriste — à travers des pratiques corporelles concrètes. Ces incorporations sont des pouvoirs en soi. La pratique chamanique shipibo-konibo se fonde sur les relations à l’altérité, d’où son ouverture à l’Autre. D’ailleurs, les ancêtres Chaikoni — maître de la forêt par excellence — sont également abordés en termes « d’Autres » auprès de qui les onánya cherchent à créer des alliances. Ce qui explique leur importance et leur actualisation constante : ces maîtres de la forêt anticipent et englobent les relations à l’altérité, permettant les médiations subséquentes avec les étrangers. Considérées à l’aune de ces rapports qui les précèdent, les relations auprès des touristes ne sont pas tant une nouveauté. Bien au contraire, elles font partie d’une longue histoire de contacts avec des étrangers, dont les pouvoirs sont incorporés selon des procédés similaires à ceux des initiations auprès des maîtres de la forêt. D’où la continuité transformative en jeu : bien que le chamanisme shipibo-konibo soit, par définition, en mouvement — se nourrissant de la différence et cumulant les savoirs exogènes — , il y a continuité dans la manière dont s’effectuent ces appropriations qui impliquent des pratiques corporelles et un « devenir autre » selon une logique propre, où les ráo de la forêt (dont l’ayahuasca) détiennent toujours un rôle primordial.

Devenir chamanique et tourisme par ayahuasca

C’est en 2000 que Justina voyage pour la première fois dans la communauté de San Francisco, me raccompagnant à la fin de mon séjour. Nous résidons toutes les deux chez Elisa. Je témoigne alors de son premier contact avec un touriste, qui prend l’ayahuasca avec elle. C’est ainsi que je perçois alors le phénomène — ses débuts dans le tourisme chamanique — mais avec un peu de recul, je dois admettre que pour Justina, c’est ma propre présence prolongée dans sa communauté qui a initié son contact aux étrangers. En tant qu’ethnologue, il m’est important de me différencier des touristes — notamment par mon approche méthodologique et mes visées universitaires : je cherche à traduire mon expérience en termes anthropologiques — mais ces distinctions sont significatives pour moi. Pour Justina, je partage avec les touristes le fait d’être gringa, de m’intéresser à ses pratiques chamaniques, de poser beaucoup de questions, de prendre des photos et de boire l’ayahuasca (ce que j’ai entrepris à quelques reprises suite à ses encouragements).

Même si ingérer l’ayahuasca n’était pas le but de ma rencontre, il était évident pour elle que je m’intéressais surtout à sa pratique chamanique, tout comme de nombreux étrangers qui parcourent la région. Plusieurs voyageurs, d’ailleurs, séjournent des périodes plus ou moins étendues dans l’optique de s’initier au chamanisme. À de nombreuses reprises, Justina m’a taquinée au sujet de mon alimentation — ma propension à éviter les aliments gras et sucrés —, suggérant que je suivais une période de restrictions alimentaires (samá) et lorsque par mégarde, j’ai bu du kérosène croyant que c’était de l’eau, Justina de blaguer à nouveau que j’allais apprendre de cette substance, tout comme elle l’avait fait. Toutes ces plaisanteries n’étaient peut-être pas si anodines, comme je l’avais cru à l’époque, et Justina considérait peut-être elle aussi, tout comme Lucio, que je m’intéressais à ses pratiques car je voulais m’initier au chamanisme.

Ma présence dans la communauté de Vencedor en 2000 pour travailler auprès de Justina a renforcé sa réputation auprès des siens : bien que jeune et maladroite, j’étais cependant une gringa qui venait de loin pour s’intéresser à ses pratiques. Malgré ma présence, Justina était toujours à la disposition de son groupe. Rappelons que ceux qui oeuvrent pour les siens sont nommés onánya, contrairement à ceux qui travaillent pour les autres (dont les touristes) qui sont dits « sorciers » (yobé). Par conséquent, être à cheval entre ses parents et les étrangers aiguise la figure controversée de ces « maîtres de l’altérité » qui sont, par définition, tournés vers l’extérieur, relations qui causent à la fois leur notoriété et la méfiance à leur endroit. De nouvelles recherches sur le terrain me permettront de fouiller des questions non abordées dans cet article, telles que les changements qu’a apporté Justina auprès des siens par son implication accrue dans le tourisme chamanique. Soulignons que, malgré tout, ce qui fonde ultimement la réputation de l’onánya pour les Shipibo-Konibo demeure l’efficacité de leur pratique et, à cet effet, Justina fait toujours légion.

Conclusion

Le bouleversement au sujet de la visibilité des femmes chamanes shipibo-konibo a été très rapide. En quelques années seulement, il devenait plus commun d’entendre parler d’elles. Ainsi, dans la communauté de San Francisco en 2006, j’entendis un jeune shipibo-konibo dire fièrement à une touriste : « nous, nous avons des femmes chamanes », comme s’il s’agissait d’un marqueur d’identité culturelle[26]. Malgré cette nouvelle popularité, la littérature scientifique évoque encore un chamanisme essentiellement masculin, hésitant à nommer les femmes de chamanes, reliant leurs pratiques au tourisme, ce qui les rendrait, par définition, inauthentiques (Herbert 2010; Brabec de Mori 2014)[27].

Les rapports fréquents avec les étrangers et l’appropriation des nouvelles technologies font désormais partie du vécu shipibo-konibo, autant à proximité des centres urbains que dans les communautés plus reculées. Qu’ils soient représentants d’ONG, anthropologues, touristes ou autres, ces étrangers parcourent de plus en plus la région, demeurant des périodes de temps plus ou moins prolongées. Leur présence est parfois crainte (rumeurs de pishtako), parfois bienvenue, permettant des opportunités économiques (vente d’artisanat, tourisme chamanique) mais aussi créant des liens, qui se traduisent par des amitiés, des mariages ou des initiations au chamanisme. Lorsque l’on tient compte de la richesse et de la complexité des interactions sociales de la région, on ne peut pas réduire le chamanisme pratiqué par des femmes à un simple topo sans courir le risque de dresser une caricature.

À cet effet, les exemples de Justina et d’Elisa présentés dans cet article ne se veulent pas représentatifs de l’ensemble des pratiques chamaniques exercé par les femmes shipibo-konibo : ce sont des cas possibles qui permettent de complexifier le tableau à leur sujet. Dans un cas, il s’agit d’une onánya réputée qui pratique depuis une quinzaine d’années auprès des siens avant de s’investir dans le tourisme chamanique ; dans l’autre, d’une femme qui gagne sa vie auprès des touristes et qui s’initie au chamanisme selon les règles pour des motivations économiques mais aussi personnelles, sa propre mère ayant été onánya. Ces histoires de vies révèlent que le chamanisme pratiqué par des femmes ne peut pas se réduire aux nouveautés du tourisme et de la mondialisation, ni à l’idée naïve d’un chamanisme authentique. Elles mettent plutôt en évidence les continuités qui existent entre pratiques nouvelles et passées : bien que ces femmes travaillent désormais avec des touristes, avec lesquels elles entretiennent de nouveaux rapports qui modifient leurs pratiques, ces transformations suivent néanmoins la logique de l’incorporation de l’altérité propre au chamanisme shipibo-konibo.

L’idée d’un chamanisme shipibo-konibo authentique ou plus représentatif a peu de sens lorsque l’on reconnaît que cette pratique se base : 1) sur les relations que l’onánya engage avec les Autres en vue d’incorporer leurs attributs — qu’ils soient des êtres de la forêt, des Incas, des mestizos ou des touristes — et 2) sur l’expérience de l’onánya — dont les savoirs/pouvoirs varient en fonction des apprentissages suivis (ceux des uns n’étant pas ceux des autres), diversité encouragée par un chamanisme foncièrement offensif / défensif. Puisque le chamanisme shipibo-konibo est par définition relationnel, on ne peut pas a priori exclure les pratiques engagées avec de nouveaux acteurs sociaux — les touristes — comme étant inauthentiques. Poser la question en ces termes est référer à des idéaux occidentaux de « pureté » et essentialiser une pratique qui se fonde sur les relations à l’altérité (Vilaça 2000; Chaumeil 2009).

Par leurs apprentissages, les femmes onánya deviennent le composite de leurs relations et ces relations incluent désormais les touristes. Depuis le début des années 2000, Elisa boit l’ayahuasca auprès des touristes, ceci ne veut pas dire qu’elle ne construit pas de savoir mais qu’elle l’effectue en relation aux étrangers. Dans une ontologie chamanique de la transformation, où le devenir précède la forme, rien n’est déterminé à l’avance : ce sont les relations et les pratiques d’incorporation de l’altérité qui permettent de dire qu’une « personne sait » et ceci se traduit par l’efficacité de la pratique, peu importe d’où provient le savoir ou le genre du praticien ou, en l’occurrence, de la praticienne. Plutôt que de se baser sur la logique de l’être (individu biologique homme ou femme), il est question de devenir autre, de dépassement du soi. D’ailleurs, les raisons invoquées par Justina et Elisa pour légitimer leur pratique chamanique excèdent leur personne genrée, soit une ascendance particulière (onánya ou Cháikoni) ou l’utilisation de ráo, c’est-à-dire des expériences passées d’incorporation de l’altérité. Notons que ráo et Cháikoni renvoient ici aux pouvoirs de la forêt, toujours essentiels à l’initiation chamanique. Justina et Elisa ne délaissent donc pas ces savoirs vis-à-vis ceux des touristes, bien au contraire, puisqu’ils sont le passage obligé à leurs appropriations subséquentes.

Enfin, les études de cas de Justina et d’Elisa permettent de revenir à une question posée en introduction : comment comprendre la négation, l’hésitation ou la contradiction de données retrouvées sur le terrain au sujet des femmes chamanes? Il semble problématique de chercher a priori une correspondance entre des catégories fixes et préétablies — femmes et chamanes —, alors qu’il est ici question de devenir, d’expérience et de relations de parenté. Lorsque je questionne Lucio, non pas sur « les femmes » en général mais sur sa nièce Elisa ou Armando sur sa soeur Justina, le contraste est frappant : il s’agit de rapports que ces hommes ont engagés auprès d’une familière; de relations vécues qui permettent de les décrire. Ces femmes ont accompli des initiations dans les règles de l’art, elles ont fait preuve d’efficacité dans leurs pratiques, elles possèdent donc le savoir d’onánya. Ces explications viennent a posteriori, pour rendre compte d’une pratique chamanique effective. Or, une personne qui ne les a pas fréquentées et, surtout, qui n’a pas de lien de parenté avec elles, pourra tout aussi bien dire qu’elles ne sont pas vraiment chamanes ou encore, les traiter de sorcières. Une femme — tout comme un homme d’ailleurs — n’est pas onánya dans l’absolu : elle l’est pour un groupe de parents qu’elle traite de manière concluante, réaffirmant jour après jour son engagement et son efficacité. Conséquemment, une onánya qui travaille exclusivement pour les touristes, sans partager le fruit de son labeur auprès des siens, pourrait éventuellement être stigmatisée de sorcière (yobé).

Pour interpréter les propos recueillis, il semble donc crucial de relever qui a parlé de qui et en quelles circonstances, en tenant compte des critères de parenté, la proximité qu’entretient le locuteur — parent ou inconnu — déteignant sur l’information. En réponse à mes questions abstraites, qui ne tenaient pas compte de ces critères, de proches parents de femmes onánya rencontrées m’ont répondu des généralités, telles que : « […] il est plus facile pour les femmes d’observer les périodes d’abstinence sexuelle que pour les hommes ». Il semble intéressant de rapporter des extraits d’entrevue d’hommes shipibo-konibo (publiés par Herbert 2010) qui, niant l’existence de femmes chamanes, affirment mot pour mot l’opposé : « […] il est plus difficile pour les femmes de suivre les prescriptions, elles sont plus tentées par les relations charnelles » [traduction libre]. Il en va de même pour la plupart des données au sujet des femmes chamanes, qu’elles soient de première main ou relevées dans la littérature : elles peuvent ou ne peuvent pas devenir onánya, elles sont plus fortes ou plus faibles, le sang menstruel est un avantage ou une entrave pour la pratique chamanique, et ainsi de suite. Ces informations, analysées hors contexte, semblent contradictoires. Or, ce double discours inversé est, en soi, significatif, puisqu’il met en évidence un décalage entre des questions ethnographiques qui cherchent un savoir a priori — soit, une corrélation entre femmes et chamanisme — et des explications qui se basent sur les relations et l’expérience — soit, le vécu au quotidien des soins d’une parente onánya ou l’absence d’un tel lien. Autrement dit, il s’agit ici de mettre en évidence une équivoque (Viveiros de Castro, 2004) entre un savoir scientifique naturaliste qui cherche a priori une correspondance entre des faits externes et une représentation idéelle (femmes et chamanisme) et un savoir expérientiel qui se rattache à des pratiques, à des mises en actes. Tenir compte de cette équivoque permet de jeter un nouvel éclairage sur la négation, l’hésitation ou la contradiction de données retrouvées sur le terrain au sujet des femmes chamanes shipibo-konibo.

De nouvelles recherches de terrain permettront de fouiller davantage les implications du tourisme chamanique dans les rapports de parenté, notamment les rivalités et jalousies que peuvent mettre en oeuvre les transactions économiques avec des touristes. Néanmoins, pour clore cet article, je tiens à souligner comment Justina et Elisa ont su se forger un chemin pour faire valoir leurs pratiques auprès d’étrangers, se créant ainsi un réseau d’alliés et une visibilité non négligeable dans un contexte de politiques coloniales, d’avancées évangélistes et d’hégémonie de la pensée occidentale. Les pratiques de ces femmes mettent au défi un certain éthos occidental « d'exclusivité » (Poirier 2008), où un soi-disant « chamanisme authentique » ne pourrait pas être lié au tourisme et invite à penser différemment à travers un « éthos d'inclusivité » (ibid.), où les réseaux de relationnalité chamanique réunissent de manière singulière les maîtres de la forêt et les touristes étrangers. Par leurs pratiques contemporaines, qui engagent les nouveaux acteurs présents dans la région, ces femmes montrent qu’elles ne sont pas figées dans un temps révolu — supposée tradition qui se meurt —  mais qu’elles se projettent bel et bien dans le futur, tout en actualisant des pratiques chamaniques passées[28]. En effet, reconnaître que le chamanisme shipibo-konibo n’en est pas à ses premiers contacts mais qu’il suit sa propre logique transformatrice, se redéfinissant constamment en relation aux autres — notamment aux étrangers — permet de jeter un nouveau regard sur ces femmes onánya qui travaillent auprès des touristes.